Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Appendice/B./P2/Cri

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Critique du deuxième paralogisme de la psychologie transcendentale


C’est ici l’Achille de tous les raisonnements dialectiques de la psychologie pure, non pas simplement un jeu sophistique imaginé par quelque dogmatique pour donner à ses assertions une apparence momentanée, mais un raisonnement qui semble supporter l’examen le plus pénétrant et la réflexion la plus profonde. Le voici.

Toute substance composée est un agrégat de plusieurs substances, et l’action d’un composé ou ce qui est inhérent à ce composé comme tel est un agrégat de plusieurs actes ou accidents qui sont répartis entre la multitude des substances. Or un effet résultant du concours de plusieurs choses agissantes est sans doute possible, quand cet effet est simplement extérieur (comme par exemple le mouvement d’un corps est le mouvement combiné de toutes ses parties). Mais il en est tout autrement des pensées, comme accidents internes inhérents à un être pensant. En effet supposez que le composé pense : chacune de ses parties renfermerait une partie de la pensée, et toutes ensemble seulement la pensée toute entière. Or cela est contradictoire. En effet, puisque les représentations réparties entre les différents êtres (par exemple les divers mots d’un vers) ne constituent jamais une pensée entière (un vers), la pensée ne peut être inhérente à un composé comme tel. Elle n’est donc possible que dans une seule substance, qui ne soit pas un agrégat de plusieurs, mais qui soit absolument simple *[1].

Le prétendu nervus probandi de cet argument réside dans cette proposition, que plusieurs représentations ne peuvent constituer une pensée qu’à la condition d’être renfermées dans l’unité absolue du sujet pensant. Mais nul ne peut prouver cette proposition par des concepts. En effet comment s’y prendrait-on pour le faire ? On ne saurait traiter analytiquement cette proposition : une pensée ne peut être que l’effet de l’absolue unité de l’être pensant. En effet l’unité de la pensée qui se compose de plusieurs représentations est collective et peut, au point de vue des seuls concepts, se rapporter à l’unité collective des substances qui y concourent (de même que le mouvement d’un corps est le mouvement combiné de toutes ses parties), tout aussi bien qu’à l’unité absolue de sujet. D’après la règle de l’identité, la nécessité de l’hypothèse d’une substance simple, dans une pensée composée, n’est donc nullement évidente. Mais d’un autre côté quiconque comprend le principe de la possibilité des propositions synthétiques à priori, tel que nous l’avons exposé plus haut, ne se hasardera pas à affirmer que la proposition dont il s’agit ici peut être connue synthétiquement et tout à fait à priori par de simples concepts.

Il est tout aussi impossible de dériver de l’expérience cette unité nécessaire de sujet, comme condition de la possibilité de chaque pensée. En effet l’expérience ne nous fait connaître aucune nécessité, outre que le concept de l’unité absolue dépasse de beaucoup sa sphère. Où prenons-nous donc cette proposition sur laquelle s’appuie toute la démonstration psychologique ?

Il est évident que, quand on veut se représenter un être pensant, il faut se mettre soi-même à sa place et par conséquent substituer son propre sujet à l’objet que l’on voudrait examiner (ce qui n’est le cas dans aucune autre espèce de recherche), et que nous n’exigeons l’absolue unité de sujet pour une pensée que parce qu’autrement on ne pourrait pas dire : je pense (le divers dans une représentation). En effet ; bien que l’ensemble de la pensée puisse être partagé et distribué entre plusieurs sujets, le moi subjectif ne peut être partagé et distribué, et nous le supposons cependant dans toute pensée.

Ici donc, comme dans le paralogisme précédent, le principe formel de l’aperception : je pense, reste comme l’unique principe à l’aide duquel la psychologie rationnelle essaie d’étendre ses connaissances. Cette proposition n’est pas sans doute une expérience : elle n’est que la forme de l’aperception qui est inhérente à toute expérience et qui la précède ; mais relativement à une connaissance possible en général, elle doit être regardée comme une condition purement subjective, dont nous faisons à tort une condition de la possibilité d’une connaissance des objets, c’est-à-dire un concept de l’être pensant, puisque nous ne pouvons pas nous le représenter sans nous mettre nous-mêmes avec la formule de notre conscience à la place de tout autre être intelligent.

Aussi bien la simplicité de moi-même (comme âme) ne se conclut-elle pas réellement de la proposition : je pense ; elle est déjà dans toute pensée. Cette proposition : je suis simple, doit être regardée comme une expression immédiate de l’aperception, de même que le prétendu raisonnement cartésien : cogito, ergo sum, est dans le fait tautologique, puisque le cogito (sum cogitans) exprime immédiatement la réalité. Mais cette proposition : je suis simple, ne signifie rien de plus, sinon que cette représentation : le moi, ne renferme pas la moindre diversité, et qu’elle est une unité absolue (quoique purement logique).

Cette preuve psychologique tant vantée n’est donc fondée que sur l’unité indivisible d’une représentation qui se borne à diriger le verbe du côté d’une seule personne. Mais il est évident que le sujet d’inhérence n’est désigné par le moi attaché à la pensée que d’une manière transcendentale, sans qu’on en remarque la moindre propriété ou en général sans qu’on en connaisse ou qu’on en sache quelque chose. Il signifie un quelque chose en général (un sujet transcendental) dont la représentation doit certainement être simple, par la raison qu’on n’y détermine rien du tout, puisqu’en effet rien ne peut être représenté d’une manière plus simple que par le concept d’un simple quelque chose. Mais la simplicité de la représentation d’un objet n’est pas pour cela une connaissance de la simplicité du sujet lui-même, car nous faisons tout à fait abstraction de ses propriétés, quand nous le désignons simplement par cette expression vide de contenu : moi (expression que je puis appliquer à tout sujet pensant).

Il est donc certain que sous le mot moi je conçois toujours une unité absolue, mais logique du sujet (simplicité), mais que je ne connais point la simplicité réelle de mon sujet. De même que cette proposition : je suis une substance, n’exprime rien que la catégorie pure, dont je ne puis faire aucun usage in concreto (empirique), de même il m’est permis de dire : je suis une substance simple, c’est-à-dire une substance dont la représentation ne renferme jamais une synthèse d’éléments divers ; mais ce concept ou même cette proposition ne nous enseigne pas la moindre chose à l’égard de moi-même considéré comme objet de l’expérience, puisque le concept de la substance n’est lui-même employé que comme une fonction de la synthèse, sans qu’aucune intuition lui soit subsumée et par conséquent sans objet, et puisqu’il n’a de valeur que par rapport à la condition de notre connaissance et non point par rapport à un objet que l’on puisse indiquer. Mettons maintenant à l’épreuve la prétendue utilité de cette proposition.

Chacun avouera que l’affirmation de la nature simple de l’âme n’a quelque valeur qu’autant que je puis par là distinguer ce sujet de toute matière et par conséquent l’excepter de la dissolution à laquelle la matière est toujours soumise. La proposition précédente est proprement destinée à cet usage ; aussi l’exprime-t-on ordinairement de cette manière : l’âme n’est pas corporelle. Or, si je puis montrer que, bien que l’on accorde toute valeur objective à cette proposition cardinale de la psychologie rationnelle, en la prenant dans le sens pur d’un simple jugement rationnel (formé à l’aide des seules catégories), [tout ce qui pense est substance simple], on ne peut cependant en faire le moindre usage, par rapport à l’hétérogénéité ou à l’homogénéité de l’âme avec la matière, ce sera comme si j’avais rejeté cette prétendue vue psychologique dans le champ des pures idées auxquelles manque la réalité de l’usage objectif.

Nous avons prouvé d’une manière incontestable dans l’esthétique transcendentale que les corps sont de simples phénomènes de notre sens extérieur et non pas des choses en soi. D’après cela nous sommes fondés à dire que notre sujet pensant n’est pas corporel, c’est-à-dire que, puisque nous nous le représentons comme un objet du sens intérieur, il ne peut pas être, en tant qu’il pense, un objet des sens extérieurs, c’est-à-dire un phénomène dans l’espace. Cela signifie que des êtres pensants, comme tels, ne peuvent jamais se présenter à nous parmi les phénomènes extérieurs, ou que nous ne pouvons percevoir extérieurement leurs pensées, leur conscience, leurs désirs, etc. ; car tout cela appartient au sens intérieur. Dans le fait cet argument semble naturel et populaire : le sens commun lui-même paraît l’avoir adopté depuis longtemps, et c’est par là qu’il a commencé de bonne heure à regarder les âmes comme des êtres tout à fait distincts des corps.

Mais, quoique l’étendue, l’impénétrabilité, la composition et le mouvement, bref tout ce que les sens extérieurs peuvent nous fournir, ne soient pas des pensées, des sentiments, des inclinations, des résolutions, ou que l’on ne comprenne parmi ces derniers phénomènes que des choses qui en aucun cas ne peuvent être des objets d’intuition extérieure, cependant ce quelque chose qui sert de fondement aux phénomènes extérieurs, qui affecte notre sens de telle sorte qu’il reçoit les représentations d’espace, de matière, de figure, etc., ce quelque chose pourrait bien être aussi le sujet des pensées, quoique, par la manière dont notre sens extérieur en est affecté, nous ne recevions aucune intuition de représentations, de volitions, etc., mais seulement de l’espace et de ses déterminations. Mais ce quelque chose n’est ni étendu, ni impénétrable, ni composé de parties juxtaposées, puisque tous ces prédicats ne regardent que la sensibilité et son intuition, en tant que nous sommes affectés par de tels objets (lesquels nous sont d’ailleurs inconnus). Ces expressions ne nous font pas connaître ce qu’est l’objet lui-même ; au contraire elles nous montrent que ces prédicats de phénomènes extérieurs ne peuvent être attribués à l’objet considéré comme tel, c’est-à-dire en lui-même et indépendamment de tout rapport à des sens extérieurs. Mais les prédicats du sens intérieur, les représentations et les pensées, ne lui répugnent pas. D’après cela il ne suffit pas d’accorder à l’âme humaine une nature simple pour la distinguer, au point de vue de sa substance, de la matière, si l’on envisage celle-ci (ainsi qu’on doit le faire) comme un pur phénomène.

Si la matière était une chose en soi, elle se distinguerait absolument, comme être composé, de l’âme, être simple. Mais elle n’est qu’un phénomène purement extérieur dont le substratum ne m’est connu par aucun prédicat que je puisse indiquer ; je puis donc bien admettre que, bien que, par la manière dont il affecte nos sens, ce substratum produise en nous l’intuition de l’étendu et par conséquent du composé, il est simple en soi, et qu’ainsi la substance, qui a de l’étendue au point de vue de notre sens extérieur, renferme aussi en soi des pensées, qui peuvent être représentées avec conscience par leur propre sens intérieur. De cette manière ce qui, sous un rapport, s’appelle corporel serait en même temps, sous un autre, un être pensant, dont nous ne pouvons à la vérité percevoir dans le phénomène les pensées, mais seulement leurs signes. Ainsi tomberait cette expression que les âmes seules (comme espèces particulières de substances) pensent ; il vaudrait beaucoup mieux dire, suivant l’expression ordinaire, que les hommes pensent, c’est-à-dire que la même chose qui, comme phénomène extérieur, est étendue, est intérieurement (en soi-même) un sujet qui n’est pas étendu, mais simple, et qui pense.

Mais, sans se permettre des hypothèses de ce genre, on peut remarquer d’une manière générale que, si par âme j’entends un être pensant en soi, il est hors de propos de demander si elle est ou n’est pas de la même nature que la matière (qui n’est pas une chose en soi, mais seulement une espèce de représentations en nous) ; car il est évident qu’une chose en soi est d’une autre nature que les déterminations qui constituent simplement son état.

Que si nous comparons le moi pensant, non avec la matière, mais avec l’intelligible, qui sert de fondement au phénomène extérieur que nous nommons matière, ne sachant rien de ce dernier, nous ne pouvons dire non plus que l’âme s’en distingue essentiellement.

La conscience simple n’est donc pas une connaissance de la nature simple de notre sujet, en tant qu’il devrait être distingué par là de la matière, comme d’un être composé.

Mais si, dans le seul cas où ce concept puisse être employé, c’est-à-dire dans la comparaison de moi-même avec les objets de l’expérience extérieure, il ne sert pas à déterminer le caractère propre et distinctif de la nature de ce moi, on a beau prétendre savoir que le moi pensant, l’âme (nom de l’objet transcendental du sens intérieur) est simple. Cette expression n’a pas de sens par rapport aux objets réels, et elle ne peut nullement étendre notre connaissance.

Ainsi s’écroule toute la psychologie rationnelle avec ses principales colonnes, et nous ne pouvons pas plus ici qu’ailleurs espérer étendre nos vues par de simples concepts (encore moins par la simple forme subjective de nos concepts, la conscience), sans rapport à une expérience possible, d’autant plus que le concept fondamental d’une nature simple est de telle sorte qu’on ne peut le trouver nulle part dans aucune expérience, et que par conséquent il n’y a aucun moyen d’y arriver, comme à un concept ayant une valeur objective.

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Troisième paralogisme : paralogisme de la personnalité


Ce qui a conscience de l’identité numérique de soi-même en différents temps est à ce titre une personne ;

Or l’âme, etc.

Donc elle est une personne.


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Critique du troisième paralogisme de la psychologie transcendentale


Quand je veux connaître par expérience l’identité numérique d’un objet extérieur, je porte mon attention sur ce qu’il y a de constant dans ce phénomène, c’est-à-dire sur ce qui est comme le sujet auquel tout le reste se rapporte comme détermination, et je remarque l’identité de ce sujet dans le temps à travers le changement de ses déterminations. Or je suis un objet du sens intérieur, et tout temps n’est que la forme de ce sens. Je rapporte donc en tout temps, c’est-à-dire dans la forme de l’intuition intérieure de moi-même, chacune de mes déterminations successives et toutes ensemble à un moi numériquement identique. À ce compte la personnalité de l’âme ne devrait pas être conclue, mais il faudrait la regarder comme étant parfaitement identique à la conscience de soi-même dans le temps, et c’est aussi la raison pour laquelle cette proposition a une valeur à priori. En effet elle n’exprime réellement pas autre chose sinon que, dans tout le temps où j’ai conscience de moi-même, j’ai conscience de ce temps comme faisant partie de l’unité de mon moi, et c’est la même chose de dire : tout ce temps est en moi comme dans une unité individuelle, ou bien : je me trouve dans tout ce temps avec une identité numérique.


Notes de Kant[modifier]

  1. * Il est très-aisé de donner à cette preuve la précision de la forme scolastique ordinaire. Mais pour le but que je me propose il suffit de présenter l’argument sous une forme populaire.


Notes du traducteur[modifier]