Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Appendice/B./Réflexion

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RÉFLEXION


sur l’ensemble de la psychologie pure, en conséquence
de ces paralogismes.


Si nous comparons la psychologie, comme physiologie du sens interne, avec la science des corps, comme physiologie des objets des sens extérieurs, nous trouvons, indépendamment de tout ce qui peut être connu empiriquement dans les deux sciences, cette différence remarquable, que dans la dernière science beaucoup de connaissances peuvent encore être tirées à priori du seul concept d’un être étendu et impénétrable, tandis que, dans la première, aucune connaissance synthétique à priori ne peut être tirée du concept d’un être pensant. En voici la raison. Bien que l’un et l’autre soient des phénomènes, le phénomène qui s’offre au sens extérieur a cependant quelque chose de fixe et de permanent, qui fournit un substratum servant de fondement aux déterminations changeantes et par conséquent un concept synthétique, à savoir celui de l’espace et d’un phénomène dans l’espace, tandis que le temps, qui est la seule forme de notre intuition interne, n’a rien de fixe, et par conséquent ne nous fait connaître que le changement des déterminations, mais non l’objet déterminable. En effet, dans ce que nous nommons l’âme tout est en un flux continuel, et il n’y a rien de fixe, si ce n’est peut-être (si on le veut absolument) le moi, qui n’est si simple que parce que cette représentation n’a point de contenu, par conséquent point de diversité, ce qui fait qu’elle semble aussi représenter, ou, pour mieux dire, désigner un objet simple. Il faudrait que ce moi fût une intuition, qui, étant présupposée dans la pensée en général (antérieurement à toute expérience), fournît comme intuition à priori des propositions synthétiques, pour qu’il fût possible d’établir une connaissance purement rationnelle de la nature d’un être pensant en général. Mais ce moi est aussi peu une intuition qu’un concept de quelque objet ; il n’est que la forme de la conscience qui peut accompagner les deux espèces de représentations et les élever par là au rang de connaissances, à condition que quelque autre chose encore soit donnée dans l’intuition qui fournisse une matière à la représentation d’un objet. Toute la psychologie rationnelle s’écroule donc comme une science qui dépasse toutes les forces de la raison humaine ; il ne nous reste qu’à étudier notre âme suivant le fil de l’expérience, et à nous renfermer dans les limites des questions qui ne vont pas au delà des données de l’expérience interne possible.

Mais, bien que la psychologie rationnelle n’offre aucune utilité quant à l’extension de la connaissance, et que comme telle elle ne soit composée que de purs paralogismes, on ne peut cependant lui refuser une grande utilité négative, quand on ne la considère que comme un examen critique de nos raisonnements dialectiques, même de ceux de la raison commune et naturelle.

Quel besoin avons-nous d’une psychologie fondée sur des principes purs de la raison ? C’est sans doute surtout afin de mettre notre moi pensant à l’abri du danger du matérialisme. Mais c’est ce que fait le concept rationnel de notre moi pensant, que nous avons donné. Tant s’en faut en effet qu’avec ce concept il reste la moindre crainte de voir s’évanouir, avec la suppression de la matière, toute pensée et l’existence même des êtres pensants, qu’au contraire il est clairement établi que, si j’écarte le sujet pensant, tout le monde des corps doit disparaître, comme n’étant rien que le phénomène dans la sensibilité de notre sujet et un mode de représentation de ce sujet.

Il est vrai que je n’en connais pas mieux ce moi pensant quant à ses qualités, et que je ne puis apercevoir sa permanence, ni même l’indépendance de son existence par rapport à quelque substratum transcendental des phénomènes extérieurs, car celui-ci ne m’est pas moins inconnu que celui-là. Mais, comme il est possible que je tire de quelqu’autre source que de principes purement spéculatifs des raisons d’espérer une existence indépendante, c’est déjà un grand point de gagné que de pouvoir, en avouant librement ma propre ignorance, repousser les attaques dogmatiques d’un adversaire spéculatif, et lui montrer que, ne connaissant pas plus que moi la nature de mon sujet, il n’est pas plus fondé à contester la possibilité de mes espérances que moi à m’y attacher.

Sur cette apparence transcendentale de nos concepts psychologiques se fondent encore trois questions dialectiques, qui constituent le but propre de la psychologie rationnelle, et ne peuvent être résolues autrement que par les recherches précédentes. Ce sont celles 1° de la possibilité de l’union de l’âme avec un corps organique, c’est-à-dire de l’animalité et de l’état de l’âme dans la vie de l’homme ; 2° du commencement de cette union, c’est-à-dire de l’âme dans et avant la naissance de l’homme ; 3° de la fin de cette union, c’est-à-dire de l’âme dans et après la mort de l’homme (question de l’immortalité).

Or je soutiens que toutes les difficultés que l’on croit trouver dans ces questions, et dont on se sert comme d’objections dogmatiques pour se donner l’air de pénétrer plus profondément dans la nature des choses que ne peut faire l’intelligence commune, je soutiens, dis-je, que toutes ces difficultés ne reposent que sur une simple illusion : celle qui consiste à hypostasier ce qui n’existe que dans la pensée et à l’admettre comme un objet réel en dehors du sujet pensant, c’est-à-dire à regarder l’étendue, qui n’est qu’un phénomène, comme une propriété des choses extérieures subsistant même indépendamment de notre sensibilité, et le mouvement comme antérieur à son effet, qui précéderait aussi en soi réellement en dehors de nos sens. En effet la matière dont l’union avec l’âme soulève de si grandes difficultés n’est autre chose qu’une simple forme, ou une certaine espèce de représentation d’un objet inconnu formée pour cette intuition qu’on nomme le sens externe. Il peut donc bien y voir hors de nous quelque chose à quoi corresponde ce phénomène que nous appelons matière ; mais en qualité de phénomène ce quelque chose n’est pas hors de nous, il n’est que comme une pensée en nous, bien que cette pensée le représente par ce qu’on nomme le sens comme se trouvant hors de nous. La matière ne signifie donc pas une espèce de substance si complètement hétérogène et si entièrement distincte de l’objet du sens intérieur (de l’âme), mais seulement une espèce particulière de manifestation d’objets (qui nous sont inconnus en soi), dont les représentations sont nommées extérieures par opposition à celles que nous rapportons au sens interne, bien qu’elles n’appartiennent pas moins uniquement au sujet pensant que toutes les autres pensées : toute la différence est dans cette illusion qui vient de ce que, représentant des objets dans l’espace, elles se détachent en quelque sorte de l’âme et semblent s’offrir hors d’elle, tandis que l’espace même où elles sont perçues n’est rien qu’une représentation dont une image correspondante et de même qualité ne peut être trouvée hors de l’âme. La question ne porte donc plus sur l’union de l’âme avec d’autres substances connues et étrangères hors de nous, mais seulement sur la liaison des représentations du sens interne avec les modifications de notre sensibilité extérieure, et sur la manière dont elles peuvent s’unir entre elles suivant des lois constantes de façon à former ensemble une expérience.

Tant que nous rapprochons les phénomènes, internes et externes, comme simples représentations dans l’expérience, nous ne trouvons rien d’absurde et d’étrange dans l’union des deux espèces de sens. Mais, dès que nous substantifions les phénomènes extérieurs, que nous les regardons non plus comme des représentations, mais comme des choses existant en soi, hors de nous, de la même manière qu’elles sont en nous, et que, d’un autre côté, nous rapportons à notre sujet pensant leurs effets, qui les montrent comme des phénomènes en rapport les uns avec les autres, nous avons alors hors de nous des causes efficientes dont le caractère ne s’accorde plus avec les effets qu’elles produisent en nous, parce qu’il se rapporte simplement aux sens extérieurs, tandis que ces effets se rapportent au sens interne, et que ces deux sens, bien que réunis en un sujet, sont cependant tout à fait hétérogènes. Nous n’avons plus alors d’autres effets extérieurs que des changements de lieu, et d’autres forces que des efforts aboutissant à des rapports dans l’espace comme à leurs effets. En nous, au contraire, les effets sont des pensées parmi lesquelles on ne trouve point de rapport de lien, point de mouvement, de figuré ou de détermination d’espace en général, et nous perdons entièrement le fil conducteur des causes aux effets qui en devraient résulter dans le sens interne. Mais nous devrions songer que les corps ne sont pas des objets en soi, qui nous soient présents, mais une simple manifestation 1[1] de je ne sais quel objet inconnu ; que le mouvement n’est pas l’effet de cette cause inconnue, mais seulement la manifestation de leur influence sur nos sens ; que, par conséquent, ni les corps, ni leur mouvement ne sont quelque chose hors de nous, mais de simples représentations en nous ; qu’ainsi ce n’est pas le mouvement de la matière qui produit en nous des représentations, mais qu’il n’est lui-même (et par conséquent aussi la matière, qui se fait connaître par là) qu’une simple représentation, et qu’enfin toute la difficulté, qui s’offre ici d’elle-même, revient à savoir comment et par quelles causes les représentations de notre sensibilité sont liées entre elles de telle sorte que celles que nous nommons des intuitions extérieures puissent être représentées suivant des lois empiriques, comme des objets hors de nous, question qui n’implique pas du tout la prétendue difficulté d’expliquer l’origine des représentations de causes efficientes existant hors de nous et tout à fait hétérogènes, car cette difficulté n’a lieu que quand nous prenons les manifestations d’une cause inconnue pour la cause hors de nous, ce qui ne peut produire que de la confusion. Lorsque des jugements contiennent un malentendu enraciné par une longue habitude, il est impossible de les rectifier avec cette clarté qu’on est en droit d’exiger dans d’autres cas où le concept n’est pas ainsi troublé par une illusion inévitable. Aussi, en travaillant à délivrer la raison des théories sophistiques, atteindrons-nous difficilement ce degré de clarté qu’on exige pour être pleinement satisfait.

Je crois cependant pouvoir y arriver de la manière suivante.

Toutes les objections peuvent se diviser en dogmatiques, critiques et sceptiques. L’objection dogmatique est celle qui est dirigée contre une proposition ; l’objection critique, celle qui est dirigée contre la preuve d’une proposition. La première a besoin d’une connaissance directe de la nature de l’objet 1[2], afin de pouvoir affirmer le contraire de ce que la proposition met en avant touchant cet objet ; elle est donc elle-même dogmatique et prétend mieux connaître la nature de la chose dont il est question que la proposition contraire. L’objection critique, laissant de côté la valeur de la proposition et ne s’attaquant qu’à la preuve, n’a pas besoin de mieux connaître l’objet ou de s’en attribuer une meilleure connaissance ; elle montre seulement que l’assertion est sans fondement, et non pas qu’elle est fausse. L’objection sceptique oppose l’une à l’autre la proposition et la contre-proposition, comme des objections d’égale valeur, présentant chacune d’elles à son tour comme thèse et l’autre comme antithèse ; elle est ainsi en apparence dogmatique de deux côtés opposés, afin de réduire à néant tout jugement sur l’objet. L’objection dogmatique et l’objection sceptique doivent toutes deux s’attribuer autant de connaissance de leur objet qu’il est nécessaire pour en pouvoir affirmer ou nier quelque chose. L’objection critique est de telle nature qu’en se bornant à montrer qu’on invoque à l’appui de son assertion quelque chose qui est nul et purement imaginaire, elle ébranle la théorie, par cela seul qu’elle lui soustrait son prétendu fondement, sans vouloir d’ailleurs décider quelque chose sur la nature de l’objet.

Or nous sommes dogmatiques dans les concepts ordinaires de notre raison touchant le commerce de notre sujet pensant avec les choses extérieures, et nous les regardons comme de véritables objets existant indépendamment de nous, suivant un certain dualisme transcendental qui ne rapporte pas au sujet ces phénomènes extérieurs comme des représentations, mais qui, les prenant tels que l’intuition sensible nous les donne, les transporte hors de nous comme des objets et les détache entièrement du sujet pensant. Cette subreption est le fondement de toutes les théories sur le commerce entre l’âme et le corps, et l’on ne demande jamais si cette réalité objective des phénomènes est parfaitement exacte, mais on la prend pour accordée et l’on ne raisonne que sur la manière de l’expliquer et de la comprendre. Les trois systèmes ordinaires imaginés sur ce point et qui sont réellement les seuls possibles sont ceux, de l’influence physique, de l’harmonie préétablie et de l’assistance surnaturelle.

Les deux dernières manières d’expliquer l’union de l’âme avec la matière sont fondées sur les objections que soulève la première, qui est celle du sens commun : suivant elles, ce qui apparaît comme matière ne peut être, par son influence immédiate, la cause de représentations qui sont des effets d’une tout autre nature. Mais alors elles ne peuvent pas attacher à ce qu’elles entendent par objet des sens extérieurs le concept d’une matière qui n’est rien qu’un phénomène et qui par conséquent est déjà en soi une simple représentation produite par un objet extérieur quelconque ; car autrement elles diraient que les représentations des objets extérieurs (les phénomènes) ne peuvent être les causes extérieures qui produisent les représentations dans notre esprit, ce qui serait une objection tout à fait vide de sens, puisque personne ne songe à regarder comme une cause extérieure ce qu’il a une fois reconnu pour une simple représentation. Il faut donc, d’après nos principes, qu’elles fondent leur théorie sur ce que le véritable objet (l’objet transcendental) de nos sens extérieurs ne peut être la cause de ces représentations (de ces phénomènes) que nous comprenons sous le nom de matière. Or, comme personne ne peut prétendre connaître quelque chose de la cause transcendentale des représentations de nos sens extérieurs, leur assertion est tout à fait sans fondement. Que si ceux qui pensent rectifier la doctrine de l’influence physique voulaient, suivant l’idée ordinaire du dualisme transcendental, regarder la matière, en tant que telle, comme une chose en soi (et non comme une simple manifestation d’une chose inconnue) et fonder là-dessus leur objection, en montrant qu’un objet extérieur de ce genre, qui ne révèle pas d’autre causalité que celle des mouvements, ne saurait jamais être une cause efficiente de représentations, mais que l’intervention d’un troisième être est nécessaire pour fonder, sinon une action réciproque, du moins une correspondance et une harmonie · entre les deux autres, ils commenceraient leur réfutation par admettre dans leur dualisme le πρωτον ψευδοζ de l’influence physique, et par conséquent par leur objection ils ne réfuteraient pas seulement l’influence naturelle, mais leur propre hypothèse dualiste. En effet toutes les difficultés qui concernent l’union de la nature pensante avec la matière résultent sans exception de cette idée dualiste qui se glisse dans l’esprit, à savoir que la matière, comme telle, n’est pas un phénomène, c’est-à-dire une simple représentation de l’esprit à laquelle corresponde un objet inconnu, mais l’objet en soi, tel qu’il existe hors de nous et indépendamment de notre sensibilité.

Contre l’influence physique, ordinairement admise, on ne peut donc faire aucune objection dogmatique. En effet, si l’adversaire admet que la matière et son mouvement ne sont que des phénomènes, et, par conséquent, que des représentations, il ne peut faire consister la difficulté qu’en ce que l’objet inconnu de notre sensibilité ne peut être la cause des représentations qui se produisent en nous ; mais c’est là de sa part une supposition toute gratuite, puisque personne ne saurait dire ce qu’un objet inconnu peut ou ne peut pas faire. Il faut, d’après les preuves que nous avons établies plus haut, qu’il admette cet idéalisme transcendental, s’il ne veut pas manifestement substantifier des représentations et les transporter hors de lui comme des choses véritables.

Mais on peut élever avec raison une objection critique contre l’opinion ordinaire de l’influence physique. Cette hypothèse d’une union entre deux espèces de substances, la substance pensante et la substance étendue, a pour fondement un grossier dualisme, qui transforme cette dernière, laquelle n’est qu’une simple représentation du sujet pensant, en une chose existant en soi. On peut donc rendre absolument inutile la fausse théorie de l’influence physique, en montrant que la preuve sur laquelle elle s’appuie est nulle et fallacieuse.

Cette fameuse question de l’union de ce qui pense et de ce qui est étendu reviendrait donc, si l’on en écartait tout ce qui est imaginaire, simplement à ceci : comment, dans un sujet pensant en général, une intuition extérieure est-elle possible, je veux dire l’intuition de l’espace (de ce qui le remplit, la figure et le mouvement) ? Mais à cette question il n’y a de réponse possible pour aucun homme, et l’on ne peut jamais remplir cette lacune de notre savoir, mais seulement indiquer par là que l’on attribue les phénomènes extérieurs à un objet transcendental, qui est la cause de cette espèce de représentation, mais que nous ne connaissons pas et dont nous ne saurions jamais avoir aucun concept. Dans tous les problèmes que peut présenter le champ de l’expérience, nous traitons ces phénomènes comme des objets en soi, sans nous soucier du premier principe de leur possibilité (comme phénomènes) ; mais, si nous en franchissons les limites, le concept d’un objet transcendental devient nécessaire.

De ces remarques sur l’union de l’être pensant et de l’être étendu dérive, comme une conséquence immédiate, la solution de toutes les difficultés et lie toutes les objections qui concernent l’état de la nature pensante avant cette union (avant la vie), ou après la rupture de cette union (dans la mort). L’opinion que le sujet pensant a pu penser antérieurement à toute union avec les corps reviendrait à dire qu’antérieurement à cette espèce de sensibilité par laquelle quelque chose nous apparaît dans l’espace, ces mêmes objets transcendentaux qui, dans l’état présent, apparaissent comme des corps, ont pu être perçus de toute autre matière. Quant à l’opinion que l’âme, après la rupture de tout commerce avec le monde temporel, peut continuer de penser, elle se traduirait de cette manière : si le mode de la sensibilité par lequel nous apparaissent des objets transcendentaux et, quant à présent, tout à fait inconnus en soi, venait à disparaître, toute intuition de ces objets ne serait pas pour cela supprimée, et il serait bien possible que ces mêmes objets continuassent d’être connus du sujet pensant, mais non plus en qualité de corps.

Or personne ne saurait tirer des principes spéculatifs la moindre raison en faveur de cette assertion : on n’en peut pas même démontrer la possibilité ; on ne peut que la supposer ; mais personne aussi ne saurait lui opposer une objection dogmatique de quelque valeur. Personne, en effet, n’en sait pas plus que moi ou que tout autre sur la cause absolue et intrinsèque des phénomènes extérieurs et corporels. On n’est donc pas non plus fondé à prétendre savoir sur quoi repose la réalité des phénomènes extérieurs dans l’état actuel (dans la vie), ni, par conséquent, à affirmer que la condition de toute intuition extérieure, ou que le sujet pensant lui-même doit cesser après cet état (dans la mort).

Tout débat sur la nature de notre être pensant et sur son union avec le monde corporel résulte donc uniquement de ce que l’on remplit les lacunes de notre ignorance par des paralogismes de la raison, en transformant ses pensées en choses et en les substantifiant, ce qui donne lieu à une science imaginaire, aussi bien du côté de celui qui affirme que de celui qui nie, puisque chacun d’eux s’imagine savoir quelque chose d’objets dont nul homme n’a le moindre concept, ou qu’il transforme ses propres représentations en objets et tourne ainsi dans un cercle éternel d’équivoques et de contradictions. Il n’y a que le sang-froid d’une critique sévère, mais juste, qui puisse affranchir les esprits de cette illusion dogmatique, qui, par l’attrait d’un bonheur imaginaire, retient tant d’hommes dans les théories et les systèmes. Seule elle est capable de restreindre toutes nos prétentions spéculatives au champ de l’expérience possible, non point par de fades plaisanteries sur des tentatives si souvent malheureuses, ni par de pieux soupirs sur les bornes de notre raison, mais en traçant les limites de cette faculté d’après des principes certains, et en inscrivant en caractères lumineux son nihil ulterius sur les colonnes d’Hercule posées par la nature même. De cette manière, nous ne poursuivrons pas notre voyage au delà des côtes toujours continues de l’expérience, de ces côtes dont nous ne pouvons nous éloigner sans nous hasarder sur un océan sans rivages, qui, en nous offrant un horizon toujours trompeur, finirait par nous désespérer et par nous forcer à renoncer à tout long et difficile effort.


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Exposer d’une manière claire et générale l’apparence transcendentale et pourtant naturelle qui se produit dans les paralogismes de la raison pure, et en même temps en justifier l’ordonnance systématique et parallèle au tableau des catégories, c’est une tache dont il nous reste toujours à nous acquitter. Nous n’aurions pu l’entreprendre au début de cette section sans courir le risque de tomber dans l’obscurité, ou d’anticiper mal à propos. Nous allons maintenant chercher à remplir cette obligation.

On peut dire que toute apparence consiste à prendre pour une connaissance de l’objet la condition subjective de la pensée. Nous avons montré en outre dans l’introduction à la dialectique transcendentale que la raison pore s’occupe uniquement de la totalité de la synthèse des conditions pour un conditionnel donné. Or, comme l’apparence dialectique de la raison pore ne peut être une apparence empirique qui s’offre dans une connaissance empirique déterminée, elle concerne ce qu’il y a de général dans les conditions de la pensée, et il n’y a que trois cas de l’usage dialectique de la raison pure :

1. Synthèse des conditions d’une pensée en général ;
2. Synthèse des conditions de la pensée empirique ;
3. Synthèse des conditions de la pensée pure.

Dans ces trois cas la raison pure ne s’occupe que de l’absolue totalité de cette synthèse, c’est-à-dire d’une condition qui est elle-même inconditionnelle. C’est aussi sur cette division que se fonde la triple apparence transcendentale qui donne lieu aux trois sections de la dialectique, et fournit l’idée d’autant de sciences apparentes de la raison pure, la psychologie, la cosmologie et la théologie transcendentales. Nous n’avons à nous occuper ici que de la première.

Comme dans la pensée en général nous faisons abstraction de tout rapport de la pensée fi quelque objet (soit des sens, soit de l’entendement pur), la synthèse des conditions d’une pensée en général (n° 1) n’est point du tout objective ; elle est simplement une synthèse de la pensée avec le sujet, mais une synthèse qui est prise faussement pour une représentation synthétique d’un objet.

Or il suit de là que le raisonnement dialectique concluant à une condition de toute pensée en général qui soit elle-même inconditionnelle ne commet point de faute quant au contenu (puisqu’il fait abstraction de tout contenu ou de tout objet), mais, qu’il pèche seulement dans la forme et doit être appelé un paralogisme.

Comme en outre l’unique condition qui accompagne toute pensée, le moi, est dans la proposition générale : je pense, la raison a affaire à cette condition en tant qu’elle est elle-même inconditionnelle. Mais elle n’est que la condition formelle, c’est-à-dire l’unité logique de toute pensée où je fais abstraction de tout objet, et elle est pourtant représentée comme un objet que je pense, à savoir moi-même et l’unité absolue de ce moi.

Si quelqu’un me faisait en général cette question : de quelle nature est une chose qui pense, je ne saurais y répondre à priori la moindre chose, puisque la réponse devrait être synthétique. En effet une réponse analytique éclaircirait peut-être bien la pensée, mais ne donnerait pas une connaissance plus étendue de ce sur quoi repose la possibilité de cette pensée. D’un autre côté, toute solution synthétique exige une intuition, et l’intuition est tout à fait écartée dans une question aussi générale. De même, personne ne peut répondre à la question qui est posée ainsi dans toute sa généralité : de quelle nature doit être une chose qui est mobile ? En effet l’étendue impénétrable (la matière) n’est point donnée alors. Cependant, quoique je ne sache pas en général de réponse à ces questions, il me semble que je puis en donner une, en ce cas particulier, dans la proposition qui exprime la conscience : je pense. En effet ce moi est le premier sujet, c’est-à-dire une substance, il est simple, etc. Mais ce ne seraient plus alors que de simples propositions d’expérience, lesquelles, sans une règle universelle exprimant en général et à priori les conditions de la possibilité de penser, ne pourraient contenir de prédicats à priori (non empiriques). De cette manière ma prétention d’abord si plausible de juger de la nature d’un être pensant, et cela par de simples concepts, me devient suspecte, bien que je n’en aie pas découvert le vice.

Mais les recherches ultérieures sur l’origine de ces attributs, que je me donne à moi-même comme à un être pensant en général, peuvent mettre ce vice à découvert. Ils ne sont rien de plus que de pures catégories, par lesquelles je ne conçois jamais un objet déterminé, mais seulement l’unité des représentations, afin de déterminer leur objet. Sans une intuition qui serve de fondement, la catégorie ne peut me donner aucun concept d’objet ; car ce n’est que par l’intuition qu’est donné l’objet, qui, ensuite, est pensé conformément à la catégorie. Quand je définis une chose, une substance dans le phénomène, il faut que des prédicats de son intuition m’aient été donnés d’abord, et que j’y distingue le permanent du changeant, et le substratum (la chose même) de ce qui y est simplement inhérent. Quand j’appelle simple une chose qui m’est donnée dans un phénomène, j’entends par là que l’intuition de cette chose est bien une partie du phénomène, mais qu’elle ne peut être elle-même divisée, etc. Mais, lorsque quelque chose n’est reconnu comme simple que dans le concept que j’en ai et non dans le phénomène, alors je n’ai réellement par là aucune connaissance de l’objet, mais seulement du· concept que je me fais en général de quelque chose qui ne comporte aucune intuition propre. Je me borne à dire que je conçois quelque chose comme tout à fait simple, parce que je ne puis réellement dire rien de plus, sinon que c’est quelque chose.

Or la simple aperception (le moi) est substance en concept, simple en concept, etc., et ainsi tous ces théorèmes psychologiques ont une exactitude incontestable. Mais on ne connaît nullement par là ce qu’on veut proprement savoir de l’âme, car tous ces prédicats ne s’appliquent pas à l’intuition, et ne peuvent pas non plus par conséquent avoir de conséquences qui s’appliqueraient à des objets de l’expérience ; ils sont donc complètement vides. En effet ce concept de la substance ne m’apprend point que l’âme dure par elle-même ; il ne m’apprend point qu’elle est une partie des intuitions extérieures qui ne peut plus être elle-même divisée, et qui par conséquent ne peut naître ni périr par aucun changement de la nature. Ce sont là les seules propriétés qui pourraient me faire connaître l’âme dans l’enchaînement de l’expérience et m’ouvrir des vues sur son origine et sur son état futur. Si donc je dis, en me fondant uniquement sur des catégories, que l’âme est une substance simple, il est clair que, comme le pur concept intellectuel de substance, ne contient rien de plus, sinon qu’une chose doit être représentée comme un sujet en soi, qui n’est pas à son tour le prédicat d’un autre sujet, on ne peut rien conclure de là touchant la permanence, que l’attribut de simple ne peut certainement ajouter cette permanence, et que par conséquent on n’est nullement instruit par là de ce qui peut concerner l’âme dans les changements du monde. Si l’on pouvait nous dire qu’elle est une partie simple de la matière, nous pourrions dériver de là que l’expérience en apprend la permanence, et, avec la simplicité, l’indestructibilité. Mais le concept du moi, dans le principe psychologique, je pense, n’en dit pas un mot.

Mais d’où vient que l’être qui pense en nous croit se connaître lui-même par de pures catégories et par celles qui expriment l’unité absolue sous chacun de leurs titres ? Le voici. L’aperception est elle-même le principe de la possibilité des catégories, lesquelles, de leur côté, ne représentent rien autre chose que la synthèse des éléments divers de l’intuition, en tant que ces éléments trouvent leur unité dans l’aperception. La conscience de soi est donc en général la représentation de ce qui est la condition de toute unité, mais est soi-même inconditionnel. On peut donc dire du moi pensant (de l’âme), qui se conçoit comme substance, comme simple, comme numériquement identique en tout temps, et comme le corrélatif de toute existence, ou comme le terme d’où toute autre existence doit être conclue, qu’au lieu de se connaître lui-même par des catégories, il connaît les catégories, et, avec elles, tous les objets, par lui-même, dans l’unité absolue de l’aperception. A la vérité il est très-évident que ce que je dois présupposer afin de connaître en général un objet, je ne puis le connaître lui-même comme objet, et que le moi déterminant (la pensée) est distinct du moi déterminable (le sujet pensant), comme connaissance d’un objet. Mais rien n’est cependant plus naturel et plus séduisant que l’apparence qui nous fait prendre l’unité, dans la synthèse des pensées, pour une unité perçue dans le sujet de ces pensées. On pourrait la nommer la subreption de la conscience substantifiée (apperceptiones substantiatœ).

Si l’on veut donner un titre logique au paralogisme que renferment les raisonnements dialectiques de la psychologie rationnelle, en tant qu’ils ont cependant des prémisses exactes, on peut l’appeler un sophisma figurœ dictionis, dans lequel la

fait de la catégorie, relativement à sa condition, un usage purement transcendental, tandis que la mineure et la conclusion en font, par rapport à l’âme subsumée sous cette condition, un usage empirique. Ainsi, par exemple, dans le paralogisme de la simplicité, le concept de la substance est un concept intellectuel pur, qui, sans les conditions de l’intuition sensible, n’a qu’un usage purement transcendental, c’est-à-dire n’a aucun usage. Mais dans la mineure ce même concept est appliqué à l’objet de toute expérience interne, sans cependant établir d’abord et prendre pour principe la condition de son application in concreto, c’est-à-dire la permanence de cet objet, et par conséquent on en fait un usage empirique, mais qui n’est pas admissible ici.

Pour montrer enfin l’enchaînement systématique de toutes ces assertions dialectiques d’une psychologie rationnelle dans l’ordre de la raison pure, et en faire ressortir ainsi l’intégralité, il faut remarquer que l’aperception traverse toutes les classes des catégories, mais qu’elle ne s’arrête qu’aux concepts intellectuels qui, dans chacune d’elles, servent aux autres de fondement pour l’unité d’une perception possible : substance, réalité, unité (non pluralité), existence ; seulement la raison les représente toutes ici comme des conditions, elles-mêmes inconditionnelles, de la possibilité d’un être pensant. L’âme reconnaît donc en elle-même :


1
L’unité inconditionnelle.
de la relation,
c’est-à-dire
elle-même, non comme inhérente,
mais comme
subsistante.
2
L’unité inconditionnelle
de la qualité,
c’est-à-dire
non comme un tout réel,
mais comme
simple 1[3].
3
L’unité inconditionnelle
dans la pluralité dans le temps,
c’est-à-dire
non différente numériquement
dans les différents temps,
mais comme
un seul et même sujet.
4
L’unité inconditionnelle}.
de l’existence dans l’espace,
c’est-à-dire,
non comme conscience de plusieurs choses hors d’elle,
mais
seulement de l’existence d’elle-même,
et des autres choses, simplement
comme de ses représentations.


La raison est la faculté des principes. Les assertions de la psychologie pure ne contiennent pas des prédicats empiriques de l’âme, mais des prédicats qui, s’ils sont réels, doivent déterminer l’objet en lui-même, indépendamment de l’expérience, par conséquent au moyen de la seule raison. Elles devraient donc se fonder sur des principes et des concepts universels de natures pensantes en général. Au lieu de cela il se trouve qu’elles sont toutes régies par la représentation singulière : je suis. Cette représentation exprimant (d’une manière indéterminée) la pure formule de toute mon expérience, s’annonce comme une proposition universelle, qui s’applique à tous les êtres pensants ; mais, comme elle n’en est pas moins individuelle à tous égards, elle porte en elle l’apparence d’une unité absolue des conditions de la pensée en général, et par là elle s’étend au delà de la portée de l’expérience possible.




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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Eine blosse Erscheinung.
  2. 1 Einer Einsicht in die Beschaffenheit der Natur des Gegenstandes.
  3. 1 Je ne puis montrer encore maintenant comment le simple correspond ici à son tour à la catégorie de la réalité, mais cela sera expliqué dans le chapitre suivant, à l’occasion d’un autre usage du même concept.


Notes du traducteur[modifier]