Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième

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CRITIQUE DE LA RAISON PURE


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DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE


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LIVRE DEUXIEME


Des raisonnements dialectiques de la
raison pure


On peut dire que l’objet d’une idée purement transcendentale est quelque chose dont on n’a nul concept, quoique la raison produise nécessairement cette idée suivant ses lois originaires. C’est qu’en effet d’un objet adéquat à la prétention de la raison, il n’y a point de concept intellectuel possible, c’est-à-dire de concept qui puisse être montré et rendu sensible dans une expérience possible. On s’exprimerait mieux cependant, et l’on serait moins exposé à être mal compris, en disant que nous ne saurions avoir aucune connaissance d’un objet correspondant à une idée, quoique nous en puissions avoir un concept problématique.

Or la réalité transcendentale (subjective) des concepts purs de la raison se fonde du moins sur ce que nous sommes conduits à ces idées par un raisonnement nécessaire. Il y a donc des raisonnements qui ne contiennent pas de prémisses empiriques et au moyen desquels nous concluons de quelque chose que nous connaissons à quelque autre chose dont nous n’avons encore aucun concept et à quoi nous attribuons pourtant de la réalité objective par l’effet d’une inévitable apparence. Ces sortes de conclusions, par leur résultat, méritent plutôt le nom de sophismes que celui de raisonnements[1] ; toutefois, en vertu de leur origine, ils peuvent bien porter ce dernier nom, car ils ne sont pas factices ou accidentels, mais ils résultent de la nature de la raison. Ce sont des sophismes[2], non de l’homme, mais de la raison pure elle-même, et le plus sage de tous les hommes ne saurait s’en affranchir ; peut-être après bien des efforts parviendra-t-il à se préserver de l’erreur, mais il lui est impossible de dissiper l’apparence qui le poursuit et se joue de lui incessamment.

Il n’y a que trois espèces de raisonnements dialectiques, autant qu’il y a d’idées auxquelles aboutissent leurs conclusions. Dans les raisonnements de la première classe je conclus du concept transcendental du sujet, qui ne renferme point de diversité, à l’absolue unité de ce sujet lui-même, mais sans en avoir de cette manière aucune espèce de concept. Je donnerai à cette sorte de conclusion dialectique le nom de paralogisme transcendental. La seconde classe des conclusions sophistiques repose sur le concept transcendental de l’absolue totalité de la série des conditions d’un phénomène donné en général : de ce que, d’un côté, j’ai toujours un concept contradictoire de l’unité synthétique absolue de la série, je conclus, de l’autre, à la vérité de l’unité opposée, quoique je n’en aie pourtant non plus aucun concept. Je désignerai sous le nom d’antinomie de la raison pure l’état de la raison dans ces conclusions dialectiques. Enfin, dans la troisième espèce de raisonnements sophistiques, je conclus de la totalité des conditions qui me permettent de concevoir des objets, en tant qu’ils peuvent m’être donnés, à l’unité synthétique absolue de toutes les conditions de la possibilité des choses en général, c’est-à-dire de choses que je ne connais pas au moyen d’un concept transcendental, à un être de tous les êtres, dont je n’ai pas davantage de concept transcendental et de l’absolue nécessité duquel je ne puis me faire aucun concept. Je donnerai à ce raisonnement dialectique le nom d’idéal de la raison pure.


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Notes de Kant[modifier]

  1. Sind eher vernünftelnde als Vernunftschlüsse zu nennen.
  2. Sophisticationen.


Notes du traducteur[modifier]