Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Appendice/I

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Appendice à la dialectique transcendentale


De l’usage régulateur des idées de la raison pure


L’issue de toutes les tentatives dialectiques de la raison pure ne confirme pas seulement ce que nous avons déjà prouvé dans l’analytique transcendentale, à savoir que tous ceux de nos raisonnements qui prétendent sortir du champ de l’expérience possible sont illusoires et sans fondement ; mais elle nous enseigne aussi cette particularité, que la raison humaine a un penchant naturel à dépasser ces limites, et que les idées transcendentales lui sont tout aussi naturelles que les catégories à l’entendement, avec cette différence seulement que, tandis que les dernières conduisent à la vérité, c’est-à-dire à l’accord de nos concepts avec l’objet, les premières ne produisent qu’une apparence, mais une apparence inévitable, dont on ne peut découvrir l’illusion que par la critique la plus pénétrante.

Tout ce qui est fondé sur la nature de nos facultés doit être approprié à une fin et d’accord avec leur légitime ; il ne s’agit que d’éviter ici tout malentendu, et de trouver la direction propre de ces facultés. Les idées transcendentales doivent donc avoir, suivant toute présomption, leur bon usage et conséquemment leur usage immanent, bien que leur sens puisse être méconnu, qu’elles puissent être prises pour des concepts de choses réelles, et devenir transcendantes dans l’application et par là trompeuses. En effet ce n’est pas l’idée en elle-même, mais seulement son usage qui peut être, par rapport à toute l’expérience possible, transcendant ou immanent, suivant que l’on applique cette idée ou bien directement à un objet qui est censé lui correspondre, ou bien seulement à l’usage de l’entendement en général par rapport aux objets auxquels il a affaire ; et tous les vices de subreption doivent toujours être attribués à un défaut de jugement, jamais à l’entendement ou à la raison.

La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l’entendement, et, par l’intermédiaire de l’entendement, à son propre usage empirique. Elle ne crée donc pas de concepts (d’objets), mais elle les ordonne seulement et leur communique cette unité qu’ils peuvent avoir dans leur plus grande extension possible, c’est-à-dire par rapport à la totalité des séries, à laquelle n’atteint pas l’entendement, qui s’occupe uniquement de l’enchaînement par lequel sont partout constituées, suivant des concepts, des séries de conditions. La raison n’a donc proprement pour objet que l’entendement et son emploi conforme à sa fin 1[1] ; et, de même que celui-ci relie par des concepts ce qu’il y a de divers dans l’objet, celle-là de son côté relie par des idées ce qu’il y a de divers dans les concepts, en proposant une certaine unité collective pour but aux actes de l’entendement, qui sans cela se borneraient à l’unité distributive.

Je soutiens donc que les idées transcendentales n’ont jamais d’usage constitutif, comme si des concepts de certains objets étaient donnés par là, et que, entendues dans ce dernier sens, elles ne sont que des idées sophistiques (dialectiques). Mais elles ont au contraire un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire, celui de diriger l’entendement vers un certain but, où convergent les lignes que suivent toutes ses règles, et qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, puisqu’il est placé tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible, sert cependant à leur donner la plus grande unité avec la plus grande extension. Or il en résulte bien une illusion telle que ces lignes semblent partir d’un objet même qui serait placé en dehors du champ de la connaissance empiriquement possible (de même que les objets paraissent être derrière le miroir où on les voit) ; mais cette illusion (qu’on peut cependant empêcher de nous tromper) n’en est pas moins nécessaire, lorsque, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir aussi ceux qui sont loin derrière nous, c’est-à-dire, dans le cas présent, quand nous voulons pousser l’entendement au delà de toute expérience donnée (faisant partie de toute l’expérience possible) et le dresser ainsi à prendre l’extension la plus grande et la plus excentrique possible.

Si nous jetons un coup d’œil sur tout l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que la part qu’y a proprement la raison, ou ce qu’elle cherche à y constituer, c’est le caractère systématique de la connaissance 1[2], c’est-à-dire sa liaison tirée d’un principe. Cette unité rationnelle présuppose toujours une idée, je veux dire celle de la forme d’un ensemble de la connaissance qui précède la connaissance déterminée des parties et contienne les conditions nécessaires pour déterminer à priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une parfaite unité de la connaissance intellectuelle, qui ne fasse pas seulement de cette connaissance un agrégat accidentel, mais un système lié suivant des lois nécessaires. On ne peut pas dire proprement que cette idée soit le concept d’un objet, mais bien celui de la complète unité de ces concepts, en tant qu’elle sert de règle à l’entendement. Ces sortes de concepts rationnels ne sont pas tirées de la nature ; nous interrogeons plutôt la nature d’après ces idées, et nous tenons notre connaissance pour défectueuse, tant qu’elle ne leur est pas adéquate. On avoue qu’il se trouve difficilement de la terre pure, de l’eau pure, de l’air pur, etc. ; pourtant on a besoin des concepts de ces choses (lesquels par conséquent, en ce qui concerne la pureté parfaite, n’ont leur origine que dans la raison), afin de déterminer exactement la part qui revient à chacune de ces causes naturelles dans le phénomène. C’est ainsi que l’on réduit toutes les matières aux terres (qui représentent en quelque sorte le poids), aux sels et aux substances combustibles (qui sont comme la force), et enfin à l’eau et à l’air comme à des véhicules (à des machines au moyen desquelles agissent les éléments précédents), afin d’expliquer les actions chimiques des matières entre elles suivant l’idée d’un mécanisme. En effet, bien que l’on ne s’exprime pas réellement ainsi, cette influence de la raison sur les divisions des physiciens n’est pas difficile à apercevoir.

Si la raison est une faculté de dériver le particulier du général, alors de deux choses l’une : ou bien le général est déjà certain en soi et donné ; dans ce cas il n’exige que du jugement pour faire la subsomption, et le particulier est nécessairement déterminé par là. C’est ce que j’appellerai l’usage apodictique de la raison. Ou bien, le général n’est admis que d’une manière problématique et il n’est qu’une simple idée ; le particulier est certain, mais l’universalité de la règle par rapport à cette conséquence est encore un problème : on rapproche alors de la règle plusieurs cas particuliers, qui tous sont certains, afin de voir s’ils en découlent, et dans ce cas, s’il y a apparence que tous les cas particuliers qu’on peut trouver en dérivent, on conclut à l’universalité de la règle, puis de celle-ci à tous les cas qui ne sont pas donnés en soi. C’est ce que je nommerai l’usage hypothétique de la raison.

L’usage hypothétique de la raison, qui se fonde sur des idées admises comme concepts problématiques, n’est pas proprement constitutif ; je veux dire qu’il n’est pas de telle nature qu’à juger en toute rigueur on en puisse déduire la vérité de la règle générale prise pour hypothèse. En effet comment veut-on connaître toutes les conséquences possibles, qui, dérivant d’un même principe, en prouvent l’universalité ? Cet usage n’est donc que régulateur, c’est-à-dire qu’il sert à mettre, autant qu’il est possible, de l’unité dans les connaissances particulières et à rapprocher ainsi la règle de l’universalité.

L’usage hypothétique de la raison a donc pour objet l’unité systématique des connaissances de l’entendement, et cette unité est la pierre de touche de la vérité des règles. Réciproquement l’unité systématique (comme simple idée) n’est qu’une unité projetée, que l’on ne peut envisager comme donnée, mais seulement comme problématique, et qui sert à trouver un principe au divers et à l’usage particulier de l’entendement, et par là à diriger celui-ci vers les cas qui ne sont pas donnés, en le mettant d’accord avec lui-même.

Mais on voit aussi par là que l’unité synthétique ou rationnelle des connaissances diverses de l’entendement est un principe logique, qui sert, là où l’entendement ne suffit pas seul aux règles, à lui venir en aide au moyen d’idées, et en même temps à donner à la diversité de ses règles l’unité d’un principe (une unité systématique) et par là une liaison aussi étendue que possible. Mais de décider si la nature des objets, ou la nature de l’entendement, qui les connaît ainsi, est destinée en soi à l’unité systématique, et si l’on peut dans une certaine mesure la postuler à priori, même abstraction faite d’un tel intérêt de la raison, et dire par conséquent que toutes les connaissances possibles (y compris les connaissances empiriques) ont leur unité rationnelle et sont soumises à des principes communs d’où elles peuvent être dérivées, malgré leur diversité, ce serait là un principe transcendental de la raison, qui rendrait l’unité systématique nécessaire, non plus seulement d’une manière subjective et logique comme méthode, mais d’une manière objective.

Expliquons cela par un cas de l’usage de la raison. Parmi les diverses espèces d’unité auxquelles on arrive en suivant les concepts de l’entendement se trouve aussi cette unité de la causalité d’une substance qu’on appelle force. Les divers phénomènes d’une même substance montrent au premier aspect tant d’hétérogénéité que l’on commence nécessairement par y admettre presque autant de forces qu’il s’y manifeste d’effets, comme dans l’âme humaine la sensation, la conscience, l’imagination, le souvenir, l’esprit, le plaisir, le désir, etc. Une maxime logique ordonne d’abord de restreindre autant que possible cette diversité apparente, en tâchant de découvrir par la comparaison l’identité cachée, en cherchant, par exemple, si le souvenir ne serait pas l’imagination unie à la conscience, si l’esprit et le discernement ne seraient pas l’entendement et la raison. L’idée d’une faculté fondamentale, dont la logique ne démontre pas d’ailleurs l’existence, est au moins le problème d’une représentation systématique de la diversité des facultés. Le principe logique de la raison exige que l’on constitue autant que possible cette unité, et plus les phénomènes de telle faculté et de telle autre seront trouvés identiques entre eux, plus il sera vraisemblable qu’ils ne sont que les manifestations d’une seule et même faculté qui peut être appelée (comparativement) leur faculté fondamentale. De même pour les autres.

Les forces comparativement fondamentales doivent être à leur tour comparées entre elles, afin qu’en découvrant leur accord, on les rapproche d’une seule force radicalement, c’est-à-dire absolument fondamentale. Mais cette unité rationnelle est simplement hypothétique. On n’affirme pas qu’une telle force doive être trouvée en effet, mais qu’on doit la chercher dans l’intérêt de la raison, c’est-à-dire afin de ramener à certains principes les diverses règles que l’entendement peut fournir, et que, partout où cela est possible, il faut chercher à introduire ainsi dans la connaissance une unité systématique.

Mais on aperçoit, en faisant attention à l’usage transcendental de l’entendement, que cette idée d’une force fondamentale en général n’est pas seulement déterminée comme un problème pour l’usage hypothétique, mais qu’elle offre une réalité objective par laquelle l’unité systématique des diverses forces d’une substance est postulée et un principe apodictique de la raison est constitué. En effet, sans avoir encore cherché l’accord des diverses forces, et même après avoir échoué dans toutes les tentatives faites pour le découvrir, nous présupposons cependant qu’il doit y avoir un accord de ce genre. Et ce n’est pas seulement, comme dans le cas cité, à cause de l’unité de la substance ; mais, là même où il y a plusieurs substances, bien que jusqu’à un certain point analogues ; comme dans la matière en général, la raison présuppose l’unité systématique de diverses forces, puisque les lois particulières de la nature rentrent sous des lois plus générales, et que l’économie des principes n’est pas seulement un principe économique de la raison, mais une loi interne de la nature.

Dans le fait on ne voit pas comment un principe logique de l’unité rationnelle des règles pourrait avoir lieu, si l’on ne présupposait un principe transcendental au moyen duquel cette unité systématique est admise à priori comme nécessairement inhérente aux objets mêmes. En effet de quel droit la raison pourrait-elle vouloir, dans son usage logique, traiter comme une unité cachée la diversité des forces que la nature nous fait connaître, et les dériver, autant qu’il est en elle, de quelque force fondamentale, s’il lui était loisible d’accorder qu’il est également possible que toutes les forces soient hétérogènes, et que l’unité systématique de leur dérivation ne soit pas conforme à la nature ? car alors elle agirait contrairement à sa destination en se proposant pour but une idée tout à fait opposée à la constitution de la nature. On ne peut pas dire non plus qu’elle ait tiré d’abord de la constitution contingente de la nature cette unité conforme à ses principes. En effet la loi de la raison qui veut qu’on la cherche est nécessaire, puisque sans cette loi il n’y aurait plus de raison, sans raison plus d’usage régulier de l’entendement, sans cet usage plus de marque suffisante de la vérité empirique, et que par conséquent nous devons, en vue de celle-ci, présupposer l’unité systématique de la nature comme ayant une valeur objective et comme nécessaire.

Cette supposition transcendentale, nous la trouvons cachée d’une manière étonnante dans les principes des philosophes, bien qu’ils ne l’y aient pas toujours reconnue ou ne se la soient pas avouée à eux-mêmes. Que toutes les diversités des choses individuelles n’excluent pas l’identité de l’espèce, que les diverses espèces doivent être traitées comme les différentes déterminations d’un petit nombre de genres, et ceux-ci comme dérivant de classes plus élevées encore ; que par conséquent il faille chercher une certaine unité systématique de tous les concepts empiriques possibles, en tant qu’ils peuvent être dérivés de concepts plus élevés et plus généraux ; c’est là une règle d’école ou un principe logique sans lequel il n’y aurait plus d’usage de la raison, puisque nous ne pouvons conclure du général au particulier qu’autant que nous admettons en principe des propriétés générales des choses sous lesquelles rentrent les propriétés particulières.

Mais que cette harmonie se trouve aussi dans la nature, c’est ce que supposent les philosophes dans cette règle scolastique si connue, qu’il ne faut pas multiplier les principes sans nécessité (entia prœter necessitatem non esse multiplicanda). On veut dire par là que la nature même des choses offre une matière à l’unité rationnelle, et que la diversité infinie en apparence ne doit pas nous empêcher de soupçonner derrière elle l’unité des propriétés fondamentales d’où dérive la variété au moyen de diverses déterminations. Bien que cette unité ne soit qu’une idée, elle a été de tout temps recherchée avec tant d’ardeur qu’il a paru plus urgent de modérer que d’encourager le désir de l’atteindre. C’était déjà beaucoup pour les chimistes d’avoir pu ramener tous les sels à deux espèces principales, les acides et les alcalins ; ils cherchent aussi à ne voir dans cette différence qu’une variété ou les diverses manifestations d’une seule et même matière première. On a cherché à ramener peu à peu à trois, puis enfin à deux les diverses espèces de terres (qui forment la matière des pierres et même des métaux) ; mais non content de cela, on ne peut se défaire de la pensée de soupçonner derrière ces variétés une espèce unique, et même un principe commun aux terres et aux sels. On serait peut-être tenté de croire que c’est là un procédé purement économique de la raison, pour s’épargner de la peine autant que possible, et un essai hypothétique, qui, quand il réussit, donne de la vraisemblance par cette unité même au principe d’explication supposé. Mais il est très-facile de distinguer un dessein aussi intéressé de l’idée d’après laquelle chacun suppose que cette unité rationnelle est conforme à la nature même, et que la raison, ici ne prie pas, mais commande, bien qu’elle ne puisse déterminer les limites de cette unité.

S’il y avait entre les phénomènes qui s’offrent à nous une si grande diversité, je ne dis pas quant à la forme (car ils peuvent se ressembler sous ce rapport), mais quant à la matière, c’est-à-dire à la variété des êtres existants, que même l’intelligence humaine la plus pénétrante ne pût trouver, en les comparant les uns avec les autres, la moindre ressemblance entre eux (c’est là un cas que l’on peut bien concevoir), il n’y aurait plus place alors pour la loi logique des espèces ; il n’y aurait même plus de concept de genre, ou de concept général, et par conséquent plus d’entendement, puisque l’entendement n’a affaire qu’à des concepts généraux. Le principe logique des genres suppose donc un principe transcendental, pour pouvoir être appliqué à la nature (par où je n’entends ici que les objets qui nous sont donnés). Suivant ce principe, dans la diversité d’une expérience possible l’homogénéité est nécessairement supposée (bien que nous n’en puissions déterminer le degré à priori), parce que, sans cette homogénéité, il n’y aurait plus de concepts empiriques, partant plus d’expérience possible.

Au principe logique des genres, qui postule l’identité, est opposé un autre principe, celui des espèces, qui, malgré l’accord des choses sous un même genre, a besoin de leur variété et de leurs diversités, et qui prescrit à l’entendement de ne pas faire moins attention aux espèces qu’aux genres. Ce principe (de pénétration ou de discernement) tempère beaucoup la légèreté du premier (de l’esprit), et la raison se trouve placée ici entre deux intérêts opposés : d’une part celui de l’extension (de la généralité) par rapport aux genres, et d’autre part, celui de la compréhension (de la déterminabilité) par rapport à la variété des espèces, puisque dans le premier cas l’entendement pense beaucoup de choses sous ces concepts, tandis que dans le second il pense davantage sous chacun d’eux. Cette opposition se manifeste même dans les méthodes très-diverses des physiciens : les uns (particulièrement les spéculatifs), ennemis pour ainsi dire de la diversité, cherchent toujours l’unité du genre, tandis que les autres (surtout les esprits empiriques) travaillent incessamment à diviser la nature en tant de variétés, qu’il faudrait presque désespérer d’en juger les phénomènes d’après des principes généraux.

Cette dernière méthode se fonde évidemment aussi sur un principe logique qui a pour but la perfection systématique de toutes les connaissances ; c’est à quoi je tends lorsque, commençant par le genre, je descends aux variétés qui peuvent y être contenues, et que je cherche ainsi à donner de l’étendue au système, de même que dans le premier cas, en remontant au genre, je cherchais à lui donner de la simplicité. En effet la sphère du concept qui désigne un genre, tout comme l’espace qu’occupe une matière, ne saurait nous faire voir jusqu’où peut aller la division. Tout genre exige donc diverses espèces, qui à leur tour exigent diverses sous-espèces ; et, comme aucune de ces dernières n’a lieu sans avoir aussi une sphère (une extension comme conceptus communis), la raison veut, dans toute son étendue, qu’aucune espèce ne soit considérée en elle-même comme la dernière. Chacune en effet étant toujours un concept qui ne contient que ce qui est commun à diverses choses, celui-ci ne peut être complètement déterminé et par conséquent rapporté immédiatement à un individu, ou, en d’autres termes, il doit toujours renfermer d’autres concepts, c’est-à-dire des sous-espèces. Cette loi de la spécification pourrait être exprimée ainsi : entium varietates non temere minuendas.

Mais on voit aisément que cette loi logique n’aurait pas non plus de sens et d’application, si elle n’avait pour fondement une loi transcendentale de la spécification. Cette loi n’exige sans doute pas des choses qui peuvent devenir les objets de notre connaissance une infinité réelle de diversités : car le principe logique, se bornant à affirmer l’indéterminabilité des sphères logiques par rapport à la division possible, n’y donne pas sujet ; mais elle prescrit à l’entendement de chercher, sous chaque espèce qui se présente à nous, des sous-espèces, et pour chaque différence des différences plus petites encore : car s’il n’y avait pas de concepts inférieurs, il n’y en aurait pas non plus de supérieurs. Or l’entendement ne connaît rien que par des concepts ; et par conséquent, aussi loin qu’il aille dans la division, il ne connaît jamais rien par simple intuition, mais il a toujours besoin de concepts inférieurs. La connaissance des phénomènes dans leur complète détermination (laquelle n’est possible que par l’entendement) exige une spécification de nos concepts incessamment continuée, et une progression constante vers des différences qui restent encore, mais dont on a fait abstraction dans le concept de l’espèce et à plus forte raison dans celui du genre.

Cette loi de la spécification ne peut pas non plus être tirée de l’expérience ; car celle-ci ne saurait ouvrir des perspectives aussi étendues. La spécification empirique s’arrête dans la distinction de la diversité, quand elle n’est pas guidée par la loi transcendentale de la spécification, qui, la précédant à titre de principe de la raison, la pousse à chercher toujours cette diversité et à ne pas cesser de la soupçonner alors même qu’elle ne se montre pas à nos sens. Pour découvrir qu’il y a des terres absorbantes de diverses espèces (les terres calcaires et les terres muriatiques), il a fallu une règle antérieure de la raison qui proposât à l’entendement ce problème de chercher la différence, en supposant la nature assez riche pour qu’on pût l’y soupçonner. En effet il n’y a d’entendement possible pour nous que sous la supposition des différences dans la nature, de même qu’il n’est possible que sous la condition que les objets de la nature aient entre eux de l’homogénéité, puisque la variété de ce qui peut être compris sous un concept constitue l’usage de ce concept et l’occupation de l’entendement.

La raison prépare donc à l’entendement son champ : 1o  par le principe de l’homogénéité du divers sous des genres supérieurs ; 2o  par celui de la variété de l’homogène sous des espèces inférieures ; et, pour compléter l’unité systématique, elle y joint encore 3o  la loi de l’affinité de tous les concepts, c’est-à-dire une loi qui ordonne de passer continuellement de chaque espèce à chaque autre au moyen de l’accroissement graduel de la diversité. Nous pouvons nommer ces principes les principes de l’homogénéité, de la spécification et de la continuité des formes. Le dernier résulte de l’union que l’on établit entre les deux premiers, lorsqu’en s’élevant à des genres supérieurs, aussi bien qu’en descendant à des espèces inférieures, on a accompli en idée l’unité systématique ; car alors toutes les variétés sont liées entre elles, puisqu’elles dérivent toutes d’un seul genre supérieur en passant par tous les degrés d’une détermination plus étendue.

L’unité systématique des trois principes logiques peut être rendue sensible de la manière suivante. On peut regarder chaque concept comme un point qui, semblable au point de vue d’un spectateur, a son horizon, c’est-à-dire permet de saisir et d’embrasser une multitude de choses. Dans l’intérieur de cet horizon il peut y avoir une multitude infinie de points de vue dont chacun à son tour a son horizon plus étroit, ce qui revient à dire que chaque espèce contient des sous-espèces, suivant le principe de la spécification, et que l’horizon logique ne se compose que de plus petits horizons (de sous-espèces), et non de points qui n’auraient pas de circonscription (d’individus). Mais à divers horizons, c’est-à-dire à divers genres déterminés par autant de concepts, on peut se représenter un horizon commun, d’où on les embrasse tous comme d’un point central, et qui est un genre plus élevé, jusqu’à ce qu’on atteigne enfin le genre le plus haut, l’horizon général et vrai, qui est déterminé du point de vue du concept le plus élevé et embrasse toute la variété des genres, des espèces et des sous-espèces.

C’est à ce point de vue le plus élevé que me conduit la loi de l’homogénéité ; celle de la spécification me conduit à tous les points de vue inférieurs et à leur extrême variété. Mais, comme de cette manière il n’y a point de vide dans le vaste cercle de tous les concepts possibles, et qu’en dehors de ce cercle on ne peut rien trouver, la supposition de cet horizon général et sa complète division engendrent ce principe : non datur vacuum formarum, c’est-à-dire qu’il n’y a pas divers genres originaires et premiers qui soient en quelque sorte isolés et séparés les uns des autres (par un espace vide), et que tous les genres divers ne sont que des divisions d’un genre suprême, unique et universel. De ce principe dérive cette conséquence immédiate : datur continuum formarum, c’est-à-dire que toutes les différences des espèces touchent les unes aux autres et ne permettent pas que l’on passe de celle-ci à celle-là par un saut brusque, mais seulement par tous les degrés inférieurs de la différence, c’est-à-dire en un mot qu’il n’y a pas d’espèces et de sous-espèces qui soient (dans le concept de la raison) les plus rapprochées entre elles, mais qu’il y a encore et toujours entre elles des espèces intermédiaires qui diffèrent moins les unes des autres que de la première et de la seconde.

La première loi empêche donc qu’on ne s’égare dans la variété des divers genres originaires et recommande l’homogénéité ; la seconde limite au contraire ce penchant pour l’uniformité et ordonne que l’on tienne compte de la distinction des sous-espèces avant de se tourner avec son concept général vers l’individu. La troisième réunit les deux autres en faisant de l’homogénéité une règle jusque dans la plus extrême variété au moyen d’un passage graduel d’une espèce à l’autre, ce qui annonce une sorte de parenté entre différentes branches sortant toutes d’un même tronc.

Mais cette loi logique du continuum specierum (formarum logicarum) présuppose une loi transcendentale (lex continui in natura) sans laquelle elle pourrait bien égarer l’entendement en lui faisant prendre un chemin opposé à celui de la nature. Cette loi doit donc reposer sur des principes purement transcendentaux et non sur des principes empiriques. En effet, dans ce dernier cas, elle n’arriverait qu’après les systèmes, tandis qu’au contraire c’est elle qui a produit ce qu’il y a de systématique dans la connaissance de la nature. Il ne faudrait pas voir derrière ces lois le dessein caché d’en faire l’épreuve à titre de simple essai, bien que sans doute, quand cet enchaînement se rencontre, il fournisse un puissant motif de tenir pour fondée l’unité hypothétiquement conçue, et que par conséquent ces lois aient aussi sous ce rapport leur utilité ; mais il est clair qu’elles jugent rationnelles en soi et conformes à la nature l’économie des causes premières, la diversité des effets et, comme conséquence, l’affinité des membres de la nature, et qu’ainsi ces principes se recommandent directement et non pas simplement comme des procédés de la méthode.

Mais on voit aisément que cette continuité des formes est une simple idée à laquelle on ne saurait indiquer dans l’expérience un objet correspondant. C’est qu’en effet les espèces dans la nature, étant réellement divisées, doivent former en soi un quantum discretum, et que, si le progrès graduel dans l’affinité des espèces était continu, il y aurait aussi une véritable infinité de membres intermédiaires entre deux espèces données, ce qui est impossible. En outre nous ne pouvions faire de cette loi aucun usage empirique déterminé, attendu qu’elle ne nous indique pas le moindre critérium d’affinité d’après lequel nous puissions chercher, jusqu’à une certaine limite, la série graduelle de la diversité, mais qu’elle ne nous offre que cette indication générale d’avoir à la chercher.

Si nous transvertissions l’ordre des principes que nous venons de citer, de manière à les disposer conformément à l’usage de l’expérience, les principes de l’unité systématique pourraient bien se présenter ainsi : diversité, affinité et unité, chacune prise comme idée dans le degré le plus élevé de sa perfection. La raison suppose les connaissances de l’entendement, lesquelles sont immédiatement appliquées à l’expérience ; puis elle en cherche l’unité suivant des idées, et cette unité va beaucoup plus loin que ne peut aller l’expérience. L’affinité du divers sous un principe d’unité, sans préjudice de la diversité, ne concerne pas seulement les choses, mais beaucoup plus encore les simples qualités et propriétés des choses. Aussi, quand par exemple le cours des planètes nous est donné comme circulaire par une expérience (qui n’est pas encore parfaitement confirmée) et que nous trouvons des différences, soupçonnons-nous que ces différences sont des déviations du cercle résultant d’une loi constante qui le fait passer par tous les degrés intermédiaires à l’infini, c’est-à-dire que les mouvements des planètes, qui ne sont pas circulaires, se rapprochent plus ou moins des propriétés du cercle et tombent dans l’ellipse. Les comètes montrent encore une plus grande différence dans leurs orbites, puisque (autant que l’observation permet d’en juger) elles ne se meuvent pas en cercle ; mais nous leur soupçonnons un cours parabolique, qui est voisin de l’ellipse, et qui n’en peut être distingué dans toutes nos observations, quand le grand axe est très-étendu. C’est ainsi que nous arrivons, en suivant la direction de ces principes, à l’unité générique de ces orbites dans leur forme, et par là à l’unité des causes de toutes les lois de leur mouvement (la gravitation) ; que partant de là nous étendons nos conquêtes, en cherchant aussi à expliquer par le même principe toutes les variétés et les apparentes dérogations à ces règles, et qu’enfin nous ajoutons plus que l’expérience ne peut jamais confirmer, comme quand nous allons jusqu’à concevoir, suivant les règles de l’affinité, des courses hyperboliques de comètes, où ces corps abandonnent tout à fait notre monde solaire, et, en allant de soleil en soleil, unissent dans leur parcours les parties les plus éloignées d’un système du monde qui pour nous est sans bornes et qui est lié par une seule et même force motrice.

Ce qu’il y a de remarquable dans ces principes et ce qui d’ailleurs nous occupe uniquement, c’est qu’ils semblent être transcendentaux et que, bien qu’ils ne contiennent que de simples idées pour l’accomplissement de l’usage empirique de la raison, idées que cet usage ne peut suivre que d’une manière en quelque sorte asymptotique, c’est-à-dire purement approximative, ils ont cependant, comme principes synthétiques à priori, une valeur objective, mais indéterminée, qu’ils servent de règle à l’expérience possible, et qu’ils sont même réellement employés avec succès comme principes euristiques dans le travail de l’expérience, sans qu’on en puisse établir une déduction transcendentale ; ce qui, comme nous l’avons montré plus haut, est toujours impossible par rapport aux idées.

Nous avons distingué, dans l’analytique transcendentale, parmi les principes de l’entendement, les principes dynamiques, qui sont simplement régulateurs de l’intuition, des principes mathématiques, qui sont constitutifs par rapport à cette même intuition. Malgré cette distinction les lois regardées comme dynamiques sont certainement constitutives par rapport à l’expérience, en rendant possibles à priori les concepts sans lesquels aucune expérience n’a lieu. Les principes de la raison pure au contraire ne peuvent jamais être constitutifs par rapport aux concepts empiriques, parce qu’aucun schème correspondant de la sensibilité ne peut leur être donné, et que par conséquent ils ne peuvent avoir aucun objet in concreto. Mais si je renonce à me servir empiriquement de ces principes comme de principes constitutifs, comment puis-je vouloir cependant leur assurer un usage régulateur, et avec cet usage quelque valeur objective, et quel sens peut-il avoir ?

L’entendement fait pour la raison précisément ce que la sensibilité fait pour l’entendement. L’œuvre de la raison est de constituer systématiquement l’unité de tous les actes empiriques possibles de l’entendement, de même que celle de l’entendement est de relier par des concepts et de soumettre à des lois empiriques la diversité des phénomènes. Et de même que les actes de l’entendement, sans les schèmes de la sensibilité, sont indéterminés, de même l’unité de la raison, par rapport aux conditions sous lesquelles l’entendement doit unir systématiquement ses concepts et au degré où il doit le faire, est indéterminée par elle-même. Mais, bien qu’on ne puisse trouver dans l’intuition aucun schème pour l’unité systématique complète de tous les concepts de l’entendement, l’analogue d’un schème de ce genre peut et doit être donné, et cet analogue est l’idée du maximum de la division de la connaissance intellectuelle et de son union en un seul principe. En effet le plus grand et l’absolument parfait peuvent se concevoir d’une manière déterminée, puisque toutes les conditions restrictives qui donnent une diversité indéterminée sont écartées. L’idée de la raison est donc l’analogue d’un schème de la sensibilité, mais avec cette différence que l’application des concepts de l’entendement au schème de la raison n’est pas une connaissance de l’objet même (comme l’application des catégories à leurs schèmes sensibles), mais seulement une règle ou un principe de l’unité systématique de tout usage de l’entendement. Or, comme tout principe qui assure à priori à l’entendement l’unité complète de son usage se rapporte, bien qu’indirectement, à l’objet de l’expérience, les principes de la raison pure ont une réalité objective, même par rapport à celui-ci. Ce n’est pas sans doute qu’ils y déterminent quelque chose, mais ils indiquent la marche suivant laquelle on peut mettre l’usage empirique et déterminé de l’entendement complètement d’accord avec lui-même, en le rattachant, autant que possible, au principe de l’unité universelle et en l’en dérivant.

Tous les principes subjectifs qui ne sont pas dérivés de la nature de l’objet, mais de l’intérêt de la raison par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance de cet objet, je les appelle maximes de la raison. Il y a donc des maximes de la raison spéculative, qui reposent uniquement sur l’intérêt spéculatif de cette faculté, bien qu’ils aient l’air d’être des principes objectifs.

Si les principes purement régulateurs sont regardés comme constitutifs, ils peuvent être contradictoires en tant que principes objectifs ; mais si on les regarde simplement comme des maximes, il n’y a plus de véritable contradiction, mais seulement des intérêts divers de la raison qui donnent lieu à des divergences dans la manière de voir. Dans le fait la raison n’a qu’un unique intérêt, et le conflit de ses maximes n’est qu’une différence et une limitation réciproque des méthodes ayant pour but de donner satisfaction à cet intérêt.

De cette manière l’intérêt de la diversité (suivant le principe de la spécification) peut l’emporter chez tel raisonneur, et l’intérêt de l’unité (suivant le principe de l’agrégation) chez tel autre. Chacun d’eux croit tirer son jugement de la vue de l’objet et le fonde uniquement sur un plus ou moins grand attachement à l’un des deux principes, dont aucun ne repose sur des fondements objectifs, mais seulement sur l’intérêt de la raison, et qui par conséquent mériteraient plutôt le nom de maximes que celui de principes. Quand je vois des savants disputer entre eux sur la caractéristique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne minéral, les uns admettant, par exemple, des caractères nationaux particuliers et fondés sur l’origine, ou encore des différences décisives et héréditaires de famille, de race, etc., tandis que d’autres se préoccupent de cette idée que la nature en agissant ainsi a suivi un plan identique, et que toute différence ne repose que sur des accidents extérieurs, je n’ai alors qu’à prendre en considération la nature de l’objet, et je comprends aussitôt qu’elle est beaucoup · trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler d’après une véritable connaissance. Il n’y a autre chose ici que le double intérêt de la raison, dont chaque partie prend à cœur ou affecte de prendre à cœur un côté, et par conséquent que la différence des maximes touchant la diversité ou l’unité de la nature. Ces maximes peuvent bien s’unir ; mais tant qu’on les tient pour des vues objectives, elles occasionnent non-seulement un conflit, mais des obstacles qui retardent longtemps la vérité, jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de concilier les intérêts en litige et de tranquilliser la raison sur ce point.

Il en est de même de cette fameuse loi de l’échelle continue des créatures, que Leibnitz a mise en circulation et que Bonnet a excellemment appuyée, mais que d’autres ont attaquée : elle n’est qu’une application du principe de l’affinité qui repose sur l’intérêt de la raison ; car on ne saurait la tirer, à titre d’affirmation objective, de l’observation et de la vue des dispositions de la nature. Les degrés de cette échelle, autant que l’expérience nous les peut montrer, sont beaucoup trop éloignés les uns des autres, et nos prétendues petites différences sont ordinairement dans la nature même de tels abîmes qu’il est impossible de demander à des observations de ce genre les desseins mêmes de la nature (d’autant plus que dans une grande variété il doit être très-aisé de trouver des analogies et des rapprochements). Au Contraire, la méthode qui consiste à chercher l’ordre dans la nature suivant un tel principe, et la maxime qui veut que l’on regarde cet ordre comme fondé dans une nature en général, sans pourtant déterminer où et jusqu’où il règne, cette méthode est certainement un excellent et légitime principe régulateur de la raison, qui, comme tel, va sans doute beaucoup trop loin pour que l’expérience ou l’observation puisse lui être adéquate, mais qui, sans rien déterminer, les met cependant sur la voie de l’unité systématique.



Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Dessen zweckmliszige Einstellung.
  2. 1 Das Systematische der Erkenntnisz.


Notes du traducteur[modifier]