Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S2/C1/Remarque

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 50-53).



Remarques sur la première antinomie


1° Sur la thèse
2° Sur l’antithèse
Dans ce conflit d’arguments je n’ai point cherché à produire l’illusion, en apportant une preuve d’avocat (comme on dit), c’est-à-dire ce genre de preuve qui consiste à tourner à son avantage l’imprudence de l’adversaire et à profiter de La preuve de l’infinité de la série donnée du monde et de l’ensemble du monde se fonde sur ce que, dans le cas contraire, un temps vide ainsi qu’un espace vide formeraient les limites du monde. Or je n’ignore pas que l’on cherche à échapper
l’ambiguité de la loi qu’il invoque pour faire valoir, en le réfutant sur ce point, des prétentions injustes. Chacun de ces arguments est tiré de la nature des choses, et laisse de côté l’avantage que pourraient fournir les paralogismes où tombent les dogmatiques des deux côtés.

J’aurais pu aussi prouver en apparence la thèse, en mettant en avant, suivant l’usage des dogmatiques, un concept vicieux sur l’infinité d’une quantité donnée. Une quantité est infinie, quand il ne peut y en avoir de plus grande (c’est-à-dire qui dépasse la multitude de fois qu’une unité donnée y est contenue). Or il n’y a pas de multitude qui soit la plus grande possible, puisqu’on peut toujours y ajouter une ou plusieurs unités. Donc une grandeur infinie donnée est impossible, et par conséquent aussi un monde infini (sous le rapport de la série écoulée aussi bien que de l’étendue) ; il est donc limité des deux côtés. J’aurais pu produire cette preuve ; mais ce concept ne s’accorde pas avec ce que l’on entend par un tout infini. On ne se représente pas ici en effet combien ce tout est grand, et par conséquent le concept que nous en avons n’est pas celui

à cette conséquence, en prétendant qu’il peut bien y avoir une limite du monde, quant au temps et à l’espace, sans qu’il soit nécessaire d’admettre un temps absolu avant le commencement du monde, ou un espace absolu, s’étendant en dehors du monde réel ; ce qui est impossible. Cette dernière partie de l’opinion des philosophes de l’école de Leibnitz me satisfait complètement. L’espace est simplement la forme de l’intuition extérieure ; il n’est pas quelque chose de réel qui puisse être l’objet d’une intuition extérieure, et il n’est pas on corrélatif des phénomènes, mais leur forme même. L’espace ne peut donc précéder absolument (par lui seul) dans l’existence des choses comme quelque chose de déterminant, puisqu’il n’est pas un objet, mais simplement la forme d’objets possibles. C’est pourquoi les choses, comme phénomènes, déterminent bien l’espace, c’est-à-dire que de tous ses prédicats possibles (grandeur et rapport), elles font que ceux-ci ou ceux-là appartiennent à la réalité ; mais l’espace ne peut pas réciproquement, comme quelque chose qui existerait par soi-même, déterminer la réalité des choses, sous le rapport de la grandeur ou de

d’un maximum ; mais on ne conçoit par là que son rapport à une unité que l’on peut prendre à volonté, et relativement à laquelle il est plus grand que tout nombre. Or, suivant que l’on prendrait une unité plus grande ou plus petite, l’infini serait plus grand ou plus petit ; mais l’infinité, résidant uniquement dans le rapport à cette unité donnée, demeurerait toujours la même, bien que la quantité absolue du tout ne fût nullement connue par là ; ce dont il n’est pas d’ailleurs ici question.

Le vrai concept (transcendental) de l’infinité, c’est que la synthèse successive de l’unité dans 13. mesure d’un quantum ne puisse jamais être achevée *[1]. Il suit de là très-certainement qu’il ne peut y avoir une éternité écoulée d’états réels se succédant les uns aux autres jusqu’à un moment donné (jusqu’au moment actuel), et que par conséquent le monde doit avoir un commencement.

Quant à la seconde partie de la thèse, la difficulté relative à une série infinie et pourtant

la forme, puisqu’il n’est rien de réel en soi. Un espace (qu’il soit plein ou vide *[2]) peut donc bien être borné par des phénomènes ; mais des phénomènes ne peuvent être bornés par un espace vide en dehors d’eux. Il en est de même du temps. Or, tout cela accordé, il n’en est pas moins incontestable qu’il faut nécessairement admettre ces deux non-êtres, l’espace vide en dehors du monde et le temps vide avant le monde, dès qu’on admet une limite du monde, soit dans l’espace, soit dans le temps.

En effet on a beau vouloir échapper à cette conséquence qui nous fait dire que, si le monde a des limites dans le temps et dans l’espace, le vide infini détermine nécessairement l’existence des choses réelles par rapport à leur quantité, ce subterfuge vient, sans qu’on s’en aperçoive, de ce que l’on conçoit, au lieu d’un monde

écoulée tombe d’elle-même ; car les diverses parties d’un monde infini en étendue sont données simultanément. Mais, pour concevoir la totalité d’une telle multitude, comme nous ne pouvons invoquer des limites qui déterminent par elles-mêmes cette totalité dans l’intuition, nous devons rendre compte de notre concept, et ici notre concept ne peut aller du tout à la multitude déterminée des parties, mais il lui faut démontrer la possibilité du tout par la synthèse successive des parties. Or, comme cette synthèse ne saurait jamais constituer une série complète, on ne peut concevoir une totalité avant elle, et par conséquent on ne peut la concevoir non plus par elle. En effet le concept de la totalité même est dans ce cas la représentation d’une synthèse achevée des parties, et cet achèvement est impossible, et partant aussi son concept. sensible, je ne sais quel monde intelligible ; au lieu du premier commencement (sorte d’existence que précède un temps de non-existence), une existence en général qui ne présuppose aucune autre condition dans le monde ; au lieu des limites de l’étendue, des bornes de l’univers ; et de ce que l’on sort ainsi du temps et de l’espace. Mais il n’est ici question que du monde des phénomènes (mundus phænomenon), et de sa grandeur, et l’on n’y saurait faire abstraction de ces conditions de la sensibilité, sans en détruire l’essence. Si le monde sensible est limité, il réside nécessairement dans le vide infini. Laisse-t-on de côté ce vide et par conséquent l’espace comme condition à priori de la possibilité des phénomènes, tout le monde sensible disparaît. Or dans notre problème ce dernier seul nous est donné. Le monde intelligible (mundus intelligibilis) n’est rien que le concept universel d’on monde en général, où l’on fait abstraction de toutes les conditions de l’intuition de ce monde, et qui par conséquent ne peut donner lieu à aucune proposition, soit affirmative, soit négative.
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Notes de Kant[modifier]

  1. * Il contient ainsi une multitude (relativement à l’unité donnée) qui est plus grande que tout nombre, ce qui est le concept mathématique de l’infini.
  2. * On comprend aisément ce que nous voulons dire par là. : c’est que l’espace vide, en tant qu’il est limité par des phénomènes, par conséquent celui qui est dans l’intérieur du monde, ne contredit pas du moins les principes transcendentaux, et que par conséquent on peut l’admettre au point de vue de ces principes (sans affirmer par là même sa possibilité).


Notes du traducteur[modifier]