Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S6

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SIXIÈME SECTION


L’idéalisme transcendental comme clef de la
solution de la dialectique cosmologique


Nous avons suffisamment établi dans l’esthétique transcendentale que tout ce qui est perçu dans l’espace et dans le temps, ou que tous les objets d’une expérience possible pour nous ne sont pas autre chose que des phénomènes, c’est-à-dire de simples représentations, et que par conséquent, en tant que nous nous les représentons comme des êtres étendus ou comme des séries de changements, ils n’ont point, en dehors de nos pensées, d’existence fondée en soi. C’est ce point de doctrine que je désigne sous le nom d’idéalisme transcendental *[1]. Le réaliste, dans le sens transcendental, fait de ces modifications de notre sensibilité des choses subsistantes par elles-mêmes, et par conséquent convertit de simples représentations en choses en soi.

Ce serait bien mal nous comprendre, que de nous attribuer cet idéalisme empirique, depuis longtemps si décrié, qui, tout en admettant la réalité propre de l’espace, nie ou au moins trouve douteuse l’existence des êtres étendus dans l’espace, et qui n’admet point à cet égard entre le rêve et la vérité de différence qu’on puisse suffisamment prouver. Pour ce qui est des phénomènes du sens intime dans le temps, ce système ne trouve aucune difficulté à les admettre comme des choses réelles ; il soutient même que cette expérience intérieure prouve seule suffisamment l’existence de son objet (en soi, y compris toute cette détermination de temps).

Notre idéalisme transcendental accorde au contraire que les objets de l’intuition extérieure existent réellement comme ils sont représentés dans l’espace, et tous les changements dans le temps comme les représente le sens intérieur. En effet, puisque l’espace est lui-même une forme de cette intuition que nous nommons extérieure, et que sans objets dans l’espace il n’y aurait point de représentation empirique, nous pouvons et nous devons y admettre comme réels des êtres étendus, et il en est de même du temps. Mais cet espace même, ainsi que ce temps, et tous les phénomènes avec eux, ne sont pourtant pas des choses en soi ; ce ne sont rien que des représentations, et ils ne sauraient exister en dehors de notre esprit. L’intuition intérieure et sensible de notre esprit même (comme d’un objet de la conscience), dont la détermination est représentée par la succession de divers états dans le temps, n’est pas non plus proprement le moi, tel qu’il existe en soi, ou le sujet transcendental, mais seulement une manifestation donnée à la sensibilité de cet être qui nous est inconnu. L’existence de ce phénomène intérieur, comme chose existante en soi, ne peut être admise, puisqu’elle a pour condition le temps et que le temps ne peut être une détermination de quelque chose en soi. Mais la vérité empirique des phénomènes dans l’espace et le temps est assez assurée, et elle se distingue suffisamment du rêve, dès que ces deux sortes de phénomènes s’accordent exactement et complètement, suivant des lois empiriques, au sein d’une expérience.

Les objets de l’expérience ne sont donc jamais donnés en soi, mais seulement dans l’expérience, et ils n’ont aucune existence en dehors d’elle. Qu’il puisse y avoir des habitants dans la lune, quoique personne ne les ait jamais vus, c’est ce qu’il faut sans doute accorder ; mais cela signifie seulement qu’avec le progrès possible de l’expérience, nous pourrions arriver à les découvrir : En effet on nomme réel tout ce qui s’accorde en un contexte avec une perception suivant les lois qui règlent la marche de l’expérience. Ils sont donc réels, s’ils s’accordent avec ma conscience réelle de manière à former une liaison empirique, bien qu’ils ne le soient pas en soi, c’est-à-dire en dehors de ce progrès de l’expérience.

Rien ne nous est réellement donné que la perception et la progression empirique de cette perception à d’autres perceptions possibles. Car en eux-mêmes les phénomènes, comme simples représentations, ne sont réels que dans la perception, laquelle n’est dans le fait autre chose que la réalité d’une représentation empirique, c’est-à-dire un phénomène. Nommer objet réel un phénomène ayant la perception, c’est dire que nous devons rencontrer cette perception dans le cours de l’expérience, ou c’est ne rien dire du tout. En effet qu’il existe en soi, sans rapport à nos sens et à l’expérience possible, cela pourrait sans doute se dire, s’il s’agissait d’une chose en soi ; mais, comme il n’est ici question que d’un phénomène dans l’espace et dans le temps, et que l’espace et le temps ne sont pas des déterminations des choses en soi, mais seulement de notre sensibilité, ce qui est en eux, les phénomènes ne sont pas quelque chose en soi, mais de simples représentations, qui, dès qu’elles ne sont pas données en nous (dans la perception) n’existent nulle part.

La faculté d’intuition sensible n’est proprement qu’une capacité d’être affecté d’une certaine manière par des représentations dont la relation réciproque est une intuition pure de l’espace et du temps (simples formes de notre sensibilité), et qui s’appellent objets, en tant que dans ce rapport (l’espace et le temps) elles sont liées et déterminables suivant des lois de l’unité de l’expérience. La cause non sensible de ces représentations nous est entièrement inconnue, et nous ne saurions l’apercevoir comme objet ; car un objet de cette nature ne pourrait être représenté ni dans l’espace ni dans le temps (comme conditions de la représentation sensible), et sans ces conditions nous ne saurions concevoir aucune intuition. Nous pouvons cependant appeler objet transcendental la cause purement intelligible des phénomènes en général, afin d’avoir ainsi quelque chose qui corresponde à la sensibilité considérée comme une réceptivité. Nous pouvons rapporter à cet objet transcendental toute· l’étendue et tout l’enchaînement de nos perceptions possibles, et dire qu’il est donné en soi antérieurement à toute expérience. Mais les phénomènes, par rapport à cet objet, ne sont donnés que dans cette expérience, et non en soi, puisqu’ils sont de simples représentations, qui ne désignent un objet réel que comme perceptions, c’est-à-dire quand ces perceptions s’accordent avec toutes les autres suivant les règles de l’unité de l’expérience. Ainsi l’on peut dire que les choses réelles du temps passé sont données dans l’objet transcendental de l’expérience ; mais elles ne sont des objets pour moi et ne sont réelles dans le temps passé qu’autant que je me représente qu’une série régressive de perceptions possibles liées par des lois empiriques (soit suivant le fil de l’histoire, soit suivant l’enchaînement des causes et des effets), ou qu’en un mot le cours du monde conduit à une série de temps écoulé comme à une condition du temps présent. Cette série n’est cependant représentée comme réelle que dans l’ensemble d’une expérience possible, et non en soi, de telle sorte que tous les événements écoulés depuis le temps immémorial qui a précédé mon existence ne signifient rien autre chose que la possibilité de prolonger la chaîne de l’expérience, à partir de la perception présente jusqu’aux conditions qui la déterminent dans le temps.

Quand je me représente ainsi tous les objets sensibles existants dans tous les temps et dans tous les espaces, je ne les y place pas avant l’expérience, mais cette représentation n’est autre chose que la pensée d’une expérience possible dans son absolue intégrité. C’est en elle seule que sont donnés ces objets (qui ne sont rien que de simples représentations). Si l’on dit qu’ils existent antérieurement à toute mon expérience, cela signifie seulement qu’ils se doivent rencontrer dans la partie de l’expérience vers laquelle il me faut toujours remonter en partant de la perception actuelle. Quelle est la cause des conditions empiriques de ce progrès ; par conséquent quels membres puis-je rencontrer, ou même jusqu’où puis-je en rencontrer dans la régression ? C’est ce qui est transcendental et par conséquent me demeure inconnu. Aussi bien n’est-ce pas de cela qu’il s’agit, mais de la règle de la progression de l’expérience, où les objets, c’est-à-dire les phénomènes, me sont donnés. Il est d’ailleurs tout à fait indifférent pour le résultat que je dise : je puis avec le progrès de l’expérience trouver dans l’espace des étoiles cent fois plus éloignées que les plus éloignées que j’aperçois, ou que je m’exprime ainsi : il y en a peut-être dans l’espace du monde, bien qu’aucun homme ne les ait jamais vues ou ne doive jamais les voir. En effet, quand même elles seraient données en général comme des choses en soi, sans rapport à l’expérience possible, elles ne sont pourtant quelque chose pour moi et par conséquent des objets, qu’autant qu’elles sont contenues dans la série de la régression empirique. Ce n’est que sous un autre rapport : c’est-à-dire lorsque ces phénomènes doivent être appliqués à l’idée cosmologique d’un tout absolu, et lorsque par conséquent il s’agit d’une question qui dépasse les limites de l’expérience possible, c’est alors seulement qu’il importe de distinguer la manière dont on entend la réalité de ces objets des sens : afin de prévenir l’opinion trompeuse qui résulterait inévitablement d’une fausse interprétation de nos concepts expérimentaux.


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Notes de Kant[modifier]

  1. * Je l’ai appelé aussi quelquefois idéalisme formel, pour le distinguer de l’idéalisme matériel c’est-à-dire de l’idéalisme ordinaire, qui met en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes. Il semble sage dans beaucoup de cas de se servir de cette dernière expression, de préférence à la première, afin de prévenir toute équivoque (a).
    (a) Cette note a été ajoutée dans la seconde édition.


Notes du traducteur[modifier]