Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S9/III.

La bibliothèque libre.
Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 134-139).


III


Solution des idées cosmologiques de la totalité de la dérivation qui fait sortir les événements du monde de leurs causes.


On ne peut concevoir relativement à ce qui arrive que deux espèces de causalité : l’une suivant la nature, l’autre par la liberté. La première est la liaison dans le monde sensible d’un état avec le précédent, auquel il succède d’après une règle. Or, comme la causalité des phénomènes repose sur des conditions de temps, et que l’état précédent, s’il eût toujours été, n’aurait pas produit un effet qui se montre pour la première fois dans le temps, la causalité de la cause de ce qui arrive ou commence, a commencé aussi, et à son tour, d’après le principe de l’entendement, a besoin elle-même d’une cause.

J’entends au contraire par liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état, dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui la détermine dans le temps. La liberté est en ce sens une idée purement transcendentale, qui d’abord n’emprunte rien de l’expérience, et dont ensuite l’objet ne peut même être déterminé dans aucune expérience, parce que c’est une loi générale, même pour la possibilité de toute expérience, que tout ce qui arrive doit avoir une cause, et que par conséquent la causalité des causes qui elles-mêmes arrivent ou commencent d’être, doit aussi à son tour avoir sa cause ; ce qui transforme tout le champ de l’expérience, aussi loin qu’il peut s’étendre, en un champ de pure nature. Mais, comme de cette manière ou ne saurait arriver dans la relation causale à aucune totalité absolue des conditions, la raison se crée l’idée d’une spontanéité qui peut commencer d’elle-même à agir, sans qu’une autre cause ait dû précéder pour la déterminer à l’action suivant la loi de la liaison causale.

Il est surtout remarquable que c’est sur cette idée transcendentale de la liberté que se fonde le concept pratique que nous en avons, et que c’est là que réside le nœud des difficultés qui ont jusqu’ici environné la question de sa possibilité. La liberté dans le sens pratique est l’indépendance de la volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. En effet une volonté est sensible, en tant qu’elle est pathologiquement affectée (par les mobiles de la sensibilité) ; elle s’appelle animale (arbitrium brutum), quand elle peut être pathologiquement nécessitée. La volonté humaine est, il est vrai, un arbitrium sensitivum, mais non un arbitrium brutum ; c’est un arbitrium liberum, puisque la sensibilité ne rend pas son action nécessaire, mais qu’il y a dans l’homme un pouvoir de se déterminer de lui-même indépendamment de la contrainte des penchants sensibles.

On voit aisément que, si toute causalité dans le monde sensible n’était que nature, chaque événement serait déterminé par un autre dans le temps suivant des lois nécessaires, et que, par conséquent, comme les phénomènes, en tant qu’ils déterminent la volonté, devraient nécessiter chaque action comme leur suite naturelle, la suppression de la liberté transcendentale anéantirait en même temps toute liberté pratique. Celle-ci en effet suppose que, bien qu’une action n’ait pas eu lieu, elle aurait dû cependant avoir lieu, et que par conséquent la cause de ce qui a lieu dans le phénomène n’était pas tellement déterminante qu’il n’y eût dans notre volonté une causalité capable de produire, indépendamment de ces causes naturelles et même contre leur puissance et leur influence, quelque chose de déterminé dans l’ordre du temps d’après des lois empiriques, c’est-à-dire de commencer tout à fait de soi-même une série d’événements.

Il arrive donc ici ce qui se rencontre en général dans le conflit d’une raison qui se hasarde au delà des limites de l’expérience possible, que le problème n’est pas proprement physiologique, mais transcendental. La question de la possibilité de la liberté tourmente donc bien la psychologie ; mais, comme elle repose sur des arguments dialectiques de la raison pure, il n’y a que la philosophie transcendentale qui puisse songer à la résoudre. Or, pour mettre celle-ci en état de donner à ce sujet une réponse satisfaisante qu’elle ne peut refuser, je dois d’abord chercher à déterminer avec plus de précision par une remarque la manière dont elle doit procéder dans cette question.

Si les phénomènes étaient des choses en soi, et si par conséquent l’espace et le temps étaient des formes de l’existence des choses en soi, les conditions et le conditionnel appartiendraient toujours comme membres à une seule et même série, et dans le cas présent il en résulterait l’antinomie qui est commune à toutes les idées transcendentales, c’est-à-dire que cette série devrait être nécessairement trop grande ou trop petite pour l’entendement. Mais les concepts dynamiques de la raison, dont nous nous occupons dans ce numéro et dans le suivant, ont cela de particulier que, n’ayant pas affaire à un objet au point de vue de sa quantité, mais seulement de son existence, on peut aussi faire abstraction de la grandeur de la série des conditions, et n’y considérer que le rapport dynamique de la condition au conditionnel. C’est ainsi que, dans la question de la nature et de la liberté nous rencontrons déjà la difficulté de savoir si seulement la liberté en général est possible, et si, l’étant, elle peut s’accorder avec l’universalité de la loi naturelle de la causalité, si par conséquent c’est une proposition rigoureusement disjonctive que celle-ci : tout effet dans le monde doit résulter ou de la nature, ou de la liberté, ou bien si l’une et l’autre ne peuvent pas se trouver ensemble, mais en des sens différents, dans un seul et même événement. L’exactitude de ce même principe qui veut que tous les événements du monde sensible soient enchaînés sans solution de continuité suivant des lois naturelles immuables, est déjà établie par l’analytique transcendentale, et ne souffre aucune exception. La question est donc simplement de savoir si, malgré ce principe, la liberté est encore possible par rapport au même effet qui est déterminé suivant la nature, ou si elle en est absolument exclue par cette règle inviolable. Et ici l’hypothèse commune, mais trompeuse, de la réalité absolue des phénomènes montre aussitôt cette funeste influence qui égare la raison. En effet, si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est perdue sans retour. La nature est alors la cause parfaite et suffisante par elle-même de tout événement, et la condition de chacun est toujours renfermée dans la série des phénomènes, qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à la loi naturelle. Si au contraire les phénomènes ne sont tenus que pour ce qu’ils sont en effet, c’est-à-dire non pour des choses en soi, mais pour de simples représentations qui s’enchaînent suivant des lois empiriques, ils doivent avoir eux-mêmes des causes qui ne sont pas des phénomènes. Mais une cause intelligible de ce genre n’est point déterminée relativement à sa causalité par des phénomènes, bien que ses effets puissent être des phénomènes et à ce titre être déterminés par d’autres phénomènes. Elle est ainsi avec sa causalité en dehors de la série, tandis que ses effets se trouvent dans la série des conditions empiriques. L’effet peut donc être considéré comme libre, par rapport à sa cause intelligible, et en même temps, par rapport aux phénomènes, comme une conséquence de ces phénomènes suivant la nécessité de la nature. Cette distinction, présentée d’une manière générale et tout à fait abstraite, doit paraître extrêmement subtile et obscure, mais elle s’éclaircira dans l’application. J’ai voulu seulement faire ici cette remarque, que, l’enchaînement universel de tous les phénomènes dans un contexte de la nature étant une loi indispensable, cette loi anéantirait nécessairement toute liberté, si l’on s’attachait obstinément à la réalité des phénomènes. Aussi ceux qui suivent ici l’opinion commune n’ont-ils jamais pu parvenir à accorder ensemble la nature et la liberté.


_________________


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]