Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S7

La bibliothèque libre.


SEPTIÈME SECTION


Critique de toute théologie fondée sur les principes spéculatifs de la raison


La théologie, c’est-à-dire la connaissance de l’être suprême, est ou rationnelle (theologia rationalis), ou révélée (revelata). La première ou bien conçoit simplement son objet par la raison pure, au moyen de concepts purement transcendentaux (ens originarium, realissimum, ens entium), et elle s’appelle alors la théologie transcendentale ; ou bien elle le conçoit comme la suprême intelligence au moyen d’un concept qu’elle dérive de la nature (de notre âme), et elle devrait alors porter le nom de théologie naturelle. Celui qui n’admet qu’une théologie transcendentale s’appelle un déiste, et celui qui admet aussi une théologie naturelle, un théiste. Le premier accorde que nous pouvons en tous cas connaître par la raison seule l’existence d’un être premier, mais il croit que le concept que nous en avons est purement transcendental, c’est-à-dire que nous ne le concevons que comme un être ayant toute réalité, mais sans pouvoir le déterminer avec plus de précision. Le second soutient que la raison est en état de déterminer l’objet d’une manière plus précise par analogie avec la nature, c’est-à-dire comme un être contenant par son entendement et sa volonté le principe de toutes les autres choses. Sous le nom de Dieu, celui-là se représente simplement une cause du monde (en laissant indécise la question de savoir s’il en est la cause par la nécessité de sa nature, ou par sa liberté) ; celui-ci se représente un auteur du monde.

La théologie transcendentale ou bien pense dériver l’existence d’un être premier d’une expérience en général (sans rien déterminer de plus sur le monde auquel elle appartient), et elle s’appelle cosmothéologie ; ou bien croit connaître son existence sans le moindre concours de l’expérience, et elle se nomme alors ontothéologie.

La théologie naturelle conclut les attributs et l’existence d’un auteur du monde de la constitution, de l’ordre et de l’unité qui se manifestent dans le monde, où une double espèce de causalité ainsi que la règle de l’une et de l’autre doivent être admises, je veux dire la nature et la liberté. Elle s’élève donc de ce monde à l’intelligence suprême comme au principe de tout ordre et de toute perfection, soit dans le règne de la nature, soit dans le règne moral. Dans le premier cas, elle s’appelle théologie physique ; dans le second, théologie morale *[1].

Comme on est accoutumé d’entendre, sous le concept de Dieu, non pas simplement une nature éternelle agissant aveuglément et formant la racine des choses, mais un être suprême qui doit être l’auteur des choses par son intelligence et sa liberté ; et que ce dernier concept est d’ailleurs le seul qui nous intéresse, on pourrait à la rigueur, refuser au déiste toute croyance en Dieu et ne lui laisser que l’affirmation d’un être premier ou d’une cause suprême. Cependant, comme personne ne doit être accusé de vouloir nier une chose : parce qu’il n’ose l’affirmer, il est plus équitable et plus juste de dire que le déiste croit en un Dieu, mais que le théiste croit en un Dieu vivant (summa intelligentia). Recherchons maintenant les sources possibles de toutes ces tentatives de la raison.

Je me contenterai ici de définir la connaissance théorétique une connaissance par laquelle je connais ce qui est, et la connaissance pratique une connaissance par laquelle je me représente ce qui doit être. D’après ces définitions l’usage théorétique de la raison est celui par lequel je connais à priori (comme nécessaire) que quelque chose est ; et l’usage pratique, celui qui me fait connaître à priori ce qui doit être. Or, s’il est indubitablement certain que quelque chose est, ou doit être, mais si cela n’est cependant que conditionnel, alors ou bien une certaine condition déterminée peut être admise à cet effet comme absolument nécessaire, ou bien elle peut être simplement supposée comme arbitraire et accidentelle. Dans le premier cas, la condition est postulée (per thesin) ; dans le second, elle est supposée (per hypothesin). Comme il y a des lois pratiques qui sont absolument nécessaires (les lois morales), si ces lois supposent nécessairement quelque existence comme condition de la possibilité de leur force obligatoire, cette existence doit être postulée, puisque le conditionnel d’où part le raisonnement pour s’élever à cette condition déterminée est lui-même connu à priori comme absolument nécessaire. Nous montrerons plus tard que les lois morales ne supposent pas seulement l’existence d’un être suprême, mais que, comme elles sont absolument nécessaires sous un autre rapport, elles la postulent à juste titre, mais seulement à la vérité au point de vue pratique ; pour le moment nous laisserons de côté cette espèce de raisonnement.

Puisque, quand il s’agit de ce qui est (non de ce qui doit être), le conditionnel qui nous est donné dans l’expérience est toujours conçu connue contingent, la condition qui lui est propre ne peut être connue par là comme absolument nécessaire ; elle ne sert que comme une supposition relativement nécessaire, ou plutôt comme une supposition indispensable pour la connaissance rationnelle du conditionnel, mais qui en soi et à priori est arbitraire. Si donc la nécessité absolue d’une chose doit être connue dans la connaissance théorétique, cela ne pourrait avoir lieu que par des concepts à priori, mais jamais comme celle d’une cause par rapport à une existence donnée par l’expérience.

Une connaissance théorétique est spéculative, quand elle se rapporte à un objet ou à des concepts d’un objet auquel on ne peut arriver par aucune expérience. Elle est opposée à la connaissance de la nature, laquelle ne s’étend à d’autres objets ou à d’autres prédicats qu’à ceux qui peuvent être donnés dans une expérience possible.

Le principe en vertu duquel on conclut de ce qui arrive (de ce qui est empiriquement contingent), comme effet, à une cause, est un principe de la connaissance de la nature, mais non de la connaissance spéculative. En effet, si l’on en fait abstraction comme d’un principe contenant la condition de l’expérience possible en général, et qu’écartant tout élément empirique, on veut l’appliquer au contingent en général, il n’y a plus aucun moyen de justifier un pareil principe synthétique, et de comprendre comment je puis passer de quelque chose qui est à quelque chose de tout à fait différent (qu’on nomme cause) ; le concept d’une cause, aussi bien que celui du contingent, perd même, dans un pareil usage purement spéculatif, toute signification dont la valeur objective puisse se comprendre in concreto.

Quand donc l’on conclut de l’existence des choses dans le monde à leur cause, ce raisonnement appartient à l’usage spéculatif de la raison, et non à son usage naturel, puisque ce dernier ne rapporte pas à quelque cause les choses elles-mêmes (les substances), mais seulement ce qui arrive, c’est-à-dire leurs états, considérés comme empiriquement contingents. Si je pouvais affirmer que la substance même (la matière) est contingente dans son existence, ce serait là une connaissance rationnelle purement spéculative. Mais quand même il ne serait question que de la forme du monde, du mode de liaison et de la vicissitude de ses parties, si j’en voulais conclure une cause tout à fait distincte du monde, ce ne serait encore là qu’un jugement de la raison purement spéculative, parce que l’objet n’est point ici un objet d’expérience possible. Le principe de la causalité, qui n’a de valeur que dans le champ de l’expérience et qui en dehors de ce champ est sans usage, même sans signification, serait ici tout à fait détourné de sa destination.

Or je soutiens que tous les essais d’un usage purement spéculatif de la raison en matière de théologie sont absolument infructueux, et qu’ils sont en eux-mêmes nuls et de nulle valeur ; que, d’un autre côté, les principes de son usage naturel ne conduisent à aucune théologie, et que par conséquent, si l’on ne prend pas pour base les lois morales, ou si l’on ne s’en sert pas comme d’un fil conducteur, il ne peut y avoir de théologie de la raison. En effet l’usage de tous les principes synthétiques de l’entendement est immanent, mais la connaissance d’un être suprême exige un usage transcendant de ces principes auquel notre entendement n’est point propre. Pour que la loi de la causalité, dont la valeur est empirique, pût conduire à l’être premier, il faudrait que celui-ci appartînt à la chaîne des objets de l’expérience ; mais alors il serait lui-même à son tour conditionnel, comme tous les phénomènes. Mais nous permît-on de sauter hors des limites de l’expérience au moyen de la loi dynamique du rapport des effets à leurs causes, quel concept cette manière de procéder pourrait-elle nous fournir ? Ce n’est pas certainement celui d’un être suprême, puisque l’expérience ne nous présente jamais le plus grand de tous les effets possibles (comme devant témoigner de sa cause). Que s’il est permis, uniquement pour ne pas laisser de lacune dans notre raison, de combler ce défaut de complète détermination par une simple idée de perfection suprême et de nécessité originaire, c’est une faveur qui nous est accordée, ce n’est pas un droit qui puisse être exigé au nom d’une preuve irrésistible. La preuve physico-théologique pourrait donc bien donner de la force aux autres preuves (s’il y en a), en liant la spéculation avec l’intuition ; mais par elle-même elle prépare plutôt l’entendement à la connaissance théologique et lui donne plutôt à cet effet une direction droite et naturelle qu’elle n’est capable d’achever l’œuvre à elle seule.

On voit donc bien par là que les questions transcendentales ne permettent que des réponses transcendentales, c’est-à-dire des réponses fondées uniquement sur des concepts à priori, sans le moindre mélange empirique. Mais la question ici est évidemment synthétique et veut que notre connaissance s’étende au delà de toutes les limites de l’expérience, c’est-à-dire qu’elle s’élève jusqu’à l’existence d’un être qui doit répondre à notre idée, mais auquel aucune expérience ne saurait être adéquate. Or, d’après nos précédentes preuves, toute connaissance synthétique à priori n’est possible que parce qu’elle exprime les conditions formelles d’une expérience possible, et par conséquent tous les principes n’ont qu’une valeur immanente, c’est-à-dire qu’ils se rapportent simplement à des objets de connaissance empirique ou à des phénomènes. Il n’y a donc rien non plus à espérer de la méthode transcendentale par rapport à la théologie d’une raison purement spéculative.

Si l’on aimait mieux révoquer en doute toutes les démonstrations précédentes de l’analytique, que de se laisser enlever toute confiance dans la valeur de preuves depuis si longtemps employées, on ne saurait cependant refuser de satisfaire à ma réclamation, quand je demande qu’on justifie du moins les moyens et les lumières auxquels on se fie pour dépasser toute expérience possible par la puissance des seules idées. Je prierai que l’on me fasse grâce de nouvelles preuves, ou d’un remaniement des anciennes. En effet, bien qu’on n’ait pas ici beaucoup de choix ; puisqu’enfin toutes les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule, à la preuve ontologique, et qu’ainsi je n’aie point à craindre d’être extrêmement accablé par la fécondité des défenseurs dogmatiques de cette raison affranchie des sens ; bien qu’en outre, sans me croire pour cela très-batailleur, je ne veuille reculer devant le défi de découvrir dans chaque essai de ce genre le paralogisme caché et d’en rabattre ainsi les prétentions ; comme l’espérance d’un meilleur succès n’abandonnera jamais entièrement ceux qui sont une fois accoutumés à la persuasion dogmatique, je m’en tiens à cette unique et juste réclamation : c’est que l’on justifie par des raisons générales et tirées de la nature de l’entendement humain, ainsi que de toutes les autres sources de connaissance, la manière dont on prétend s’y prendre pour étendre tout à fait à priori sa connaissance, et la pousser jusqu’à un point où aucune expérience possible et par conséquent aucun moyen ne sauraient plus garantir à un concept formé par nous-mêmes sa réalité objective. De quelque manière que l’entendement soit arrivé à ce concept, l’existence de l’objet n’y peut être trouvée analytiquement, puisque la connaissance de l’existence de l’objet consiste précisément en ce qu’il est posé par lui-même hors de la pensée. Mais il est absolument impossible de sortir par soi-même d’un concept, et, en abandonnant le fil de l’expérience (qui ne nous donne jamais que des phénomènes), de parvenir à la découverte de nouveaux objets et d’êtres transcendants.

Mais, bien que la raison dans son usage purement spéculatif ne soit pas à beaucoup près capable d’atteindre un but si élevé, je veux dire l’existence d’un être suprême, elle n’en a pas moins ce très-grand avantage d’en rectifier la connaissance, dans le cas où cette connaissance pourrait être puisée quelque part ailleurs, de la mettre d’accord avec elle-même et avec toute fin intelligible, de la purifier de tout ce qui pourrait être contraire au concept d’un être premier et d’en exclure tout mélange de limitations empiriques.

La théologie transcendentale conserve donc, malgré toute son insuffisance, une utilité négative très-importante : elle est une censure continuelle de notre raison, quand celle-ci n’a affaire qu’à des idées pures, qui par là même ne permettent pas une autre mesure qu’une mesure transcendentale. En effet, si une fois, à un autre point de vue, peut-être au point de vue pratique, l’hypothèse d’un être suprême et absolument suffisant, comme intelligence suprême, établissait sa valeur sans contradiction, il serait alors de la plus grande importance de déterminer exactement ce concept par son côté transcendental, comme celui d’un être nécessaire et souverainement réel, d’en écarter ce qui est contraire à la suprême réalité, ce qui appartient au pur phénomène (à l’anthropomorphisme dans le sens le plus large), et en même temps de mettre de côté toutes les assertions contraires, qu’elles soient athées, déistes ou anthropomorphiques, ce qui est très-aisé dans un examen critique de ce genre, puisque les mêmes preuves qui démontrent l’impuissance de la raison humaine à l’endroit de l’affirmation de l’existence d’un tel être, suffisent nécessairement aussi pour démontrer la vanité de toute assertion contraire. En effet comment veut-on s’assurer par la pure spéculation de la raison qu’il n’y a pas d’être suprême, comme principe premier de tout, ou qu’aucune des propriétés que nous nous représentons, d’après leurs effets, comme analogues aux réalités dynamiques d’un être pensant, ne lui convient, ou que, dans ce dernier cas, elles seraient soumises aussi à toutes les restrictions que la sensibilité impose inévitablement aux intelligences que nous connaissons par expérience ?

L’être suprême demeure donc pour l’usage purement spéculatif de la raison un simple idéal, mais un idéal exempt de défauts 1[2], un concept qui termine et couronne toute la connaissance humaine. La réalité objective de ce concept ne peut être prouvée par cette voie, mais elle ne peut pas non plus être réfutée ; et, s’il y a une théologie morale capable de combler cette lacune, la théologie transcendentale, qui jusque-là n’était que problématique, montre alors combien elle est indispensable en déterminant le concept de cette théologie et en soumettant à une censure incessante une raison assez souvent abusée par la sensibilité et qui n’est pas toujours d’accord avec ses propres idées. La nécessité, l’infinité, l’unité, l’existence hors du monde (non comme âme du monde), l’éternité sans les conditions du temps, l’omniprésence sans les conditions de l’espace, la toute-puissance, etc., ce sont là des prédicats purement transcendentaux, et par conséquent le concept épuré de ces prédicats, dont a besoin toute théologie, ne peut être tiré que de la théologie transcendentale.


_______________


Notes de Kant[modifier]

  1. * Je ne dis pas morale théologique. Celle-ci en effet contient des lois morales qui présupposent l’existence d’un souverain maître du monde tandis que la théologie morale fonde sur des lois morales la croyance à l’existence d’un être suprême.
  2. 1 Fehlerfreies.


Notes du traducteur[modifier]