Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch1/S2

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DEUXIÈME SECTION


Discipline de la raison pure par rapport à son usage polémique


La raison dans toutes ses entreprises doit se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucune défense porter atteinte à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans s’attirer des soupçons fâcheux. Il n’y a rien de si important, au point de vue de l’utile, rien de si sacré qui puisse se soustraire à cet examen approfondi et rigoureux ; il ne s’arrête devant aucune considération de personne. C’est même sur cette liberté que repose l’existence de la raison ; celle-ci n’a point d’autorité dictatoriale, mais sa décision n’est toujours que l’accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacle ses difficultés et même son veto.

Or, si la raison ne peut jamais se refuser à la critique, elle n’a pas toujours sujet de la redouter. Mais la raison pure dans son usage dogmatique (je ne dis pas dans son usage mathématique) n’a pas si bien conscience d’observer rigoureusement ses lois les plus hautes qu’elle ne doive se montrer timide et renoncer à tous les airs dogmatiques, quand elle est appelée à comparaître devant le tribunal suprême de la critique.

Il en est tout autrement quand elle n’a pas affaire à la censure du juge, mais aux prétentions de ses concitoyens, et qu’elle n’a qu’à se défendre contre eux. En effet, quand ceux-ci veulent être aussi dogmatiques dans la négation qu’elle l’est dans l’affirmation, il y a lieu alors à une justification καί άνθρωπον qui la garantisse de tout préjudice et lui assure une possession régulière qui n’ait rien à redouter d’aucune prétention étrangère, bien qu’elle ne puisse être elle-même suffisamment prouvée καί άλήθειεν.

Or par usage polémique de la raison pure j’entends la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. Il ne s’agit pas ici de savoir si par hasard ses assertions ne seraient pas fausses, mais de constater que personne ne peut affirmer le contraire avec une certitude apodictique (ni même avec une plus grande apparence). Car alors ce n’est point tout à fait par grâce que nous restons dans notre possession, bien que nous ne puissions invoquer en sa faveur un titre suffisant ; mais il est parfaitement certain que personne ne pourra jamais prouver l’illégitimité de cette possession.

C’est quelque chose de triste et d’humiliant que de songer qu’il puisse y avoir en général une antithétique de la raison pure, et que cette faculté, qui représente cependant le tribunal suprême où se résolvent toutes les difficultés, soit condamnée à tomber en contradiction avec elle-même. Il est vrai que nous avons eu plus haut devant nous une apparente antithétique de ce genre, mais on a vu qu’elle reposait sur un malentendu, qui consistait à prendre, suivant le préjugé vulgaire, des phénomènes pour des choses en soi, et à y demander, d’une manière ou d’une autre (mais avec une égale impossibilité dans les deux cas) une absolue perfection de leur synthèse, ce qu’on ne peut attendre de phénomènes. Il n’y avait donc alors réellement aucune contradiction de la raison avec elle-même dans ces deux propositions : 1° la série des phénomènes donnés en soi a un commencement absolument premier ; 2° cette série est absolument et en soi sans commencement ; car les deux propositions subsistent très-bien ensemble, puisque les phénomènes quant à leur existence (comme phénomènes) ne sont rien en soi, c’est-à-dire qu’à ce point de vue ils sont quelque chose de contradictoire, et que par conséquent leur supposition doit naturellement entraîner des conséquences contradictoires.

Mais un semblable malentendu ne peut pas être prétexté et le conflit de la raison ne peut être ainsi terminé, quand on affirme avec les théistes qu’il y a un être suprême, ou avec les athées, qu’il n’y a pas d’être suprême ; ou bien quand, en psychologie, on affirme que tout ce qui pense est une unité absolue et permanente et se distingue ainsi de toute unité matérielle et périssable, ou qu’à cette assertion on oppose cette autre, que l’âme n’est pas une unité immatérielle et qu’elle ne saurait échapper à la mort. En effet l’objet de la question est ici indépendant de tout élément étranger qui serait contraire à sa nature, et l’entendement n’a affaire qu’aux choses en soi, et non aux phénomènes. Il n’y aurait donc ici une véritable contradiction que si la raison pure avait à dire du côté de la négation quelque chose qui pût prendre le caractère d’une affirmation ; car pour ce qui est de la critique des arguments du dogmatisme affirmatif, on peut bien la lui accorder sans renoncer pour cela à ces propositions qui ont au moins pour elles l’intérêt de la raison, intérêt que l’adversaire ne saurait invoquer.

Je ne partage pas, il est vrai, cette opinion si souvent exprimée par des hommes excellents et profonds (comme Sulzer) qui sentaient la faiblesse des preuves employées jusque-là, que l’on peut espérer trouver un jour des démonstrations évidentes de ces deux propositions cardinales de notre raison pure : il y a un Dieu, il y a une vie future. Je suis certain au contraire que cela n’arrivera jamais. En effet où la raison prendrait-elle le principe de ces affirmations synthétiques qui ne se rapportent pas à des objets d’expérience et à leur possibilité interne ? Mais il est aussi apodictiquement certain que jamais homme ne pourra affirmer le contraire avec la moindre apparence, à plus forte raison dogmatiquement. Car comme il ne pourrait le démontrer qu’au moyen de la raison pure, il faudrait qu’il entreprît de prouver qu’un être suprême, ou que le sujet pensant en nous, comme pure intelligence, est impossible. Mais d’où tirerait-il les connaissances qui l’autoriseraient à juger ainsi synthétiquement des choses, en dehors de toute expérience possible ? Nous n’avons donc nullement à craindre que quelqu’un vienne un jour nous prouver le contraire, et par conséquent nous n’avons pas besoin de recourir à des arguments d’école, mais nous pouvons toujours admettre ces propositions qui, dans l’usage empirique, s’accordent parfaitement avec l’intérêt spéculatif de notre raison et sont en outre les seuls moyens de le concilier avec l’intérêt pratique. Contre l’adversaire (qui ne doit pas être ici considéré simplement comme critique) nous avons à notre disposition notre non liquet, qui le confondra infailliblement, et que nous ne l’empêchons pas de rétorquer contre nous, puisque nous avons toujours en réserve la maxime subjective de la raison qui lui manque nécessairement, et que sous cette garantie nous pouvons regarder avec calme et indifférence les coups qu’il frappe dans l’air.

En ce sens il n’y a pas proprement d’antithétique de la raison pure. Car la seule arène pour elle devrait être cherchée dans le champ de la théologie et de la psychologie pure ; mais ce terrain ne supporte aucun champion cuirassé des pieds à la tête et muni d’armes redoutables. On peut bien s’y avancer avec des paroles de raillerie ou de fanfaronnade ; mais tout le monde s’en moquera comme d’un jeu d’enfant. C’est là une observation consolante, et qui doit ranimer le courage de la raison ; car sur quoi pourrait-elle compter d’ailleurs, si, elle qui seule est appelée à écarter toutes les erreurs, elle se trouvait ébranlée en elle-même, sans pouvoir espérer ni paix ni tranquille possession ?

Tout ce que la nature elle-même ordonne est bon à quelque fin. Les poisons mêmes servent à chasser d’autres poisons qui se forment dans nos humeurs, et par conséquent ils doivent avoir leur place dans une pharmacie complète. Les objections contre les entraînements et les prétentions de notre raison purement spéculative nous sont fournies par la nature même de cette raison, et par conséquent elles doivent avoir une bonne fin, qu’il ne faut pas dédaigner. Pourquoi la Providence a-t-elle placé certains objets d’un si grand intérêt pour nous à une telle hauteur qu’il ne nous est guère permis que de les entrevoir dans une perception obscure et douteuse, et que notre curiosité est plutôt excitée que satisfaite ? Il est au moins incertain qu’il soit utile de hasarder, sur ces vues de l’esprit, des résolutions hardies, et peut-être cela est-il dangereux. Mais dans tous les cas et sans aucun doute il est utile de laisser à la raison une parfaite liberté d’investigation et de critique, afin qu’elle puisse s’occuper sans obstacle de son propre intérêt, qui veut qu’elle mette des bornes à ses vues, comme il exige qu’elle les étende, et qui souffre toujours quand des mains étrangères viennent la détourner de sa marche naturelle pour la pousser vers des fins qui ne sont pas les siennes.

Laissez donc parler votre adversaire, pourvu qu’il ne le fasse qu’au nom de la raison, et ne le combattez qu’avec les armes de la raison. Au reste soyez sans inquiétude pour la bonne cause (l’intérêt pratique), car elle n’est jamais en jeu dans un combat purement spéculatif. Ce combat ne fait que découvrir une certaine antinomie de la raison, qui, reposant sur la nature même de cette faculté, doit être nécessairement prise en considération et examinée. Il est même utile à la raison : il la force à envisager son objet sous deux points de vue, et il rectifie son jugement en le circonscrivant. Ce qui est ici en litige n’est pas la chose, mais le ton. Car, si vous devez renoncer à parler le langage de la science, il vous reste celui d’une foi solide, qu’autorise la raison la plus sévère.

Si l’on demandait au grave David Hume, à cet homme si bien fait pour l’équilibre du jugement, ce qui l’a poussé à vouloir renverser par des objections laborieusement cherchées, cette persuasion si consolante et si salutaire aux hommes, que les lumières de leur raison suffisent pour affirmer l’existence d’un être suprême et s’en faire un concept déterminé : rien, répondrait-il, que le dessein de faire faire un pas à la raison dans la connaissance d’elle-même, et en même temps la peine que j’éprouve à voir la violence qu’on veut lui faire, lorsqu’on l’exalte outre mesure et qu’on l’empêche d’avouer loyalement les faiblesses qu’elle découvre en s’examinant elle-même. D’un autre côté, demandez à un homme accoutumé à ne faire des principes de la raison qu’un usage empirique, et ennemi de toute spéculation transcendentale, demandez à Priestley quels motifs l’ont engagé, lui, le pieux et zélé ministre de la religion, à saper les deux grandes colonnes de toute religion : la liberté et l’immortalité de notre âme (l’espérance de la vie future n’est chez lui que l’attente du miracle de la résurrection) ; il vous répondra que c’est uniquement l’intérêt de la raison, qui souffre toutes les fois que l’on veut soustraire certains objets aux lois de la nature matérielle, les seules que nous puissions connaître et déterminer exactement. Il paraîtrait injuste de décrier Priestley, qui sait concilier ses paradoxes avec le but de la religion, et d’en vouloir à un homme si bien pensant, parce qu’il est incapable de s’orienter dès qu’il a quitté le champ de la science de la nature. Mais il ne faut pas traiter avec moins de faveur Hume, dont les intentions n’étaient pas moins bonnes et dont le caractère moral était irréprochable, mais qui ne put renoncer à sa spéculation abstraite, parce qu’il pensait avec raison que l’objet de cette spéculation est placé en dehors des limites de la science de la nature dans le champ des idées pures.

Qu’y a-t-il donc à faire, surtout par rapport au danger qui semble menacer le bien commun ? Rien de plus naturel, rien de plus juste que le parti que vous avez à prendre. Laissez faire ces gens-là : s’ils montrent du talent, une investigation neuve et profonde, en un mot, de la raison, la raison y gagnera toujours. Si vous employez d’autres moyens que ceux d’une raison libre, si vous criez à la trahison, si, comme pour éteindre un incendie, vous appelez au secours le public qui n’entend rien à de si subtils travaux, vous vous rendez ridicules. Car il n’est nullement question de savoir ce qui est ici avantageux ou nuisible au bien commun, mais seulement jusqu’où la raison peut s’avancer dans la spéculation, indépendamment de tout intérêt, et si l’on peut en général compter sur elle ou s’il faut la quitter dans l’ordre pratique. Ne vous jetez donc pas dans la mêlée l’épée à la main ; mais, placé sur le terrain assuré de la critique, contentez-vous de regarder tranquillement ce combat qui peut être pénible pour les champions, mais qui doit être amusant pour vous, et dont l’issue ne sera certainement pas sanglante, mais fort utile à vos connaissances. Il est tout à fait absurde de demander à la raison des lumières, et de lui prescrire d’avance le parti qu’elle doit prendre. D’ailleurs la raison est assez bien réprimée et retenue dans ses limites par la raison ; vous n’avez pas besoin d’appeler la garde pour opposer la force publique au parti dont la prédominence vous semble dangereuse. Dans cette dialectique, il n’y a pas de victoire dont vous ayez sujet de vous alarmer.

Bien plus, la raison a besoin d’une lutte semblable, et il serait à souhaiter qu’elle se fût engagée plus tôt et avec une liberté sans limites. Car alors on eût vu paraître plus tôt cette mûre critique qui doit faire tomber d’elles-mêmes toutes ces querelles, en apprenant aux combattants à reconnaître l’illusion dont ils étaient les jouets et les préjugés qui les ont divisés.

Il y a dans la nature humaine une certaine fausseté qui doit en définitive, comme tout ce qui vient de la nature, aboutir à une bonne fin ; je veux parler de ce penchant que nous avons à cacher nos véritables sentiments et à en étaler certains autres que nous tenons pour bons et honorables. Il est bien certain que ce penchant qui porte les hommes à dissimuler leurs sentiments et à prendre une apparence avantageuse n’a pas servi seulement à les civiliser, mais à les moraliser peu à peu dans une certaine mesure, parce que personne ne pouvant pénétrer à travers le fard de la décence, de l’honnêteté et de la moralité, on trouva dans ces prétendus bons exemples qu’on voyait autour de soi une école d’amélioration pour soi-même. Toutefois cette disposition à vouloir paraître meilleur qu’on n’est, et à montrer des sentiments qu’on n’éprouve pas, n’a qu’une utilité provisoire : elle sert à dépouiller l’homme de sa rudesse et à lui faire prendre au moins d’abord l’apparence du bien qu’il connaît ; mais une fois que les véritables principes sont développés et qu’ils sont entrés dans l’esprit, alors cette fausseté doit être peu à peu combattue avec force, car autrement elle corromprait le cœur et étoufferait les bons sentiments sous une belle mais trompeuse enveloppe.

Il m’est pénible de remarquer ce défaut de sincérité, cette dissimulation et cette hypocrisie jusque dans les manifestations de la pensée spéculative, où cependant les hommes trouvent bien moins d’obstacles à faire le libre aveu de leurs opinions et n’ont même aucun intérêt à les cacher. Que peut-il y avoir en effet de plus funeste à la connaissance humaine que de se communiquer réciproquement des pensées falsifiées, de cacher le doute que nous sentons s’élever contre nos propres assertions, ou de donner la couleur de l’évidence à des arguments qui ne nous satisfont pas nous-mêmes ? Tant que la simple vanité privée suscite ces artifices secrets (ce qui est ordinairement le cas dans les jugements spéculatifs qui ne sont liés à aucun intérêt particulier et ne sont guère susceptibles d’une certitude apodictique), ils viennent échouer devant la vanité des autres, aidée de l’assentiment public, et les choses finissent par arriver au point où les eussent portées bien plus tôt un sentiment sincère et une intention loyale. Mais lorsque le public s’imagine que de subtils sophistes ne tendent à rien moins qu’à ébranler les fondements du bonheur général, il semble non-seulement prudent, mais permis et même honorable de venir au secours de la bonne cause avec des raisons spécieuses, plutôt que de laisser à ses prétendus adversaires l’avantage de nous forcer à rabaisser nos paroles au ton d’une conviction purement pratique, et à reconnaître que nous ne possédons pas une certitude spéculative et apodictique. Cependant je serais disposé à penser que rien au monde ne s’accorde plus mal avec le dessein de soutenir une bonne cause que la ruse, la dissimulation et le mensonge. Le moins qui puisse être exigé, c’est que l’on montre une entière sincérité dans l’appréciation des principes rationnels de la pure spéculation. C’est bien peu de chose ; mais, si l’on pouvait seulement compter là-dessus, les luttes de la raison spéculative sur les importantes questions de Dieu, de l’immortalité (de l’âme) et de la liberté seraient depuis longtemps terminées ou ne tarderaient pas à l’être. Mais souvent la sincérité des sentiments est en raison inverse de la bonté de la cause, et la droiture est peut-être plus fréquemment du côté des adversaires de la bonne cause que du côté de ses défenseurs.

Je suppose donc des lecteurs qui ne veuillent pas qu’une bonne cause soit défendue par de mauvaises raisons. Pour ceux-là il est décidé maintenant que, d’après les principes de notre critique, si l’on regarde non ce qui a lieu, mais ce qui devrait avoir lieu, il n’y a point proprement de polémique de la raison pure. En effet comment deux personnes pourront-elles engager une discussion sur une chose dont ni l’une ni l’autre ne peuvent montrer la réalité dans une expérience réelle ou seulement possible, et dont elles sont obligées de couver en quelque sorte l’idée pour en tirer quelque chose de plus que l’idée, à savoir la réalité de l’objet même ? Par quel moyen termineront-elles la controverse, puisqu’aucune des deux ne peut rendre sa cause compréhensible et certaine, mais seulement attaquer et réfuter celle de son adversaire ? Tel est en effet le sort de toutes les affirmations de la raison pure : comme elles sortent des conditions de toute expérience possible, en dehors desquelles il n’y a aucun document de la vérité, et qu’elles sont néanmoins obligées de recourir aux lois de l’entendement, qui ne sont propres qu’à l’usage empirique, et sans lesquelles on ne saurait faire aucun pas dans la pensée synthétique, elles prêtent toujours le flanc à leurs adversaires, dont à leur tour elles peuvent attaquer le côté faible.

On peut considérer la critique de la raison pure comme le véritable tribunal où se jugent toutes les controverses de cette faculté ; car elle n’a pas à se mêler des disputes qui portent immédiatement sur les objets, mais elle est établie pour déterminer et juger les droits de la raison en général, suivant les principes de son institution primitive.

Sans elle la raison demeure en quelque sorte à l’état de nature, et elle ne peut faire accepter ou assurer ses assertions et ses prétentions qu’au moyen de la guerre. La critique au contraire, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre institution, dont l’autorité ne peut paraître douteuse à personne, nous procure la tranquillité d’un état civil où il n’est pas permis de traiter les différends autrement que par voie de procédure. Ce qui met fin aux querelles dans le premier état, c’est une victoire dont se vantent les deux partis et que suit ordinairement une paix mal assurée établie par l’intervention de quelque autorité supérieure ; mais dans le second, c’est une sentence, qui, remontant à la source même des disputes, doit amener une paix éternelle. Les disputes interminables d’une raison purement dogmatique nous obligent à chercher enfin le repos dans une critique de cette raison même et dans une législation qui s’y fonde. C’est ainsi que, comme le dit Hobbes, l’état de nature est un état d’injustice et de violence, d’où l’on doit nécessairement sortir pour se soumettre à une contrainte légale qui ne limite notre liberté que pour l’accorder avec celle de chacun et par là avec le bien général.

À cette liberté se rattache donc aussi celle de soumettre au jugement public, sans être réputé pour cela un citoyen turbulent et dangereux, les difficultés et les doutes qu’on n’a pu résoudre soi-même. C’est ce qui résulte déjà du droit primitif de la raison humaine, laquelle ne connaît d’autre tribunal que la raison commune, où chacun a sa voix ; et comme c’est de cette raison commune que doivent venir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et doit être respecté. Aussi est-il très-peu sensé de proclamer dangereuses certaines assertions hasardées ou certaines attaques inconsidérées contre des choses qui ont déjà pour elles l’assentiment de la plus grande et de la meilleure partie du public ; car c’est leur donner une importance qu’elles ne devraient pas avoir. Quand j’entends dire qu’un esprit peu commun a renversé par ses arguments la liberté de la volonté humaine, l’espérance d’une vie future et l’existence de Dieu, je suis curieux de lire son livre, car j’attends de son talent qu’il étende mes idées. Je suis parfaitement certain d’avance qu’il n’aura rien détruit de tout cela ; non que je me croie en possession d’arguments irréfutables en faveur de ces importants objets, mais la critique transcendentale, qui m’a découvert tout le dépôt de notre raison pure, m’a appris de la manière la plus certaine que, si la raison est incapable d’établir des assertions affirmatives dans ce champ, elle ne l’est pas moins, elle l’est plus encore d’avancer sur ces questions quelque chose de négatif. Où en effet ce prétendu esprit fort puisera-t-il, par exemple, cette connaissance qu’il n’y a point d’être suprême ? Cette proposition est placée hors du champ de l’expérience possible, et par conséquent hors des bornes de toute connaissance humaine. Je ne lirais point le défenseur dogmatique de la bonne cause contre cet ennemi, parce que je sais d’avance qu’il n’attaque les raisons spécieuses de son adversaire que pour préparer un chemin aux siennes, et qu’en outre une chose qui se produit chaque jour ne donne pas lieu à autant de remarques neuves qu’une chose extraordinaire et ingénieusement imaginée. Au contraire, cet adversaire de la religion qui est dogmatique aussi à sa façon fournirait à ma critique l’occupation qu’elle désire, et lui donnerait l’occasion de rectifier ses principes, sans qu’il y eût à craindre le moindre danger pour elle.

Mais la jeunesse qui est confiée à l’enseignement académique doit-elle être au moins prémunie contre des écrits de cette nature, et doit-on lui dérober la connaissance prématurée de propositions si dangereuses jusqu’à ce que son jugement soit mûr, ou plutôt que la doctrine qu’on lui veut inculquer soit assez fortement enracinée pour pouvoir résister à toute opinion contraire, de quelque part qu’elle vienne ?

S’il fallait s’en tenir à la méthode dogmatique dans les choses de la raison pure, et que la réfutation des adversaires fût proprement polémique, c’est-à-dire de telle nature que l’on dût nécessairement entrer en lutte et s’armer d’arguments en faveur des assertions contraires, il n’y aurait sans doute rien de plus sage pour le moment, mais aussi rien de plus vain et de plus inutile pour l’avenir, que de tenir quelque temps en tutelle la raison des jeunes gens, et de les préserver de la séduction au moins pendant ce temps. Mais si, dans la suite, la curiosité ou la mode du siècle leur mettent dans les mains ces écrits prétendus dangereux, les convictions de leur jeune âge soutiendront-elles le choc ? Celui qui n’apporte que des armes dogmatiques pour repousser les attaques de son adversaire et qui ne sait pas découvrir la dialectique cachée qui se joue de lui aussi bien que de son antagoniste, celui-là voit des raisons spécieuses qui ont l’avantage de la nouveauté opposées à d’autres raisons qui n’ont pas le même avantage, et il en conçoit ce soupçon que la crédulité de sa jeunesse a été trompée. Il ne croit pas alors pouvoir mieux montrer qu’il a échappé à la discipline de l’enfance qu’en rejetant les sages avertissements qu’il a reçus, et, accoutumé au dogmatisme, il boit à longs traits le poison qui corrompt dogmatiquement ses principes.

C’est précisément le contraire de ce que l’on conseille ici qui devrait avoir lieu dans l’enseignement académique, mais bien entendu à la condition qu’on lui donnerait pour fondement une solide instruction du côté de la critique de la raison pure. En effet, pour que le jeune homme applique le plus tôt possible les principes de cette critique et reconnaisse leur compétence à découvrir les plus grandes illusions dialectiques, il est tout à fait nécessaire de diriger contre sa raison, faible encore sans doute, mais éclairée par la critique, les attaques si redoutables au dogmatisme, et de l’exercer à examiner les vaines assertions de l’adversaire à la lumière de ces principes. Il ne lui sera pas difficile de réduire ces assertions en poussière, et ainsi de bonne heure il se sentira la force de se garantir de ces apparences nuisibles, qui finiront par perdre à ses yeux tout leur prestige. Il est bien vrai que les mêmes coups qui ruinent l’édifice de l’ennemi seraient également funestes à l’édifice spéculatif qu’il voudrait bâtir lui-même ; mais il est à ce sujet sans inquiétude, parce qu’il n’a pas besoin d’une semblable construction, et qu’il aperçoit devant lui le champ pratique où il peut espérer avec raison de trouver un terrain plus solide pour y élever un système rationnel et salutaire.

Il n’y a donc proprement aucune polémique dans le champ de la raison pure. De part et d’autre les coups portent dans l’air, et les combattants n’ont affaire qu’à leur ombre, car ils sortent des limites de la nature et passent dans une région où leur dogmatisme ne trouve pas la moindre prise, où il n’y a rien qu’il puisse saisir et retenir. Quand ils se croient les vainqueurs, les ombres qu’ils ont pourfendues reparaissent en un clin d’œil comme les héros du Walhalla, et ils peuvent toujours se donner le plaisir de combats aussi peu sanglants.

On ne saurait admettre non plus qu’on fît de la raison pure un usage sceptique, qui serait comme un principe de neutralité dans toutes ses controverses. Mettre la raison aux prises avec elle-même, lui fournir des armes des deux côtés et regarder tranquillement et d’un air railleur, cette lutte ardente, cela ne fait point bon effet au point de vue dogmatique, mais semble dénoter un esprit malin et méchant. Si cependant on considère l’aveuglement et l’orgueil des sophistes qu’aucune critique ne peut tempérer, il n’y a pas d’autre parti à prendre que d’opposer à leur jactance celle du parti contraire qui se fonde sur les mêmes droits, afin qu’au moins la raison, surprise par la résistance d’un ennemi, soit amenée à concevoir quelques doutes sur ses prétentions et à ouvrir l’oreille à la critique. Mais s’en tenir à ces doutes et vouloir recommander la conviction et l’aveu de son ignorance non-seulement comme un remède contre la ·présomption dogmatique, mais en même temps comme un moyen de terminer le conflit de la raison avec elle-même, c’est un dessein tout à fait vain et qui n’est nullement propre à procurer le repos à la raison ; tout au plus peut-il servir à la tirer de son doux rêve dogmatique et à lui faire examiner attentivement son état. Toutefois comme cette manière sceptique de se tirer d’une affaire fâcheuse semble être en quelque sorte le plus court chemin pour arriver à une paix philosophique durable, ou du moins la grande route que suivent volontiers ceux qui croient se donner un air philosophique par un mépris moqueur de toutes les recherches de cette espèce, il est nécessaire de mettre dans son véritable jour cette façon de penser.


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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]