Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch1/S3

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TROISIÈME SECTION


Discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses


Puisque nous savons enfin par la critique de notre raison que, dans son usage pur et spéculatif, nous ne pouvons en réalité rien savoir, ne devrait-elle pas ouvrir un vaste champ aux hypothèses, un champ où il nous fût au moins permis d’imaginer et de nous faire des opinions, à défaut d’affirmations certaines ?

Pour que l’imagination ne rêve pas, mais qu’elle s’exerce utilement, sous la sévère surveillance de la raison, il faut qu’elle s’appuie sur quelque chose qui soit parfaitement certain et qui ne soit pas à son tour imaginaire ou de pure opinion, et ce quelque chose est la possibilité de l’objet même. Alors il est bien permis de recourir à l’opinion touchant la réalité de cet objet ; mais cette opinion, pour n’être pas sans fondement, doit être rattachée, comme principe d’explication, à ce qui est réellement donné et à ce qui par conséquent est certain, et alors elle s’appelle une hypothèse.

Comme nous ne pouvons nous faire le moindre concept de la liaison dynamique à priori, et que la catégorie de l’entendement pur ne sert pas à la trouver, mais seulement à la comprendre quand elle se rencontre dans l’expérience, nous ne saurions imaginer originairement, conformément à ces catégories, un seul objet d’une nature nouvelle et ne pouvant être montrée dans l’expérience, ni donner un objet de ce genre pour fondement à une hypothèse légitime ; car ce serait soumettre à la raison de vaines chimères, au lieu des concepts des choses. Ainsi il n’est point permis d’imaginer de nouvelles facultés premières, comme par exemple un entendement capable de percevoir son objet sans le secours des sens, ou une force attractive sans contact, ni une nouvelle espèce de substances, une substance, par exemple, qui soit présente dans l’espace sans impénétrabilité, ni par conséquent un commerce des substances qui soit distinct de ceux que l’expérience nous fournit : aucune présence sinon dans l’espace, aucune durée sinon dans le temps. En un mot, notre raison ne peut que se servir des conditions de l’expérience possible, comme de conditions de la possibilité des choses ; mais elle ne peut nullement se créer en quelque sorte des choses tout à fait indépendamment de ces conditions ; car des concepts de ce genre, sans impliquer de contradiction, seraient cependant sans objet.

Les concepts rationnels sont, comme on l’a vu, de simples idées, et ils n’ont point d’objet dans quelque expérience, mais ils ne désignent pas pour cela des objets fictifs qui seraient en même temps regardés comme possibles. On se borne à concevoir ces idées problématiquement, afin de fonder à leur point de vue (en les prenant comme des fictions euristiques) des principes régulateurs de l’usage systématique de l’entendement dans le champ de l’expérience. Si l’on s’éloigne de ce champ, elles ne sont plus que des êtres de raison, dont la possibilité n’est pas démontrable, et qui par conséquent ne peuvent être non plus donnés pour fondement, par hypothèse, à l’explication de phénomènes réels. Il est tout à fait permis de concevoir l’âme comme simple, afin de donner, suivant cette idée, pour principe à notre manière de juger ses phénomènes intérieurs une unité parfaite et nécessaire de toutes les facultés, bien qu’on ne puisse l’apercevoir in concreto. Mais admettre l’âme comme une substance simple (ce qui est un concept transcendant), serait une proposition non-seulement indémontrable (comme le sont plusieurs hypothèses physiques), mais tout à fait arbitraire et aveugle, parce que le simple ne peut se présenter dans aucune expérience, et que, si l’on entend ici par substance l’objet permanent de l’intuition sensible, la possibilité d’un phénomène simple ne peut être aperçue. La raison ne nous autorise nullement à admettre, à titre d’opinion, des êtres purement intelligibles ou des qualités purement intelligibles des choses du monde sensible, bien que (comme on n’a aucun concept de leur possibilité ou de leur impossibilité) aucune vue soi-disant meilleure ne nous permette de les nier dogmatiquement.

Pour expliquer des phénomènes donnés, on ne peut employer d’autres choses et d’autres principes d’explication que ceux qui se rattachent aux choses ou aux principes donnés suivant les lois déjà connues des phénomènes. Une hypothèse transcendentale, dans laquelle une simple idée de la raison servirait à expliquer les choses de la nature, ne serait point par conséquent une explication ; car ce que l’on ne comprend pas suffisamment par des principes empiriques connus, on chercherait à l’expliquer par quelque chose dont on ne comprend rien du tout. Aussi le principe d’une telle hypothèse ne servirait-il proprement qu’à contenter la raison, et nullement à faire avancer l’entendement par rapport aux objets. L’ordre et la finalité dans la nature doivent être expliqués à leur tour par des raisons naturelles et suivant des lois naturelles, et ici les hypothèses même les plus grossières, pourvu qu’elles soient physiques, sont plus supportables qu’une hypothèse hyperphysique, c’est-à-dire que l’appel à un auteur divin que l’on suppose tout exprès. Ce serait suivre en effet le principe de la raison paresseuse (ignava ratio) que de laisser de côté tout d’un coup toutes les causes dont les progrès de l’expérience peuvent encore nous apprendre à connaître la réalité objective, du moins quant à la possibilité, pour se reposer dans une simple idée, très commode à la raison. Mais pour ce qui est de l’absolue totalité du principe d’explication dans la série des causes, cela ne peut faire d’obstacle par rapport aux objets du monde, puisque, ces objets n’étant que des phénomènes, on n’y peut jamais espérer quelque chose d’achevé dans la synthèse de la série des conditions.

On ne peut attribuer à la raison, dans son usage spéculatif, le droit de recourir à des hypothèses transcendentales, et lui accorder la liberté, pour suppléer au manque de principes physiques d’explication, d’en employer d’hyperphysiques. C’est que, d’une part, la raison, loin d’avancer par là, arrête bien plutôt tout le développement de son usage, et que, d’autre part, cette licence finirait par lui faire perdre tous les fruits de la culture de son propre sol, c’est-à-dire de l’expérience. En effet, si l’explication naturelle nous est difficile ici ou là, nous avons toujours sous la main un principe transcendant d’explication qui nous dispense de cette recherche et met fin à notre investigation, non par une connaissance, mais par la complète incompréhensibilité d’un principe déjà préconçu de manière à renfermer le concept de l’absolument premier.

La deuxième condition requise pour que l’on puisse admettre une hypothèse, c’est qu’elle suffise pour déterminer à priori les effets qui sont donnés. Si l’on est forcé pour cela de recourir à des hypothèses subsidiaires, elles encourent le soupçon d’être de pures fictions, puisque chacune d’elles en soi a besoin de cette même justification que réclamait déjà la pensée fondamentale, et que par conséquent elle ne peut fournir un témoignage valable. Si, en supposant une cause absolument parfaite, on ne manque pas de principes pour expliquer la finalité, l’ordre et la grandeur qui se trouvent dans le monde, cette supposition a besoin de nouvelles hypothèses encore pour se sauver des objections qui se tirent des anomalies et des maux qui s’y montrent aussi. Si l’on oppose à la substantialité simple de l’âme humaine, qui est donnée pour fondement à ses phénomènes, les difficultés qui naissent de l’analogie de ces phénomènes avec les changements de la matière (l’accroissement et le décroissement), il faut alors invoquer de nouvelles hypothèses, qui ne sont pas sans doute sans apparence, mais qui sont sans aucun crédit, en dehors de celui que leur donne l’opinion que l’on prend pour fondement et qu’elles doivent cependant servir à défendre.

Si les affirmations de la raison prises ici pour exemples (l’unité incorporelle de l’âme et l’existence d’un être suprême), doivent être tenues pour des dogmes démontrés à priori, il ne sera plus alors question d’hypothèses. Mais dans ce cas il faut veiller à ce que la preuve ait la certitude apodictique d’une démonstration. Car vouloir rendre simplement vraisemblable la réalité de ces idées, c’est une entreprise aussi absurde que si l’on voulait démontrer d’une manière simplement probable une proposition géométrique. La raison détachée de toute expérience, ou ne connaît rien du tout, ou ne peut rien connaître qu’à priori et nécessairement ; son jugement n’est donc jamais une opinion, mais il est ou une abstention de tout jugement, ou une certitude apodictique. Des opinions et des jugements vraisemblables sur ce qui convient aux choses ne sont possibles qu’à titre de principes d’explication de ce qui est réellement donné, ou comme conséquences dérivant, suivant des lois empiriques, de ce qui sert de fondement comme réel, c’est-à-dire uniquement dans la série des objets de l’expérience. Hors de ce champ l’opinion n’est qu’un jeu de pensées, à moins que l’on ne croie qu’en suivant une route incertaine, le jugement y trouvera peut-être la vérité. Cependant, bien que dans les questions purement spéculatives de la raison pure il n’y ait pas lieu de faire des hypothèses pour y fonder des propositions, les hypothèses y sont admissibles quand il ne s’agit que de se défendre, c’est-à-dire dans l’usage polémique, non dans l’usage dogmatique. Mais je n’entends pas par se défendre augmenter les preuves de son assertion ; j’entends simplement réduire à néant les apparentes connaissances par lesquelles l’adversaire prétend ruiner notre propre assertion. Or toutes les propositions synthétiques tirées de la raison pure ont cela de propre que, si celui qui affirme la réalité de telle ou telle idée n’en sait jamais assez pour rendre certaine son affirmation, l’adversaire n’en sait pas davantage pour soutenir le contraire. Le sort de la raison humaine est le même des deux côtés : il ne favorise pas l’un plus que l’autre dans la connaissance spéculative ; aussi donne-t-il lieu à des combats sans fin. Mais on verra dans la suite que, par rapport à l’usage pratique, la raison a le droit d’admettre quelque chose qu’elle ne saurait en aucune façon supposer, sans des preuves suffisantes, dans le champ de la pure spéculation, parce que, si toutes les suppositions de ce genre font tort à la perfection de la spéculation, l’intérêt pratique n’a point à prendre ce souci. Dans l’ordre pratique elle a donc une possession dont elle n’a pas besoin de prouver la légitimité, et dont elle ne pourrait pas en fait donner la preuve. C’est à l’adversaire de prouver. Mais, comme celui-ci, pour démontrer la non-existence de l’objet en question, n’en sait pas plus que celui qui en affirme la réalité, l’avantage est ici du côté de celui qui affirme quelque chose comme une supposition pratiquement nécessaire (melior est conditio possidentis). Il est libre en effet de recourir en quelque sorte par nécessité, pour défendre sa bonne cause, aux mêmes moyens que l’adversaire emploie contre elle, c’est-à-dire aux hypothèses, non pas sans doute afin de fortifier la preuve de ce qu’il avance, mais seulement afin de montrer que l’adversaire sait trop peu de l’objet du débat pour pouvoir se flatter d’avoir sur nous l’avantage en fait de connaissance spéculative.

Les hypothèses ne sont donc permises dans le champ de la raison pure que comme armes de guerre ; elles ne servent pas à y fonder un droit, mais seulement à le défendre. Mais c’est toujours en nous-mêmes que nous devons chercher ici l’adversaire. En effet la raison spéculative dans son usage transcendental est dialectique en soi. Les objections qui pourraient être à craindre résident en nous-mêmes. Nous devons les rechercher, comme des prétentions anciennes, mais toujours imprescriptibles, afin de fonder une paix éternelle sur leur anéantissement. Un repos extérieur n’est qu’apparent. Il faut extirper le germe des hostilités qui réside dans la nature de la raison humaine ; mais comment l’extirper, si nous ne lui donnons pas la liberté et même la nourriture qui lui sont nécessaires pour pousser des feuilles et, en se montrant ainsi, nous fournir le moyen de le détruire jusque dans sa racine ? Songez donc vous-mêmes aux objections qui ne sont encore venues à l’esprit d’aucun des adversaires, et prêtez-leur même des armes, ou accordez-leur tout le terrain favorable qu’ils peuvent souhaiter. Il n’y a ici rien à craindre, mais tout à espérer : vous acquerrez ainsi une position qui ne pourra plus jamais vous être disputée.

Pour vous armer complètement, il vous faut donc aussi les hypothèses de la raison pure ; et, bien que ces hypothèses ne soient que des armes de plomb (puisqu’elles ne sont jamais trempées par aucune loi de l’expérience), elles sont toujours aussi bonnes que celles dont un adversaire peut se servir contre vous. Si donc, quand vous admettez (à quelqu’autre point de vue non spéculatif) une nature immatérielle et qui ne soit pas soumise au changement du corps, on vous oppose cette difficulté que cependant l’expérience semble prouver que l’accroissement et la diminution des facultés de notre esprit ne sont que des modifications diverses de nos organes, vous pouvez infirmer la force de cet argument en admettant que notre corps n’est rien que le phénomène fondamental auquel se rapporte, comme à sa condition, dans l’état actuel (dans la vie), toute la faculté de la sensibilité et par là toute pensée, et que la séparation d’avec le corps est la fin de cet usage sensible de notre faculté de connaître et le commencement de son usage intellectuel. Le corps ne serait donc pas la cause, mais simplement une condition restrictive de la pensée ; par conséquent il devrait être considéré sans doute comme un instrument de la vie sensible et animale, mais aussi comme un obstacle à la vie pure et spirituelle, et la dépendance de la première par rapport à la constitution corporelle ne prouverait rien pour la dépendance de toute la vie par rapport à l’état de nos organes. Vous pouvez aller plus loin encore, et trouver de nouveaux doutes, qui n’ont pas été mis jusqu’ici en avant, ou qui n’ont pas été suffisamment approfondis.

Ce qu’il y a d’accidentel dans les générations, qui, chez les hommes comme chez les créatures privées de raison, dépendent de l’occasion, mais souvent aussi de l’alimentation, du gouvernement, de ses caprices et de ses fantaisies, souvent même du vice, forme une grande difficulté contre l’opinion qui attribue une durée éternelle à une créature dont la vie a commencé dans des circonstances si insignifiantes et si entièrement livrées à notre liberté. Pour ce qui est de la durée de toute l’espèce (ici sur la terre), cette difficulté a peu d’importance, parce que l’accident dans l’individu n’en est pas moins soumis à une règle dans le tout ; mais il paraît certainement douteux d’attendre, pour chaque individu, un effet si puissant de causes si médiocres. Or contre une difficulté de ce genre, vous pouvez invoquer cette hypothèse transcendentale, que toute vie, n’étant proprement qu’intelligible, n’est nullement soumise aux vicissitudes du temps et ni n’a commencé avec la naissance ni ne doit finir avec la mort ; que cette vie n’est qu’un simple phénomène, c’est-à-dire une représentation sensible de la vie purement spirituelle, et tout le monde sensible qu’une image, qui flotte devant notre mode actuel de connaissance, et qui, comme un songe, n’a en soi aucune réalité objective ; que, si nous pouvions voir les choses, y compris nous-mêmes, comme elles sont, nous nous verrions dans un monde de natures spirituelles, avec lequel notre seul véritable commerce n’a pas commencé avec la naissance et ne doit pas finir avec la mort du corps (qui n’est qu’un phénomène), etc.

Quoique nous ne sachions pas la moindre chose de tout ce que nous avons mis ici hypothétiquement en avant pour repousser l’attaque, et que nous ne l’affirmions pas sérieusement ; quoique tout cela ne soit pas même une idée de raison, mais seulement un concept inventé pour la défense, nous n’en procédons pas moins ici d’une manière tout à fait conforme à la raison : à l’adversaire qui pense avoir épuisé toute possibilité, en donnant faussement le défaut de conditions empiriques pour une preuve de l’impossibilité absolue de ce que nous croyons, nous montrons qu’il ne peut pas plus embrasser avec de simples lois expérimentales tout le champ des choses possibles en soi, que nous ne pouvons acquérir pour notre raison quelque légitime possession en dehors de l’expérience. Celui qui tourne des moyens hypothétiques contre les prétentions d’un adversaire audacieusement négatif ne doit pas être tenu pour un homme qui voudrait se les approprier comme ses véritables opinions. Il les abandonne aussitôt qu’il a repoussé la présomption dogmatique de son adversaire. En effet, si l’on se montre modeste et mesuré quand on se borne à repousser et à nier les assertions d’autrui, dès que l’on veut faire valoir ses objections comme des preuves du contraire, on ne manque jamais alors d’afficher des prétentions tout aussi orgueilleuses et non moins imaginaires que si l’on avait embrassé le parti de l’affirmation.

On voit donc par là que, dans l’usage spéculatif de la raison, les hypothèses n’ont pas de valeur en soi comme opinions, mais seulement par rapport aux prétentions transcendantes opposées. En effet, étendre les principes de l’expérience possible à la possibilité des choses en général n’est pas moins transcendant que d’affirmer la réalité objective de ces concepts qui ne peuvent trouver leurs objets qu’en dehors des limites de toute expérience possible. Ce que la raison pure juge assertoriquement doit être nécessaire (comme tout ce que la raison connaît), ou n’être rien du tout. Elle ne renferme donc dans le fait aucune opinion. Mais les hypothèses dont il s’agit ici ne sont que des jugements problématiques, qui du moins ne peuvent être réfutés, bien qu’ils ne puissent non plus être démontrés par rien ; et par conséquent elles ne sont pas des opinions privées, quoiqu’elles ne puissent échapper aisément (même au point de vue de la tranquillité intérieure) au doute qui les poursuit. Il faut leur conserver cette qualité, et bien prendre garde qu’elles ne se posent comme si elles avaient par elles-mêmes quelque crédit et quelque valeur absolue, et qu’elles n’étouffent la raison sous des fictions et des chimères.


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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]