Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch3

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 389-405).




CHAPITRE III


Architectonique de la raison pure


J’entends par architectonique l’art des systèmes. Comme l’unité systématique est ce qui convertit la connaissance : vulgaire en science, c’est-à-dire ce qui d’un simple agrégat de connaissances fait un système, l’architectonique est donc la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général, et ainsi elle appartient nécessairement à la méthodologie.

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout où la sphère des éléments divers et la position respective des parties sont déterminées à priori. Le concept rationnel scientifique contient donc la fin et la forme du tout qui concorde avec lui. L’unité du but auquel se rapportent toutes les parties, en même temps qu’elles se rapportent les unes aux autres dans l’idée de ce but, fait que l’on ne peut manquer de remarquer l’absence d’une partie quelconque, quand on connaît toutes les autres, et qu’aucune addition accidentelle, ou aucune grandeur indéterminée de perfection, qui n’ait pas ses limites déterminées à priori, n’y peut trouver place. Le tout est donc un système articulé (articulatio) et non pas seulement un amas (concervatio) ; il peut bien croître par intussusception (per intussusceptionem), mais non par juxtaposition (per appositionem), semblable au corps d’un animal dont l’accroissement ne lui ajoute aucun membre, mais, sans changer la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins.

L’idée, pour être exécutée, a besoin d’un schème, c’est-à-dire d’une diversité et d’une ordonnance des parties qui soient essentielles et déterminées à priori d’après le principe de la fin. Le schème qui n’est pas formé d’après une idée, c’est-à-dire d’après une fin capitale de la raison, mais empiriquement, suivant des vues accidentelles (dont on ne peut savoir d’avance la quantité), ne donne qu’une unité technique ; mais celui qui résulte d’une idée (où la raison fournit à priori les fins et ne les attend pas empiriquement), celui-là fonde une unité architectonique. Ce que nous nommons science ne peut se former techniquement, en raison de l’analogie des éléments divers ou de l’application accidentelle de la connaissance in concreto à toutes sortes de fins extérieures et arbitraires, mais architectoniquement, en vertu de l’affinité des parties et de leur dépendance d’une unique fin suprême et interne, qui rend d’abord possible le tout ; et son schème doit renfermer, conformément à l’idée, c’est-à-dire à priori, le cadre (monogramma) du tout et sa division en parties, et le distinguer sûrement et suivant certains principes de tous les autres.

Personne ne tente de constituer une science sans lui donner une idée pour fondement. Mais, dans l’exécution de cette science, le schème et même la définition que l’on donne dès le début de sa science correspondent très-rarement à son idée ; car celle-ci est dans la raison comme un germe où toutes les parties sont encore très-enveloppées et à peine saisissables à l’observation microscopique. C’est pourquoi, les sciences étant toutes conçues du point de vue d’un certain intérêt général, il faut les définir et les déterminer, non pas d’après la description qu’en donne leur auteur, mais d’après l’idée qu’on trouve fondée dans la raison même de l’unité naturelle des parties qu’il a rassemblées. On trouve alors en effet que l’auteur et souvent même ses derniers successeurs se trompent au sujet d’une idée qu’ils n’ont pas cherché à se rendre claire à eux-mêmes, et que c’est pour cela qu’ils ne peuvent déterminer le contenu propre, l’articulation (l’unité systématique) et les limites de la science.

Il est fâcheux que ce ne soit qu’après avoir passé beaucoup de temps à la recherche d’une idée profondément cachée en nous, après avoir rassemblé rhapsodiquement, comme autant de matériaux, beaucoup de connaissances relatives à cette idée, et même après les avoir maintes fois disposées techniquement, qu’il nous soit enfin possible de voir l’idée dans un jour plus clair et d’esquisser architectoniquement un ensemble d’après les fins de la raison. Les systèmes, se montrant d’abord tronqués et ne se complétant qu’avec le temps, semblent être formés, comme des vers, par une génération équivoque, d’un simple assemblage de concepts réunis ; et pourtant ils avaient tous leur schème, comme un germe primitif, dans la raison qui se développe elle-même. Aussi non-seulement chacun d’eux est-il en soi articulé suivant une idée, mais sont-ils tous harmonieusement unis entre eux comme autant de membres d’un même tout, dans un système de la connaissance humaine, et permettent-ils une architectonique de tout le savoir humain, qui ne serait pas seulement possible, mais ne serait même pas bien difficile aujourd’hui que beaucoup de matériaux sont déjà rassemblés ou peuvent être tirés des ruines d’anciens édifices écroulés. Nous nous contenterons ici d’achever notre œuvre, c’est-à-dire d’esquisser simplement l’architectonique de toute connaissance provenant de la raison pure, et nous partirons du point où la racine commune de notre faculté de connaître se divise pour former deux branches, dont l’une est la raison. Mais j’entends ici par raison toute la faculté de connaître supérieure, et j’oppose par conséquent le rationnel à l’empirique.

Si je fais abstraction de toute matière de la connaissance, considérée objectivement, toute connaissance est alors, subjectivement, ou historique ou rationnelle. La connaissance historique est cognitio ex datis ; et la connaissance rationnelle, cognitio ex principiis. Une connaissance, quelle qu’en puisse être l’origine, est historique chez celui qui la possède, quand il ne sait rien de plus que ce qui lui a été transmis du dehors, qu’il l’ait appris par l’expérience immédiate, ou par un récit, ou même par le moyen de l’instruction (des connaissances générales). Aussi celui qui a proprement appris un système de philosophie, par exemple le système de Wolf, eût-il dans la tête tous les principes, toutes les définitions et toutes les démonstrations, ainsi que la division de toute la doctrine, et fût-il en état d’en compter en quelque sorte toutes les parties sur ses doigts, celui-là n’a encore qu’une complète connaissance historique de la philosophie de Wolf ; il ne sait et ne juge que d’après ce qui lui a été donné. Contestez-lui une définition, il ne saura plus où en prendre une autre. Il s’est formé sur une raison étrangère, mais la faculté d’imitation n’est pas la faculté d’invention ; c’est-à-dire que la connaissance n’est pas résultée chez lui de la raison, et que, bien qu’elle soit sans doute, objectivement, une connaissance rationnelle, elle n’est toujours, subjectivement, qu’une connaissance historique. Il l’a bien reçue et bien retenue, c’est-à-dire bien apprise, et il n’est que la statue de plâtre d’un homme vivant. Les connaissances rationnelles, qui le sont objectivement (c’est-à-dire qui ne peuvent résulter originairement que de la propre raison de l’homme), ne peuvent porter aussi ce nom subjectivement que quand elles ont été puisées aux sources générales de la raison, d’où peut aussi résulter la critique et même le dessein de rejeter tout ce que l’on a appris, c’est-à-dire que quand elles sont tirées de principes.

Or toute connaissance rationnelle a lieu ou par concepts ou par construction des concepts ; la première s’appelle philosophique, et la seconde, mathématique. J’ai déjà traité dans le premier chapitre de la différence intrinsèque de ces deux espèces de connaissances. Une connaissance peut donc être objectivement historique, comme chez la plupart des écoliers et chez tous ceux qui ne voient jamais plus loin que l’école et demeurent toute leur vie écoliers. Mais il est cependant étonnant que la connaissance mathématique, alors même qu’on l’a apprise, puisse avoir encore subjectivement la valeur d’une connaissance rationnelle, et qu’il n’y ait pas lieu d’y faire la même distinction que dans la connaissance philosophique. La cause en est que les sources de connaissances, où le maître peut puiser, ne résident que dans les principes essentiels et vrais de la raison, et que par conséquent ils ne peuvent être tirés d’ailleurs par l’élève ni contestés d’aucune façon, et cela parce que l’usage de la raison n’a lieu ici qu’in concreto, bien qu’à priori, c’est-à-dire dans une intuition pure et partant infaillible, et qu’il exclut ainsi toute illusion et toute erreur. Entre toutes les sciences rationnelles (à priori), il n’y a donc que les mathématiques qui puissent être apprises, mais jamais la philosophie (à moins que ce ne soit historiquement) : en ce qui concerne la raison, on ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher.

Le système de toute connaissance philosophique est la philosophie. On doit l’admettre objectivement, en entendant par là le type de l’appréciation de toutes les tentatives faites pour philosopher, type qui doit servir à juger toute philosophie subjective, dont l’édifice est souvent si divers et si changeant. De cette manière la philosophie est une simple idée d’une science possible, qui n’est donnée nulle part in concreto, mais dont on cherche à se rapprocher par différentes voies, jusqu’à ce que l’on ait découvert l’unique sentier qui y conduit, mais qu’obstruait la sensibilité, et que l’on réussisse, autant qu’il est permis à des hommes, à rendre la copie, jusque-là manquée, semblable au modèle. Jusqu’ici il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre ; car où est-elle ? Qui l’a en sa possession, et à quel caractère la reconnaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec cette réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes jusque dans leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter.

Jusque-là le concept de la philosophie n’est qu’un concept scolastique 1[1], à savoir celui d’un système de la connaissance, qui n’est cherché que comme science, sans que l’on ait pour but quelque chose de plus que l’unité systématique de ce savoir, par conséquent la perfection logique de la connaissance. Mais il y a encore un concept cosmique (conceptus cosmicus) qui a toujours servi de fondement à cette dénomination, surtout quand on le personnifiait en quelque sorte et qu’on se le représentait comme un type dans l’idéal du philosophe. À ce point de vue la philosophie est la science du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanæ), et le philosophe n’est pas un artiste de la raison, mais le législateur de la raison humaine. En ce sens il serait trop orgueilleux de s’appeler soi-même un philosophe, et de s’imaginer que l’on égale un modèle qui n’existe que dans l’idée.

Le mathématicien, le physicien, le logicien, quelque succès que puissent avoir le premier en général dans la connaissance rationnelle et les deux derniers en particulier dans la connaissance philosophique, ne sont toujours que des artistes de la raison. Il y a encore un maître en idéal, qui les emploie tous, se sert d’eux comme d’instruments pour aider aux fins essentielles de la raison humaine. C’est celui-là seul que nous devrions appeler philosophe ; mais, comme il ne se rencontre nulle part et que l’idée de sa législation se trouve partout dans toute raison humaine, nous nous en tiendrons simplement à la dernière, et nous déterminerons avec plus de précision ce que la philosophie prescrit, d’après ce concept cosmique *[2], du point de vue des fins, pour l’unité systématique.

Les fins essentielles ne sont pas pour cela les fins les plus hautes : il ne peut y en avoir qu’une seule (dans la parfaite unité systématique de la raison). Elles sont ou le but final, ou les fins subalternes qui sont nécessaires à ce but à titre de moyens. Le premier n’est autre que la destination totale de l’homme, et la philosophie qui roule sur elle s’appelle la morale. C’est à cause de cette prééminence de la philosophie morale sur toute autre acquisition de la raison que chez les anciens on entendait toujours en même temps et principalement, sous le nom de philosophe, le moraliste ; et même aujourd’hui encore, par une certaine analogie, l’apparence extérieure de la domination de soi-même par la raison suffit pour faire nommer quelqu’un philosophe, malgré son savoir borné.

La législation de la raison humaine (la philosophie) a deux objets : la nature et la liberté ; et par conséquent elle embrasse la loi physique aussi bien que la loi morale, d’abord en deux systèmes particuliers, et puis enfin en un seul système philosophique. La philosophie de la nature s’étend à tout ce qui est ; celle des mœurs à tout ce qui doit être.

Toute philosophie est ou une connaissance issue de la raison pure, ou une connaissance rationnelle issue de principes empiriques. La première s’appelle philosophie pure, et la seconde, philosophie empirique.

La philosophie de la raison pure est ou une propédeutique (un exercice préliminaire) qui étudie la faculté de la raison par rapport à toute connaissance pure à priori, et elle s’appelle alors critique ; ou elle est le système de la raison pure (la science), toute la connaissance philosophique (vraie ou apparente) venant de la raison pure et formant un ensemble systématique, et elle s’appelle alors métaphysique. Mais ce nom peut être donné aussi à toute la philosophie pure, y compris la critique, et embrasser ainsi aussi bien la recherche de tout ce qui peut jamais être connu à priori que l’exposition de ce qui constitue un système des connaissances philosophiques pures de cette espèce, et se distingue de tout usage empirique, ainsi que de tout usage mathématique de la raison.

La métaphysique se divise en métaphysique de l’usage spéculatif et métaphysique de l’usage pratique de la raison pure, et elle est ainsi ou une métaphysique de la nature, ou une métaphysique des mœurs. La première contient tous les principes purs de la raison qui, par de simples concepts (à l’exclusion par conséquent des mathématiques), se rapportent à la connaissance théorétique de toutes choses ; la seconde contient ceux qui déterminent à priori et rendent nécessaires le faire et le ne pas faire. Or la moralité est la seule conformité des actes à des lois qui puisse être dérivée tout à fait à priori de certains principes. Aussi la métaphysique des mœurs est-elle proprement la morale pure, où l’on ne prend pour fondement aucune anthropologie (aucune condition empirique). La métaphysique de la raison spéculative est donc ce que l’on a coutume de nommer métaphysique dans un sens plus étroit ; mais, en tant que la morale pure appartient aussi à la branche de la connaissance humaine, mais philosophique, qui vient de la raison pure, nous lui conserverons cette dénomination, bien que nous la mettions ici de côté, comme ne se rapportant pas actuellement à notre but.

Il est de la plus haute importance d’isoler des connaissances qui sont distinctes par leur espèce et leur origine, et de les empêcher soigneusement de se mêler et de se confondre avec d’autres, avec lesquelles elles sont ordinairement unies dans l’usage. Ce que fait le chimiste dans la séparation des matières, le mathématicien dans sa science pure de la quantité, le philosophe est encore plus tenu de le faire, afin de pouvoir déterminer sûrement la part de chaque espèce particulière de connaissances dans l’usage mobile de l’entendement, sa valeur propre et son influence. Aussi la raison humaine, depuis qu’elle a commencé à penser ou plutôt à réfléchir, n’a-t-elle jamais pu se passer d’une métaphysique, bien qu’elle n’ait pas su la dégager suffisamment de tout élément étranger. L’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison spéculative de l’homme, et quelle raison ne spécule pas, soit à la manière populaire, soit à la manière scolastique ? Il faut pourtant avouer que la distinction des deux éléments de notre connaissance, dont l’un est en notre pouvoir tout à fait à priori, tandis que l’autre ne peut être tiré qu’à posteriori de l’expérience, est toujours demeurée très-obscure, même chez les penseurs de profession, et qu’ainsi on n’a jamais bien pu déterminer la limite d’une espèce particulière de connaissances, et par conséquent la véritable idée d’une science qui a si longtemps et si fort occupé la raison humaine. Quand on disait : la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine, on ne désignait point une espèce particulière de principes, mais seulement un degré plus élevé de généralité, et l’on ne pouvait les distinguer nettement par là des principes empiriques ; car, même parmi ceux-ci, il y en a quelques-uns qui sont plus généraux et par conséquent plus élevés que d’autres, et dans la série d’une telle hiérarchie (où l’on ne distingue pas ce qui est tout à fait à priori de ce qui ne peut être connu qu’à posteriori), où tracer la ligne qui sépare la première partie de la dernière, et les membres supérieurs des inférieurs ? Que dirait-on si la chronologie ne pouvait désigner les époques du monde qu’en les partageant en premiers siècles et en siècles suivants ? On pourrait demander si le cinquième, si le dixième siècle, etc., font aussi partie des premiers ? Je demande de même : l’idée de l’étendue appartient-elle à la métaphysique ? Oui, répondez-vous ! Eh bien, et celle du corps aussi ? Oui. Et celle du corps fluide ? Vous êtes étonnés, car si cela continue ainsi, tout appartiendra à la métaphysique. On voit par là que le seul degré de subordination (le particulier sous le général) ne peut déterminer les limites d’une science, mais qu’il nous faut ici une distinction radicale, une distinction d’origine. Mais ce qui obscurcissait encore d’un autre côté l’idée fondamentale de la métaphysique, c’était la ressemblance qu’elle a, comme connaissance à priori, avec les mathématiques. Cette ressemblance indique bien une certaine parenté entre les deux sciences, en tant qu’elles ont toutes deux une origine à priori ; mais, pour ce qui est du mode de connaissance qui, dans l’une, a lieu par concepts, tandis que dans l’autre il se fait simplement par la construction des concepts, il établit entre elles une différence si absolue qu’on l’a toujours sentie en quelque sorte, bien qu’on n’ait pu la ramener à des critériums évidents. De là il est arrivé que les philosophes mêmes, ayant échoué dans la définition de leur science, ne purent donner à leurs travaux un but déterminé et une direction sûre, et qu’avec un plan si arbitrairement tracé, ignorant le chemin qu’ils avaient à prendre, et toujours en désaccord sur les découvertes que chacun d’eux pensait avoir faites, ils rendirent leur science méprisable aux autres et finirent par la mépriser eux-mêmes.

Toute connaissance pure forme donc, grâce à la faculté de connaître particulière où elle a exclusivement son siège, une unité particulière, et la métaphysique est la philosophie qui l’expose dans cette unité systématique. La partie spéculative de cette science, qui s’est particulièrement approprié ce nom, ou que nous appelons la métaphysique de la nature, et qui examine tout, suivant des concepts à priori, en tant qu’il est (et non pas ce qui doit être), se divise de la manière suivante.

La métaphysique, dans le sens étroit de ce mot, se compose de la philosophie transcendentale et de la physiologie de la raison pure. La première ne considère que l’entendement et la raison même dans un système de tous les concepts et de tous les principes qui se rapportent à des objets en général, sans admettre des objets qui seraient donnés (ontologia) ; la seconde considère la nature, c’est-à-dire l’ensemble des objets donnés (qu’ils soient donnés aux sens, ou, si l’on veut, à une autre espèce d’intuition), et elle est ainsi une physiologie (mais purement rationnelle). Or l’usage de la raison dans cette étude rationnelle de la nature est soit physique, soit hyperphysique, ou mieux soit immanent, soit transcendant. Le premier a pour objet la nature, en tant que la connaissance en peut être appliquée dans l’expérience (in concreto) ; le second s’occupe de cette liaison des objets de l’expérience qui dépasse toute expérience. Cette physiologie transcendante a donc pour objet une liaison interne ou externe, mais qui dans les deux cas sort des limites de l’expérience possible ; elle est ainsi ou la physiologie de toute la nature, c’est-à-dire la cosmologie transcendentale, ou celle de l’union de toute la nature avec un être élevé au-dessus de la nature, c’est-à-dire la théologie transcendentale.

La physiologie immanente considère au contraire la nature comme l’ensemble de tous les objets des sens, par conséquent telle qu’elle nous est donnée, mais seulement suivant les conditions à priori sous lesquelles elle peut nous être donnée en général. Or il y a deux espèces d’objets des sens : 1o ceux des sens extérieurs ; par conséquent l’ensemble de ces objets, la nature corporelle ; 2o l’objet du sens intérieur, l’âme, et, suivant les concepts fondamentaux de l’âme en général, la nature pensante. La métaphysique de la nature corporelle s’appelle physique, mais physique rationnelle, puisqu’elle ne doit renfermer que les principes de la connaissance à priori de la nature. La métaphysique de la nature pensante s’appelle psychologie ; mais, par la même raison, il ne s’agit ici que de la psychologie rationnelle.

Tout le système de la métaphysique se compose donc de quatre parties principales : 1o l’ontologie ; 2o la physiologie rationnelle ; 3o la cosmologie rationnelle ; 4o la théologie rationnelle. La seconde partie, c’est-à-dire la physique de la raison pure, renferme deux divisions : la physique rationnelle *[3] et la psychologie rationnelle.

L’idée originaire d’une philosophie de la raison pure prescrit cette division ; celle-ci est donc architectonique, conforme aux fins essentielles de la raison, et non pas seulement technique, établie d’après des affinités accidentellement perçues et tracée en quelque sorte au hasard ; et c’est pourquoi elle est immuable et législative. Mais il y a ici quelques points qui pourraient exciter des doutes et infirmer la conviction touchant sa légitimité.

D’abord, comment puis-je attendre une connaissance à priori, par conséquent une métaphysique, d’objets qui sont donnés à nos sens, c’est-à-dire à posteriori ? Et comment est-il possible de connaître, suivant des principes à priori, la nature des choses, et d’arriver à une physiologie rationnelle ? La réponse est que nous ne prenons de l’expérience que tout juste ce qui est nécessaire pour nous donner un objet, soit du sens extérieur, soit du sens intérieur, le premier au moyen du simple concept de matière (étendue sans vie et impénétrable), le second au moyen du concept d’un être pensant (dans la représentation intérieure empirique : je pense). Nous devrions d’ailleurs nous abstenir entièrement, dans toute la métaphysique de ces objets, de tous les principes empiriques qui pourraient ajouter encore au concept quelque expérience, servant à porter un jugement sur ces objets.

En second lieu, où se placera donc la psychologie empirique, qui a toujours eu sa place dans la métaphysique, et dont on a attendu de notre temps de si grandes choses pour l’éclaircissement de cette science, après avoir perdu l’espoir de rien faire de bon à priori ? Je réponds : elle vient là où doit être placée la physique proprement dite (la physique empirique), c’est-à-dire du côté de la philosophie appliquée, dont la philosophie pure contient les principes à priori, et avec laquelle par conséquent elle doit être unie, mais non pas confondue. La psychologie empirique doit donc être entièrement bannie de la métaphysique, et elle en est déjà absolument exclue par l’idée de cette science. Cependant on devra lui accorder là, pour se conformer à l’usage de l’école, une petite place, et cela par des motifs d’économie, parce qu’elle n’est pas encore assez riche pour constituer une étude à elle seule, et qu’elle est cependant trop importante pour qu’on puisse la repousser ou l’attacher quelque part où elle aurait encore moins d’affinité qu’avec la métaphysique. Elle n’est donc admise que comme une étrangère, à laquelle on accorde un séjour temporaire, jusqu’à ce qu’elle puisse établir son domicile propre dans une vaste anthropologie (formant le pendant de la physique empirique).

Telle est donc l’idée générale de la métaphysique, de cette science qui est tombée dans un discrédit général, parce qu’après lui avoir d’abord demandé plus qu’il n’était juste de le faire et s’être longtemps bercé des plus belles espérances, on s’est vu trompé dans son attente. On se sera suffisamment convaincu dans tout le cours de notre critique que, quoique la métaphysique ne puisse jamais servir de fondement à la religion, elle en restera toujours comme le rempart, et que la raison humaine, qui est déjà dialectique par la tendance de sa nature, ne pourra jamais se passer de cette science, qui lui met un frein, et qui, par une connaissance scientifique et pleinement lumineuse de soi-même, prévient les dévastations qu’une raison spéculative privée de lois ne manquerait pas sans cela de produire dans la morale aussi bien que dans la religion. On peut donc être sûr que, si dédaigneux et si méprisants que puissent être ceux qui jugent une science, non d’après sa nature, mais seulement d’après ses effets accidentels, on reviendra toujours à la métaphysique, comme à une amie avec laquelle on s’était brouillé, parce que, comme il s’agit ici de fins essentielles, la raison doit travailler infatigablement soit à l’acquisition de vues solides, soit au renversement de celles qu’on s’est faites antérieurement.

La métaphysique, celle de la nature aussi bien que celle des mœurs, surtout la critique d’une raison qui se hasarde à voler de ses propres ailes, critique qui précède comme exercice préliminaire 1[4] (comme propédeutique), constituent donc proprement à elles seules ce que nous pouvons nommer philosophie dans le véritable sens de ce mot. Celle-ci rapporte tout à la sagesse, mais par le chemin de la science, le seul qui, une fois frayé, ne se referme pas et ne permette aucune erreur. Les mathématiques, la physique, même la connaissance empirique de l’homme, ont une haute valeur comme moyens pour les fins de l’humanité, dont une grande partie sont accidentelles, mais dont les dernières sont essentielles et nécessaires ; seulement elles n’acquièrent cette valeur que par l’intermédiaire d’une connaissance rationnelle par simples concepts qui, de quelque nom qu’on la nomme, n’est proprement que de la métaphysique.

La métaphysique est ainsi le complément de toute culture de la raison humaine, et ce complément est indispensable, même en laissant de côté son influence, comme science, sur certaines fins déterminées. En effet elle considère la raison d’après ses éléments et ses maximes suprêmes, qui doivent servir de fondement à la possibilité de quelques sciences et à l’usage de toutes. Que, comme simple spéculation, elle serve plutôt à prévenir les erreurs qu’à étendre nos connaissances, cela n’ôte rien à sa valeur, mais lui donne plutôt de la dignité et de la considération au moyen de la censure qui maintient l’ordre, la concorde générale, et même le bon état de toute la république scientifique, et qui empêche des travaux hardis et féconds de se détourner de la fin capitale, le bonheur universel.


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Schulbegriff.
  2. * Le concept cosmique est ici celui qui concerne ce qui intéresse nécessairement chacun ; par conséquent je détermine le but d’une science suivant des concepts scolastiques, quand je ne la considère que comme une des aptitudes pour certaines fins arbitraires.
  3. * Qu’on ne pense pas que j’entende par là ce qu’on nomme ordinairement la physique générale (physica generalis), laquelle est plutôt la mathématique que la philosophie de la nature. En effet la métaphysique de la nature se distingue complètement de la mathématique ; et si elle est loin d’avoir à offrir des vues aussi étendues que celle-ci, elle n’en est pas moins très-importante par rapport à la critique de la connaissance purement intellectuelle en général dans son application à la nature. Faute de cette métaphysique, les mathématiciens eux-mêmes, en s’attachant à certains concepts vulgaires, mais métaphysiques en réalité, ont, sans s’en apercevoir, chargé la physique d’hypothèses, qui s’évanouissent devant une critique de ces principes, sans pourtant faire le moindre tort à l’usage des mathématiques dans ce champ (usage qui est tout à fait indispensable).
  4. 1 Vorübend.


Notes du traducteur[modifier]