Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S2/LXXV

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 79-87).


§. LXXV.


REMARQUE.


Cette remarque, qui mérite d’être abondamment développée dans la philosophie transcendentale, ne doit servir ici d’éclaircissement (et non de preuve) que d’une manière épisodique.

La raison est une faculté qui fournit les principes, et son dernier terme est l’inconditionnel, tandis que l’entendement est toujours à son service sous une certaine condition qui doit être donnée. Mais sans, les concepts de l’entendement, auxquels il faut attribuer une réalité objective, la raison ne peut juger objectivement (synthétiquement), et, en tant que raison théorique, elle ne contient point par elle-même de principes constitutifs, mais seulement des principes régulateurs. On le voit aisément, là où l’entendement ne peut la suivre, la raison est trancendante, et se manifeste par des idées, qui ont sans doute leur fondement (en tant que principes régulateurs), mais qui n’ont aucune valeur objective ; et l’entendement, qui ne peut l’accompagner et qui seul peut avoir cette valeur, renferme celle de ces idées rationnelles dans les limites du sujet, en l’étendant seulement à tous les sujets de la même espèce. Ainsi il nous donne le droit d’affirmer une seule chose, c’est que, d’après la nature-de notre (humaine) faculté de connaître, ou même en général d’après le concept que nous pouvons nous faire de la raison d’un être fini, nous ne pouvons et ne devons concevoir rien autre chose, mais il ne nous est pas permis d'affirmer que le principe d’un tel jugement soit dans l’objet. Les exemples que nous allons citer ont trop d’importance, et présentent aussi trop de difficulté, pour que nous voulions les imposer immédiatement au lecteur comme des propositions démontrées ; mais ils lui donneront l’occasion de réfléchir et pourront servir à éclaircir ce que nous proposons ici particulièrement. Il est indispensablement nécessaire à l’entendement humain de distinguer la possibilité et la réalité des choses. Le principe de cette distinction est dans le sujet et dans la nature de ses facultés de connaître. En effet, si l’exercice de ces facultés ne supposait pas deux éléments tout à fait hétérogènes, l’entendement pour les concepts, et l’intuition sensible pour les objets qui correspondent à ces concepts, cette distinction (entre le possible-et le réel) n’existerait pas. Si notre entendement était intuitif, il n’aurait pas d’autres objets que le réel. Les concepts (qui ne regardent que la possibilité d’un objet) et les intuitions sensibles (qui nous donnent quelque chose, sans cependant nous le faire connaître par là comme objet) s’évanouiraient ensemble. Or toute la distinction du pur possible et du réel repose sur ce que le premier signifie seulement la position de la représentation d’une chose relativement à notre concept et en général à la faculté de penser, tandis que le second signifie la position de la chose en elle-même (en dehors de ce concept). Par conséquent, la distinction des choses possibles et des choses réelles n’a qu’une valeur subjective pour l’entendement humain, car nous pouvons toujours concevoir quelque chose qui n’existe pas, ou nous représenter quelque chose comme donné, sans en avoir encore aucun concept. Cette proposition que les choses peuvent être possibles sans être réelles, et que, par conséquent, on ne peut pas conclure de la simple possibilité à la réalité, n’a donc de valeur réelle que pour la raison humaine, et rien ne prouve que cette distinction ait son principe dans les choses mêmes. En effet, qu’on n’ait pas le droit de tirer cette conséquence, et que, par conséquent, cette proposition s’applique simplement aux objets, en tant que notre faculté de connaître les considère, sous ses conditions sensibles, comme des objets des sens, et qu’elle n’ait aucune valeur relativement aux choses en général, c’est ce qui résulte clairement de l’ordre impérieux que nous donne la raison d’admettre comme existant d’une manière absolument nécessaire quelque chose (le principe premier) en quoi la possibilité et la réalité se confondent, et dont aucun concept de l’entendement ne peut suivre l’idée, ce qui veut dire que l’entendement ne peut en aucune façon se représenter une telle chose et son mode d’existence. Car s’il la conçoit (qu’il la conçoive comme il veuille), elle n’est représentée que comme possible. Que s’il en a conscience comme de quelque chose donné dans l’intuition, elle est réelle, mais il ne conçoit rien touchant sa possibilité. C’est pourquoi, le concept d’un être absolument nécessaire est à la vérité une idée indispensable de la raison, mais c’est un concept problématique et inaccessible pour l’entendement humain. Il a une valeur pour l’usage de Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/94 relativement aux concepts transcendants) ne peuvent être des principes constitutifs, qui déterminent l’objet tel qu’il est, ils restent cependant comme des principes régulateurs, immanents et sûr dans l’usage qu'on en fait, et propres aux besoins de notre esprit.

De même que la raison, dans la contemplation théorique de la nature, doit admettre l’idée de la nécessité inconditionnelle d’un premier principe, ainsi, au point de vue pratique, elle :présuppose en elle-même une causalité inconditionnelle (relativement à la nature), c’est-à-dire la liberté, par cela même qu'elle a conscience de sa loi morale. Or, ici, puisque la nécessité objective de l’action, comme devoir est opposée à celle à laquelle cette action serait soumise comme événement, si son principe était dans la nature et non dans la liberté (c’est-à-dire dans la causalité de la raison), et que l'action absolument nécessaire, moralement est considérée physiquement comme tout à fait contingente (c’est-à-dire qu’elle devrait nécessairement avoir lieu, mais que souvent elle n’a pas lieu), il est clair qu’il faut chercher uniquement dans la nature subjective de notre faculté pratique la cause pourquoi les lois morales doivent être représentées comme des ordres (et les actions conformes à ces lois comme des devoirs), et pourquoi la raison n’exprime pas cette nécessité par être (arriver), mais par devoir être. Il n’en serait pas ainsi, si l’on considérait la raison sans la sensibilité (comme condition subjective de son application à des objets de la nature), par conséquent, comme cause dans un monde intelligible, qui serait toujours et entièrement d’accord avec la loi morale, et dans lequel il n’y aurait plus de distinction entre devoir et faire, entre le possible et le réel, c’est-à-dire entre la loi pratique, qui prescrit le premier, et la loi théorique, qui détermine le second. Or, quoiqu’un monde intelligible, où tout ce qui serait possible (en tant que bien) serait réel par cela seul, quoique la liberté-même, comme condition formelle de ce monde, soit pour nous un concept transcendant, qui ne peut nous fournir aucun principe constitutif, pour déterminer un objet et sa réalité objective ; cependant, d’après la constitution de notre nature (en partie sensible), la liberté est pour nous et pour tous les êtres raisonnables, en relation avec le monde sensible, autant que nous pouvons nous les représenter d’après la nature de notre raison, un principe régulateur universel, qui ne détermine pas objectivement la nature de la liberté, comme forme de la causalité, mais qui n’en prescrit pas moins impérieusement à chacun, d’après cette idée, la règle de ses actions.

De même aussi, quant à la question qui nous occupe, on peut accorder que nous ne trouverions pas de distinction entre le mécanisme et la technique de la nature, c’est-à-dire la liaison des fins dans la nature, si notre entendement n’était pas fait de telle sorte qu’il doit aller du général au particulier, et que la faculté de juger ne peut, relativement au particulier, reconnaître de finalité, et, par conséquent, porter des jugements déterminants sans avoir une loi générale sous laquelle il puisse le subsumer. Or, comme le particulier, en tant que tel, contient, relativement au général, quelque chose de contingent, mais que pourtant la raison exige aussi de l’unité dans la liaison des lois particulières de la nature, et, par conséquent, une conformité à des lois (laquelle appliquée au contingent s’appelle finalité), et qu’il est impossible de dériver a priori, par la détermination du concept de l’objet, les lois particulières des lois générales, relativement à ce qu’elles contiennent de contingent, le concept de la finalité de la nature dans ses productions est un concept nécessaire au Jugement humain, relativement à la nature, mais qui ne concerne pas la détermination des objets-mêmes. C’est, par conséquent, un principe subjectif de la raison pour le Jugement, et ce principe, en tant que régulateur (et non en tant que constitutif), est aussi nécessaire à notre Jugement humain, que si c’était un principe objectif.




§. LXXVI.


De la propriété de l’entendement humain par laquelle le concept d’une fin de la nature est possible pour nous.


Nous avons indiqué dans la remarque précédente les propriétés de notre faculté de connaître (supérieure), que nous sommes enclins à transporter aux choses mêmes comme des prédicats objectifs ; mais elles ne concernent que des idées auxquelles on ne peut trouver dans l’expérience d’objets correspondant, et qui ne peuvent servir que de principes régulateurs dans les recherches empiriques. Il en est du concept d’une fin de la nature comme de ce qui concerne la cause de la possibilité de cette sorte de prédicats, laquelle ne peut reposer que dans l’idée ; mais l’effet conforme à cette idée (la production même) est cependant donné dans la nature, et le concept d’une causalité de la nature, considérée comme un être agissant d’après des fins, semble faire de l’idée d’une fin de la nature, un principe constitutif de cette fin ; et par là cette idée se distingue de toutes les autres idées.

Ce caractère distinctif consiste en ce que l’idée conçue n’est pas un principe rationnel pour l’entendement, mais pour le Jugement, et n’est, par


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]