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Critiques et portraits littéraires

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Critiques et portraits littéraires, par M. Sainte-Beuve[1]. — Voici un livre comme il s’en fait bien peu aujourd’hui, dans nos temps d’industrie et d’ambition, où l’art et l’étude sont au plus des moyens de succès dans un salon, un marchepied vers d’autres et plus actives occupations, à ce qu’on dit ; un livre plein de convictions et de sincérités, et tellement que parfois il arrive à l’auteur de ne pas frapper droit au but qu’il se propose, parce qu’il raconte trop naïvement, avec une complaisance trop délicate et trop minutieuse, les impressions qu’il éprouve en chemin.

C’est le meilleur, le plus sérieux et le plus profond ouvrage de critique que nous ayons dans notre langue. Je n’hésite pas à le déclarer, et d’autant moins que je puis prouver sans peine ce que j’avance. On y trouve toute l’érudition curieuse et patiente de Warton, la logique persévérante et inflexible de Bouterweck, en même temps ce qui manque tout-à-fait au critique anglais et au critique allemand, un sentiment fin et personnel, un sentiment d’artiste et de poète. Or on sait que les vers de Warton, bien qu’écrits avec une correction irréprochable, sont assez maigrement pourvus d’idées, si l’on excepte peut-être une pièce vraie et touchante sur la mort du malheureux Chatterton.

Les Portraits littéraires de M. Sainte-Beuve forment le complément naturel et logique de son histoire de la poésie française au seizième siècle. Depuis 1828, époque à laquelle parut son premier ouvrage, l’auteur a manié la plupart des questions qui intéressent la poésie moderne de la France ; souvent même il les a personnellement soulevées.

Et il ne s’est pas contenté de résoudre dialectiquement les problèmes qu’il avait devant lui ; il a donné à ses solutions une forme vivante et durable. Après l’histoire du seizième siècle poétique, il a publié un volume de poésies où il appliquait avec une religieuse fidélité, la plupart des procédés rhythmiques que ses lectures lui avaient révélés, l’élégance et la grâce des strophes, qu’il avait dérobées à Baif, à Ronsard, aux meilleurs esprits de la Pléiade.

Notre poésie avait perdu ses titres : il les avait retrouvés, et les mettait en évidence avec une rare et louable habileté. Il remontait laborieusement d’André Chénier à Maturin Régnier, pour constater irrécusablement les franchises de notre vieille langue, et, comme il convient en pareil cas, ajoutait l’exemple au précepte.

Ça été là le premier moment, la première et publique manifestation de ses pensées critiques et poétiques. Dans ces deux premiers volumes, on remarque une ferveur de prosélytisme, une ardeur de dévoûment à la Pléiade nouvelle, qui depuis a été apaisant et s’attiédissant de plus en plus, à mesure que l’horizon s’est agrandi.

Entre les Consolations et les Portraits littéraires, il y a la même et intime sympathie qu’entre Joseph Delorme et l’Histoire du seizième siècle poétique, et aussi, par une conséquence inévitable, le nouveau volume de critique est très supérieur au premier. Les différens morceaux de ce recueil, publiés à de lointains intervalles, dans l’espace de trois années, révèlent de nombreux et réels progrès dans l’esprit de l’auteur. Il a lui-même indiqué avec une grande bonne foi la distance qui sépare les premières pages des dernières ; comment des questions purement littéraires, telles que la valeur et le sens du mérite poétique de Boileau, il est arrivé aux questions sociales, philosophiques et religieuses, telles que la destinée probable des tentatives de rénovation poursuivies si courageusement par l’abbé de Lamennais.

Aujourd’hui M. Sainte-Beuve ne combat plus pour la gloire et l’inviolabilité du cénacle. Le temps des agapes est déjà bien loin. Et on peut suivre presque jour par jour toutes les évolutions qui se sont accomplies au sein de son intelligence, en lisant dans un certain ordre les chapitres de ses portraits. En 1829 la question lyrique était encore flagrante. À la veille d’un orage, la France avait presque autant de loisirs que l’école d’Alexandrie ; on discutait l’enjambement d’un sixain sur le sixain suivant avec une attention qui ne promet pas de revenir d’ici à long-temps. C’est à cette époque que se rattachent l’analyse, et l’appréciation de Lebrun, de Jean-Baptiste Rousseau, d’André Chénier. Puis après avoir justifié par l’inimitable négligence de madame de Sévigné, les caprices et les saillies du style primesautier, trop rare aujourd’hui ; après avoir réfuté la pruderie et les grimaces du style académique, il a franchement abordé la question dramatique dans la personne de Racine et de Corneille. La critique d’Atalie et de Britannicus, faite au nom de la Bible et de Tacite, et qui soulevait, il y a deux ans, presque autant de colères qu’un pamphlet, est désormais acquise à l’austère impartialité de l’histoire.

Après l’ode et le drame, il ne restait plus, pour compléter le développement cyclique de l’imagination, que le roman ou l’épopée. C’est ici que nous devons regretter que M. Sainte-Beuve n’ait pas touché aux noms de Lesage et de Voltaire, à Gilblas et à la Henriade. Il a écrit sur Manon Lescaut des pages qui n’ont rien à envier, pour l’abandon et la rapidité, aux meilleures de l’abbé Prévost.

Pour les autres chapitres, l’auteur n’a guère écouté que ses fantaisies et ses prédilections. Il a tracé de Diderot un portrait fin et ingénieux, mais où Jacques le fataliste se fait regretter.

Quand M. Sainte-Beuve aura fait sur Molière et Beaumarchais les études consciencieuses auxquelles il est rompu depuis long-temps, il aura épuisé la substance de notre histoire littéraire, il aura dit, sur les trois derniers siècles de notre France, les meilleures et les plus indispensables vérités.

Seulement nous hasarderons pour l’avenir un conseil sincère. N’y aurait-il pas plus d’avantage à négliger pour le public, qui en tient rarement compte, plusieurs détails qui, bien que vrais en eux-mêmes, nuisent cependant au relief et à l’évidence de l’idée principale qu’on veut mettre en lumière ? En donnant sous la forme soritique toutes les pensées intermédiaires, tous les anneaux de la chaîne, on va mieux aux esprits patiens : mais la chaîne, en s’élargissant n’étreint pas assez étroitement ce qu’on veut montrer. Pour atteindre les vulgaires attentions, il serait plus habile de laisser dans l’ombre les branches de l’arbre, et de n’éclairer que le tronc.

  1. Chez Eugène Renduel.