Criton (trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome premier



NOTES

SUR LE CRITON.

Mêmes secours que pour l’Apologie ; de plus, une édition de Biester, qui ne présente guère qu’un choix des notes de Fischer.

Dacier, Sallier (Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XIV), et Thurot ont traduit ce dialogue.

PAGE 131. — Il en est temps encore, suis mes conseils.

Ἔτι ϰαὶ νῦν ἐμοῖ πείθον. (Bekker p. 145.)

Tous les traducteurs français et latins : Cède encore une fois à mes conseils. Mais où voit-on que Socrate eût déjà cédé une fois aux conseils de Criton ?


PAGE 134. — J’ai grand’peur que tout ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et cette accusation portée devant le tribunal, tandis qu’elle aurait pu ne pas l’être, et la manière dont le procès lui-même a été conduit, et cette dernière circonstance de ton refus bizarre qui semble former le dénoûment ridicule de la pièce ; oui, on dira que c’est par une pusillanimité coupable que nous ne t’avons pas sauvé et que tu ne t’es pas sauvé toi-même, quand cela était possible, facile même, pour peu que chacun de nous eût fait son devoir.

Αἰσχύνομαι μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σὲ ἀνανδρίᾳ τινὶ τῇ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι, ϰαὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίϰης εἰς τὸ διϰαστήριον ὡς εἰσῆλθεν ἐξὸν μὴ εἰσελθεῖν, ϰαὶ αὐτὸς ὁ ἀγὼν τῆς, δίϰης ὡς ἐγένετο, καὶ, τὸ τελευταῖον δὴ τουτὶ ὥσπερ ϰατάγελως
τῆς πράξεως, ϰαϰίᾳ τινὶ ϰαὶ ἀνανδρίᾳ τῇ ἡμετέρᾳ διαπεφευγέναι ἡμᾶς δοϰεῖν οἵτινές σε οὐχὶ ἐσώσαμεν οὐδὲ σὺ σαυτὸν, οἷόν τε ὂν ϰαὶ δυνατὸν, εἴτε ϰαὶ σμιϰρὸν ἡμῶν ὄφελος ἦν. (Bekker p. 148, 149.)

On a fait beaucoup de notes sur plusieurs parties de cette phrase, aucune sur l’ensemble et la construction de la phrase entière, qui pourtant en méritait bien une. Il s’agit de déterminer avec précision à quoi se rapporte δοκεῖν ἡμᾶς διαπεφευγέναι, sans quoi la phrase entière est de la plus grande obscurité. Je prie qu’on relise avec attention presque toutes les traductions, et l’on sera frappé de l’indécision du sens général. Je ne citerai que Wolf : Erubesco ne videatur quidquid tibi accidit per segnitiam quamdam nostram accidisse, statim primum deductio causœ in judicium, ut affuisti quum non adesse liceret ; tumn ipsa causœ actio ut instituta est ; denique hoc extremum velut jocularis rei exitus, socordia quadam et segnitia nostra elapsam nobis occasionem videri, qui te non servavimusVideri ne pouvant se rapporter à videatur qui précède et domine toute la phrase, ne paraît qu’une modification, un complément de extremum hoc, videri… qu’il faut entendre comme s’il y avait hoc extremum, scilicet videri. C’est ainsi que l’on comprend généralement cette phrase. Voici mes raisons pour ne pas admettre ce sens.

1o Est-il bien correct grammaticalement de dire : τὸ τελευταῖον τουτὶ... δοκεῖν sans τό ?

2o Τουτὶ ne s’applique-t-il pas toujours à une chose présente, comme le hoc-ce des Latins, et dans ce cas peut-on le rapporter à δοκεῖν qui n’exprime qu’une crainte dans l’avenir ?

3o Enfin, et c’est là la raison décisive, on ne peut nier que τὸ τελευταῖον τουτὶ ne fasse partie d’une énumération, l’énumération de τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σέ. Cela admis, τουτὶ δοκεῖν et toute la fin de la phrase que domine δοκεῖν, forment le complément de la troisième partie de l’énumération. Toute cette affaire, dit Criton, nous fera passer pour des hommes sans énergie ; toute cette affaire, c’est-à-dire, 1o Une accusation portée devant le tribunal, quand on aurait pu l’empêcher d’arriver jusque-là ; 2o Une plaidoirie absurde. Quelle sera la troisième partie ? Selon le sens que je combats, ce serait la réputation d’hommes sans énergie qu’ils vont tous se faire ! Mais ce n’est pas là une partie, ni la troisième ni aucune autre de l’énumération ; c’est l’affaire elle-même tout entière c’est la proposition fondamentale, μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα ἀνανδρία τινὶ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι. Ainsi la troisième partie de l’énumération contiendrait tout l’énuméré, et reproduirait intégralement ce qu’elle est seulement chargée de modifier et de développer ! Cela me paraît entièrement inadmissible. Je vois dans toute cette phrase, d’abord une proposition générale, puis un développement à cette proposition par trois incises, puis enfin un résumé qui reproduit la proposition tout entière. J’entends donc par τὸ δὴ τελευταῖον τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, la troisième partie de l’énumération des causes qui couvriront de ridicule Socrate et ses amis, et la force grammaticale de τουτὶ me fait croire qu’il s’agit de la chose présente, savoir du refus de Socrate de s’échapper, refus certainement étrange, et plus étrange que tout le reste aux yeux de Criton, homme un peu grossier, αἰσθητικός. Après πράξεως je suppose une de ces ἀναϰολουθίαι si fréquentes dans Platon, et je prends δοϰεῖν absolument, pour δόξει, ὡς δοϰεῖν, et le ὡς se sous-entend fréquemment : de sorte que l’on croira.... et l’on croira.... Oui ; on va croire que, etc. Cependant je dois avouer que je n’ai pas réussi à convaincre M. Boissonnade, auquel j’ai soumis cette explication, et peut-être n’en suis-je pas moi-même entièrement satisfait ; mais je la préfère encore à l’inadmissible inconvénient de rapporter δοϰεῖν à τουτὶ. On me pardonnera de n’avoir pas discuté le sens que les traducteurs français donnent à τὸ τελευταῖον τοὺτι, savoir, l’arrêt qui condamne Socrate, comme s’il y avait là quelque chose de risible, et qu’on pût reprocher à Socrate ou à ses amis !

Reste à examiner les divers membres de cette phrase.

1. εἴσοδος τῆς δίκης εἰς τὸ δικαστήριον, ὡς εἰσῆλθεν… Faut-il conserver ou retrancher τῆς δίϰης... εἰς τὸ διϰαστήριον, et lire εἰσῆλθεν ou εἰσῆλθες ?

La vraie question est de savoir s’il s’agit de la comparution de Socrate lui-même devant le tribunal, ou seulement de son procès porté devant le tribunal, quand il aurait pu ne pas l’être. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une démarche personnelle de Socrate. D’abord, remarquez que Criton se plaint ici de choses arrivées par la faute des amis de Socrate autant que par celle de Socrate lui-même. Or, était-ce la faute des amis de Socrate, si celui-ci avait comparu au tribunal ? Ensuite, si Socrate n’eût pas comparu, en quoi aurait-il amélioré ses affaires ? il aurait été condamné par défaut. Voyez sur les δίϰαι ἡμέραι, Sam. Petit. in Leg. Att. 337. D’ailleurs, pour ne pas comparaître, il aurait fallu fuir, c’est-à-dire se condamner à l’exil, et cela pour prévenir un procès qui avait de grandes chances de succès, et dont l’issue la plus fâcheuse, s’il l’eût voulu, eût été l’exil, soit en acceptant la proposition de Criton, soit en s’exilant lui-même, puisque l’on avait toujours le choix à Athènes de s’exiler pendant le procès, comme le dit Criton plus bas : ἐξῆν σοὶ ἐν αὐτῇ τῇ δίϰῃ φυγῆς τιμήσασθαι. Voyez Taylor, Lect. Lysiac. J’incline plutôt à croire qu’il s’agit de la facilité qu’on aurait eue de s’arranger avec Anytus, de réconcilier Socrate avec ses ennemis, et de provenir l’appel de la cause. Libanius, Apol. Socrat. p. 644. Si donc il est question de la cause et non de Socrate, il faut lire εἴσοδος τῆς δίϰης εἰς τὸ διϰαστήριον avec tous les Mss. et ὡς εἰσῆλθεν avec Wolf, qui traduit pourtant, comme tout le monde, ut affuisti. Je ne comprends pas comment le défenseur ordinaire du vieux texte de Platon, Fischer, qui conserve judicieusement τῆς δίϰης, regarde comme des gloses ὡς εἰσῆλθες, ὡς ἐγένετο, et cela sur ce que Cornarius voit ici une allusion à la πρότασις, l’ἐπίτασις, et la ϰαταστροφὴ. Mais est-ce une raison pour retrancher du texte ce qui indique cette allusion ? Ensuite si l’on retranche ce qui a fait penser Cornarius à la πρότασις et à l’ἐπίστασις, pourquoi ne pas faire de même pour ce qui se rapporte à la ϰαταστροφὴ, et ne pas retrancher aussi ὥσπερ ϰατάγελως τῆς πράξεως ?

2. ἡμας διαπεφευγέναι. Tous les traducteurs : Cela semble nous avoir échappé, comme si le sujet de διαπεφευγέναι était τὸ τελευταῖον τουτἱ et conséquemment aussi ὁ ἀγὼν τῆς δίϰης, ϰαὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίϰης, qui dépendent évidemment, selon moi, de μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα πεπρᾶχθαι. J’entends donc par ἡμᾶς διαπεφευγέναι : Nous paraîtrons avoir fui, avoir lâché pied, avoir reculé, avoir failli par faiblesse. Les exemples de ce sens de διαφεύγειν ne manquent pas.

3. εἴτι ϰαὶ σμιϰρὸν ἡμῶν ὄφελος. Tous les traducteurs : Si nous t’eussions un peu aidé. Deux contre-sens à la fois. ἡμῶν, comme ἡμᾶς, comme ἡμετέρᾳ se rapporte également à Socrate et à ses amis, les uns qui ne l’ont pas sauvé, lui qui ne s’est pas sauvé lui-même. Ce ne serait donc pas : si nous t’eussions aidés, mais si nous nous fussions aidés tous ensemble. Et puis, il ne s’agit pas d’aide, de secours ; εἴτι ἡμῶν ὄφελος veut dire : Si nous eussions valu quelque chose ; si nous eussions fait tous notre devoir. C’est dans ce sens vulgaire d’ὄφελος avec un génitif que l’on trouve dans l’Euthyphron : Οὐδὲν γὰρ ἄν μου ὄφελος εἴη, et dans l’Apologie de Socrate : ὅτουτι καὶ σμικρὸν ὄφελος ; et même plus bas dans le Criton : εἴτι ὄφελος αὐτῶν ἐστι.


PAGE 135 et 136. — En reprenant ce que tu viens de dire sur l’opinion, en nous demandant à nous-mêmes si nous avions ou non raison de dire si souvent qu’il y a des opinions auxquelles il faut avoir égard, et d’autres qu’il faut dédaigner ; ou faisions-nous bien de parler ainsi avant que je fusse condamné à mort, et tout-à-coup avons-nous découvert que nous ne parlions que pour parler et par pur badinage ? Je désire donc examiner avec toi, Criton, si nos principes d’alors me sembleront changés avec ma situation ou s’ils me paraîtront toujours les mêmes.
Εἰ πρῶτον μὲν τοῦτον τὸν λόγον ἀναλάβοιμεν, ὃν σὺ λέγεις περὶ τῶν δοξῶν, πότερον ϰαλῶς ἐλέγετο ἑϰάστοτε ἢ οὔ, ὅτι ταῖς μὲν δεῖ τῶν δοξῶν προσέχειν τὸν νοῦν, ταῖς δὲ οὔ, ἢ πρὶν μὲν ἐμὲ δεῖν ἀποθνῄσϰειν ϰαλῶς ἐλέγετο, νῦν δὲ ϰατάδηλος ἄρα ἐγένετο ὅτι ἄλλως ἕνεϰα λόγου ἐλέγετο, ἦν δὲ παιδιὰ ϰαὶ φλυαρία ὡς ἀληθῶς. Ἐπιθυμῶ δ᾽ ἔγωγ᾽ ἐπισϰέψασθαι, ὦ Κρίτων, μετὰ σοῦ, εἴ τί μοι ἀλλοιότερος φανεῖται, ἐπειδὴ ὧδε ἔχω, ἢ ὁ αὐτός, ϰαὶ…..(Bekker, p. 150.)


Αὐτὸς, ἀλλοιότερος, ϰατάδηλος… doivent avoir un sujet, exprimé ou sous-entendu, et ce sujet doit être le système de Socrate, et non celui de Criton. Ce ne peut donc être τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις, c’est-à-dire le système de Criton. Or si τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις n’est pas le sujet de ϰατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτὸς, où est-il ? Il faut donc le chercher dans τὸν λόγον en modifiant ὃν σὺ λέγεις de manière à rapporter τὸν λόγον à Socrate : Tel est le raisonnement de Schleiermacher qui propose de lire τὸν λόγον τὸν περὶ δοξῶν (leçon d’Eusèbe adoptée par Fischer) ὡς συ λέγεις, les opinions dont tu parles. J’adopte le raisonnement ; mais j’ai peu de goût pour la leçon ὧν συ λέγεις τὸν περὶ δοξῶν, assez irrégulière grammaticalement et que ni Wolf ni Bekker n’ont admise. Peut-être serait-il possible de rapporter αὐτὸς, ἀλλοιότερος, ϰατάδηλος, à τὸν λόγον en entendant par ὂν σὺ λέγεις le système auquel tu fais allusion, dont tu argumentes, dont tu parles, ce qui permettrait de considérer λόγον comme un système qui n’appartient pas à Criton ; si toutefois l’on n’ose pas supposer qu’après avoir dit ἢ ϰαλῶς ἐλέγετο ἑϰάστοτε, en passant à une autre phrase, Platon sous-entend le résumé implicite de ὃ ἐλέγετο ἑϰάστοτε, savoir, ὁ ἐμὸς λόγος, qui serait le vrai sujet non exprimé de ϰατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτός. J’ai traduit dans cette hypothèse, qui est loin de me satisfaire, et à laquelle je préférerais peut-être à la réflexion, ou la leçon de Schleiermacher, ou plutôt la seconde explication, qui ne change pas le texte, et paraît assez vraisemblable.


PAGES 140 et 141. — Mais, mon cher Criton, je ne vois pas que cela détruise ce que nous avons établi.


Ἀλλ’, ὦ θαυμάσιε, οὗτός τε ὁ λόγος ὃν διεληλύθαμεν ἔμοιγε δοϰεῖ ἔτι ὅμοιος εἶναι τῷ ϰαὶ πρότερον. (BEKKER, p. 154.)


Bekkerlit τῷ ϰαὶ πρότερον, d’après le manuscrit de Tubingen, Bas, 2. Forster ϰαὶ πρότερος. Fischer ϰαὶ ὁ πρότερος. Ficin, Cornar, Stephan, τῷ προτέρῳ.

Ces leçons ont cela de commun, que toutes elles supposent deux raisonnemens, l’un que l’on vient de faire tout récemment, l’autre antérieur et auquel le dernier se rapporte. Mais quel est le raisonnement qui a précédé, et auquel se rapporte celui que Socrate vient de faire ? Voici le raisonnement ou plutôt l’ordre d’idées que Socrate vient de développer : Pour le corps et pour l’âme, quand un seul homme est juge compétent, il vaut mieux suivre les avis de ce seul homme que de tous les autres hommes ensemble. Cet ordre d’idées ne se rapporte à aucun autre ordre d’idées antérieurement parcouru ; et pour trouver celui-ci, je ne sais où il ne faudrait pas remonter dans le dialogue. Il est évident que Socrate veut dire que l’ordre d’idées établi précédemment subsiste encore, malgré cette objection, que le peuple a le pouvoir de tuer ; et comme τῷ ϰαὶ πρότερον semble au moins indiquer un autre raisonnement qui aurait précédé, je préfère lire avec Wolf, ὅμοιος εἶναι ϰαὶ πρότερον, est le même qu’auparavant. Priscien : ϰαὶ πρότερον ἀντὶ τοῦ οἷος ϰαὶ πρότερον. Le peuple tue, à la bonne heure, mais je n’en persiste pas moins dans ce que nous avons dit, qu’il est mauvais juge…. Remarquez que précédemment pour dire : Mes principes sont les mêmes, Platon se sert de l’expression ὅμοιοι φαίνονται, ce qui doit signifier apparemment la même chose. Et puis la phrase qui suit ἔτι μένει….. n’indique-t-elle pas que ce qui précède doit renfermer aussi l’idée de quelque chose qui reste le même ?


PAGE 142. — Et tu me réponds d’après ta conviction la plus intime.

Καὶ πειρῶ ἀποϰρίνεσθαι τὸ ἐρωτώμενον ἧ ἂν μάλιστα οἴῃ. (BEKKER, p. 155.)

Wolf : quo tu modò optimè ; ce serait plutôt maximè. Ce n’est pas : Réponds de ton mieux, fais-moi les objections les plus fortes ; mais : Vois bien si ce que je vais te dire est d’accord avec le fond de ton cœur ; si tu es bien de mon avis ; réponds selon ce que tu croiras le plus, c’est-à-dire d’après ta conviction la plus intime. Schleiermacher traduit très bien : nach deiner besten Meinungen. Ainsi dans le second Alcibiade, Bekker, p. 291 : Ὅπερ ἂν μάλιστά σοι δόξῃ. Ce que tu croyais le plus, ce qui te paraissait le plus certain.