Croquis laurentiens/19

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Frères des écoles chrétiennes (p. 111-115).





LE COUCHANT


T
oute la dure journée, les insulaires ont peiné dans les sillons pour semer les pétaques. Hommes en chemise d’étoffe, femmes en jupe grise et en chapeau de paille à brides, fillettes aux cheveux nattés, jusqu’aux petits gars hauts comme ça, tous ont marché dix heures dans le labour graveleux, mettant qui la semence, qui une poignée de varech ou un poisson putride.

Les pieds lourds de fatigue et de terre, la tête encore pleine du vent qui a soufflé sans relâche et ne fait que de calmir, ils sont rentrés silencieux, vers la soupe et le lard froid. Maintenant qu’ils sont à table, le bruit des fourchettes et des cuillers venant à travers la porte grande ouverte, forme une symphonie naïve qui fait coucher le soleil. À ce moment le paysage tout entier s’abandonne à la lumière horizontale, au silence et à l’espace. Le ciel est d’un bleu tendre, d’un bleu transparent, d’un bleu de rien qui veut se faire pardonner d’être encore bleu quand tout se dore à la caresse du soleil.

Au delà du ponceau jeté sur le Ruisseau-Rouge, la Pointe-des-Sapins pousse dans l’eau pâle et muette la fine étrave de sa déclivité. En oubliant un peu, on ne voit plus qu’un navire immense et idéal, en partance pour un pays de rêve, gréé de mâts sans nombre où la féerie du couchant accroche des misaines violettes et des cordages d’or roux. Un peu plus loin, dans l’Anse, trois goélettes se laissent soulever par le pavois du montant, — miroir très pur, mais qui tremble un peu. Et de les voir ainsi, la vieille chanson malouine que, dans notre enfance, nous chantions tous, bourdonne à mes oreilles :


À Saint-Malo, beau port de mer
Trois beaux navires sont arrivés ;
         Nous irons sur l’eau !
Nous irons nous promener !
Nous irons jouer dans l’Île !
         Dans l’Île !

La même réminiscence est-elle venue aux deux enfants que je vois là-bas traîner un canot sur les crans ? J’admire l’harmonie de leurs mouvements. Nu-jambes dans l’argent liquide, ils soulèvent en marchant des cordons de varech. Ils crient et commandent tous deux la manœuvre. Les voilà ! Ils sautent dans l’embarcation maintenant à flot, et, debout sur les bancs, progressent à la perche.

Mes yeux les quittent pour se poser sur une goélette abandonnée au sec et dont le soleil enfonce les mâts dans la mare en face. Faite pour être frôlée par le petit flot court du Saint-Laurent, elle a vraiment l’air d’une chose desséchée, vidée, d’une chose en prison. Autour d’elle, sur la verdure, les ombres démesurées et nettes propres à cette heure du jour, s’allongent, soulignent d’un trait robuste les choses les plus communes et les font ressortir en beauté. Voyez la vieille grange bancale et en surplomb — on ne voit plus cela qu’ici — dont le soleil redore pour une heure le chaume noirci ! Et telle est la magie de cette lumière vierge qu’elle rend presque beaux aussi les porcs demi-gras qui paissent sur le chemin, le bon vieux chemin de l’île-aux-Coudres, pitoyable aux bêtes comme aux gens.

Un roulement sourd sur le pontage tire mes yeux de ce côté. Une charrette, l’une de ces petites charrettes à deux roues légères et solides, faites pour cahoter sur les crans, s’avance au pas somnolent d’un bœuf, chargée de varech ruisselant arraché au rivage de « La Baleine ». Un vieux, maigre et hirsute, tient les cordeaux, et un petit gars le suit à grandes enjambées. Tous deux sont chaussés de bottes sauvages ; ils nous saluent poliment et, comme ils s’en vont, ils dérangent un veau qui s’ébroue autour d’une barouche, et font ensauver un troupeau d’oies attardées dans le foin salé.

Tout en haut du coteau la tour de pierre du vieux moulin à vent s’applique contre le ciel voisin. Bien avant que le cheval de Wolfe foulât ce rivage, les grands bras entoilés signaient l’horizon et les moulanges broyaient le blé ! Il est immobile ce soir, mais il moud encore, le vieux moulin français, et j’aperçois contre la clôture de perches le meunier qui, rêveur, fume sa pipe et regarde vers l’église.

Cette église de l’île-aux-Coudres n’a rien de très remarquable en elle-même, mais vue de loin et encadrée dans le paysage, elle prend un rôle, une signification qui émeut. Elle est menue, proprette, compacte, taillée dans le caillou des champs, et ses deux clochers carrés regardent, par-dessus l’eau noire, les Câpes Raides et le hérissement sans fin de la forêt. Entre les deux tours, le bon roi Loys, patron de la paroisse, règne sur cette terre incroyablement française malgré les invasions, la défaite, l’allégeance, et le drapeau d’Angleterre.

La couronne royale et le sceptre d’or évoquent, en ce petit coin du pays, tout un passé, un passé plein de gloire et plein de bruit d’armes. L’histoire a pris un autre cours, mais il semble que le roi Loys garde encore, dans le cimetière blotti derrière lui, ses morts, ses très vieux morts français qui veulent attendre en paix le jour où le roi des rois viendra tenir son lit de justice, dans les nuées du ciel ! Et en vérité, ô morts anciens, rien ne vient troubler votre quiétude, ni la sirène des autos, ni le sifflet des locomotives. L’île-aux-Coudres est un Saint-Denis rustique où dort son dernier sommeil une France qui n’est plus.