Croquis laurentiens/4

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Frères des écoles chrétiennes (p. 28-30).

Que pensez-vous de la glace ?

La même petite brise dégourdie qui soulève la page de mars sur nos calendriers, souffle sur Longueuil en vent de prophétie ! Les braves riverains qui, en temps ordinaire, ont peine, tout comme vous et moi, à parler pertinemment du présent, se mettent tout à coup à vaticiner sans broncher sur la grande préoccupation du jour : le départ prochain de la glace.

Et bon gré mal gré, il vous faut faire comme les autres. Dans les rues, dans les boutiques, dans le tramway, on vous aborde pour vous poser, avec une gravité bouffonne, l’angoissante question :

— Que pensez-vous de la glace ?

Si vous êtes un Longueuillois dans le ton, vous vous ferez une physionomie sibylline, vous avalerez votre salive en allongeant légèrement le cou, et, les yeux perdus comme il sied dans la fumée de votre cigare, vous irez de votre petite prophétie.

Il y a cela de bon qu’une coutume locale, antique et vénérable, tolère toutes les affirmations, même les plus contradictoires ! Vous pouvez opiner que le printemps sera long ou qu’il sera court, que la glace est encore épaisse ou qu’elle est mince comme carton, que l’eau est basse ou qu’elle est haute, que les brise-glaces sont à Rimouski ou à Verchères, que l’on aura le bateau à Pâques ou… à la Trinité ! Ça ne fait rien, ça n’a pas d’importance ! Une seule chose est mal portée : n’avoir pas d’opinion tranchée là-dessus. Tenez-vous-le pour dit, si vous voulez passer pour quelqu’un qui connaît les règles de la civilité !

Mais c’est charmant, malgré tout, de voir aux mêmes heures, les vieilles barbes du village, descendre par petits groupes, vers la grève prochaine. Les pieds bien au chaud, ils vont à pas lents, car les jours sont longs et les distractions menues. En marge de la plaine blanche, d’où pointent deci delà des glaçons iridescents qui bavent sous le soleil d’avril, les vieux, la main au fourneau de leur pipe, guettent d’un œil connaisseur les signes avant-coureurs « qu’elle va partir ». La glace, en effet, pour les Longueuillois, c’est presque une chose vivante qui va et vient, arrive et part, comme les oiseaux. On en jouit, on s’en sert ; c’est une compagne, une amie. Il y a des jours où, scintillante et adamantine, elle n’a que des sourires ; d’autres où elle se fait coléreuse et barbare, où elle écrase et dévaste.

Et c’est pour cela que les vieux ne se lasseront pas de venir « la voir », de tâter son pouls, jusqu’au jour où le soleil, vainqueur et rajeuni, pour retrouver son miroir, la chassera vers le golfe lointain…