Croquis laurentiens/7

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Frères des écoles chrétiennes (p. 38-40).

La neuvaine

La rivière du Nord est délicieuse à l’heure du couchant. Suivez la route qui, laissant St-Jérôme, remonte la rive droite ; vous cheminerez sur un sentier durci, bordé d’armoises et de tanaisies, avec, dans l’oreille, la basse assourdie et profonde de l’eau franchissant d’un saut les barrages. Des deux côtés il y a des maisonnettes en bois, pas prétentieuses, avec de blancs enclos autour des jardinets, avec des chapelets d’enfants, un peu défraîchis par la chaleur du jour, et qui s’ébattent devant les portes.

Mais ce soir, les seuils sont déserts et un silence inaccoutumé accueille les premières ténèbres. Seules, et avec des airs de fantômes, les vaches broutent encore sans lever la tête, parmi les gros rochers semés dans les pâturages. Inconsciemment, le mutisme des choses nous envahit et nous marchons sans mot dire.

Mais voici qu’au travers du grondement continu de l’eau, passe un bruissement de prières ; l’instant d’après nous apercevons la demeure des Lauzon, noire de monde. Tout s’explique : le rang est en neuvaine ; on demande du beau temps pour les semailles. Sur la galerie il y a tous les types familiers rassemblés par le besoin commun : les vieux à canne, les vieilles placées dans les berceuses, les figures hâlées des remueurs de terre, les jeunes filles qui ont fait un brin de toilette, et les grands gars dont la pipe s’éteint lentement sur l’appui des fenêtres. Les enfants n’ont pu trouver place ; ils se serrent sur les trois marches et dans la balançoire près de la pile de bois franc. Tout ce monde prie, tourné vers le grand Sacré-Cœur de Jésus décroché du salon et suspendu à l’orme qui ombrage le puits. Au-dessous de la naïve image, deux lampes à pétrole allument des reflets sur la vitre du cadre.

Nous sommes passés rapidement pour ne pas distraire et gêner les bonnes gens. Derrière la maison une pauvre femme, pour endormir un bébé criard, le balançait à bout de bras tout en répondant au chapelet…

L’heure arrivait, l’heure incertaine et tranquille où le miroir de l’eau se ternit et s’opalise, où il n’y a plus de rivière, plus de bosquet, plus de rivage, plus de ciel distinct, mais une mosaïque indécise où tout cela se double, se répète et se confond. Et tandis que nous nous éloignions, les lambeaux d’oraisons, les bribes de litanies, portés sur l’aile ouatée du soir, continuaient d’arriver jusqu’à nous…

Oh ! l’impossible rêve de prier comme ces âmes simples, et, après avoir fait le tour de tant de choses, d’arriver à dire un peu bien, son Pater !