Curiosités historiques et littéraires - Sir John Maundeville/02

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Curiosités historiques et littéraires - Sir John Maundeville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 547-567).
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CURIOSITES
HISTORIQUES ET LITTERAIRES

SIR JOHN MAUNDEVILLE

II.[1]
LE PHILOSOPHE.


I

« Au nom du Dieu glorieux et tout-puissant ! Celui qui veut aller à la ville de Jérusalem peut y arriver par nombre de routes tant de terre que de mer ; par divers chemins on arrive à une même fin. » C’est par ces paroles que sir John Maundeville ouvre le récit de ses voyages. La première phrase répète l’invocation religieuse qui précède chaque chapitre du Coran, et la seconde est le titre même d’un des chapitres de Montaigne.

Par divers moyens on arrive à semblable lin, telle est bien l’opinion que Maundeville a déposée dans son livre. Il y enseigne que les choses les plus éloignées sont encore voisines, que les plus contraires se rejoignent, que les plus ennemies se concilient, et qu’en un mot toutes choses se ramènent à l’unité. Au premier abord cependant il semblerait que ce livre prêche surtout le triomphe de la diversité. Jamais, en effet, ce Montaigne dont nous venons de rappeler le nom n’a énuméré avec plus de complaisance l’infinie variété des choses humaines que ne le fait Maundeville ; mais les conclusions qu’il tire de cette variété sont exactement à l’opposé de celles de notre grand sceptique, car, loin de ruiner les fondemens de la certitude, elles les affermissent au contraire, et loin de conduire au mépris de la raison par le spectacle de ses contradictions, elles conduisent à l’estimer dans le présent et à espérer en elle dans l’avenir. Toutes ces différences de mœurs, d’institutions, de croyances, ne sont que les efforts plus ou moins vigoureux, plus ou moins languissans de l’âme humaine vers la vérité. Partout le but est le même, et ce que nous appelons diversité n’est pas autre chose que les degrés inégaux de la force ou de la faiblesse de cet effort toujours identique.

Avant de nous donner cette haute leçon de philosophie, le tableau de cette diversité peut nous en donner une plus particulière et plus modeste, car n’est-il pas bien fait pour nous guérir de toute folle présomption, de toute sotte estime de nous-mêmes, de toute naïve crédulité en notre sagesse de petit village et nos perfections de clocher ? Nous nous croyons très volontiers en possession des plus sages coutumes et des meilleures institutions ; mais ainsi pensent tous les peuples que moi, Maundeville, j’ai visités dans ce long espace de trente-quatre ans. Si nous ne sommes pas en peine de justifier nos opinions, ils ne le sont pas davantage de justifier les leurs ; il ne s’en trouve pas un seul qui ne sache alléguer d’assez bonnes raisons en faveur de ses pires folies. Et il ne sert de rien de répondre, comme nous le faisons, qu’ils sont dans l’erreur, puisque c’est précisément ce qu’ils disent de nous. Il nous faudrait apprendre une bonne fois que nous sommes contenus dans l’univers et que l’univers n’est pas contenu en nous. N’est-ce pas la plus insigne des folies d’imaginer que la sagesse, au lieu d’être éparse dans le monde, s’est rapetissée au point de se condenser tout entière dans le petit coin de terre que nous nommons notre pays en ne laissant à tout le reste que le mensonge et l’erreur ? — Rappelez-vous quelle était la force de l’esprit local au moyen âge, combien était grand l’attachement du paysan pour sa paroisse, du chevalier pour son comté, du citoyen pour sa ville, et jugez des effaremens, des doutes, des hardiesses négatrices, des tristesses, des rêveries, des crédulités et des chimères que des livres comme ceux de Marco Polo et de Maundeville engendrèrent nécessairement chez les âmes encore si naïves du XVIe siècle. Certes, nous possédons la vérité, mais ils n’ont pas toujours aussi grand tort que nous le pensons de croire qu’ils la possèdent aussi. Cette diversité qui est si bien faite pour nous étonner jusqu’à l’effroi est beaucoup plus grande dans les choses de la nature et de la race, que dans les choses de l’âme et de l’esprit. Oui, il existe dans la nature des différences inconciliables, des pygmées et des géans, des hommes qui marchent à quatre pattes et des hommes qui n’ont qu’un pied, des peuples qui n’ont pas de nez et des peuples qui ont des têtes de chien, des femmes qui ont la lèvre supérieure si longue qu’elles s’en servent comme de parasol pour se garantir du soleil, et des femmes qui ont pour yeux des pierres précieuses dont l’éclat fascine ceux qui les regardent ; mais il en est autrement dans l’ordre moral où la diversité est souvent plus apparente que réelle, et plus à la surface qu’au fond. On peut dire qu’à cet égard les divers peuples sont plutôt séparés par des cloisons que par des murailles, et les cloisons sont quelquefois si minces que les voix peuvent s’entendre des deux côtés aussi distinctement que possible.

Maundeville appuie ses opinions sur une sorte de système cosmographique où il se montre en avance de Colomb et de Copernic. La terre est ronde, c’est un globe entouré d’eau. Embarquez-vous sur un point quelconque de ce globe, naviguez aussi longtemps que vous voudrez, et il y aura toujours un moment où vous reviendrez à votre point de départ. « C’est ce qui arriva, lorsque j’étais jeune, à un digne homme qui partit de notre pays pour découvrir le monde. Il alla dans l’Inde, et dans les îles au-delà de l’Inde, qui sont au nombre de plus de 5,000, et il voyagea si longtemps par terre et par mer, qu’à la fin il arriva dans une île où il entendit les gens parler son propre langage, et crier aux bœufs à la charrue les mêmes mots qu’on leur criait dans son pays. Ce lui fut un grand étonnement, et il ne comprit pas comment cela se pouvait faire. Il s’en retourna donc, et perdit en ce faisant beaucoup de temps, comme il le confessa plus tard, car il arriva qu’étant allé en Norvège, une tempête le rejeta dans une île, et il reconnut que c’était celle où il avait entendu parler son propre langage, et crier ainsi aux bœufs à la charrue. Il en est de même dans le monde moral. Allez aussi loin que vous voudrez dans le domaine des idées et des croyances, écartez-vous autant que vous le voudrez de votre point de départ, et il y aura toujours un moment où vous y serez ramenés, et vous entendrez nommer Dieu et le diable comme dans votre pays.

Non-seulement toutes les doctrines finissent par aboutir à un même point, mais elles ont toutes une certaine ressemblance entre elles, ressemblance d’abord vague, incertaine, confuse, mais qui va s’accentuant à mesure qu’on les regarde davantage et qu’on en considère un plus grand nombre, ce qui conduit à admettre que, par nature, les hommes sont enclins à penser tous la même chose. Cela ne serait, pas déjà fort extraordinaire, puisqu’ils sont tous soumis aux mêmes conditions générales, et qu’ils ont tous alternativement le jour et la nuit ; mais il y a une raison plus forte pour qu’il en soit ainsi. C’était une opinion généralement accréditée au moyen âge que Jérusalem était le centre du monde. Maundeville adopte cette opinion et en déduit des conséquences remarquables. « Celui qui veut publier une chose et la faire ouvertement connaître la fera crier et proclamer dans la place qui est au milieu d’une ville, afin que la chose ainsi proclamée et annoncée puisse atteindre à tous les quartiers de cette ville également ; c’est ainsi que celui qui était le créateur du monde voulut souffrir pour nous à Jérusalem, à cette fin que sa passion et sa mort qui y furent proclamées pussent être connues également de toutes les régions de l’univers. » Cette lumière centrale doit donc rayonner, et rayonne en effet, jusque dans les pays qui en sont le plus éloignés ; de là, les parts inégales de vérité et d’erreur que nous rencontrons chez les divers peuples. Chez ceux qui sont proches de ce centre de lumière, la part de vérité a été si forte qu’elle embrasse presque la révélation tout entière. Chez ceux moins favorisés qui ne sont atteints que faiblement de ces rayons, cette part a été moins grande, d’autres n’ont eu que des reflets, ou des clartés de crépuscule, ou des lueurs d’aube à peine perceptibles dans la nuit. Il s’ensuit que ce que nous nommons erreurs dans les diverses croyances ne le sont pas absolument, mais relativement ; ce sont des erreurs en quelque sorte de degré et de distance, équivalant à des vérités obscurcies et tronquées.


II

Mettons à l’essai cette opinion par l’examen des diverses doctrines religieuses, et commençons par celles des sectes chrétiennes qui ne s’accordent pas avec nous sur les choses de notre foi commune. Voici d’abord les Grecs. Ils ne reconnaissent pas le pape ni l’église romaine, et l’empereur de Constantinople est à la fois souverain temporel et spirituel de ses sujets. Ils croient que le Saint-Esprit procède du Père et non du Fils. Ils rejettent le purgatoire, et croient que les âmes n’auront ni peines ni récompenses jusqu’au jour du jugement. Ils n’administrent pas le baptême et l’extrême-onction exactement, comme nous. Ils pensent qu’on ne doit se marier qu’une fois, ne jeûnent pas de la même manière que nous et aux mêmes jours, et estiment que nous commettons péché en ne portant pas la barbe. En Orient, parmi les Sarrasins, habitent de nombreuses communautés chrétiennes, séparées les unes des autres par des différences si minimes qu’il ne vaut presque pas la peine d’en parler. Tous admettent le baptême, et croient au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Il y en a qui s’appellent Jacobites parce qu’ils disent que c’est de l’apôtre saint Jacques même que leurs pères ont reçu la doctrine chrétienne. Ceux-là n’admettent pas la confession, prétendant que c’est à Dieu seul, et non à un homme, qu’il faut se confesser ; quand ils veulent le faire, ils jettent de l’encens sur le feu, et se confessent à Dieu au milieu de cette fumée. Les Syriens pensent sur la confession comme les Jacobites, comme les Grecs pour tout le reste, et portent la barbe. Les Géorgiens qui disent avoir été convertis par saint George portent tous la tonsure, les clercs en rond, les laïques en carré ; puis d’autres encore qu’on appelle Nestoriens, Ariens, Nubiens, et tous ont la plupart de nos acticles de foi. A Jérusalem, il y a des prêtres des régions de l’Inde qui opèrent le sacrement de l’autel en récitant le Pater noster, c’est-à-dire, selon la manière la plus ancienne, parce qu’ils ne connaissent pas les additions que les papes ont faites depuis à cette consécration, mais ils chantent avec beaucoup de dévotion. Il y a enfin le fameux prêtre Jean ; il n’a pas tous les articles de notre foi, mais seulement les principaux ; en revanche, si grande est sa vénération pour Notre-Seigneur, que lorsqu’il sort en temps de paix, il est toujours précédé d’une croix de bois, en mémoire de la Passion. Voilà bien des sectes, mais elles sont plus nombreuses que dissemblables, et si elles sont séparées de nous sur bien des points, ce n’est jamais sur rien d’absolument essentiel. Maundeville aurait pu au moins les appeler hérétiques et schismatiques, puisqu’on effet ces sectaires sont tels pour l’église catholique ; il est remarquable qu’il ne l’a pas fait une seule fois, et je n’ai pas souvenir qu’aucun de ces deux mots soit prononcé dans son livre. Si cette abstention n’est pas calculée, il faut avouer qu’elle est singulière.

Lorsqu’il veut désigner quelque peuplade ou quelque secte qui est chrétienne aussi peu que ce soit, Maundeville emploie invariablement la même formule. Ils croient au Père, au Fils et au Saint-Esprit, dit-il, sans mention d’autre dogme. C’est qu’il a vécu trop longtemps en Orient pour n’avoir pas appris que le dogme de la Trinité est le Shibboleth auquel se reconnaît le chrétien, celui qui le sépare nettement des autres croyances, et l’empêche de se confondre avec les juifs et les musulmans. A l’égard de ces derniers, ses opinions sont absolument éclairées et libérales, et je ne sais où certains annotateurs ont pu voir tant d’erreurs et de préjugés dans ce qu’il dit de la doctrine et des croyans de l’Islam. A la vérité, ce qu’il raconte de Mahomet n’est qu’un tissu de fables recueillies dans ses conversations avec les musulmans, mais il n’en est pas de même pour ce qu’il dit du Coran, qu’il prétend avoir lu, et dont il montre, en effet, une connaissance suffisante pour qu’on l’en croie sur parole[2]. Ce n’est pas trop s’avancer que de dire que sur l’islamisme Maundeville pense exactement comme son grand contemporain Boccace. Se rappeler le conte des trois anneaux. Il y avait dans une famille un anneau d’un tel prix qu’il ne pouvait, étant unique, être compris dans les partages des héritiers et passait toujours du père à l’aîné ; mais il arriva qu’à une certaine génération le père eut trois fils qu’il aimait également, et ne pouvant se résoudre à laisser à aucun le précieux anneau, il en fit faire, pour tourner la difficulté, deux autres tout semblables. Ces trois anneaux, dit le personnage narrateur du conte, sont le judaïsme, le christianisme et le mahométisme, qui ont entre eux une ressemblance si étroite qu’on ne saurait dire lequel des trois peuples qui professent les trois religions est le véritable héritier de Dieu. De même Maundeville marque avec précision les dogmes communs aux deux religions, dogmes qui rapprochent tellement l’islamisme du christianisme qu’il considère les musulmans comme aisément convertissables. « Ce livre (le Coran) dit que Jésus fut envoyé par le Dieu tout-puissant pour être un miroir et un exemple à tous les hommes. Il dit aussi du jour du jugement que Dieu viendra pour juger toute l’humanité, qu’il placera les bons à son côté et leur donnera le bonheur éternel et qu’il condamnera les méchans aux peines de l’enfer… Ils reconnaissent que les œuvres du Christ sont bonnes, que ses paroles, que ses actes, sa doctrine, contenus dans les Évangiles sont véridiques, et que ses miracles aussi sont véridiques, que la Sainte-Vierge Marie fut vierge avant et après la naissance de Jésus, et que tous ceux qui croient parfaitement en Dieu seront sauvés… Si on leur demande quelle est leur croyance, ils répondent : Nous croyons en Dieu créateur du ciel et de la terre, et de toutes les autres choses qu’il a faites, et sans lui rien n’a été fait. Nous croyons au jour du jugement, et que chacun sera récompensé selon ses mérites. Nous tenons pour vrai tout ce que Dieu a dit par la bouche de ses prophètes… Et lorsqu’on leur parle du Père, du fils et du Saint-Esprit, ils disent que ce sont trois personnes, mais non un Dieu, car leur Alcoran ne parle pas de la Trinité. Mais ils disent que Dieu parle, et qu’ils savent bien qu’il est esprit, car sans cela il ne serait pas vivant… Et ils disent que quiconque ne connaît pas la parole de Dieu ne connaîtra pas Dieu… Ils ont donc nombre d’articles importans de notre foi, quoiqu’ils n’aient pas en perfection la loi et la foi comme nous chrétiens l’avons, et c’est pourquoi ils sont aisément convertis, spécialement ceux qui comprennent les Écritures et les prophéties. » Songez que l’homme qui parle ainsi a fait le voyage de terre-sainte avec le regret que Jérusalem soit aux mains des infidèles, et dites s’il est possible de juger ses adversaires avec plus de tolérance, d’équité et de loyale intelligence.

Maundeville ne se contente pas de rendre justice aux musulmans, il a pour eux de l’estime et presque de la tendresse. Il les aime pour le respect pieux avec lequel ces ennemis de notre loi religieuse en honorent les souvenirs et en protègent les monumens, respect qui est vraiment à honte à plus d’un chrétien. « Les Sarrasins montrent beaucoup de respect pour le temple, et disent que le lieu est vraiment saint. Et lorsqu’ils y entrent, ce n’est que pieds nus, et ils s’agenouillent une infinité de fois. Et lorsque mes compagnons et moi nous vîmes cela, nous enlevâmes nos souliers et nous entrâmes pieds nus, jugeant que nous ne pouvions montrer moins de respect et de piété, et avec une moindre componction de cœur que n’en montrait un quelconque de ces mécréans. » Le saint sépulcre n’existerait plus, grâce au zèle trop irrévérencieux dans son emportement des pèlerins chrétiens, si le sultan n’y avait mis bon ordre. « Il n’y a pas encore bien longtemps que le sépulcre était tout grand ouvert, en sorte que tous pouvaient le voir et le toucher. Mais comme les pèlerins qui le visitaient l’endommageaient à l’envi pour en emporter des petits fragmens ou de la poudre, le sultan a fait élever un mur tout autour afin que personne ne puisse le toucher. » Mais il admire encore davantage les musulmans pour la conformité qu’ils établissent entre leur vie et leur loi religieuse, pour la stricte observance des pratiques que cette loi leur impose, et il remarque avec une éloquente amertume que les chrétiens sont bien loin de cette rigide obéissance. Ici un autre conte de Boccace se présente au souvenir. C’est l’histoire d’un marchand juif qu’un de ses compères chrétiens sollicitait si fréquemment de se convertir qu’à la fin il y consentit, mais voulut faire auparavant le voyage de Rome pour mieux juger de la sainteté de notre religion. Il exécuta son projet, et il vit, à sa grande surprise, qu’aucun chrétien, ni petit, ni grand, ni ecclésiastique, ni laïque, ne vivait conformément à sa foi, mais au contraire se rendait coupable de tous les péchés qu’elle défendait. La conclusion, paradoxale en apparence, qu’il tira de ce spectacle, c’est qu’il fallait vraiment que cette religion fût divine non-seulement pour continuer à vivre, mais pour faire toujours de nouveaux prosélytes, alors que ses sectateurs faisaient tout pour la discréditer et la détruire. Eh bien, une leçon fort analogue fut donnée à Maundeville par le sultan lui-même, dans une conversation particulière qu’il prétend avoir eue avec lui. Le passage est vraiment trop curieux pour n’être pas mis tout entier sous les yeux de nos lecteurs :


Les Sarrasins disent que les juifs sont maudits parce qu’ils ont souillé la loi que Dieu leur envoya par Moïse. Et les chrétiens sont maudits aussi, disent-ils, parce qu’ils ne gardent pas les commandemens et les préceptes de l’Évangile que Jésus-Christ leur a donnés. À ce sujet, je vous rapporterai ce que le sultan me dit un jour dans sa chambre. Il congédia tous les assistans, seigneurs et autres, parce qu’il voulait me parler en particulier. Et alors il me demanda comment les chrétiens se gouvernaient dans notre pays. Je répondis : Très bien, grâce à Dieu. Et il me dit : Non, vraiment, car vous, chrétiens, n’avez aucun souci de la manière infidèle dont vous servez Dieu. Vous devriez donner l’exemple au bas peuple pour bien faire et vous lui donnez l’exemple de mal faire. Les gens du peuple, les jours de fête, lorsqu’ils devraient être à l’église pour servir Dieu, vont aux cabarets, et là se livrent à la gloutonnerie tout le Jour et toute la nuit, mangent et boivent comme des bêtes qui n’ont pas de raison, et ne savent jamais quand ils en ont assez. Et les chrétiens s’encouragent aussi les uns les autres par tous les moyens qu’ils peuvent à se battre et à tromper. Et ils sont si orgueilleux qu’ils ne savent jamais comment s’habiller, tantôt l’habit est court, tantôt il est long, tantôt il est serré ; tantôt il est large, tantôt il s’accompagne de l’épée, tantôt de la dague, bref, toute sorte de déguisemens. Ils devraient être simples, doux, véridiques, pleins de bonnes œuvres comme l’était ce Jésus en qui ils croient, mais ils sont tout le contraire, toujours enclins au mal et de faire le mal. Et ils sont si cupides que pour un peu d’argent ils vendent leurs filles, leurs sœurs et leurs propres femmes pour les œuvres de la paillardise. Celui-ci séduit la femme de celui-là, et aucun n’a foi dans an autre ; mais ils violent perpétuellement la loi que Jésus-Christ leur a donnée pour leur salut. Aussi ont-ils perdu par leurs péchés cette terre que nous occupons. Pour leurs péchés Dieu les a remis entre nos mains ; ce n’est pas seulement par notre puissance que cela s’est fait, mais par leurs péchés. Car nous savons en toute vérité que, lorsque vous servirez Dieu, Dieu vous servira, et que, lorsqu’il sera avec vous, personne ne sera contre vous. Et nous savons parfaitement par nos prophéties, que les chrétiens arracheront encore cette terre de nos mains lorsqu’ils serviront Dieu plus dévotement. Mais aussi longtemps qu’ils mèneront, comme maintenant, des vies impures et souillées, nous n’aurons aucune crainte d’eux, car Dieu ne les aidera pas. Alors je lui demandai comment il connaissait l’état des chrétiens. Il me répondit qu’il le connaissait par ses messagers qu’il envoyait dans tous les pays déguisés en marchands de pierres précieuses, d’étoffes d’or, et autres choses pour s’enquérir des mœurs de chaque peuple parmi les chrétiens. Alors il rappela tous les seigneurs qu’il avait fait sortir de sa chambre, et il m’en présenta quatre de très considérables qui me parlèrent de mon pays et de beaucoup d’autres contrées chrétiennes, comme s’ils avaient été de ces mêmes pays ; et ils parlaient français en toute perfection, et le sultan aussi, ce qui me fut grande merveille. Hélas ! c’est un grand scandale pour notre foi et pour notre loi lorsque des gens qui ne les ont pas nous reprochent nos péchés. Et ces gens qui devraient être convertis au Christ et à sa loi par nos bons exemples et par notre vie, qui devrait être acceptable aux yeux de Dieu, sont au contraire encore plus éloignés de nous par notre perversité et notre mauvaise vie, et ce sont eux, étrangers à notre sainte et vraie croyance, qui nous accusent d’être des hommes de mauvaises mœurs et des maudits. Et ils disent positivement vrai, car les Sarrasins sont pieux et fidèles, et gardent entièrement les commandemens de leur saint livre Alcoran, que Dieu leur envoya par son messager Mahomet, auquel, disent-ils, l’ange saint Gabriel révéla souvent la volonté de Dieu.


Les dernières lignes soulignées laissent assez clairement, ce nous semble, transparaître la vraie pensée de l’auteur. Il serait peut-être téméraire d’affirmer que Maundeville tenait l’islamisme pour une véritable révélation, toujours est-il qu’il s’exprime comme si c’était bien là son opinion.

Tant que les religions ont des rapports aussi directs et aussi étroits que le christianisme et l’islamisme, la thèse de Maundeville se prouve avec une telle évidence et une telle simplicité qu’elle pourrait passer pour un truisme, n’était la liberté d’esprit qu’il a fallu cependant à un homme du XIVe siècle pour reconnaître carrément des frères en croyances dans ces musulmans si longtemps combattus, frères bâtards sans doute, mais tout aussi rapprochés de nous qu’Ismaël le fut d’Isaac. Ces ressemblances vont sans doute cesser avec les religions païennes qui offriront à notre auteur plus de résistance. Eh bien, pas du tout ; c’est là au contraire qu’il en découvre en plus grand nombre, ce qui d’ailleurs n’est pas pour surprendre outre mesure quand on songe que ces paganismes sont les diverses formes du brahmanisme et du bouddhisme qu’il a pu observer dans l’Inde, à Ceylan, à Java, en Birmanie, en Chine, et autres lieux qu’il prétend avoir visités. Quelque bizarres ou révoltans que soient les spectacles qui lui sont présentés, il ne s’abuse pas un seul instant ; mais avec une perspicacité naïve vraiment singulière, il va droit au sens caché sous toutes ces monstruosités extérieures, et il découvre qu’il peut les expliquer par telles et telles choses que son éducation chrétienne lui a fait connaître depuis longtemps. Les païens, croyez-vous, adorent des dieux de métal et de bois ; mais non, ils adorent les puissances, les énergies créatrices, les principes de vie et d’action morale dont ces statues sont les représentations. Ces représentations, Maundeville, avec beaucoup d’ingéniosité, les divise en deux classes, les simulacres et les idoles. Les simulacres sont de simples effigies de personnes qui ont laissé une grande réputation de noblesse ou de sainteté, comme étaient les effigies d’Hercule et autres héros dans l’antiquité, comme sont chez nous les statues de nos saints, ou bien encore des effigies de choses bienfaisantes par excellence, comme le soleil, la lune, le feu, etc. Si nous adorons nos saints, ce n’est pas parce que nous les regardons comme des dieux, mais parce que, leurs actions ayant été de celles qui sont les plus agréables à Dieu, nous supposons qu’ils sont en rapport plus direct avec lui et plus capables d’intercéder pour nous. Tel est à peu près le raisonnement que Maundeville prête à ses adorateurs de simulacres, et qu’il étend, avec beaucoup de logique, des représentations de personnes à celles de choses matérielles. « Les disent qu’ils savent fort bien que ce ne sont pas des dieux, car ils savent qu’il n’y a qu’un Dieu qui est dans le ciel, mais ils savent aussi que ces hommes n’auraient pas pu faire les merveilles qu’ils ont faites sans un don spécial de Dieu, et c’est pourquoi ils disent qu’ils étaient en bon rapport avec Dieu, et ils les adorent en conséquence. C’est aussi ce qu’ils disent du soleil qui change les saisons, donne la chaleur, et nourrit toutes choses ; ils savent bien que, s’il est de si grand profit, c’est que Dieu l’a aimé plus que toute autre chose, et puisque Dieu lui a donné une si grande vertu sur le monde, il est juste, disent-ils, qu’on l’adore. C’est ce qu’ils disent également des autres planètes, et du feu, qui est si profitable. » Les idoles, au contraire des simulacres, sont des images formées par les imaginations déréglées des hommes, images dont les semblables ne se trouvent pas dans la nature, comme une statue ayant quatre têtes, une de cheval, une de bœuf, etc. Eh bien, ces adorateurs d’idoles ne raisonnent pas moins bien que les adorateurs de simulacres. Ce n’est pas qu’ils croient qu’il y a en réalité de telles monstrueuses divinités ; mais c’est qu’ayant fait effort pour se représenter les qualités divines, ils ont été obligés d’emprunter les figures qui pouvaient le mieux atteindre leur but, le bœuf, l’éléphant, le serpent, etc. Ce sont des symboles concrets de l’invisible, des signes des choses spirituelles pour les yeux de la chair. Nos modernes docteurs en symbolisme ont-ils dit mieux et plus que cela ?

Ce sont de fausses religions. Oh ! oui, sans doute, bien fausses ; si par hasard, cependant, elles avaient la vertu d’opérer les mêmes miracles que la seule vraie, ou des miracles analogues ? Eh bien, cette vertu, elles la possèdent, plus probablement, il est vrai, par la puissance du diable que par celle de Dieu, quoiqu’il fallût encore se garder d’être souvent trop affirmatif à l’égard de l’une ou de l’autre influence ; mais, quelle que soit celle de ces deux influences que l’on choisisse, ce qui est certain, c’est qu’une action surnaturelle est là, infernale ou divine, et que par conséquent il est compréhensible que ces idolâtries révèlent une part de vérité et produisent quelques-uns des effets de la vraie religion. De même que les musulmans mettent entre leur foi et leur loi religieuse un accord que les chrétiens n’y mettent pas, ces idolâtres portent à leurs dieux un dévoûment qui est inconnu aux adeptes de la vraie foi. Nos martyrs que nous adorons par-dessus tous nos autres saints ne l’ont jamais été volontairement ; mais à ces païens toute occasion est bonne pour s’infliger un martyre volontaire, un pèlerinage, une procession, la dédicace d’un temple, car toutes ces cérémonies et coutumes se rencontrent dans leurs cultes. Il y a dans le Malabar une certaine idole qui est l’objet d’un pèlerinage perpétuel, absolument comme les chrétiens vont à Saint-Jacques de Compostelle et autres sanctuaires vénérés. Les uns y vont en s’imposant de tenir les yeux toujours baissés contre terre, les autres en s’agenouillant de trois pas en trois pas, quelle que soit la longueur de leur voyage ; d’autres en se portant dur les membres de violens coups de poignard. Après les pèlerinages, les processions. A certains grands jours on sort l’idole richement vêtue et on la promène sur un char précédé de toutes les vierges du pays et suivi du cortège des pèlerins, et nombre d’entre eux se jettent sous les roues du char qui les broie et les mutile ; enfin, lorsque l’idole est rentrée en place, son retour est salué par une foule de morts volontaires. « Ils pensent que plus de peines et de tribulations ils souffrent pour l’amour de leur Dieu, et plus de joie ils auront dans l’autre monde. En un mot, ils souffrent tant de peines et de si durs martyres pour l’amour de leur idole, qu’un chrétien n’oserait pas prendre, je le crois bien, la dixième partie de ces souffrances pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Les hommes qui se tuent ainsi sont réputés saints. « Et comme on tiendrait chez nous à grand honneur d’avoir un saint dans sa famille, ainsi pensent-ils aussi ; et comme chez nous on écrit dévotement tes vies et les miracles des saints personnages et on sollicite leur canonisation, ainsi font-ils pour ceux qui se sont tués volontairement pour l’amour de leur idole. Ils disent que ce sont de glorieux martyrs et des saints ; ils les placent dans leurs écrits et leurs litanies, et se vantent, en se disputant entre eux, à propos de ces parens bienheureux, disant : j’ai plus de saints dans ma famille que toi dans la tienne. » Maundeville donne la formule d’une des prières par lesquelles les assistans accompagnent ces pieux suicides, et soit hasard, soit intention de la part du voyageur, il se trouve que cette prière a les formes, le tour, l’accent des prières chrétiennes. « Grand Dieu, contemple ce que ton véridique serviteur a fait pour toi ; il a quitté sa femme, ses enfans, ses richesses, tous les biens de ce mondé, et sa propre vie pour l’amour de toi, et pour t’offrir en sacrifice sa chair et son sang. Par conséquent, saint Dieu, place-le parmi les plus bien-aimés dans ton bienheureux paradis, car il l’a justement mérité. » Le culte des reliques ne leur est pas non plus inconnu. « Ensuite ils font un grand feu et brûlent le corps, et alors chacun de ses parens et amis prend une certaine quantité de cendres et les conserve en guise de reliques, disant que c’est une sainte chose, et ils ne craignent aucun péril tant qu’ils ont sur eux ces cendres. » Les rapprochemens que Maundeville établit ainsi en tapinois entre les rites, coutumes et pratiques des cultes idolâtriques et ceux du christianisme sont en nombre vraiment considérable, eu voici un dernier exemple. « Et comme nous disons nos Pater Noster et nos Abe Maria en comptant les grains du chapelet, dit-il en parlant d’un certain roi idolâtre, ainsi ce roi récite-t-il dévotement chaque jour trois cents prières à son Dieu avant de manger. » Notez que cette dévotion, idolâtrique ou non, est évidemment de bon aloi, puisque le roi qui la pratique est tellement droit et équitable dans ses jugemens que ses sujets n’ont rien à craindre pour leurs biens, car personne n’oserait commettre un vol. La dévotion au plus vrai des cultes serait-elle plus fertile en bons effets ?

Go sont erreurs d’un zèle fanatique ; mais n’avons-nous pas aussi les nôtres ? devait infailliblement se dire le bon lecteur du XIVe siècle, en pensant à tout ce qu’il avait lu, entendu raconter, ou vu de ses yeux. Maundeville se garde bien d’émettre ce doute, seulement il s’arrange toujours de manière à le suggérer. Il se gêne moins avec les simples superstitions, et il dit, à cet égard, nettement leur fait à ses compatriotes et coreligionnaires. Les idolâtres de certaines régions ont, rapporte-t-il, une coutume singulière ; la première bête qu’ils rencontrent le matin, ils en font l’objet de leur culte de la journée. Parmi ces bêtes, il y en a qui sont d’heureuse rencontre, et d’autres de malheureuse ; ils disent qu’ils ont été amenés à reconnaître ce fait par une expérience longtemps répétée, et qu’il est pieux d’honorer les bêtes qui sent d’heureuse rencontre, car cette rencontre n’a pu avoir lieu sans une grâce de Dieu. « Mais il ne se manque pas de chrétiens qui disent qu’il est bon de rencontrer certaines bêtes le matin, et mauvais d’en rencontrer d’autres, qu’ils ont fait souvent l’expérience qu’il est malheureux de rencontrer le lièvre, le porc et autres ; que lorsque l’épervier et autres oiseaux carnivores se saisissent de leur proie devant des hommes armes, c’est bon signe, et mauvais signe, au contraire, lorsqu’ils la laissent fuir, également qu’il est malheureux de rencontrer des corbeaux. Or puisque les chrétiens qui sont instruits chaque jour dans la sainte doctrine croient à de telles choses, est-il bien étonnant que des païens qui n’ont pas de bonne doctrine, mais qui se dirigent d’après leur nature, y croient d’autant plus largement que leur simplicité est plus grande ? »

Les sous-entendus de Maundeville vont parfois très loin. Ces ressemblances ne s’arrêtent pas aux rites, cérémonies on pratiques dévotieuses ; elles apparaissent souvent entre les dogmes de ces idolâtries et ceux de notre sainte religion. Que votre pensée s’arrête un instant sur le curieux, amusant et édifiant tableau que voici :


De cette ville (Kin-sai, dans la Chine méridionale), on va par eau jusqu’à une abbaye de moines qui sont des hommes profondément religieux selon leur foi et leur loi. Dans cette abbaye il y a un grand et beau jardin où croissent nombre d’arbres porteurs de diverses sortes de fruits, et dans ce jardin il y a une petite colline pleine d’arbres plaisans à voir. Sur cette colline et dans ce jardin il y a divers animaux tels que singes, babouins et autres en grand nombre, et chaque jour, lorsque les moines ont mangé, l’aumônier porte les restes du repas dans le jardin et frappe à la porte avec une clé d’argent qu’il tient à la main. Immédiatement toutes les bêtes de la colline et des diverses parties du jardin sortent, au nombre de trois ou quatre mille, et elles viennent à la manière des pauvres gens, et des serviteurs leur donnent les restes dans de beaux vases d’argent doré. Lorsqu’elles ont mangé, le moine frappe de nouveau sur la porte du jardin avec la clé, et toutes les bêtes retournent là d’où elles étaient venues. Ils disent que les bêtes qui sont belles sont des âmes d’hommes vertueux, et que les bêtes qui sont laides sont les âmes de pauvres gens, et c’est pourquoi ils leur donnent à manger pour l’amour de Dieu. C’est ce qu’ils croient, et personne ne peut les tirer de cette opinion. Ils prennent ces bêtes lorsqu’elles sont petites, et les nourrissent ainsi d’aumônes, en aussi grand nombre qu’ils peuvent en prendre. Je leur demandai s’il n’aurait pas mieux valu donner ces secours aux pauvres qu’aux bêtes. Ils me répondirent qu’ils n’avaient pas de pauvres parmi eux dans ce pays, et que, quand bien même il y en aurait, ce serait une plus grande charité de donner à ces âmes qui font ici-bas leur pénitence.


Il est impossible, en lisant ce passage, de ne pas penser aux âmes du Purgatoire. Certes, si on ne regarde qu’à l’enveloppe, nous sommes loin de la pureté, de la noblesse et de l’idéalité du dogme chrétien ; mais sous ces formes grotesques, caricaturales, ridicules, transperce la même idée d’expiation temporaire et de pénitence purificatrice.

La vérité est si naturelle aux hommes qu’on peut dire qu’ils l’ont en eux de naissance et par le seul fait qu’ils ont une âme. La révélation est en eux, cachée, obscure, latente, mais agissant sourdement, sans participation de leur volonté, pour éclater dans toute sa lumière et les tirer hors des ténèbres. Selon qu’ils ont compris plus ou moins complètement, plus ou moins purement cette révélation naturelle, les peuples sont plus ou moins libres, plus ou moins heureux, plus ou moins puissans. Voyez plutôt les Tartares. Ils ont des idoles, cela est vrai, mais ces idoles se rapportent à un culte qui n’est chez eux que secondaire, le culte du dieu de la nature, lequel est subordonné au Dieu un, éternel, pur esprit qui a créé toutes choses. C’est dans cette croyance au Dieu unique que consiste leur véritable religion, et c’est dans cette religion, toute de l’esprit, qu’il faut chercher le fondement de leur puissance. Le grand khan du Cathay ne reconnaît pas d’autre base à son pouvoir que la volonté de Dieu même, et c’est de Dieu même qu’il la tient vraiment, si les récits que l’on fait sont véridiques. Un ange apparut en effet a Gengis Khan, et lui dit que c’était l’ordre de Dieu qu’il unit les tribus éparses des Tartares et qu’il les poussât à la conquête du monde. Il est remarquable que Maundeville, qui admet volontiers l’action des démons pour expliquer en partie les cultes idolâtriques, ne fait aucune réserve de ce genre pour les cultes théistes des musulmans et des Tartares, et qu’il raconte les visites de l’ange a Gengis-Khan et de Gabriel à Mahomet sans mettre en doute l’identité de ces célestes personnages, ou les supposer des démons déguisés. Pourquoi auraient-ils été de faux anges, puisque les messages qu’ils portaient impliquaient une croyance que les démons combattent partout et toujours ? Gengis-Khan accomplit les volontés divines, et s’en trouva bien. Aussi, lorsqu’il eut réuni tous les Tartares en un même corps de nation, son premier soin fut-il de promulguer un code dont le statut initial leur prescrivait « de croire et d’obéir au Dieu immortel qui est tout-puissant et les délivrerait de l’esclavage, et d’invoquer son secours dans tous les momens de nécessité. » Puisque son pouvoir avait eu pour point de départ l’ordre même de Dieu, il voulut qu’il fût fait à son image, et puisqu’il n’y a qu’un Dieu dans le ciel, il voulut qu’il n’y eût qu’un roi sur la terre. C’est ce que disent en termes exprès ses lettres et ses sceaux : « Le khan, fils du Dieu très haut, empereur de tous ceux qui vivent sur la terre, seigneur de tous les seigneurs. » Et encore : « Dieu dans le ciel, le khan sur la terre. » Aussi nombre de ces princes ont-ils été chrétiens, et ce n’est qu’assez récemment qu’ils sont revenus à leurs anciens erremens ; mais, bien qu’ils aient cessé d’être chrétiens, ils n’en honorent pas moins ceux qui le sont. « Il a dans sa cour nombre de barons et de serviteurs qui sont chrétiens, ayant été convertis à la bonne foi par des religieux chrétiens qui habitent avec lui, et il y en a nombre d’autres qui ne veulent pas qu’on sache qu’ils sont chrétiens. » Et plus loin, après avoir décrit les processions et cérémonies dont les moines nestoriens, ou d’autres dénominations, honorent l’entrée du souverain dans telle ou telle de ses villes : « C’est grand dommage qu’il ne croie pas fidèlement en Dieu. Néanmoins il écoute parler de Dieu avec bonheur, et il permet libéralement aux chrétiens de vivre sous sa seigneurie, et aussi aux hommes de sa religion de devenir chrétiens, s’ils le veulent, dans toutes les parties de son empire, car il n’interdit à personne de professer telle foi qui lui convient. » Tout ce que nous dit Maundeville du grand khan et de ses Tartares se tient, en somme, très près de ce que la véridique histoire nous rapporte de ce pur déisme, qu’elle nous représente comme propre à tous les grands conquérans mongoliques, et particulièrement à Gengis-Khan, et de cette effrayante tyrannie qui s’accordait avec une tolérance religieuse si large, comme pour dire que les corps étaient la part du souverain, et les âmes la part de Dieu[3].

Ne remarquez-vous pas cependant comme, pas à pas, insensiblement, cette Jérusalem, objet premier du voyageur, s’est éloignée et effacée des préoccupations de son intelligence ? Assurément nous sommes toujours sur le terrain du christianisme ; car, qu’est-ce que cette disposition native par laquelle l’homme tâtonne après la vérité et la saisit souvent, — inconsciemment, obscurément, et pour la déformer ou la comprendre de travers, mais toujours avec un sincère désir de la connaître, — sinon le verbe de l’évangéliste, lequel est la vie, lumière des hommes qui luit dans leurs ténèbres ? Mais de cette idée, comme d’ailleurs des versets de l’évangéliste, il est facile, sans la presser bien fort, de faire sortir nombre d’hérésies embarrassantes, et Maundeville n’en a pas évité quelques-unes. En premier lieu, il se peut dire que, puisque cette révélation primitive est en nous, nous sommes tous des incarnations du verbe, et que, par conséquent, autant de fois il arrivé que le verbe triomphe des ténèbres de manière à laisser à la vie toute sa perfection, autant il y a parmi les hommes de nouvelles incarnations du Christ, ou, nuance plus grave encore, de Christs nouveaux. J’ai à peine besoin de dire que l’excellent Maundeville n’a rien de commun avec cette hérésie, bonne pour un sectaire russe ou un disciple de David Strauss. Il y en a d’autres dont il se rapproche davantage. Par exemple, si cette disposition native existe, il faut admettre que l’homme est naturellement un animal religieux, ce qui conduit à ces conséquences que l’idée de religion en elle-même est séparable des diverses formes qu’elle a revêtues et qu’elle leur est antérieure, et que, par conséquent, la révélation par le verbe incarné n’a pas créé la religion parmi les hommes, mais seulement apporté son expression la plus parfaite et la seule qui préserve cette disposition native de s’égarer, par l’accord absolu qu’elle établit entre cette nécessite de notre nature et la vérité. Si ce n’est pas là tout à fait la manière de penser de Maundeville, on peut dire qu’il n’en est guère éloigné. Nous voyons partout, en effet, dans son livre, qu’il établit une différence marquée entre l’idée même de religion et le christianisme. On est religieux, d’après lui, sans aucune lumière de la révélation ; les musulmans sont croyans à leur loi avec ferveur, le grand khan et ses sujets ont une foi très pure qu’ils ont servie avec un zèle ardent ; les épithètes de pieux, de dévot, sont accordées aux pires idolâtres ; « ce sont gens très religieux selon leur loi » est une expression qui revient chez lui sans cesse, qu’il s’agisse des santons arabes ou des moines bouddhistes. Enfin, dernière hérésie, la plus simple, mais la plus grave de toutes, il n’est pas bien difficile d’identifier cette disposition naturelle avec la raison humaine, de manière à découvrir en nous-même et à établir sans aucun secours extérieur et divin les dogmes fondamentaux que la révélation se vante d’avoir apportés, et c’est ce que les apôtres de la religion dite naturelle, théistes et déistes, n’ont jamais manqué de faire. Maundeville les a réellement précédés, ou plutôt, disons hardiment qu’il est en date le premier de tous.

Maundeville a beau faire étalage de son christianisme, il ne peut empêcher un œil clairvoyant de reconnaître que, par la manière dont il comprend cette disposition religieuse naturelle, il circonscrit et réduit singulièrement le champ de la révélation. Voilà, qu’il nous a fait reconnaître successivement que les idolâtries n’étaient que symboliques de la vérité, que toutes les religions étaient créatrices de vertus particulières, souvent dignes d’admiration, et quelques-unes possèdent, sans aucun secours de la révélation, plusieurs de ses dogmes les plus fondamentaux et les plus essentiels, l’existence de Dieu et l’unité de Dieu, l’âme et son immortalité, le jugement comme sanction de la vie avec ses peines et ses récompenses. Eh bien, Maundeville va plus loin encore, car il enlève à la révélation la morale chrétienne même, ou pour parler encore plus nettement, il enlève à cette morale les vertus qui en découlent pour les rendre à la nature, et cela est plus grave que tout le reste. Si la morale en elle-même est chose naturelle, il n’en va pas ainsi de celle qui a été prêchée par telle ou telle doctrine, car cette morale n’est alors qu’un écoulement des dogmes établis par cette doctrine, et nous devons logiquement considérer qu’elle leur est adhérente et n’existerait pas sans eux. Si donc nous rencontrons les vertus essentiellement chrétiennes chez des peuples qui n’ont jamais connu le christianisme, même de nom, nous sommes fondés à croire et à dire que la nature humaine les trouve en elle-même, ou les produit d’elle-même par sa propre action. L’homme peut donc atteindre aux vertus issues de la révélation sans la révélation même. Écoutez plutôt cette description morale des habitans d’une certaine île relevant de la souveraineté du fameux prêtre Jean :


Au-delà de cette île, il y en a une autre, grande et riche, habitée par un peuple vertueux et véridique, de bonnes mœurs et de foi sincère selon leur croyance. Quoiqu’ils ne soient pus baptisés, par loi naturelle ils sont pleins de toute vertu et évitent tout vice ; car ils ne sont ni orgueilleux, ni cupides, ni envieux, ni colères, ni gloutons, ni impudiques ; ils font à autrui ce qu’ils voudraient qu’autrui leur fit, et sur ce point ils remplissent les dix commandemens de Dieu. Ils n’ont souci ni de possessions, ni de richesses ; ils ne mentent pas et ne jurent pas, mais disent simplement oui et non, car ils disent que celui qui jure veut tromper son voisin, et c’est pourquoi, tout ce qu’ils font, ils le font sans serment. Cette île est appelée l’île de Bragman, et quelques-uns l’appellent la terre de la foi, et à travers cette lie coule un grand fleuve appelé Thebe. En général, tous les habitans de ces îles, et des terres limitrophes, sont plus honnêtes et plus justes en toutes choses que les peuples des autres contrées voisines. Dans cette île il n’y a ni voleur, ni meurtrier, ni femme prostituée, ni pauvre mendiant, et jamais personne n’y fut tué. Ils sont aussi chastes, et mènent une vie aussi pure que s’ils étaient moines, et ils jeûnent tous les jours. Et comme ils sont si véridiques, si justes, si pleins de vertueuses conditions, ils ne sont jamais affligés par les tempêtes, le tonnerre, la grêle, la peste, la famine, la guerre, ou toute autre tribulation, comme nous le sommes souvent pour nos péchés, par quoi il paraît évident que Dieu les aime pour leurs bonnes actions. Ils croient fermement en Dieu qui a créé toutes choses et l’adorent ; ils ne tiennent à aucun prix les richesses terrestres et ils vivent avec une telle régularité vertueuse, et tant de sobriété pour le boire et le manger, qu’ils vivent longtemps.


Si Maundeville est chrétien, comme il prend soin de s’en glorifier presque à chacune de ses pages, c’est avec une couleur très marquée qui suffit pour le retirer du giron de l’orthodoxie de son temps et le placer dans le camp des réformateurs. Considérez attentivement ce petit tableau auquel il est visible que les béguinages des Pays-Bas et les lollards d’Angleterre ont fourni plus d’un trait, et dites s’il ne vous semble pas lire la description anticipée de quelqu’une des sectes qui naîtront de la réformation. En quoi ces habitans de l’île de Bragman diffèrent-ils d’un conventicule de puritains zélés pour la vie selon Dieu, ou ce qui est plus particulier encore, d’un meeting de quakers ennemis du serment par amour et respect de la vérité ? Serait-il possible d’identifier réellement cette île de Bragman avec quelque portion de notre planète, nous ne savons ; mais il est bien plus probable qu’il faut voir dans cette description une allégorie pieuse à l’adresse des contemporains pour les exhorter à cette réformation des mœurs que Maundeville ne perd pas une occasion de leur recommander et qu’il leur fait prêcher par tous les infidèles et tous les idolâtres, par le sultan d’Egypte, parle Khan du Cathay, par le prêtre Jean. Par cette préoccupation constante, il appartient au parti de Wiclet et de Jean Huss, comme par sa curiosité d’esprit, son appétit de connaître, sa largeur de vues et son équité envers tous les peuples, il appartient au courant de la renaissance. Ainsi que son contemporain et compatriote Chaucer, il réunit en lui les deux tendances, et chacune dans leur entier, sans chercher à les fondre ni les concilier ; il a l’humeur prêcheuse et gémissante d’un piagnone réformateur, tout comme s’il n’avait pas en même temps le goût de disserter brillamment d’un érudit philosophe.

J’ai laissé Maundeville expliquer lui-même ses opinions, m’abstenant d’intervenir autrement que pour les éclairer et les préciser, dans la crainte d’être accusé, soit de me substituer à lui pour lui prêter les miennes propres, soit de découvrir dans son livre par fantaisie d’imagination autre chose que ce qu’il contient réellement. Nous pousserons la précaution jusqu’au bout, et nous le chargerons de conclure à notre place. Il a pris ce soin lui-même dans une de ses dernières pages où il a résumé les opinions éparses dans son livre de manière à lever les derniers doutes que les lecteurs dedans pourraient conserver encore :


Et vous comprendrez que de tous les divers peuples dont je vous ai parlé, il n’en est aucun qui n’ait dans ses lois et ses croyances quelque raison et quelque intelligence, aucun qui n’ait certains articles de notre foi, et quelques bonnes parties de nos croyances. Ils croient en Dieu qui créa toutes choses et fit le monde, quoiqu’ils ne puissent pas à cet égard s’expliquer ses perfections (car il n’y a personne pour les enseigner), mais seulement parler comme leur intelligence naturelle le leur permet. Ils n’ont pas connaissance du Fils et du Saint-Esprit, mais ils peuvent tous parler de la Bible, surtout de la Genèse, des lois des prophètes et des livres de Moïse. Et ils disent très bien que les créatures qu’ils adorent ne sont pas des dieux, mais qu’ils les adorent pour les vertus qui sont en elles. Quant aux simulacres et aux idoles, ils disent qu’il n’y a pas de peuple qui n’ait des simulacres. Ils disent que nous chrétiens nous avons des images auxquelles nous rendons un culte, comme celles de Notre-Dame et des autres saints, et que ce ne sont pas les images de bois et de pierre que nous adorons, mais les saints aux noms desquels ces images sont faites…


III

On n’abuse pas des adversaires intellectuels, a dit quelque part M. Guizot, — à propos de l’hérésiarque Bérenger de Tours, si ma mémoire est bonne. Le mot est vrai, cependant la chose qu’il nie est arrivée fort souvent. Cela dépend beaucoup de la forme sous laquelle les idées sont présentées. A peu près impossible, lorsque les idées sont produites a priori et sous forme dogmatique, la duperie est au contraire aisée lorsqu’elles se présentent a posteriori, par le moyen de faits et comme conséquence de faits, ou que, protégées par des formes allégoriques, elles donnent à deviner leur nom ou leur secret. Dans ce dernier cas, les œuvres peuvent être susceptibles des interprétations les plus diverses et même les plus contraires, et Maundeville en est un exemple mémorable. Veut-on, en effet, à toute force, que son livre soit catholique, on le peut, et il est certain que le pape lui-même a pu s’y tromper, bien qu’il eût dû être averti, non-seulement par ces exhortations à la réforme des mœurs chrétiennes qui reviennent à chaque instant dans le livre, mais par ce fait remarquable que Maundeville, qui traite tout le temps de matières religieuses et fait à chaque page profession de christianisme, n’a pas trouvé un seul mot à dire sur l’autorité papale et la foi qui lui est due, et ne semble s’être souvenu de lui que pour se jouer de sa confiance en lui présentant son livre. Qu’y a-t-il en apparence dans le livre que le catholicisme repousse ou qui ne soit l’objet de ses ambitions les plus hautement avouées, les plus saintement légitimes, les plus patiemment et, selon les temps, les plus ardemment poursuivies ? A le prendre dans le sens littéral, que réclame le livre de Maundeville, sinon l’expansion du christianisme sur l’univers, et que cherche-t-il en apparence à prouver, sinon que cette expansion est facile autant que désirable ? Rien n’empêche donc que le pieux pontife n’ait été absolument enchanté du cadeau de notre voyageur et même qu’il ne l’en ait remercié par quelque paternelle allocution que nous pouvons imaginer à peu près conçue dans les termes que voici : « Nous vous remercions, mon cher fils, des grands services que votre livre est appelé à rendre à la cause de la sainte église en montrant combien il est vrai qu’elle est destinée à être universelle puisqu’on trouve disjoints dans le monde entier les élémens de notre foi, et que grâce à ces élémens, les peuples les plus reculés et les plus sauvages ont une disposition naturelle à la comprendre et à l’embrasser. Ainsi les idolâtres, et surtout ces musulmans infidèles sont à votre avis aisément convertissables ; c’est ce que nous avions souvent pensé dans notre sollicitude et notre désir de voir se multiplier le nombre des croyans à la vraie foi, et votre livre vient nous confirmer dans notre espérance. Ah ! que ne puis-je voir le jour de cette conversion ! quels admirables chrétiens pourraient devenir ces infidèles qui suivent leur fausse loi avec une si parfaite soumission et exercent les devoirs de charité qu’elle leur prescrit avec une si scrupuleuse conscience ! Et si grands que soient les services qu’ont rendus à la cause de la religion et de l’église les talens militaires de nos Albornoz et de nos Du Puget, que sont-ils à côté de ceux que pourrait rendre, s’il était chrétien, ce khan du Cathay, dont vous nous tracez une si noble image, et qui comprend si bien la doctrine de l’unité qu’il ne se trompe que sur les termes par lesquels il convient de l’exprimer. » Malheureusement pour cette interprétation, la contraire est encore plus facile, et rien n’est plus logique et moins conjectural que de voir dans le livre de Maundeville la larve de quelqu’une des plus hardies hérésies philosophiques qui vont bientôt s’épanouir au soleil caniculaire du plein été de la renaissance, celle de ce Giordano Bruno, par exemple, dont l’Italie fêtait récemment la mémoire, au scandale très justifié, il faut l’avouer, du pape Léon XIII. La rédemption est contenue dans l’univers, ou plus nettement encore, l’univers est plus grand que la rédemption, et quelque petit que soit le monde par rapport à l’infini, il ne l’est pas tant toutefois qu’il ne puisse nous servir à mesurer la grandeur de Dieu : telle est à peu près la formule par laquelle on pourrait résumer l’hérésie philosophique de Bruno, et il ne faut pas une grande dose d’attention pour découvrir que s’il ne parle pas avec la même ampleur de voix, Maundeville zézaie, balbutie, bégaie, dans son langage enfantin encore, quelque chose d’à peu près semblable.

Ce que nous avons voulu en parlant si longuement de Maundeville, c’est détruire une erreur qui s’est accréditée sur son compte, le rétablir dans ce que nous croyons être son vrai caractère, et le placer dans le groupe d’esprits auquel il appartient naturellement. Si nous avons touché juste, notre but est atteint, et il y aura chance pour que désormais on ne prenne plus un libre penseur véritable pour la doublure d’un moine obscurantiste et superstitieux. Quant à savoir si ses opinions sont bonnes ou mauvaises, cela ne nous regarde plus, et nous n’avons à exprimer à cet égard ni désapprobation, ni approbation. La critique, et, davantage encore, l’histoire littéraire ont été créées pour juger des œuvres et non pas des doctrines. Déterminer le caractère vrai des œuvres, dire ce qu’elles ont été réellement, et non pas ce que nous voudrions qu’elles eussent été, ou ce que nous aurions désiré les trouver, voilà le devoir strict du critique et de l’historien littéraire, et lorsqu’ils ont à louer ou à condamner, il faut que ce soit pour des considérations tout autres que des préférences d’idées ou des attachemens de doctrines. C’est là la part de vérité qui leur appartient légitimement et dont ils doivent se contenter. Cela ne veut pas dire que la vérité n’ait pas d’autres parts, plus sévères, plus importantes, plus utiles, et en tous temps plus actuelles ; cela veut dire que la critique de polémique, qui se comprend fort bien pour les œuvres du présent, est parfaitement oiseuse pour les œuvres du passé devant lesquelles les regrets sont vains et les indignations inutiles, et qu’on ne peut la porter dans l’histoire littéraire sans la fausser et la dénaturer, sans faire acte de sectaire ou de partisan ergoteur, et preuve d’incurable étroitesse d’esprit. Que penseriez-vous d’un critique libre penseur qui, ayant à parler de Dante, s’indignerait qu’il ait été catholique, d’un critique catholique qui, voulant parler de Richardson et de Defoë, regretterait de les trouver protestans, et d’un critique protestant qui, se proposant de juger Goethe, gémirait qu’il ne soit pas resté fidèle à l’orthodoxie luthérienne ?


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Il connaît le Coran non-seulement dans ses dogmes essentiels, mais dans sa partie légendaire. Il n’est pas une seule des traditions de ce livre concernant Jésus qu’il ait omises dans le résumé qu’il en a fait. Or ces traditions, toutes respectueuses qu’elles soient pour les personnes saintes du christianisme, n’en sont pas moins fort choquantes pour les croyans sincères et pieux, et Maundeville les raconte avec une complaisance et une indulgence singulières. Il sait que la personne réelle de Jésus n’a pas souffert sur la croix et que les juifs n’ont crucifié qu’un fantôme. Il sait que, lorsque Marie eut enfanté sous un palmier, elle eut grand’honte, se lamentait et souhaitait d’être morte ; mais que l’enfant qui venait de naître se prit soudain à parler et la consola en lui disant : « Mère, n’aie pas de crainte, car Dieu a caché en toi ses secrets pour le salut du monde. » Sur ce sujet de l’incarnation, il sait encore quelque chose de plus particulier qui n’est pas dans le Coran, c’est que, lorsque Marie vit l’ange Gabriel pour la première fois, elle eut très grand’peur : « Car il y avait alors dans la contrée un enchanteur nommé Teknia, qui, par ses enchantemens, pouvait prendre la ressemblance d’un ange, et qui, sous ce déguisement, dormait souvent avec les vierges. C’est pourquoi elle conjura l’ange de lui dire s’il était ou non Teknia, et l’ange la rassura et lui dit qu’elle ne devait avoir aucune crainte de lui. » Maundeville a si réellement lu le Coran qu’en citant cette dernière tradition il fait remarquer qu’elle ne s’y trouve pas. En ajoutant cette légende à celle qui nous montre Jésus parlant aussitôt après sa naissance, on aura au complet l’histoire de la conception et de la naissance de Merlin l’enchanteur.
  3. Consulter à ce sujet les admirables chapitres de Gibbon sur les conquérans mongols.