Curumilla/26

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Amyot (p. 318-333).
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XXVI

Catastrophe.

Aussitôt après le combat, une comédie charmante commença entre don Antonio Pavo et le général Guerrero.

Le général ne voulait écouter aucune proposition tendant à faire obtenir aux Français une capitulation écrite ; il se borna à donner sa parole d’honneur d’officier général que si les armes lui étaient immédiatement remises, grâce de la vie serait faite à tous les révoltés.

Don Antonio fut contraint d’en passer par ce que voulait le général, les armes furent rendues, les Français faits prisonniers de guerre et écroués.

Aussitôt que la nuit fut tombée, le colonel Suarez, accompagné par quatre autres officiers, se présenta chez don Antonio Pavo réclamant au nom du général Guerrero, que le comte de Prébois-Crancé lui fût immédiatement livré.

Don Antonio s’empressa d’obéir en intimant au comte l’ordre de sortir de chez lui.

Celui-ci, sans lui répondre, se contenta de lui lancer un regard de souverain mépris et se rendit au colonel.

Un quart d’heure plus tard, il était écroué seul et mis au secret.

De tous les combattants, deux seulement avaient échappé, Valentin et Curumilla, et ce n’avait été que sur l’ordre péremptoire du comte.

Nous le répétons ici : bien que les noms soient changés, et que certains faits aient été exprès, et à cause de certaines convenances, dénaturés, ce n’est pas un roman que nous écrivons, c’est l’histoire d’un homme dont le noble caractère doit être cher à tous ses compatriotes ; il y a donc certaines choses que nous ne pouvons pas et que nous ne devons point passer sous silence, bien que souvent dans le cours de ce long récit nous ayons adouci certains faits qu’il nous répugnait de montrer dans toute leur hideur.

Malgré la promesse solennelle faite par don Antonio Pavo devant tous les volontaires, quelques jours après son arrestation illégale, le comte de Prébois-Crancé fut mis en jugement et l’instruction commença.

Les Européens s’émurent de cette déloyauté, plusieurs d’entre eux allèrent trouver don Antonio Pavo pour lui rappeler sa promesse et le sommer de la tenir.

Alors don Antonio répondit que jamais il n’avait rien promis, que cette affaire ne le regardait pas.

Cependant l’instruction du procès du comte se poursuivait activement, tous les officiers du bataillon, le commandant compris, furent interrogés ; tous, un excepté, cherchèrent, nous sommes contraint de l’avouer, à rejeter le blâme de leur conduite sur le comte.

Aucun témoin à décharge ne fut entendu. Qu’en était-il besoin ? l’accusé était condamné d’avance.

Lorsque le comte avait été arrêté, il portait en ceinture les pistolets qu’il avait pris pour marcher au combat. Le général Guerrero ordonna qu’on les lui laissât ; il espérait sans doute que Louis, poussé par le désespoir, se ferait dans un moment d’oubli sauter la cervelle, et lui éviterait ainsi la honte de signer son arrêt de mort. Mais il ne connaissait pas le caractère de son ennemi : le comte avait l’âme trop fortement éprouvée par cette pierre de touche sublime qu’on nomme le malheur, pour recourir au suicide et ternir la fin de sa carrière.

Cependant Valentin n’était pas demeuré inactif ; s’il avait consenti à conserver sa liberté, ce n’avait été que dans l’espoir de sauver son frère de lait.

Deux ou trois jours après que le secret du comte avait été levé, vers le soir, la porte de sa prison s’ouvrit.

Il tourna machinalement la tête pour reconnaître la personne qui entrait, poussa un cri de joie et s’élança vers elle ; cette personne était Valentin.

— Toi, toi ici, lui dit-il ; oh ! merci d’être venu !

— Ne m’attendais-tu pas, frère ! répondit le chasseur.

— J’espérais ta visite sans oser y compter ; tu dois être en butte à mille vexations, contraint de te cacher ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Tant mieux ; tu ne peux pas t’imaginer combien je suis heureux de te voir ; mais quelle est la personne qui t’accompagne ?

En effet, Valentin n’était pas seul ; un autre individu était entré avec lui dans la prison et se tenait immobile contre la porte, que le geôlier avait refermée, après avoir introduit les visiteurs.

— Ne t’occupe pas de cette personne quant à présent, dit Valentin, causons d’affaires.

— Soit, parle.

— Tu sais que tu seras condamné à mort, n’est-ce pas ? dit nettement le chasseur.

— Je le présume.

— Bien ! Maintenant, écoute-moi, et surtout ne m’interromps pas ; le temps est précieux, il faut le mettre à profit. Tu comprends bien que si je t’ai obéi quand tu m’as ordonné de me sauver, c’est que je me doutais de quelle façon tourneraient les choses. Maintenant, le moment d’agir est venu ; tout est préparé pour ta fuite, les geôliers sont gagnés, ils ne te verront pas sortir de la prison ; un navire est frété par moi ; prends ton chapeau et viens. Dans dix minutes, nous serons à bord, dans une demi-heure, sous voiles, et nous laisserons la justice mexicaine s’arranger comme elle pourra. Hein, j’ai bien manœuvré, n’est-ce pas, frère ? tu vois que je n’ai pas perdu de temps et que tout cela est très-simple.

— Fort simple, en effet, répondit le comte du ton le plus calme ; je te remettre de ce que tu as fait.

— Cela n’en vaut pas la peine, frère, en vérité.

Le comte lui posa la main sur le bras pour l’interrompre.

— Seulement, continua-t il, je ne puis accepter ta proposition.

— Hein ? s’écria Valentin avec un bond de surprise, que me dis-tu donc là, frère ? tu plaisantes, je suppose ?

— Nullement, frère ; ce que je dis est la vérité ; ma volonté inébranlable est de léguer au peuple mexicain l’iniquité de ma condamnation, la tache indélébile de ma mort. Je ne fuirai pas, je ne le puis, ni ne le dois, ce serait lâche de ma part. Un soldat n’abandonne pas son poste ; un gentilhomme ne souille pas son blason ; un Français n’a pas le droit de déshonorer son nom. Je meurs pour une idée noble, et grande, l’émancipation et la régénération d’un peuple. Cette idée avait besoin du baptême du sang pour prospérer et porter des fruits plus tard ; je lui donne le mien sans regret, sans arrière-pensée, avec joie, je dirai presque avec bonheur. Frère, en prison les pensées mûrissent vite : c’est probablement parce qu’on est plus près de la tombe et que la vie apparaît alors ce qu’elle est réellement, un rêve. J’ai beaucoup pensé, beaucoup réfléchi, j’ai pesé avec la plus grande impartialité le pour et le contre des deux questions, je préfère la mort. Je savais ce que tu tenterais pour moi. Ta vie n’a été qu’un long dévouement, mais ce dévouement doit aller aujourd’hui jusqu’à accomplir le plus grand sacrifice, me laisser mourir ! et non pas chercher à me sauver. Un homme comme moi ne doit pas chicaner sa vie ; j’avais engagé ma tête comme enjeu dans la partie que j’ai jouée ; j’ai perdu, je la donne.

— Frère ! frère ! ne parle pas ainsi, s’écria Valentin avec désespoir ; tu me navres.

— Réfléchis, mon bon Valentin, à la position dans laquelle je me trouve : je suis jugé contre le droit des gens ; donc, ma position est belle, mes juges supporteront toute la honte de ma condamnation : si je fuis, je ne serai plus qu’un aventurier vulgaire, un pirate, comme ils disent, prodigue du sang de ses compagnons et avare du sien. Tous mes amis, qui sont morts pour défendre ma cause, ne dois-je donc pas acquitter la dette que j’ai contractée envers eux ? Allons, frère, ne cherche pas à me convaincre, ce serait inutile. Je te le répète, ma résolution est inébranlable.

— Ah ! s’écria de nouveau Valentin, avec un accent de colère qu’il ne put réprimer, tu veux absolument mourir ; songes-tu qu’en mourant tu entraînes avec toi une autre personne dans la tombe ? Crois-tu qu’elle consentira à vivre, lorsque…

— Silence ! interrompit le comte avec agitation, ne me parle pas d’elle. Pauvre Angela ! hélas ! pourquoi m’a-t-elle aimé ?

— Pourquoi ? s’écria en avançant tout à coup la personne qui avait accompagné Valentin et était jusqu’à ce moment demeurée immobile, parce que vous êtes grand, don Luis, parce que votre cœur est immense.

— Oh ! s’écria-t-il avec douleur, Angela ! Frère, frère, qu’as-tu fait ?

Le chasseur ne répondit pas, il pleurait. Cette nature de fer était brisée, cet homme si fort pleurait comme un enfant.

— Ne lui reprochez pas de m’avoir amenée, don Luis, c’est moi qui l’ai voulu, j’ai exigé qu’il me conduisît près de voue.

— Hélas ! répondit le comte avec une ineffable tristesse, vous me brisez le cœur, pauvre enfant chérie ; voilà que devant vous toute ma résolution, tout mon courage, m’abandonnent. Oh ! pourquoi êtes-vous venue raviver par votre présence des regrets que rien ne pourra calmer désormais ?

— Vous vous trompez, don Luis, répondit-elle avec une énergie fébrile, vous me croyez une femme faible et sans courage. Mon amour pour vous est trop vrai et trop pur pour que je vous conseille jamais rien contre votre honneur ou contre votre gloire. Tout à l’heure, cachée dans ce coin obscur, j’écoutais avidement vos paroles, j’étais heureuse de vous entendre parler comme vous l’avez fait. Je vous aime, don Luis, oh ! comme jamais homme n’a été aimé sur la terre ; mais je vous aime pour vous, non pour moi ; votre gloire m’est aussi chère qu’à vous-même, votre mémoire doit rester sans tache comme votre vie a été sans souillure. Don Luis, moi pour qui vous êtes tout, vous l’homme pour lequel je sacrifierais ma vie s’il le fallait, je suis venue vous dire : Mourez, comte, mourez noblement, tête haute ; tombez comme un héros, votre mémoire restera comme celle d’un martyr.

— Oh ! merci, merci, de me dire cela, Angela, s’écria le comte en la pressant dans ses bras avec une ivresse passionnée, vous me rendez tout mon courage !

— Maintenant, au revoir, comte, à bientôt.

Le comte s’approcha de Valentin :

— Ta main, frère ; lui dit-il, pardonne-moi de ne pas vouloir vivre.

Le chasseur se jeta dans les bras de son frère de lait, et tous deux demeurèrent enlacés pendant quelques minutes.

Enfin, le comte se détacha par un héroïque effort de cette affectueuse étreinte. Valentin sortit sans avoir la force d’articuler une parole, soutenant doña Angola qui, malgré le courage qu’elle avait montré, se sentait sur le point de s’évanouir.

La porte se referma, et le comte demeura seul.

Il se laissa tomber sur son équipal, appuya les coudes sur la table, cacha sa tête dans ses mains, et demeura ainsi la nuit entière.

Le lendemain, de bonne heure, on vint chercher don Luis pour le conduire au tribunal ; les interrogatoires étaient finis, la plaidoirie allait commencer.

Le comte avait choisi pour défenseur un jeune capitaine nommé Borunda, qui, lors de la prise d’Hermosillo, avait été fait prisonnier par les Français à l’attaque de la tête du pont.

Borunda avait conservé le souvenir de la façon généreuse dont l’avait traité le comte à cette époque. Son plaidoyer fut ce qu’on devait attendre de ce jeune et noble officier, simple, pathétique, et empreint de cette éloquence qui part du cœur et que rien ne peut égaler. Certes, le comte eût été acquitté si sa mort n’avait pas été résolue d’avance.

Don Luis, qui pendant tous les débats était demeuré calme et impassible, écoutant les fausses déclarations et les imputations calomnieuses des témoins sans tressaillir et sans adresser un reproche à ces ingrats qui le sacrifiaient lâchement, se sentit ému malgré lui de la chaude parole de son défenseur ; il se leva, et lui tendant la main avec une grâce inimitable :

— Merci, monsieur, lui dit-il ; je suis heureux, parmi tant d’ennemis, d’avoir rencontré un homme tel que vous. Votre plaidoyer a été ce qu’il devait être, on ne paye pas de telles paroles.

Alors tirant de son doigt la bague chevalière à ses armes que depuis son départ de France il avait toujours portée, il la passa au doigt du capitaine en ajoutant :

— Acceptez cette bague, et conservez-la en souvenir de moi.

Le capitaine serra la main qui pressait la sienne, sans pouvoir articuler une parole[1].

Les juges se retirèrent pour délibérer. Ils rentrèrent au bout de cinq minutes.

Le comte Louis de Prébois-Crancé, reconnu coupable à l’unanimité des voix, était condamné à être passé par les armes.

L’interprète-juré du tribunal fut alors sommé par le président de traduire sa sentence au condamné ; mais alors il se passa une chose étrange.

Cet interprète se leva, et s’adressant au tribunal :

— Non, messieurs, dit-il résolûment, je ne traduirai pas cette sentence inique que bientôt vous regretterez vous-mêmes d’avoir prononcée.

Cette énergique protestation interdit un instant les juges.

Séance tenante, l’interprète fut révoqué.

C’était un Espagnol.

— Messieurs, dit alors le comte avec le plus grand sang-froid, je comprends assez bien votre langue pour savoir que vous m’avez condamné à mort ; que Dieu vous pardonne comme je le fais.

Il salua le tribunal en souriant, et se retira aussi calme qu’il était arrivé.

Le comte fut immédiatement mis en capilla.

En Espagne et dans toute l’Amérique du Sud, les condamnés à mort sont placés dans une chambre au fond de laquelle est un autel. Près du lit du condamné est placé le cercueil dans lequel, après l’exécution, doit être enfermé son corps ; les murs sont tendus de draps noirs, semés de larmes d’argent et d’inscriptions funèbres. Cette coutume assez cruelle, à notre avis, et qui est évidemment un reste des temps barbares du moyen âge, a probablement pour objet de rappeler le condamné à des idées pieuses.

Le comte ne se laissa nullement influencer par cet appareil lugubre, et il s’occupa avec la plus grande tranquillité à mettre ordre à ses affaires.

Le jour même qu’il fut mis en capilla, Valentin entra dans sa prison, suivi du père Séraphin.

De tous les prêtres dont il aurait désiré d’être assisté à ses derniers moments, le digne missionnaire était celui qu’il aurait demandé s’il avait su qu’il fût possible de le faire venir.

Mais Valentin pensait à tout. Par son ordre, Curumilla s’était mis en quête, et le brave Indien n’avait pas tardé à rencontrer le missionnaire, qui, en apprenant de quoi il s’agissait, s’était hâté de le suivre.

Cependant la condamnation du comte avait causé une émotion extraordinaire. Tandis que les civicos et les autres bandits de la ville se livraient à une joie indécente en parcourant les rues musique en tête, la haute société et la classe saine de la population manifestaient une tristesse extrême ; on ne parlait de rien moins que de s’opposer à l’exécution de la sentence, et pendant quelques heures le général Guerrero trembla que sa victime ne lui échappât.

Le vice-consul des États-Unis, indigné de ce jugement inique, mais n’ayant pas qualité pour agir officiellement, se rendit auprès de don Antonio Pavo afin de le déterminer à agir énergiquement et à sauver le comte. Don Antonio refusa, tout en protestant de la douleur qu’il éprouvait. Rien ne put le faire revenir de son refus.

Cependant, don Antonio comprit qu’il ne pouvait pas se dispenser de faire une visite au comte.

Valentin était auprès de lui, ainsi que le père Séraphin. Le chasseur avait obtenu de ne pas quitter son frère de lait jusqu’à son dernier soupir.

Le comte reçut don Antonio avec un visage glacial ; il se contenta de hausser les épaules avec mépris, lorsque celui-ci voulut chercher à se disculper et à atténuer ce que sa conduite avait eu de répréhensible.

Il lui remit divers papiers, et l’interrompant brusquement au milieu d’une phrase assez embrouillée, dans laquelle il cherchait à prouver combien il était innocent de tout ce qu’on lui imputait :

— Écoutez-moi, monsieur, lui dit-il sèchement, je veux bien, si cela peut vous servir à quelque chose, vous donner une lettre dans laquelle je reconnaîtrai que vous avez toujours été parfait pour moi, mais à une condition.. •

— Laquelle, monsieur le comte ? dit-il vivement.

— Je ne veux pas être fusillé à genoux et les yeux bandés ; vous m’entendez, monsieur : je veux regarder la mort en face ! Arrangez cela avec le gouverneur. Allez !

— Cette faveur vous sera accordée, je vous le certifie, monsieur le comte, répondit-il, heureux d’en être quitte à si bon compte.

Il sortit et tint parole.

Qu’importait aux ennemis du comte qu’il mourût debout ou à genoux, les yeux bandés ou non ? Le principal pour eux était qu’il mourût.

Le général Guerrero profita de cette occasion pour paraître généreux à peu de frais.

Le surlendemain, Valentin amena avec lui doña Angela ; la jeune fille avait revêtu cette robe de moine qu’elle avait déjà portée dans une circonstance grave.

— C’est aujourd’hui ? demanda le comte.

— Oui, répondit Valentin.

Louis prit son frère de lait à part.

— Jure-moi de protéger cette enfant lorsque je ne serai plus là pour le faire.

— Je te le jure, répondit Valentin d’une voix brisée.

Doña Angela entendit ces paroles ; la jeune fille sourit tristement en essuyant une larme.

— Maintenant, frère, il est un autre serment que j’exige de toi.

— Parle, frère.

— Jure d’accomplir ce que je te demanderai, quoi que ce puisse être.

Valentin regarda son frère de lait ; il vit une telle anxiété peinte sur son visage qu’il baissa la tête.

— Je le jure ! dit-il d’une voix sourde.

Il avait deviné ce que don Luis allait exiger de lui.

— Je ne veux pas que tu me venges ! Crois-moi, frère, Dieu se chargera de cette vengeance, et, tôt ou tard, il punira mes ennemis d’une façon plus terrible que tu ne pourrais le faire. Me promets-tu de m’obéir ?

— Tu as ma parole, frère, répondit le chasseur.

— Merci. Maintenant, laisse-moi dire adieu à cette pauvre enfant.

Et il alla vers doña Angela qui, de son côté, s’avança vers lui.

Nous ne rapporterons pas leur entretien. Ils oublièrent tout pendant une heure pour vivre un siècle de joie en s’isolant à eux deux et en se parlant cœur à cœur.

Tout à coup un bruit assez fort se fit entendre au dehors : la porte de la capilla s’ouvrit, le colonel Suarez parut.

— Je suis à vos ordres, colonel, dit le comte, sans laisser à celui-ci le temps de lui parler.

Il passa une dernière fois ses doigts dans ses moustaches, lissa ses cheveux, prit son chapeau de Panama qu’il garda à la main, et après avoir jeté un mélancolique regard autour de lui, il sortit.

Le père Séraphin marchait à sa droite, doña Angola, le capuchon rabattu, à sa gauche ; Valentin venait ensuite, chancelant comme un homme ivre, malgré les efforts qu’il faisait, les yeux hagards et le visage baigné de larmes.

Il y avait quelque chose de navrant dans l’aspect de cet homme aux traits énergiques et au teint bronzé en proie à une telle douleur, d’autant plus profonde qu’elle était muette.

Il était six heures du matin, le soleil venait de se lever, la matinée était magnifique, l’atmosphère était remplie de senteurs âcres et enivrantes, la nature semblait en joie, et un homme plein de vie, de santé, d’intelligence, allait mourir, mourir brutalement, frappé par des ennemis indignes.

Une foule immense couvrait le lieu de l’exécution, les troupes étaient rangées en bataille.

Le général Guerrero, en grand uniforme tout resplendissant de pierreries, paradait à la tête des troupes.

Le comte marchait doucement, causant avec le missionnaire, et de temps en temps adressant la parole à l’héroïque jeune fille qui n’avait pas voulu l’abandonner à cette heure suprême. Il tenait son chapeau devant son visage, afin de se garantir des rayons du soleil, et s’éventait nonchalamment.

Arrivé sur le lieu de l’exécution, il s’arrêta, se tourna du côté du peloton chargé de son exécution, jeta son chapeau à terre et attendit.

Un officier lut la sentence.

Lorsque cette lecture fut finie, le comte embrassa affectueusement le missionnaire, en fit autant de Valentin, et se penchant à son oreille :

— Souviens-toi ! lui dit-il.

— Oui ! répondit celui-ci d’une voix inarticulée.

Alors ce fut le tour de doña Angola. Ils demeurèrent longtemps embrassés ; enfin, comme par un commun accord, ils se séparèrent.

— Séparés sur la terre, bientôt nous serons unis au ciel. Courage, mon bien-aimé ! lui dit-elle avec exaltation.

Il lui répondit par un sourire qui déjà n’avait plus rien de la terre.

Le père Séraphin et Valentin s’éloignèrent d’une quinzaine de pas, s’agenouillèrent sur la terre, et joignant les mains, ils prièrent avec ferveur.

Doña Angela, son capuchon toujours rabattu, alla se placer à quelques pas seulement du général, qui suivait tous les préparatifs de l’exécution avec un sourire de triomphe.

Le comte jeta un regard autour de lui afin de s’assurer que ses amis s’étaient éloignés, fit un pas en avant afin de se rapprocher du peloton dont il n’était cependant qu’à sept ou huit pas, et croisant ses mains derrière le dos, la tête droite, le regard assuré et le sourire sur les lèvres.

— Allons, mes braves, dit-il d’une voix claire et accentuée, faites votre devoir, visez au cœur !

Alors il se passa une chose étrange : l’officier commanda le feu en balbutiant, et les soldats, tirant les uns après les autres, n’atteignirent pas le patient.

— Finissons-en, caraï ! s’écria le général.

Les soldats rechargèrent leurs fusils ; le commandement de feu se fit entendre de nouveau.

Une décharge éclata comme un coup de tonnerre, et le comte retomba la face contre terre.

Il était mort : le progrès, l’idée, comptaient un martyr de plus.

— Mon père, adieu ! cria une voix aux oreilles du général, je tiens ma promesse.

Don Sébastian se retourna avec effroi : il avait reconnu la voix de sa fille.

Doña Angola venait de rouler sur la grève.

Son père se précipita vers elle. Il était trop tard, il ne serra dans ses bras qu’un cadavre.

Sa punition commençait déjà. À peine le comte fut-il tombé, que Valentin s’élança vers lui, suivi du missionnaire.

— Que nul n’approche de ce corps ! dit-il d’une voix qui fit reculer les plus braves ; et, s’agenouillant à sa droite, tandis que le missionnaire se plaçait à sa gauche, il pria.

Curumilla avait disparu.

À ceux qui me diront que le comte de Prébois-Crancé était un aventurier, je demanderai ce qu’était Hernando Cortez la veille de la prise de Mexico ?

En politique comme en toutes choses, c’est la fin qui justifie les moyens, et le succès n’est que la consécration du génie[2].

FIN.
  1. Nous sommes heureux de constater ici que le capitaine Borunda, malgré les offres brillantes qui plus tard lui furent faites, ne voulut pas consentir à se défaire de cette bague. (Note de l’auteur.)
  2. Voir la note A, page 334.