Cymbeline (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Cymbeline
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome V : Les jaloux — II
Paris, Pagnerre, 1868
p. 86-236
Introduction La Tragédie d’Othello


CYMBELINE (1)



PERSONNAGES :
CYMBELINE, roi de Bretagne (2).
CLOTEN, fils de la reine, d’un premier lit.
LÉONATUS POSTHUMUS, mari d’Imogène.
BÉLARIUS, seigneur banni, déguisé sous le nom de Morgan.
GUIDÉRIUS,
ARVIRAGUS,
fils de Cymbeline, et supposés fils de Bélarius sous les noms de Polydore et de Cadwall.
IACHIMO, ami de Posthumus et Romain.
PHILARIO, ami de Posthumus et Romain.
UN GENTILHOMME FRANÇAIS, ami de Philario.
CAIUS LUCIUS, général de l’armée romaine.
UN CAPITAINE ROMAIN.
DEUX CAPITAINES BRETONS.
PISANIO, écuyer de Posthumus.
CORNÉLIUS, médecin.
DEUX GENTILSHOMMES de la cour de Cymbeline.
DEUX GEOLIERS.
LA REINE, femme de Cymbeline.
IMOGÈNE, fille de Cymbeline, d’un premier lit.
HÉLÈNE, suivante d’Imogène.
seigneurs, dames, sénateurs romains, tribuns.
apparitions.
un devin.
musiciens, officiers, capitaines, soldats, messagers et autres gens de service.


La scène est tantôt dans la Grande-Bretagne, tantôt en Italie.

SCÈNE I.
[Dans le palais des rois de Bretagne.]
Entrent deux gentilshommes.
PREMIER GENTILHOMME.

— Vous ne rencontrez personne qui ne fronce le sourcil ; nos tempéraments — ne sont pas mieux gouvernés par le ciel que les visages de la cour — ne le sont par le visage du roi.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Mais qu’y a-t-il donc ?

PREMIER GENTILHOMME.

— L’héritière unique de son royaume, sa fille, — qu’il destinait au fils unique de sa femme, de cette veuve qu’il vient d’épouser, s’est donnée — à un gentilhomme pauvre, mais digne : elle est mariée ; — son mari est banni, elle-même emprisonnée ; tout — à l’extérieur est désolation ; quant au roi, je le crois — vraiment touché au cœur.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Le roi seul ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Celui qui a perdu la princesse l’est également, ainsi que la reine, — qui souhaitait le plus cette alliance. Mais il n’est pas un courtisan, — bien que tous composent leur mine — sur les yeux du roi, qui n’ait le cœur content — de la chose qui les assombrit.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Et pourquoi ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Celui à qui la princesse échappe est un être — trop mauvais même pour un mauvais renom ; mais celui qui la possède, — je veux dire celui qui l’a épousée et qui (hélas ! le brave homme) — est banni pour cela, c’est une créature telle — que, cherchât-on son pareil dans toutes les régions de la terre, — on trouverait toujours quelque infériorité — dans celui qu’on lui comparerait. Je ne pense pas — qu’un extérieur si beau et tant de qualités intérieures — parent un autre que lui.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Vous l’élevez bien haut.

PREMIER GENTILHOMME.

— Je l’exalte en deçà de lui-même, monsieur : — je réduis plutôt que je n’étends — l’éloge qui lui est dû.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Quel est son nom ? sa naissance ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Je ne puis le creuser jusqu’à la racine. Son père — se nommait Sicilius ; il s’unit avec honneur — à Cassibelan contre les Romains, — mais n’obtint ses titres que de Ténantius, qu’il — servit avec gloire et avec un succès admiré. — Ce fut alors qu’il gagna le surnom de Léonatus. — Avant le gentilhomme en question, Sicilius eut — deux autres fils qui, dans les guerres du temps, — moururent l’épée à la main. Leur père, — vieux alors et épris de postérité, en conçut un tel chagrin — qu’il quitta la vie, et sa noble femme, — grosse du gentilhomme dont nous parlons, mourut — en lui donnant naissance. Le roi prit l’enfant — sous sa protection, le nomma Posthumus Léonatus, — l’éleva, le fit de sa chambre, — et lui donna toute l’instruction que son âge — lui permit de recevoir. Posthumus aspirait — la science comme l’air, aussitôt qu’elle se présentait : — dès son printemps il fit moisson. Il vécut à la cour — fort vanté et fort aimé (chose rare) ; — modèle pour les plus jeunes, il était pour les hommes mûrs — un miroir où ils se rajustaient, et pour les plus vénérables — un enfant gâté qui les menait tous. Quant à sa maîtresse, — celle pour qui il est aujourd’hui banni, elle proclame — par sa valeur même quelle estime elle avait de lui et de ses vertus : — tous peuvent lire nettement dans son choix — quel homme est Posthumus.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Je l’honore — rien que sur votre récit. Mais, dites-moi, je vous prie, — la princesse est-elle l’unique enfant du roi ?

PREMIER GENTILHOMME.

Son unique enfant. — Pourtant, si cela vous intéresse, sachez que le roi avait deux fils qui ont été volés — en nourrice, l’un à l’âge de trois ans, — et l’autre au maillot : jusqu’à cette heure, nul soupçon, nul indice — de ce qu’ils sont devenus.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Combien y a-t-il de cela ?

PREMIER GENTILHOMME.

— Quelque vingt années.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

— Se peut-il que les enfants d’un roi aient été ainsi enlevés ! — si étourdiment gardés ! et que les recherches aient été lentes au point — de ne pas retrouver leur trace ?

PREMIER GENTILHOMME.

Quelque étrange que cela soit, — quelque ridicule que puisse être une telle négligence, — la chose n’en est pas moins vraie, monsieur.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Je vous crois bien.

PREMIER GENTILHOMME.

Il faut nous taire. Voici notre gentilhomme, — avec la reine et la princesse.

Ils sortent.
Entrent la Reine, Posthumus et Imogène.
LA REINE.

— Non, ma fille, soyez-en sûre, vous ne trouverez pas en moi — l’hostilité habituelle aux belles-mères ; — pas un regard malveillant pour vous. Vous êtes ma prisonnière, mais — votre geôlière vous remettra les clefs — qui ferment votre cachot. Pour vous, Posthumus, — aussitôt que je pourrai fléchir le roi irrité, — je serai votre avocat déclaré ; mais, vrai Dieu ! — le feu de la rage est encore en lui, et vous ferez bien — de vous courber sous son arrêt avec toute la patience — que peut vous inspirer votre sagesse.

POSTHUMUS.

S’il plaît à votre altesse, — je partirai aujourd’hui même.

LA REINE.

Vous connaissez le péril… — Je vais faire un tour dans le jardin : j’ai pitié — des angoisses de deux affections qu’on sépare, bien que le roi ait donné l’ordre de ne pas vous laisser ensemble.

La reine sort.
IMOGÈNE.

— Ô hypocrite courtoisie ! Avec quelle délicatesse cette tourmenteuse — caresse ceux qu’elle frappe !… Mon mari bien-aimé, — la colère de mon père m’inquiète, mais, — sauf le saint respect que je lui garde, ce n’est pas — pour moi que je redoute sa rage. Il faut que vous partiez ! — J’affronterai seule ici le feu incessant — de ses regards furieux, soutenue dans la vie — par cette unique pensée qu’il y a au monde un joyau — que je puis revoir encore.

Elle laisse tomber une larme.
POSTHUMUS.

Ma reine ! ma maîtresse ! — Oh ! ne pleurez plus, madame, de peur qu’on ne me soupçonne — avec raison d’avoir plus de tendresse — qu’il ne convient à un homme ! Je resterai — le plus loyal mari qui ait jamais engagé sa foi. — Ma résidence sera à Rome, chez un nommé Philario, — un ami de mon père qui ne m’est connu — que par correspondance. Adressez-moi là vos lettres, ma reine, — et je boirai de mes yeux chaque mot que vous m’écrirez, — l’encre fût-elle du fiel.

La Reine revient.
LA REINE.

Soyez brefs, je vous prie. — Si le roi venait, je ne sais pas jusqu’où irait contre moi — son déplaisir.

À part.

N’importe ! je veux diriger — ses pas par ici. Je ne lui procure jamais une souffrance, — qu’il ne me la paye comme un bienfait : — il achète cher mes cruautés.

Elle sort.
POSTHUMUS.

Quand nous passerions à prendre congé l’un de l’autre — tout le temps qui nous reste encore à vivre, — la douleur de la séparation ne ferait que grandir. Adieu !

IMOGÈNE.

— Non, restez encore un peu : — vous sortiriez pour une simple promenade à cheval — que cet adieu serait encore trop court.

Elle détache un anneau de son doigt.

Tenez, amour, — ce diamant me vient de ma mère ; prenez-le, mon cœur ; — mais gardez-le jusqu’à ce que vous épousiez une autre femme, — quand Imogène sera morte.

POSTHUMUS.

Quoi ! quoi ! une autre femme ! — Dieux cléments, donnez-moi seulement celle qui m’appartient, — et retenez-moi loin des embrassements d’une autre — avec les liens de la mort !…

Mettant l’anneau à son doigt.

Toi, reste ici, — tant que la sensation pourra t’y garder !… Et vous, ma suave beauté, — il ne suffit pas qu’en vous échangeant contre ma pauvre personne, — vous ayez infiniment perdu ; il faut encore que dans nos moindres trocs — ce soit moi qui gagne sur vous. Portez ceci pour l’amour de moi : — ce sont les menottes de l’amour ; je veux les mettre — à cette belle prisonnière.

Il lui met un bracelet au bras.
IMOGÈNE.

Ô dieux, — quand nous reverrons-nous ?

Cymbeline arrive précipitamment avec plusieurs seigneurs.
POSTHUMUS.

Hélas ! le roi !

CYMBELINE, à Posthumus.

— Arrière, être infâme ! va-t’en ! hors de ma vue ! — Si après cet ordre tu encombres encore ma cour — de ton indignité, tu meurs ! Fuis ! — tu es un poison pour mon sang.

POSTHUMUS.

Que les dieux vous protègent — et bénissent les gens de bien qui restent à la cour ! — Je pars.

Il sort.
IMOGÈNE.

La mort n’a pas d’angoisse — plus poignante que celle-ci.

CYMBELINE.

Ô créature déloyale, — toi qui devrais me rajeunir, tu amoncelles — un siècle sur ma tête !

IMOGÈNE.

Je vous en supplie, seigneur, — ne vous blessez pas vous-même par votre agitation ; moi, — je suis insensible à votre colère : une émotion plus haute — supprime ici toute douleur, toute crainte.

CYMBELINE.

Et toute grâce aussi ? et toute obéissance ?

IMOGÈNE.

— Oui, toute grâce, puisque j’ai perdu tout espoir.

CYMBELINE.

— Toi qui aurais pu épouser le fils unique de la reine.

IMOGÈNE.

— Trop heureuse de ne pas l’avoir fait ! J’ai choisi l’aigle, — et esquivé l’épervier.

CYMBELINE.

— Tu as pris un mendiant, et voulu faire de mon trône — un siége d’ignominie.

IMOGÈNE.

Non ; dites que j’y ai ajouté — du lustre.

CYMBELINE.

Infâme !

IMOGÈNE.

Seigneur, — c’est votre faute si j’ai aimé Posthumus, — vous avez fait de lui le compagnon de mes jeux ; c’est — un homme qui vaut la plus noble femme ; il dépasse ma valeur — presque de tout le prix que je lui coûte.

CYMBELINE.

Quoi ! es-tu folle ?

IMOGÈNE.

— Presque, seigneur : que le ciel me guérisse !… Que ne suis-je — la fille d’un bouvier, et mon Léonatus, — le fils du berger voisin !

CYMBELINE.

Idiote !


La Reine revient.


CYMBELINE, à la reine.

Ils étaient encore ensemble ; vous n’avez pas agi — selon mes ordres. Emmenez-la — et encagez-la.

LA REINE.

J’implore votre patience…

À Imogène.

Du calme, — ma chère fille, du calme…

À Cymbeline.

Mon doux souverain, — laissez-nous ensemble ; et cherchez quelque consolation pour vous-même — dans la réflexion.

CYMBELINE.

Ah ! qu’elle s’affaiblisse — d’une goutte de sang chaque jour, et que, devenue vieille, — elle meure de sa folie !

Il sort.


Entre Pisanio.


LA REINE.

Fi !…

À Imogène.

Il faut que vous cédiez. — Voici votre serviteur.

À Pisanio.

Eh bien ! monsieur, quoi de nouveau ?

PISANIO.

— Monseigneur votre fils a tiré l’épée contre mon maître.

LA REINE.

— Ha ! il n’y a pas eu de mal, j’espère ?

PISANIO.

Il aurait pu y en avoir, — mais mon maître a fait de cette rencontre un jeu plutôt qu’un combat, — il était sans colère… Les assistants — les ont séparés.

LA REINE.

J’en suis bien aise.

IMOGÈNE.

— Votre fils est le champion de mon père : il soutient sa cause ; — dégainer contre un proscrit ! le brave seigneur ! — Je voudrais les voir — face à face en Afrique, — et être moi-même auprès d’eux avec une aiguille pour en piquer — celui qui reculerait…

À Pisanio.

Pourquoi avez-vous quitté votre maître ?

PISANIO.

— Par son ordre. Il ne m’a pas permis — de l’accompagner au port, et il m’a laissé ses instructions — sur le service que j’aurai à faire — quand il vous plaira de m’employer.

LA REINE.

Cet homme — a toujours été votre fidèle serviteur : j’ose gager mon honneur — qu’il restera tel.

PISANIO.

Je remercie humblement votre altesse.

LA REINE, à Imogène.

— De grâce, faisons ensemble quelques pas.

IMOGÈNE, à Pisanio.

Dans une demi-heure, — revenez, je vous prie, me parler : il faut, au moins, que vous — alliez voir s’embarquer monseigneur : jusque-là, laissez-moi.

Ils sortent.

SCÈNE II.
[Une avenue aux environs du palais.]
Entrent Cloten et deux seigneurs.
PREMIER SEIGNEUR.

Seigneur, je vous conseillerais de changer de chemise : la violence de l’action vous a fait fumer comme un sacrifice. L’air qui sort de vous est aussitôt remplacé par d’autre, et il n’y a pas d’air au dehors aussi salubre que celui que vous exhalez.

CLOTEN.

Si ma chemise était ensanglantée, alors j’en changerais… L’ai-je blessé ?

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Non, ma foi ; pas même sa patience !

PREMIER SEIGNEUR.

Blessé ? Il faut que son corps soit une carcasse perméable s’il n’est pas blessé. C’est un tamis d’acier, s’il n’est pas blessé.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Son acier était endetté : il fuyait le créancier à l’autre extrémité de la ville.

CLOTEN.

Le misérable ne voulait pas m’attendre.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Non, il fuyait toujours, en avant, sur ta face.

PREMIER SEIGNEUR.

Vous attendre ! Vous aviez vous un domaine suffisant ; mais il l’a agrandi, il vous a cédé du terrain.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Autant de pouces que tu as d’océans. Faquins !

CLOTEN.

Je voudrais qu’on ne nous eût pas séparés.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Et moi aussi, pas avant que tu eusses mesuré sur la poussière quelle longueur d’imbécile tu as.

CLOTEN.

Dire qu’elle aime ce drôle, et me refuse !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Si c’est un péché de faire un bon choix, elle est damnée.

PREMIER SEIGNEUR.

Seigneur, comme je vous l’ai toujours dit, sa beauté et sa cervelle ne vont pas ensemble ; c’est une belle enseigne, mais j’ai vu que son esprit a peu de réflexion.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.
Elle ne luit pas sur les sots, de peur que la réflexion ne l’incommode.
CLOTEN.

Allons ! je rentre dans ma chambre. Je voudrais qu’il y eût du mal !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Je ne le souhaite pas, à moins que ce n’eût été la chute d’un âne, ce qui n’est pas un grand mal.

CLOTEN.

Venez-vous avec nous ?

PREMIER SEIGNEUR.

J’escorterai votre seigneurie.

CLOTEN.

Eh bien, partons ensemble.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Volontiers, monseigneur.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Une chambre dans le palais.]
Entrent Imogène et Pisanio.
IMOGÈNE.

— Je désire que tu pousses jusqu’au port — et que tu interroges tous les bâtiments. S’il m’écrivait — et que l’écrit ne me parvînt pas, ce serait comme pour un condamné — la perte de ses lettres de grâce. Quels sont les derniers mots — qu’il t’a dits ?

PISANIO.

« Ma reine ! ma reine ! »

IMOGÈNE.

— Et alors il agitait son mouchoir ?

PISANIO.

Et il le baisait, madame.

IMOGÈNE.

— Linge insensible ! tu étais plus heureux que moi ! — Et ce fut tout ?

PISANIO.

Non, madame ; car aussi longtemps — que l’œil ou l’oreille ont pu me le faire — distinguer, il est resté — sur le pont, ayant à la main un gant, un chapeau ou un mouchoir — qu’il agitait sans cesse, comme pour exprimer, à chaque battement, à chaque commotion de son cœur, — combien son âme était lente à appareiller, — combien prompt le navire !

IMOGÈNE.

Tu n’aurais pas dû le quitter — des yeux, avant de l’avoir vu — aussi petit, plus petit même qu’un corbeau.

PISANIO.

C’est ce que j’ai fait, madame.

IMOGÈNE.

— Moi, j’aurais brisé, j’aurais fait éclater les fibres de mes yeux, rien — que pour le regarder, jusqu’à ce que diminué — par l’espace, il m’eût paru mince comme mon aiguille ; — oui, je l’aurais suivi du regard jusqu’à ce que, — de la petitesse d’un moucheron, il se fût évanoui dans l’air, et alors — j’aurais détourné la vue et pleuré… Mais, bon Pisanio, — quand aurons-nous de ses nouvelles ?

PISANIO.

Soyez-en sûre, madame, — à la première occasion.

IMOGÈNE.

— Quand je l’ai quitté, j’avais encore — une foule de jolies choses à lui dire. Avant que j’aie pu lui expliquer — comment je penserais à lui, à certaines heures, — et quelles seraient ces pensées ; avant que j’aie pu lui faire jurer — que les femmes d’Italie ne le rendraient pas traître — à mes droits et à son honneur ; avant que je lui aie recommandé — de s’unir à moi par la prière, à six heures du matin, à midi, à minuit, car alors — je suis au ciel pour lui ; avant que j’aie pu — lui donner le baiser d’adieu que je voulais placer — entre deux mots enchanteurs, est survenu mon père, — qui, pareil à l’ouragan tyrannique du Nord, — a tué toutes nos fleurs en bouton.

Entre une dame.
LA DAME.

La reine, madame, — désire la compagnie de votre altesse.

IMOGÈNE, à Pisanio.

— Faites vite ce que je vous ai dit… — Je vais rejoindre la reine.

PISANIO.

— J’obéirai, madame.

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Rome. Une salle à manger chez Philario.]
Entrent Philario, Iachimo, un français, un hollandais, et un espagnol.
IACHIMO.

Croyez-moi, monsieur ; je l’ai vu en Bretagne ; il était alors à la croissance de sa renommée ; il annonçait tout le mérite qu’on lui reconnaît aujourd’hui : eh bien j’aurais pu le regarder sans la moindre admiration, lors même que le catalogue de ses qualités eût été affiché près de lui et que je l’eusse vérifié article par article.

PHILARIO.

Vous parlez d’un temps où il n’était pas, comme aujourd’hui, pourvu de ce qui l’achève, au dehors comme au dedans.

LE FRANÇAIS.

Je l’ai vu en France ; nous en avions beaucoup là qui pouvaient regarder le soleil d’un œil aussi ferme que lui.

IACHIMO.

L’aventure de son mariage avec la fille du roi, en le faisant apprécier d’après la valeur de sa femme plutôt que d’après la sienne, a donné de lui, je n’en doute pas, une opinion fort exagérée.

LE FRANÇAIS.

Et puis son bannissement.

IACHIMO.

Oui, et l’enthousiasme de ceux qui, portant les couleurs d’Imogène, déplorent ce lamentable divorce, tout contribue merveilleusement à surfaire Posthumus. Car c’est en le louant qu’on espère soutenir le choix, si facile à battre en brèche, que la princesse a fixé sur un homme sans fortune et sans titre. Mais comment se fait-il qu’il vienne demeurer chez vous ? Comment votre liaison a-t-elle pris racine ?

PHILARIO.

Son père a été mon compagnon d’armes, et je lui ai dû maintes fois la vie.

Entre Posthumus.
PHILARIO.

Voici notre Breton ; accordez-lui l’accueil que des gentilshommes de votre éducation doivent à un étranger de sa qualité. Faites, je vous en conjure, plus ample connaissance avec ce seigneur, que je vous recommande comme mon noble ami ; j’aime mieux laisser l’avenir vous démontrer ce qu’il vaut, que vous le dire en sa présence.

LE FRANÇAIS, à Posthumus.

Monsieur, nous nous sommes connus à Orléans.

POSTHUMUS.

Et depuis lors je suis resté votre débiteur pour une obligeance que je vous payerai sans cesse, sans jamais m’acquitter.

LE FRANÇAIS.

Monsieur, vous exagérez beaucoup mon pauvre bon vouloir : j’étais heureux de vous réconcilier avec mon compatriote. C’eût été grand dommage que vous vous fussiez rencontrés l’un l’autre, avec des intentions aussi mortelles, pour une affaire d’une si futile, d’une si triviale nature.

POSTHUMUS.

Pardon, monsieur, j’étais alors un jeune voyageur ; j’aimais mieux agir contrairement à l’opinion des autres que me laisser guider par leur expérience dans chacune de mes actions ; mais maintenant que mon jugement s’est formé (ceci soit dit sans offenser personne), je déclare que ma querelle n’était nullement futile.

LE FRANÇAIS.

Ma foi si ! elle l’était trop pour être soumise à l’arbitrage des épées, surtout par deux hommes dont l’un, selon toute vraisemblance, eût abattu l’autre, ou qui auraient succombé tous deux.

IACHIMO.

Pouvons-nous, sans indiscrétion, vous demander le sujet du différend ?

LE FRANÇAIS.

Nul inconvénient, je pense. La querelle ayant été publique, peut être racontée sans que nul s’en formalise. C’était à peu près la même discussion qui eut lieu hier soir, quand chacun de nous fit l’éloge des belles de son pays. En ce temps-là, ce cavalier soutenait (et était prêt à signer son affirmation avec du sang) que sa maîtresse était plus belle, plus vertueuse, plus sage, plus chaste, plus fermement constante, et plus inattaquable que la plus rare de nos dames de France.

IACHIMO.

Sans doute cette dame ne vit plus aujourd’hui, ou bien l’opinion de ce gentilhomme doit être, à l’heure qu’il est, modifiée.

POSTHUMUS.

Elle garde encore sa vertu, et, moi, mon sentiment.

IACHIMO.

Vous ne devez pas la mettre si fort au-dessus de nos femmes d’Italie.

POSTHUMUS.

Quand j’y serais provoqué ici comme en France, je ne rabattrais rien de mon jugement sur elle, dussé-je passer pour son adorateur plutôt que pour son ami.

IACHIMO.

Comparer une de vos femmes aux nôtres et la dire aussi sage et aussi belle, ce serait déjà trop beau pour une Bretonne. Si votre bien-aimée dépassait toutes les femmes que j’ai connues autant que ce diamant éclipse beaucoup de ceux que j’ai vus,

Il montre l’anneau que Posthumus porte à son doigt.

Je serais forcé, tout au plus, de la croire supérieure à un certain nombre de dames ; mais je n’ai pas vu le plus rare diamant, ni vous, la femme la plus rare.

POSTHUMUS.

Je l’ai louée autant que je l’estimais, comme je loue ce diamant.

IACHIMO.

Et ce diamant, combien l’estimez-vous ?

POSTHUMUS.

Plus que tous les biens de ce monde.

IACHIMO.

Ou votre incomparable est morte, ou la voilà évaluée au-dessous d’un colifichet.

POSTHUMUS.

Vous vous trompez : l’un peut être vendu ou donné, s’il existe assez de richesse pour le payer, ou de mérite pour l’obtenir. L’autre n’est pas un objet à vendre, mais uniquement le présent des dieux.

IACHIMO.

Que les dieux vous ont accordé !

POSTHUMUS.

Et qu’avec leur protection je conserverai.

IACHIMO.

Vous pouvez la déclarer vôtre ; mais, vous le savez, des oiseaux étrangers s’abattent parfois sur l’étang du voisin. Votre bague aussi, on peut vous la voler ; si bien que, de vos deux bijoux inappréciables, le premier est frêle et le second fragile : un adroit filou ou un homme de cour accompli pourrait tenter de s’approprier l’un ou l’autre.

POSTHUMUS.

Votre Italie ne contient pas d’homme de cour assez accompli pour triompher de l’honneur de ma maîtresse, si c’est à cause de ce risque-là que vous la qualifiez de frêle. Je ne doute pas que vous n’ayez une provision de voleurs, et néanmoins je ne crains pas pour ma bague.

PHILARIO.

Laissons-cela, messieurs.

POSTHUMUS.

Très-volontiers, seigneur. Ce digne cavalier, et je l’en remercie, ne me traite pas en étranger : nous voilà familiers au premier mot.

IACHIMO.

En une conversation cinq fois longue comme celle-ci, je me chargerais de conquérir votre belle maîtresse, et de la faire céder jusqu’au plein abandon, si j’avais accès près d’elle et occasion de la courtiser.

POSTHUMUS.

Non, non.

IACHIMO.

J’oserais là-dessus gager la moitié de ma fortune contre votre anneau, qui, je le crois, ne la vaut pas tout à fait. Mais c’est moins contre sa réputation que contre votre confiance que le pari est fait ; et, pour que vous n’en preniez pas offense, j’offre de tenter l’épreuve sur n’importe quelle femme au monde.

POSTHUMUS.

Vous vous abusez grandement dans cette audacieuse conviction ; et je ne doute pas que vous n’obteniez le résultat mérité par votre tentative.

IACHIMO.

Lequel ?

POSTHUMUS.

Un échec : pourtant cette tentative, comme vous l’appelez, mériterait quelque chose de plus, un châtiment.

PHILARIO.

Messieurs, en voilà assez. Cette discussion est venue trop brusquement : qu’elle meure comme elle est née, et, je vous conjure, faites meilleure connaissance.

IACHIMO.

J’aurais volontiers engagé mes domaines et ceux de mon voisin, en garantie de ce que j’ai dit.

POSTHUMUS.

Quelle femme choisiriez-vous pour cette épreuve ?

IACHIMO.

La vôtre, que vous croyez si ferme dans sa fidélité. Recommandez-moi à la cour où est votre dame, et je vous parie dix mille ducats contre votre anneau que, sans autre avantage que l’occasion d’un double entretien, je lui ravirai cet honneur que vous vous imaginez si bien gardé.

POSTHUMUS.

Je gagerai de l’or contre de l’or ; mais pour ma bague, j’y tiens autant qu’à mon doigt ; elle en fait partie.

IACHIMO.

Vous êtes amant et cela vous rend prudent. Eussiez-vous acheté, à un million le gros, de la chair de femme, vous ne sauriez la préserver de la corruption. Je le vois, vous avez quelque scrupule qui vous inquiète.

POSTHUMUS.

Ce verbiage est chez vous habitude des lèvres ; mais au fond, j’espère, vous avez une pensée plus sérieuse.

IACHIMO.

Je suis le maître de mes paroles, et je suis prêt à entreprendre ce que j’ai dit, je le jure.

POSTHUMUS.

Voulez-vous ? je consens à mettre en gage mon diamant jusqu’à votre retour. Arrêtons entre nous la convention. Ma maîtresse dépasse de toute sa vertu l’énormité de votre indigne pensée. Je brave votre défi… Voici mon anneau.

PHILARIO.

Je ne veux pas que ce pari ait lieu.

IACHIMO.

Par les dieux ! il est fait ! Si je ne vous rapporte une preuve suffisante que j’ai possédé la plus tendre partie du corps de votre maîtresse, mes dix mille ducats sont à vous, comme votre diamant. Si je reviens sans lui avoir pris cet honneur dont vous êtes si sûr, mon or, ce bijou-ci et elle, votre bijou encore, tout est à vous, pourvu que, par une lettre de recommandation, vous m’ayez obtenu libre accès auprès d’elle.

POSTHUMUS.

J’accepte ces conditions : qu’elles soient entre nous articles de contrat. Seulement voici jusqu’où s’engage votre responsabilité. Si, votre expédition contre elle une fois terminée, vous me donnez la preuve directe que vous avez triomphé, je ne suis plus votre ennemi : elle ne vaut pas une querelle entre nous. Mais si elle n’a pas été séduite, si vous ne me démontrez pas qu’elle l’ait été, vous me répondrez, l’épée à la main, et de votre outrageante opinion et de l’assaut que vous aurez livré à sa pudeur.

IACHIMO.

Votre main : la convention est faite. Nous en ferons rédiger la minute par un conseil légal, et je pars vite pour la Bretagne, de peur que notre gageure ne prenne froid et ne meure d’inanition. Je vais chercher mon or et faire enregistrer nos deux enjeux.

POSTHUMUS.

C’est convenu.

Sortent Posthumus et Iachimo.
LE FRANÇAIS.

Le pari tiendra-t-il, croyez-vous ?

PHILARIO.

Le signor Iachimo n’en démordra pas. De grâce, suivons-les.

Ils sortent.

SCÈNE V.
[La Bretagne. L’appartement de la reine.]
Entre la Reine, suivie de ses Dames et de Cornélius.
LA REINE.

— Tandis que la rosée est encore sur la terre, allez cueillir ces fleurs. — Vite ! qui de vous en a la liste ?

PREMIÈRE DAME.

Moi, madame.

LA REINE.

— Dépêchez-vous.

Les dames sortent.

— Maintenant, maître docteur, avez-vous apporté ces drogues ?

CORNÉLIUS.

— Oui, selon le bon plaisir de votre altesse : les voici, madame.

Il lui remet une petite boîte.

— Mais je supplie votre grâce de ne pas s’offenser d’une question — que ma conscience m’enjoint de faire : pourquoi m’avez-vous — commandé ces philtres empoisonnés — qui causent une mort languissante — et tuent lentement, mais à coup sûr ?

REINE.

Je m’étonne, docteur, — que tu me fasses pareille demande : ne suis-je pas — ton élève depuis longtemps ? ne m’as tu pas appris — à composer des parfums, à distiller, à confire ? Et si bien — que notre grand roi lui-même me fait souvent la cour — pour mes conserves. Étant à ce point avancée, — si tu ne me crois pas diabolique, ne trouves-tu pas juste — que j’agrandisse mon savoir par — d’autres expériences ? Je veux essayer la force — de tes compositions sur des êtres — qui ne nous semblent même pas digne de la corde, mais non sur une créature humaine. — C’est ainsi que j’en éprouverai l’énergie ; j’opposerai — des dissolvants à leur action, et j’analyserai par là — leurs vertus diverses et leurs effets.

CORNÉLIUS.

Votre altesse — ne fera que s’endurcir le cœur par de telles expériences ; — et puis l’examen de ces effets ne pourra pas se faire — sans danger ni dégoût.

REINE.

Oh ! sois tranquille !

Entre Pisanio.
LA REINE, à part.

— Voici ce misérable flagorneur ; c’est sur lui — que je ferai mon premier essai : il est tout à son maître, — et l’ennemi de mon fils…

Haut.

Eh bien, Pisanio ? — Docteur, je n’ai plus besoin de vos services pour cette fois : — vous êtes libre.

CORNÉLIUS, à part.

Vous m’êtes suspecte, madame, — mais vous ne ferez aucun mal.

LA REINE, à Pisanio.

Écoute ! un mot !

Elle s’entretient à voix basse avec Pisanio.
CORNÉLIUS, à part.

— Je n’aime pas cette femme. Elle croit tenir — de merveilleux poisons lents ; je connais son âme, — et je ne veux pas confier à un être si méchant — des drogues d’aussi infernale nature. Celles que je lui ai remises — peuvent stupéfier et amortir momentanément les sens : — sans doute elle les éprouvera, d’abord, sur des chiens et sur des chats, — puis, plus tard, sur des espèces plus hautes : mais il n’y a, — dans la mort apparente qu’elles causent, d’autre danger — qu’une léthargie passagère des esprits, — suivie d’une nouvelle vie plus active. Je la dupe — avec ces poisons prétendus, et n’en suis que plus loyal — de la tromper ainsi.

LA REINE.

Ton service est fini, docteur, — jusqu’à ce que je te fasse appeler.

CORNÉLIUS.

Je prends humblement congé de vous.

Il sort.
LA REINE.

— Elle pleure toujours, dis-tu ? Ne crois-tu pas que le temps — étanchera ses larmes, et qu’elle laissera la raison prendre — en elle la place de la folie ? Mets-toi à l’œuvre ; — et, quand tu viendras m’annoncer qu’elle aime mon fils, — je te dirai alors : Pisanio, tu es — aussi grand que ton maître, plus grand même ; car — sa fortune succombe et n’a plus le souffle, car sa gloire — est à sa dernière convulsion. Revenir ! il ne le peut pas plus — que rester où il est ; changer de place, — ce n’est pour lui que changer de misère ; — et chaque jour qui arrive n’arrive que pour le dégrader — d’un jour de plus ! Que peux-tu attendre — en t’appuyant sur un être qui chancelle — et qui, impossible à relever, n’a pas assez d’amis, — même pour le soutenir ?

La reine laisse tomber la boîte que Cornélius lui a remise. Pisanio la ramasse.

Tu ne sais pas — ce que tu ramasses là ; eh bien, garde-le pour ta peine ; — c’est un cordial que j’ai fait et qui cinq fois déjà — a arraché le roi à la mort : je n’en connais pas — de plus efficace… Allons, je t’en prie, garde-le : — garde-le comme arrhes de tout le bien — que je te veux encore. Éclaire ta maîtresse — sur sa situation ; fais-le, comme de toi-même ; — songe à la chance nouvelle que tu te crées : songe, en effet, — que tu conserves toujours ta maîtresse, et que de plus tu as mon fils — qui s’occupera de toi. J’obtiendrai du roi — ton élévation, sous la forme — que tu désireras ; et enfin moi-même, moi surtout, — qui aurai contribué à ta juste grandeur, je m’engage — à accabler ton mérite de mes libéralités… Appelle mes femmes : — songe à ce que j’ai dit…

Pisanio sort.

Un maraud sournois et fidèle ! — L’agent inébranlable de son maître ! — Le conseiller qui sans cesse raffermit — la main d’Imogène dans celle de son mari ! — Je lui ai donné là une chose — qui, s’il en fait usage, mettra la belle à court de messagers d’amour ; et elle-même plus tard, — si elle n’assouplit pas son humeur, elle peut être sûre — d’en goûter aussi.

Pisanio rentre avec les Dames chargées de fleurs.

C’est cela ! c’est cela !… Parfait ! parfait ! — Ces violettes et ces primevères variées, — portez-les dans mon cabinet… Adieu, Pisanio ; — pense à ce que je t’ai dit.

Elle sort suivie de ses dames.
PISANIO.

Oui, j’y penserai ; — mais, si jamais je deviens infidèle à mon bon maître, — je m’étranglerai de mes propres mains ; c’est tout ce que je ferai pour vous.

Il sort.

SCÈNE VI.
[L’appartement d’Imogène.]
Entre Imogène.
IMOGÈNE.

— Un père cruel, une belle-mère perfide, — un soupirant stupide pour une femme — dont le mari est banni !… Oh ! mon mari — couronne suprême de ma douleur ! c’est toi qui redoubles — mes tourments !… Que n’ai-je été enlevée par des voleurs, — comme mes deux frères ! Misérables — ceux qui s’attachent à ce qui est glorieux ! Bienheureux, — quelque humbles qu’ils soient, ceux qui trouvent, dans la satisfaction de vœux modestes, — la recette du bien-être !

Entrent Pisanio et Iachimo.
IMOGÈNE, à part, examinant Iachimo.

Quel est cet homme ? Fi !

PISANIO.

— Madame, un noble gentilhomme romain — vous apporte des lettres de monseigneur.

IACHIMO.

Vous changez de couleur, madame ? — Le digne Léonatus est en bonne santé ; — il salue tendrement votre altesse.

Il présente une lettre à Imogène.
IMOGÈNE.

Merci, mon bon monsieur, — vous êtes le très-bienvenu.

IACHIMO.

— Tout ce qu’on voit de ses dehors est splendide : — si elle renferme une âme aussi belle, — c’est elle qui est le phénix arabe, et j’ai — perdu mon pari… Hardiesse, sois mon amie ; — audace, arme-moi de la tête aux pieds ; — ou bien je combattrai, comme le Parthe, en fuyant ; — ou plutôt je fuirai sans combattre.

IMOGÈNE, lisant.

« Il est du plus noble rang, et ses prévenances m’ont infiniment obligé. Traitez-le donc en conséquence, selon le cas que vous faites de votre fidèle

Léonatus. »

— Je ne lis tout haut que ces lignes : — mais le reste de la lettre réchauffe mon cœur — jusqu’au fond et le remplit de reconnaissance. — Vous êtes aussi bienvenu, digne seigneur, qu’il m’est — donné de vous le dire, et je vous le prouverai — en tout ce que je pourrai faire.

IACHIMO.

Merci, belle dame… — Eh quoi ! les hommes sont-ils fous ? La nature leur a donné des yeux — pour contempler l’arche des cieux et les riches trésors — de la terre et de la mer ; des yeux qui ne confondent pas — les globes enflammés du firmament avec les pierres jumelles — dont la plage est couverte ; et nous ne pouvons pas, — aidés d’organes aussi parfaits, faire la distinction — entre le beau et le laid ?

IMOGÈNE.

D’où vient votre stupéfaction ?

IACHIMO.

— Ce n’est pas la faute du regard, car des singes même, placés entre deux femelles, jacasseraient avec la jolie et — repousseraient la vilaine avec des grimaces ; — ni du jugement ; car un idiot, placé dans une pareille alternative, — ferait le bon choix ; ni de l’appétit ; — car une sale laideur, mise en face d’une aussi pure beauté, — ferait vomir le vide au désir, — avant qu’il fût tenté d’y goûter !

IMOGÈNE.

— Que voulez-vous dire ?

IACHIMO.

La luxure blasée elle-même, — ce désir assouvi, mais jamais satisfait, — qui fuit à mesure qu’il s’emplit, commence par dévorer — l’agneau sans tache, avant de rechercher l’ordure.

IMOGÈNE.

Cher monsieur, — quel transport vous saisit ? Vous sentez-vous bien ?

IACHIMO.

— Merci, madame : très-bien.

À Pisanio.

Je vous en supplie, monsieur, veuillez dire — à mon écuyer de m’attendre où je l’ai laissé : il est — ici tout étranger et fort timide.

PISANIO.

J’allais sortir, monsieur, — pour lui faire accueil.

Il sort.
IMOGÈNE.

— Mon mari va toujours bien. ? Sa santé, dites-moi ?…

IACHIMO.

Est fort bonne, madame.

IMOGÈNE.

— A-t-il l’humeur gaie ? J’espère que oui.

IACHIMO.

— Excessivement plaisante : il n’y a pas d’étranger — aussi gai et aussi jovial : on l’appelle le — viveur breton.

IMOGÈNE.

Quand il était ici, — il était enclin à la tristesse, et le plus souvent — sans savoir pourquoi.

IACHIMO.

Je ne l’ai jamais vu triste. — Dans sa société, là-bas, est un Français, un — grand seigneur qui, paraît-il, aime beaucoup — une fille gauloise restée dans sa patrie, et qui est une fournaise — à soupirs. Le joyeux Breton, — je veux dire votre mari, rit à gorge déployée de cette passion : « Ah ! s’écrie-t-il, — comment se retenir les côtes quand on voit un homme qui sait, — par l’histoire, par ouï-dire, ou par sa propre expérience, — ce qu’est la femme et ce qu’elle ne peut — s’empêcher d’être, user sa libre vie à pleurer — un continuel esclavage ? »

IMOGÈNE.

Mon seigneur peut-il parler ainsi ?

IACHIMO.

— Oui, madame, en riant jusqu’aux larmes. — C’est une récréation de se trouver là, — et de l’entendre se moquer du Français… N’importe, le ciel sait — qu’il y a des hommes bien blâmables.

IMOGÈNE.

Ce n’est pas lui, j’espère.

IACHIMO.

— Ce n’est pas lui. Pourtant il pourrait se montrer plus reconnaissant — des bontés du ciel à son égard. Bien doué personnellement, — il a reçu en vous, que je regarde comme son bien, un don inestimable… — Mais, tout en étant forcé à l’admiration, je suis forcé aussi — à la pitié.

IMOGÈNE.

À la pitié pour qui ?

IACHIMO.

Pour deux créatures que je plains cordialement.

IMOGÈNE.

En suis-je une, monsieur ? — Vous me regardez ! Quel désastre discernez-vous en moi — qui mérite votre pitié ?

IACHIMO.

Lamentable ! — Quoi, déserter le rayonnant soleil, et se plaire — dans un bouge auprès d’un lumignon !

IMOGÈNE.

Je vous en prie, monsieur, — énoncez plus clairement vos réponses — à mes questions. Pourquoi me plaignez-vous ?

IACHIMO.

— Parce que d’autres, — j’allais vous le dire, jouissent de votre… Mais — c’est l’affaire des dieux d’en tirer vengeance, — et non la mienne d’en parler.

IMOGÈNE.

Vous paraissez savoir — quelque chose qui me concerne. Parlez, de grâce ! — La crainte d’une catastrophe est souvent plus douloureuse — que sa révélation : car, ou le mal certain — est irrémédiable, ou, s’il est connu à temps, — il peut être réparé. Découvrez-moi donc — ce secret que vous lancez et que vous retenez ainsi.

IACHIMO.

Supposez que j’eusse à moi cette joue — pour y tremper mes lèvres ; cette main dont le toucher, — dont le moindre contact arracherait à tout homme — le serment du plus loyal amour ; cet objet qui — captive mon regard effaré — et le tient fixé sur lui : si alors, misérable damné, — je couvrais de ma bave des lèvres aussi publiques que les degrés — qui montent au Capitole ; si je pressais de mes étreintes des mains — durcies par un mensonge, comme — par une fatigue de toutes les heures ; si enfin je fermais ma paupière sur des yeux — vils et ternes comme la lumière enfumée — qu’alimente un suif fétide, je mériterais, n’est-ce pas, — que tous les fléaux de l’enfer vinssent à la fois — punir une telle trahison.

IMOGÈNE.

Mon seigneur a, je le crains, — oublié la Bretagne.

IACHIMO.

Et lui-même. Ce n’est pas — spontanément que je vous révèle — l’infamie de son changement ; non ! c’est votre grâce — qui, du fond le plus muet de ma conscience, évoque — sur ma bouche cet aveu !

IMOGÈNE.

Ne m’en dites pas davantage.

IACHIMO.

— Ô chère âme ! Votre cause émeut mon cœur — d’une pitié qui me fait mal. Une femme — si belle, qui, liée à un empire, — grandirait du double le plus grand roi, être ainsi associée — à des baladines payées sur le revenu — de vos propres coffres ! à de malsaines aventurières — qui risquent toutes les infirmités contre l’or — que la corruption peut prêter à la nature ! à une engeance gangrenée, — capable d’empoisonner même le poison ! Ah ! vengez-vous ; — sinon celle qui vous porta n’était pas reine, et vous — êtes déchue de votre auguste souche !

IMOGÈNE.

Me venger ! — Comment puis-je me venger ? Si ce que vous dites est vrai, — car j’ai un cœur qui — ne peut pas en croire aussi vite mes oreilles ; si ce que vous dites est vrai, comment me vengerais-je ?

IACHIMO.

Devez-vous vous résigner à — vivre, comme une prêtresse de Diane, entre des draps glacés, — tandis qu’il se vautre sur d’autres, — aux mépris de vos droits, aux dépens de votre bourse ? — Vengez-vous ! — Je me consacre à votre bonheur ; — plus digne que ce renégat de votre lit, — je resterai à jamais votre amant fidèle, — discret et sûr.

Il se rapproche d’Imogène pour l’embrasser.
IMOGÈNE.

À moi, Pisanio !

IACHIMO.

— Laissez-moi sceller mon dévouement sur vos lèvres.

IMOGÈNE.

— Arrière !… Je me blâme de t’avoir — si longtemps écouté… Si tu avais de l’honneur, — tu m’aurais fait ce récit par respect pour la vertu, — et non dans le but vil et étrange que tu te proposes. — Tu diffames un gentilhomme qui est aussi loin — de ta calomnie que tu l’es de l’honneur ; et — tu poursuis ici une femme qui te méprise — à l’égal du démon… À moi, Pisanio ! — Le roi mon père sera informé — de ton attentat : s’il trouve bon — qu’un étranger impudent vienne marchander à sa cour — comme dans un bouge de Rome, et nous exposer — ses intentions bestiales, alors il a une cour — qui lui importe peu et une fille dont — il ne se soucie pas… À moi, Pisanio !

IACHIMO.

— Ô fortuné Léonatus ! je puis le dire : — la foi que ta femme a en toi — est digne de ta confiance en elle, comme ta rare vertu — l’est de son inébranlable fidélité… Vivez longtemps heureux, — vous, la femme du plus noble seigneur dont jamais — pays ait été fier, vous, qui ne pouviez être que la compagne — du plus noble ! Accordez-moi mon pardon. — Je ne vous ai parlé ainsi que pour savoir si votre foi — était profondément enracinée ; je vais vous faire de votre mari — un portrait exact cette fois. Il est l’homme — le plus accompli qui existe ; c’est un saint enchanteur, — qui charme toutes les sociétés : — la moitié du cœur de tous les hommes est à lui.

IMOGÈNE.

Vous lui faites réparation.

IACHIMO.

— Il est comme un dieu descendu parmi les hommes ; — il a une sorte de majesté qui le fait paraître — plus qu’un mortel… Ne soyez pas offensée, — très-puissante princesse, si j’ai osé — éprouver votre foi par un faux rapport. L’expérience — a confirmé votre généreux jugement — sur l’homme accompli que vous avez choisi, par une infaillible consécration. L’affection que j’ai pour lui — m’a porté à vanner ainsi vos sentiments ; mais les dieux vous ont faite — différente des autres femmes et pure de toute ivraie. Votre pardon, je vous prie !

IMOGÈNE.

— Tout est réparé, monsieur. Employez comme vôtre mon pouvoir à la cour.

IACHIMO.

— Mes humbles remercîments !… J’allais oublier — d’implorer de votre grâce un léger service, — qui pourtant a son importance, car il concerne — votre mari, moi-même et d’autres nobles amis — qui sont intéressés dans la question.

IMOGÈNE.

Voyons, de quoi s’agit-il ?

IACHIMO.

— Nous sommes une douzaine de Romains qui, avec votre mari — (la plus belle plume de notre aile !) nous sommes cotisés — pour acheter un présent à l’empereur ; — agent choisi par tous, j’ai fait l’emplette — en France. C’est de la vaisselle d’un travail exquis ; ce sont des joyaux — du goût le plus riche et le plus rare ; la valeur en est grande ; — étranger ici, je suis tant soit peu impatient — de mettre ces objets en sûreté. Vous plairait-il — d’en accepter le dépôt ?

IMOGÈNE.

Volontiers, — et j’engage mon honneur à leur sûreté ; puisque — mon seigneur y est intéressé, je les garderai — dans ma chambre à coucher.

IACHIMO.

Ils sont dans un coffre, — sous l’escorte de mes gens ; je prendrai la liberté — de vous les envoyer pour cette nuit seulement. — Je dois me rembarquer demain.

IMOGÈNE.

Oh ! non, non.

IACHIMO.

— Pardon ; je tronquerais ma parole — en prolongeant mon séjour. De la Gaule où j’étais, — je n’ai traversé les mers que pour tenir ma promesse — de voir votre altesse.

IMOGÈNE.

Je vous remercie de vos peines ; — mais ne partez pas demain !

IACHIMO.

Oh ! il le faut, madame. — Ainsi, je vous en conjure, si vous voulez — saluer par écrit votre mari, faites-le ce soir même. — J’ai dépassé les délais fixés, et c’est chose grave — pour la remise de notre présent.

IMOGÈNE.

Je vais écrire. — Envoyez-moi votre coffre : il sera sûrement gardé, — et rendu fidèlement. Vous êtes le bienvenu.

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Devant le palais des rois de Bretagne.]
Entrent Cloten et deux seigneurs.
CLOTEN.

A-t-on jamais eu pareil guignon ! Au moment où j’effleurais le but, voir la boule d’un autre écarter la mienne ! Je perds cent livres sur le coup, et alors il faut que je ne sais quel ruffian vienne me reprocher de jurer, comme si je lui empruntais mes jurons et que je ne fusse pas le maître de les dépenser à ma fantaisie.

PREMIER SEIGNEUR.

Qu’a-t-il gagné à cela ? Vous lui avez fendu la caboche avec votre boule.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Heureusement que la victime a eu plus de cervelle que l’assommeur ! Sans quoi il ne lui en serait pas resté.

CLOTEN.

Quand un gentilhomme est disposé à jurer, il ne convient pas que les assistants lui coupent la parole, pas vrai ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Non, monseigneur.

À part.

Ni qu’il leur coupe les oreilles.

CLOTEN.

Le ruffian ! le chien ! Moi, lui donner satisfaction ! Oh ! que n’est-il de mon rang !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Il serait l’égal d’un niais.

CLOTEN.

Rien au monde ne me vexe autant. Malepeste ! je voudrais n’être pas aussi noble que je le suis ! On n’ose pas se battre avec moi, parce que la reine est ma mère : il n’y a pas un maroufle qui ne puisse se battre tout son soûl, et moi, il faut que je me démène comme un coq qui ne peut trouver de pair !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Un coq fait comme un chapon ! Du coq tu n’as que le cri et la crête !

CLOTEN.

Tu dis ?

PREMIER SEIGNEUR.

Il ne convient pas que votre seigneurie se mesure avec tous les compagnons qu’elle outrage.

CLOTEN.

Non, je le sais ; mais il convient que je puisse insulter mes inférieurs.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Oui, et cela ne peut convenir qu’à votre seigneurie.

CLOTEN.

C’est justement ce que je dis.

PREMIER SEIGNEUR.

Avez-vous entendu parler d’un étranger qui est arrivé à la cour ce soir ?

CLOTEN.

Un étranger, et je n’en sais rien !

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Il est lui-même un étrange gaillard, et il n’en sait rien.

PREMIER SEIGNEUR.

Oui, il est arrivé un Italien, qu’on dit être des amis de Léonatus.

CLOTEN.

Léonatus ! ce gueux qu’on a banni ! quel qu’il soit, son ami en est un autre. Qui vous a parlé de cet étranger ?

PREMIER SEIGNEUR.

Un des pages de votre seigneurie.

CLOTEN.

Sied-il que j’aille le voir ? Ne sera-ce pas déroger ?

PREMIER SEIGNEUR.

Vous ne pouvez déroger, monseigneur.

CLOTEN.

Pas facilement, je crois.

DEUXIÈME SEIGNEUR, à part.

Tu es un sot avéré : et tu ne peux déroger, ne lâchant que des sottises.

CLOTEN.

Allons ! je vais voir cet Italien : ce que j’ai perdu aujourd’hui aux boules, je veux le lui regagner cette nuit. Allons ! venez.

PREMIER SEIGNEUR.

Je vais suivre votre seigneurie.

Cloten et le premier seigneur sortent.
DEUXIÈME SEIGNEUR, seul.

— Se peut-il qu’une diablesse aussi astucieuse que sa mère — ait mis au monde cet âne ! qu’une femme qui — soumet tout à son cerveau ait pour fils un idiot — qui ne pourrait pas apprendre par cœur que, ôté deux de vingt, — il reste dix-huit !… Hélas ! pauvre princesse, — divine Imogène, que ne souffres-tu pas, — entre un père gouverné par ta marâtre, — une mère forgeant des complots à toute heure, et un soupirant — plus odieux pour toi que n’est le noir exil — pour ton cher mari !… Puissent les cieux, contre l’horrible — divorce qu’on veut t’imposer, raffermir — les remparts de ton tendre honneur et maintenir inébranlable — le temple de ta belle âme ! Puisses-tu vivre, enfin, — pour posséder et ton seigneur banni et ce vaste royaume !

Il sort.

SCÈNE VIII.
[La chambre à coucher d’Imogène. Ameublement dans le goût le plus riche de la Renaissance. Tout autour de la chambre, une tapisserie soie et argent représentant la rencontre d’Antoine et de Cléopâtre sur le Cydnus. Au fond, une cheminée sur le manteau de laquelle est sculptée une Diane au bain, et dont les chenets sont surmontés de deux Cupidons d’argent se tenant sur un pied. Ça et là quelques tableaux. Plafond couvert de chérubins en ronde-bosse. Dans un coin est un coffre. Imogène est dans son lit, occupée à lire à la clarté d’un flambeau qui brûle sur une table à côté d’elle (3).]
Entre Hélène, une de ses Suivantes.


IMOGÈNE.

— Qui est là ? une de mes femmes ? Hélène !

HÉLÈNE.

Oui, madame, à vos ordres.

IMOGÈNE.

— Quelle heure est-il ?

HÉLÈNE.

Près de minuit, madame.

IMOGÈNE.

— J’ai donc lu trois heures : mes yeux sont fatigués. — Plie le feuillet où j’en suis restée, et va te coucher. — N’emporte pas le flambeau, laisse-le brûler. — Ah ! si tu peux te lever vers quatre heures, — éveille-moi, je te prie. Le sommeil m’a toute envahie.

Hélène sort.

— Dieux, je me confie à votre protection ! — Des fées et des tentateurs nocturnes — gardez-moi, je vous en supplie !

Elle s’endort.
Iachimo sort du coffre.
IACHIMO.

— Le grillon chante, et les sens harassés de l’homme — se réparent dans le repos. Ainsi mon compatriote Tarquin — foula doucement les tapis de jonc avant d’éveiller — la chaste beauté qu’il viola… Ô Cythérée ! — comme tu pares ton lit ! Frais lis, — plus blanc que tes draps ! que je puisse te toucher !… — Rien qu’un baiser, un seul !… Rubis incomparables, — comme vous le rendez cher ! C’est son haleine qui — parfume ainsi la chambre : la flamme du flambeau — se penche vers elle et voudrait regarder sous ses paupières — pour entrevoir la lumière maintenant couverte — par ces rideaux d’un blanc azuré que frange — un bleu céleste ! Mais ne perdons pas de vue mon projet. — Pour bien me souvenir de la chambre, je vais tout écrire.

Il tire un carnet et prend des notes.

Tels et tels tableaux. Là, la fenêtre… Le lit — orné de cette façon… Cette tapisserie — avec telle et telle figure… Le sujet qu’elle représente… — Ah ! quelques notes prises d’après nature sur son corps — en diraient dix mille fois plus que la description — de tous les meubles, et enrichiraient beaucoup mon inventaire. — Ô toi, sommeil, singe de la mort, accable-la de toute ta léthargie ! — Que ses sens soient comme une tombe — étendue ainsi dans une chapelle !…

Il lui défait son bracelet.

À moi ! à moi ! — Aussi aisé que le nœud gordien était difficile ! — Je le tiens. Voilà une preuve extérieure — aussi convaincante que la conscience intime — pour le désespoir du mari. Sur son sein gauche — est un signe composé de cinq taches pareilles à ces gouttes de pourpre — qu’on voit dans le calice d’une primevère. Voici une garantie — telle que la loi elle-même n’en pourrait obtenir. La connaissance de ce secret — va le forcer à croire que j’ai crocheté la serrure et ravi — le trésor de son honneur. Il suffit.

Il fait le geste d’écrire, puis s’arrête.

À quoi bon ? — Pourquoi prendre note de ce qui est rivé, — chevillé dans ma mémoire ?

Prenant le livre sur la table.

Elle lisait — l’histoire de Térée : la feuille est pliée — à l’endroit où Philomèle céda. C’est assez ; — rentrons dans le coffre, et fermons-en le ressort. — Hâtez-vous, hâtez-vous, dragons de la nuit ! que l’aurore — vienne vite dessiller l’œil du corbeau ! Je loge chez la frayeur. — Bien qu’il y ait un ange du ciel, l’enfer est ici.

L’horloge sonne.

— Un, deux, trois… Il est temps, il est temps !

Il rentre dans le coffre.

SCÈNE IX.
[Sous les fenêtres de l’appartement d’Imogène.]
Entrent Cloten et des Seigneurs.
PREMIER SEIGNEUR.

Votre seigneurie est, dans la perte, le joueur le plus patient, le plus froid qui ait jamais retourné un as.

CLOTEN.

Il n’y a pas d’homme que la perte ne trouve froid.

PREMIER SEIGNEUR.

Mais il y en a peu qu’elle trouve aussi noblement patients que votre seigneurie. Ce n’est que quand vous gagnez que vous êtes tout flamme et tout ardeur.

CLOTEN.

Le gain donne du courage à tout le monde. Si je pouvais obtenir cette niaise d’Imogène, je serais assez riche. Le matin est proche, n’est-ce pas ?

PREMIER SEIGNEUR.

Il fait jour, monseigneur.

CLOTEN.

Je voudrais que cet orchestre fût ici. On m’a conseillé de lui donner de la musique tous les matins. On dit qu’elle en sera pénétrée.

Entrent des Musiciens.
CLOTEN.

Allons ! accordez vos instruments. Si vous pouvez l’émouvoir avec vos doigts, tant mieux ; nous jouerons de la langue aussi. Si rien n’y fait, qu’elle reste ce qu’elle est ; mais moi, jamais je ne céderai. Commencez par quelque chef-d’œuvre : vous nous donnerez ensuite une merveilleuse mélodie faite sur des paroles exquises et admirables, et alors nous la laisserons réfléchir.

CHANSON.

Écoute ! écoute ! l’alouette chante à la porte du ciel,
Et Phébus se lève déjà
Pour baigner ses coursiers aux sources
Que recèle le calice, des fleurs ;
Et les soucis clignotants commencent
À ouvrir leurs yeux d’or.
Avec tout ce qui est charmant,
Ma douce dame, lève-toi,
Lève-toi, lève-toi.

CLOTEN, aux musiciens.

Maintenant, décampez. Si ça lui fait de l’impression, je n’en estimerai que plus votre musique : si ça ne lui en fait pas, c’est qu’elle a dans les oreilles un vice auquel ni crins de cheval, ni boyaux de veau, ni voix même d’eunuque, ne peuvent remédier.

Les musiciens sortent.
Entrent Cymbeline et la Reine.
DEUXIÈME SEIGNEUR.

Voici le roi !

CLOTEN.

Je suis bien aise d’être debout si tard, c’est ce qui fait que je suis debout de si bonne heure. Le roi ne peut qu’approuver paternellement tant de zèle… Salut à votre majesté et à ma gracieuse mère.

CYMBELINE.

Attendez-vous ici à la porte de notre fille ? L’entêtée ne veut donc pas paraître ?

CLOTEN.

Je l’ai assaillie de musiques, mais elle ne daigne pas y faire attention.

CYMBELINE.

— L’exil de son mignon est trop récent : — elle ne l’a pas encore oublié ; il faut quelque temps encore — pour effacer ce souvenir de son esprit, — et alors elle est à vous.

LA REINE.

Vous êtes fort obligé au roi — qui ne néglige aucun moyen de vous — servir auprès de sa fille. Faites — votre cour en règle ; recherchez — les occasions ; augmentez votre empressement — en raison des refus ; faites comme si — votre cœur même vous inspirait les devoirs que — vous lui rendez ; obéissez-lui en tout, — excepté quand ses ordres ont pour but votre éloignement : — pour ça, soyez insensible.

CLOTEN.

Insensible ! je ne puis l’être.

Arrive un Messager.
LE MESSAGER.

Permettez, sire ! une ambassade arrive de Rome ; — Caïus Lucius en fait partie.

CYMBELINE.

C’est un digne compagnon, — quoiqu’il vienne avec des intentions menaçantes ; — mais ce n’est pas sa faute. Nous devons le recevoir — avec tous les honneurs dus à celui qui l’envoie — et avec toutes les prévenances qu’il a méritées lui-même — par les services qu’il nous a rendus.

À Cloten.

Mon cher fils, — quand vous aurez souhaité le bonjour à votre maîtresse, — venez nous rejoindre ; nous aurons besoin — de vous pour la réception de ce Romain. Venez, ma reine !

Cymbeline, la Reine, les Seigneurs et le Messager sortent.
CLOTEN, seul.

— Si elle est levée, je veux lui parler ; sinon, — qu’elle reste couchée et qu’elle rêve !…

Il frappe à la porte.

Holà ! permettez !… — Je sais que ses femmes l’entourent. Si — je graissais la patte à l’une d’elles ? C’est l’or — qui procure les entrées dans maints endroits ; c’est l’or — qui corrompt les garde-chasse de Diane même et qui leur fait amener — la biche sous le coup du braconnier ; — c’est l’or qui fait tuer l’honnête homme en sauvant le bandit, — et qui parfois envoie à la potence bandit et honnête homme. Que — ne peut-il pas faire et défaire ? Je veux prendre — une de ses femmes pour procureur ; car — je ne m’entends pas encore bien à plaider moi-même.

Il frappe.

Permettez !

Une Suivante arrive derrière la porte.
LA SUIVANTE.

— Qui frappe là ?

CLOTEN.

Un gentilhomme.

LA SUIVANTE.

Rien de plus ?

CLOTEN.

— Si fait, fils d’une dame de qualité.

LA SUIVANTE, ouvrant.

Beaucoup, — à qui leur tailleur coûte aussi cher qu’à vous, n’ont pas le droit d’en dire autant. Que désire votre seigneurie ?

CLOTEN.

— La personne de votre maîtresse. Est-elle prête ?

LA SUIVANTE.

— Oui, — à garder la chambre.

CLOTEN, lui remettant une bourse.

— Voici de l’or pour vous. Vendez-moi votre éloge.

LA SUIVANTE.

— Que voulez-vous dire ? Mon propre panégyrique, ou l’éloge — dont je vous croirai digne ?… La princesse !

Imogène survient.
CLOTEN, à Imogène.

— Bonjour, belle des belles ! Sœur, votre douce main !

La suivante se retire.
IMOGÈNE.

— Bonjour, monsieur. Vous vous mettez trop en frais — pour ne recueillir que des déboires : en remercîment, — tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis pauvre de remercîments, — et que je n’en ai pas à donner.

CLOTEN.

Pourtant, je jure que je vous aime !

IMOGÈNE.

— Si vous vous borniez à le dire, la chose serait pour moi aussi sérieuse. — Vous aurez beau le jurer toujours, vous obtiendrez toujours pour récompense — que je ne m’en soucie pas.

CLOTEN.

Ce n’est pas là une réponse.

IMOGÈNE.

C’est de peur que vous ne vous écriiez : Qui ne dit mot consent, — que je vous parle. De grâce, épargnez-moi. Je le déclare, — je répondrai de manière aussi discourtoise — à vos plus tendres attentions. Un homme de votre haute sagacité — devrait, après tant de leçons, savoir se retirer.

CLOTEN.

— Vous abandonner à votre folie furieuse ! Ce serait un crime à moi : — je ne le ferai pas.

IMOGÈNE.

Les niais ne sont pas furieux, eux !

CLOTEN.

Est-ce moi que vous traitez de niais ?

IMOGÈNE.

— Oui, si je suis folle ; — soyez patient, je ne serai plus furieuse : — cela nous guérira tous deux. Je suis désolée, monsieur, — que vous me fassiez oublier les manières d’une femme — pour vous parler sur ce ton. Sachez une fois pour toutes — ce que moi, qui connais mon cœur, je vous déclare ici — en toute franchise : je ne me soucie pas de vous ; — et même la charité me manque à ce point — (je m’en accuse) que je vous hais ! Je regrette que vous ne l’ayez pas — senti. Vous ne m’auriez pas forcée à m’en vanter.

CLOTEN.

Vous péchez — contre l’obéissance que vous devez à votre père. Car — le contrat que vous prétendez avoir fait avec ce misérable, — (un drôle élevé d’aumônes et nourri des restes, — des miettes de la cour !) ce contrat n’en est pas un. — Libre aux petites gens — (et qui donc est au-dessous de lui ?) d’unir des existences — qui ne produisent que marmaille et misère, par un lien noué à leur guise ; — mais cette licence vous est interdite, à vous, — par les exigences de la couronne ; et vous ne pouvez pas en souiller — le précieux éclat au contact d’un vil maraud, — d’une espèce à livrée, d’une étoffe à écuyer, — d’un mitron de bas étage !

IMOGÈNE.

Profane drôle ! Quand tu serais le fils de Jupiter sans être, — d’ailleurs, autrement doué que tu ne l’es, tu serais encore trop vil — pour être son laquais. Ce serait pour toi un honneur suffisant, — presque une faveur si, — examen fait de tes mérites, tu étais nommé valet de bourreau dans son royaume ! Tu provoquerais l’envie — pour être à ce point privilégié !

CLOTEN.

Que les miasmes du midi l’empoisonnent !

IMOGÈNE.

— Il ne peut pas éprouver de plus grand malheur — que d’être nommé par toi. La moindre nippe — qui ait jamais effleuré son corps est plus précieuse — pour moi que tous les cheveux de ta tête, — quand ils seraient changés tous en autant de Cloten !…

Regardant son bras.

Eh bien !

Appelant.

Pisanio !

Pisanio entre.
CLOTEN.

La moindre nippe !… que le diable…

IMOGÈNE, à Pisanio.

— Cours immédiatement auprès de Dorothée, ma femme de chambre.

CLOTEN.

— La moindre nippe !

IMOGÈNE.

Être ainsi hantée par cet imbécile, — obsédée, exaspérée… Va dire à ma camériste — de chercher un bracelet qui par mégarde — a glissé de mon bras : il me vient de ton maître. Malédiction sur moi — si je m’en séparais, fût-ce pour le revenu — du plus grand roi de l’Europe ! Je crois bien l’avoir vu ce matin même ; je suis sûre — qu’il était hier soir à mon bras ; je l’ai baisé ; j’espère bien qu’il n’est pas allé conter à mon mari — que je baise un autre objet que lui !

PISANIO.

Il ne peut pas être perdu.

IMOGÈNE.

— Je l’espère bien : va le chercher.

Pisanio sort.
CLOTEN.

Vous m’avez outragé… — La moindre nippe !

IMOGÈNE.

Oui, je l’ai dit, monsieur. — Voulez-vous me faire un procès ? Je le répéterai devant témoin.

CLOTEN.

— J’en informerai votre père.

IMOGÈNE.

Et votre mère aussi. — Elle est ma protectrice, et aussi, je m’y attends, elle me donnera — tous les torts. Sur ce, je vous laisse, monsieur, — au plus fort de votre mécontentement.

Elle sort.
CLOTEN.

Je me vengerai. — La moindre nippe !… C’est bien.

Il sort.

SCÈNE X.
[À Rome. Chez Philario.]
Entrent Posthumus et Philario.
POSTHUMUS.

— Ne craignez rien, monsieur. Je voudrais être aussi certain — de la bienveillance du roi que je suis rassuré sur l’honneur — inviolable d’Imogène.

PHILARIO.

Quels moyens avez-vous de fléchir le roi ?

POSTHUMUS.

— Aucun. Je suis réduit à tout attendre du temps ; — je grelotte durant l’hiver actuel, en souhaitant — que des jours plus chauds viennent pour moi. C’est sur ces espérances transies — que je compte pour m’acquitter envers votre amitié : si elles sont déçues, — il faudra que je meure votre débiteur.

PHILARIO.

— Votre bonne grâce et votre compagnie — me payent avec usure de tout ce que je puis faire. En ce moment, votre roi — doit avoir eu des nouvelles du grand Auguste : Caïus Lucius — accomplira de point en point sa mission. Je crois que Cymbeline — concédera le tribut et enverra les arrérages ; — sinon, qu’il s’attende à revoir nos Romains, dont le souvenir — est encore frais dans la douleur de son peuple !

POSTHUMUS.

Eh bien, moi, — sans être homme d’État et sans avoir chance de l’être, — je pense que cela finira par une guerre : vous entendrez dire — que les légions qui sont maintenant en Gaule ont débarqué — dans notre intrépide Bretagne avant d’apprendre — que le moindre tribut ait été payé. Mes compatriotes — sont mieux exercés qu’à l’époque où Jules César — souriait de leur inexpérience, tout en trouvant leur courage — digne d’un pli à son front. Leur discipline, — maintenant alliée à leur courage, prouvera — aux provocateurs que le peuple breton — peut progresser avec le monde !

Entre Iachimo.
PHILARIO.

Voyez donc ! Iachimo !

POSTHUMUS.

— Il faut que les cerfs les plus agiles vous aient traîné sur terre, — et que tous les vents réunis aient caressé vos voiles, — pour rendre votre traversée si rapide !

PHILARIO.

Soyez le bienvenu, monsieur.

POSTHUMUS.

— La réponse brève qu’on vous a faite est, je présume, la cause — de votre prompt retour.

IACHIMO.

Votre femme — est une des plus belles femmes que j’aie vues !

POSTHUMUS.

— Et aussi des plus chastes : sinon, autant vaudrait — qu’elle exhibât sa beauté à la fenêtre pour allécher les débauchés — et se débaucher avec eux.

IACHIMO.

Voici des lettres pour vous.

POSTHUMUS.

— Elles ne contiennent rien que de bon, je pense.

IACHIMO.

C’est fort probable.

Posthumus ouvre une lettre et la lit.
PHILARIO, à Iachimo.

— Caïus Lucius était-il à la cour de Bretagne quand vous y étiez ?

IACHIMO.

Il y était attendu, — mais non arrivé.

POSTHUMUS.

Jusque-là tout est bien.

Montrant sa bague à Iachimo.

— Cette pierre a-t-elle toujours les mêmes feux ? ou bien la trouvez-vous trop terne pour en faire votre parure ?

IACHIMO.

Si j’ai perdu, — je dois en payer la valeur en or. — Je ferais un voyage deux fois aussi long pour passer — une seconde nuit aussi rapidement délicieuse que celle — que j’ai eue en Bretagne. Car la bague est gagnée !

POSTHUMUS.

— La chose est trop forte pour être admise ainsi.

IACHIMO.

Pas du tout ! — avec une femme aussi aisée que la vôtre !

POSTHUMUS.

Monsieur, ne tournez pas — votre perte en plaisanterie : vous savez, j’espère, que nous — ne pouvons rester amis.

IACHIMO.

Nous le devons, cher monsieur, — pour peu que vous observiez notre convention. Si je ne rapportais pas ici — une connaissance parfaite de votre belle, je conviens — que notre discussion pourrait aller plus loin. Mais à présent, — je le déclare, j’ai gagné à la fois et son honneur — et votre anneau ; et je ne vous ai pas trichés — ni l’un ni l’autre, car je n’ai agi que — d’accord avec vous deux.

POSTHUMUS.

Si vous pouvez prouver — que vous l’avez possédée au lit, ma main — et cet anneau sont à vous. Sinon, après l’infâme opinion — que vous avez eue de sa pure vertu, il faut que l’un de nous — laisse son épée à l’autre, ou que, désarmés l’un par l’autre, nous léguions — nos lames au premier qui les trouvera.

IACHIMO.

Monsieur, les détails — si voisins de l’évidence que je vais vous donner, — vont certainement vous convaincre ; s’il le faut, — je les affirmerai sous serment, mais je ne doute pas — que vous ne m’épargniez cette formalité quand vous l’aurez reconnue — inutile.

POSTHUMUS.

Poursuivez.

IACHIMO.

Parlons d’abord de sa chambre à coucher. — (J’avoue n’y avoir pas dormi ; mais, je le déclare, — ce que j’ai vu valait bien la peine de veiller.) Elle est tendue — d’une tapisserie soie et argent, représentant — la fière Cléopâtre qui rencontre son Romain, — et le Cydnus que fait déborder ou — la foule des barques ou l’orgueil !… Prodige — de goût et de magnificence, où la main-d’œuvre le dispute — à la matière ! J’étais émerveillé de ce fini, de cette exactitude — où respire la vie.

POSTHUMUS.

Tout cela est vrai : — mais vous avez pu l’entendre dire ici à moi — ou à quelque autre.

IACHIMO.

De nouvelles particularités — vont vous édifier sur mon savoir.

POSTHUMUS.

Il le faut, — ou votre honneur est fort compromis.

IACHIMO.

La cheminée — est au sud de la chambre ; une chaste Diane au bain — en couvre le manteau ; je n’ai jamais vu figure — si disposée à parler : le sculpteur — a été un second créateur dans cette œuvre muette ; il a surpassé la nature, — au mouvement et à l’haleine près.

POSTHUMUS.

Voilà encore une chose — que vous avez pu recueillir de quelque récit : — on en a tant parlé !

IACHIMO.

Le plafond est couvert — de chérubins d’or en ronde bosse. Les chenets… — que j’oubliais, sont deux Cupidons d’argent, les yeux bandés, — se tenant sur un pied, et délicatement — attachés à leur soubassement.

POSTHUMUS, impatienté.

Il s’agit de son honneur ! — Accordons que vous ayez vu tout cela et qu’on doive — des éloges à votre mémoire ; la description — de ce qui est dans sa chambre ne vous assure en rien — le gain du pari.

IACHIMO, tirant le bracelet d’Imogène.

Eh bien, si vous le pouvez, — pâlissez ; je ne demande qu’à mettre à l’air ce bijou.

Le montrant.

Voyez !…

Le retirant à lui.

Maintenant je le serre. Il faut que je le marie — à votre bague. Je les garderai tous deux.

POSTHUMUS.

Au nom du ciel, — laissez-le-moi voir encore une fois ! Est-ce bien celui — que je lui ai laissé ?

IACHIMO.

Le même, mon cher, et je la remercie ! — Elle l’a détaché de son bras ; je la vois encore : — son joli geste enchérissait sur son présent, — et le rendait bien plus précieux. En me le donnant, elle m’a dit : J’y tenais autrefois !

POSTHUMUS.

Il se peut qu’elle s’en soit défaite — pour me l’envoyer.

IACHIMO.

C’est ce qu’elle vous écrit, n’est-ce pas ?

POSTHUMUS.

— Oh ! non ! non ! non… vous dites vrai.

Lui remettant sa bague.

Prenez aussi cela ; — c’est un basilic dont la vue me tue !… — Qu’il soit donc dit que l’honneur n’est jamais — où est la beauté, la vérité où est l’apparence, l’amour — où il y a plus d’un homme ! et que les femmes — ne sont pas plus attachées par leur serment à ceux qui le reçoivent — qu’à leur vertu qui est néant !… — Ô fausseté sans mesure !

PHILARIO.

Du calme, monsieur ! — reprenez votre anneau ; il n’est pas encore gagné. — Il est possible qu’elle ait perdu ce bracelet, ou même, — qui sait si une de ses femmes, payée pour cela, ne lui a pas volé ?

POSTHUMUS.

C’est juste ; — et je présume qu’il se l’est ainsi procuré… Rendez-moi ma bague ! — Donnez-moi quelques renseignements physiques sur sa personne, — plus concluants que ceci ; car ceci a été volé.

IACHIMO.

— Par Jupiter ! c’est de son bras même que je le tiens !

POSTHUMUS.

— Entendez-vous ! il le jure ; il le jure par Jupiter. — C’est donc vrai !… Eh bien, gardez la bague… C’est vrai, je suis sûr — qu’elle ne l’a pas perdu : ses femmes — sont toutes liées par serment et honorables… Elles, consentir à voler cela ! — pour un étranger ! Non !… Elle s’est livrée à lui ! — L’insigne de son déshonneur, — le voilà, et voici le prix que coûte son titre de prostituée !

Il montre la bague.

— Va, prends ton salaire, et que tous les démons de l’enfer — te le disputent !

PHILARIO.

Restez calme, monsieur ! — Ceci ne suffit pas pour convaincre — un homme bien persuadé de…

POSTHUMUS.

Ne m’en parlez plus ! — Elle a été saillie par lui…

IACHIMO.

Voulez-vous — d’autres preuves ? Au-dessous de son sein, — bien digne qu’on le presse, est un signe, tout fier — d’être aussi délicatement niché. Sur ma vie, — je l’ai baisé, et cela m’a donné un appétit nouveau, — tout rassasié que j’étais. Vous vous rappelez — cette tache ?

POSTHUMUS.

Oui, et elle en dénonce — une autre si immense qu’elle ne tiendrait pas dans l’enfer, — y fût-elle seule !

IACHIMO.

Voulez-vous en entendre davantage ?

POSTHUMUS.

— Épargnez-moi votre arithmétique ; ne comptez pas les récidives : — une fois, c’est un million de fois !

IACHIMO.

Je jure…

POSTHUMUS.

Pas de serment ! — Si vous jurez que vous n’avez pas fait cela, vous mentez ; — et je veux te tuer, si tu nies — que tu m’aies fait cocu !

IACHIMO.

Je ne veux rien nier.

POSTHUMUS.

— Oh ! si je l’avais ici pour mettre sa chair en lambeaux ! — Je veux aller en Bretagne, et le faire, au milieu de la cour, devant — son père… Je ferai quelque chose.

Il sort.
PHILARIO, montrant Posthumus qui s’en va.

Emporté — au delà des bornes de la patience…

À Iachimo.

Vous avez gagné. — Suivons-le, et détournons la rage — qui l’emporte contre lui-même.

IACHIMO.

De tout mon cœur.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
[À Rome. Un lieu solitaire.]
Entre Posthumus.
POSTHUMUS.

— Les hommes ne peuvent donc pas être créés sans que la femme — y soit de moitié ? Nous sommes tous bâtards ; — et l’homme si vénérable — que j’appelais mon père était je ne sais où — quand j’ai été fabriqué. C’est quelque faussaire qui — m’a frappé à son coin. Et pourtant ma mère passait — pour la Diane de son temps, comme aujourd’hui ma femme — pour la merveille du sien… Ô vengeance ! vengeance ! — Que de fois elle a contenu mes légitimes désirs, — et imploré de moi l’abstinence, et cela avec — une pudeur si rose qu’à sa vue seule — le vieux Saturne se serait échauffé ! Et moi je la croyais — aussi chaste que la neige restée à l’ombre !… Oh ! de par tous les diables ! — et voilà ce jeune Iachimo qui, en une heure, n’est-ce pas ? — moins que cela, dès les premières minutes… Peut-être n’a-t-il pas dit un mot ; peut-être, — comme un sanglier bourré de glands, un sanglier germanique, — n’a-t-il eu qu’à crier : Oh ! et qu’à couvrir ; peut-être n’a-t-il pas trouvé d’autre opposition — que celle qu’il attendait, et elle aussi, — d’une mêlée corps à corps !… Si je pouvais découvrir en moi — ce qui me vient de la femme ! car il n’y a pas dans l’homme — de tendance vicieuse qui, je l’affirme, — ne lui vienne de la femme : est-ce le mensonge ? eh bien, — il vient de la femme ! la flatterie ? d’elle encore ! la perfidie ? d’elle ! — la luxure et les pensées immondes ? d’elle ! d’elle ! la rancune ? d’elle ! — Ambitions, cupidités, capricieuses vanités, dédains, envies friandes, médisances, inconstance, — tous les défauts qu’on peut nommer, ou même que l’enfer connaît, — viennent d’elle, tous ou presque tous : non, je disais bien, tous ! — Car, même envers le vice, elles ne sont pas constantes ; — sans cesse elles quittent un vice vieux d’une minute pour un autre — moins vieux de moitié… Je veux écrire contre elles, — les détester, les maudire… Mais non ! le plus grand raffinement — d’une vraie haine est de prier qu’elles aient tous leurs désirs. — Le démon même ne pourrait pas mieux les tourmenter !

Il sort.

SCÈNE XII.
[La grande salle du palais des rois de Bretagne.]
Entrent par une porte Cymbeline, la Reine, Cloten, des courtisans ; par une autre, Caïus Lucius et sa suite.
CYMBELINE.

— Parlez maintenant, que veut de nous César-Auguste ?

LUCIUS.

— Quand Jules-César, dont le souvenir, — encore vivant pour les yeux des hommes, sera pour leurs oreilles et leurs langues — une éternelle tradition, vint dans cette Bretagne — et la conquit, Cassibelan (4), ton oncle, — illustré par les éloges de César non moins — que par ses exploits méritoires, s’engagea, pour lui — et pour ses successeurs, à payer à Rome un tribut annuel — de trois mille livres qui dans les derniers temps — n’a pas été acquitté par toi.

LA REINE.

Et qui, — pour tuer les étonnements futurs, — ne le sera jamais.

CLOTEN.

Il y aura bien des Césars — avant que vienne un autre Jules. La Bretagne est — un monde à elle seule ; et nous ne voulons rien payer — pour le droit de promener nos nez.

LA REINE.

Les circonstances — qui alors aidèrent les Romains à nous prendre notre bien, nous aident, — à notre tour, à le reprendre. Sire, mon suzerain ; souvenez-vous — à la fois et des rois vos ancêtres et — des résistances naturelles qu’offre votre île, — vrai parc de Neptune, hérissé, palissadé — de rochers inaccessibles, de vagues rugissantes, — de bancs de sable qui, plutôt que de soutenir les barques de vos ennemis, — les rongeraient jusqu’au grand mât ! César fît bien ici — une espèce de conquête, mais ce n’est pas ici qu’il s’est targué — d’être venu, d’avoir vu, d’avoir vaincu : un désastre, — le premier qui l’eût jamais atteint, le repoussa — de nos côtes, deux fois battu ; et ses navires, — pauvres jouets naïfs de nos terribles mers, — secoués par les lames, se brisèrent comme des coquilles d’œufs — contre nos rochers. En réjouissance, — le fameux Cassibelan, qui avait été, — ô fortune baladine ! sur le point d’abattre l’épée de César, — illumina de feux de joie la ville de Lud (5), — et enfla de courage les Bretons !…

CLOTEN.

Allons, il n’y a plus ici de tribut à payer : notre royaume est plus fort qu’il ne l’était à cette époque ; et, comme je l’ai dit, il n’y a plus de César comme celui-là : d’autres pourront avoir le nez aussi crochu, mais pas un, le bras si roide !…

CYMBELINE.

— Mon fils, laissez finir votre mère.

CLOTEN.

Nous en avons encore beaucoup parmi nous qui ont la poignée aussi dure que Cassibelan. Je ne dis pas que je suis du nombre, mais j’ai un bras. Comment ! Un tribut ! pourquoi payerions-nous un tribut ? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture ou mettre la lune dans sa poche, nous lui payerons tribut pour avoir de la lumière : sinon, monsieur, assez parlé de tribut, je vous prie !

CYMBELINE.

— Vous devez savoir — qu’avant que les Romains injurieux eussent extorqué — ce tribut de nous, nous étions libres. L’ambition de César, — qui se gonflait presque à élargir — les flancs du monde, en dépit de toute justice, nous imposa ce joug ; le secouer — est le devoir d’un peuple belliqueux, comme nous prétendons — l’être. Donc nous disons ici à César — qu’il était notre ancêtre, ce Mulmutius qui — établit nos lois, coutumes trop longtemps mutilées — par l’épée de César, et que leur restauration libératrice — sera le grand acte du pouvoir que nous tenons, — quelque colère qu’en ait Rome. Oui, il fit nos lois, ce Mulmutius — qui, le premier en Bretagne, mit — sur son front une couronne d’or, et se nomma — roi (6) !

LUCIUS.

Je suis fâché, Cymbeline, — d’avoir à déclarer César, — qui as plus de rois à son service que tu n’as — d’officiers dans ta maison, César Auguste, ton ennemi. — Apprends donc cela de moi. Au nom de César, — je proclame contre toi la guerre et la confusion : attends-toi — à une furie irrésistible… Après ce défi, — je te remercie pour moi-même.

CYMBELINE.

Tu es le bienvenu, Caïus. — Ton César m’a fait chevalier (7), j’ai passé ma jeunesse — en grande partie sous ses ordres ; c’est lui qui m’a conféré l’honneur ; — en voulant aujourd’hui me le reprendre de force, — il m’oblige à le défendre à outrance. On m’assure — que les Pannoniens et les Dalmates — viennent de prendre les armes pour leurs libertés : pour ne pas lire — une leçon dans cet exemple, il faudrait que les Bretons fussent de glace. — Tels ne les trouvera pas César.

LUCIUS.

Que l’expérience parle ! —

CLOTEN.

Sa majesté l’a dit : vous êtes le bienvenu. Passez joyeusement avec nous un jour ou deux, ou plus encore. Si ensuite vous venez nous voir avec d’autres intentions, vous nous trouverez dans notre enceinte d’eau salée. Si vous nous en chassez, elle est à vous. Si vous succombez dans l’aventure, vous n’en rendrez que meilleur le menu de nos corbeaux, et ce sera tout.

LUCIUS.

Vous l’avez dit, seigneur.

CYMBELINE.

— Je connais le bon plaisir de ton maître, et il connaît le mien. — Pour le reste, sois le bienvenu.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.
[Dans le palais.]
Entre Pisanio, une lettre à la main.
PISANIO.

— Comment ! d’adultère ? Et pourquoi ne pas me nommer — le monstre qui l’accuse ?… Léonatus ! — ô mon maître ! quel étrange venin — est donc tombé dans ton oreille ? Quel est le perfide Italien — qui, crachant le poison comme il le verserait, a ainsi surpris — ta trop facile crédulité ? Elle, déloyale ! Non. — C’est pour sa fidélité qu’elle est punie et qu’elle supporte, — plus en déesse qu’en femme, des assauts — qui réduiraient mainte vertu. Oh ! mon maître, — te voilà au-dessous d’elle par l’âme autant que tu l’étais — par la fortune ! Comment ! que je l’assassine ! — au nom de l’affection et de la fidélité que mes serments — ont mises à tes ordres ? Moi, elle !… son sang !… — Si cela s’appelle rendre service, que jamais — on ne me répute serviable ! Quelle mine ai-je donc, — qu’on puisse me croire dénué d’humanité — au point d’en venir là ? Frappe, me dit-il ; la lettre — que je t’envoie pour elle te donnera l’occasion d’agir — sur son ordre même. Ô papier damné ! — Aussi noir que l’encre qui est sur toi ! Chiffon insensible ! — peux-tu être complice d’un tel acte et garder — cette virginale blancheur !… Justement la voici.

Entre Imogène.
PISANIO.

— Je ne sais rien de ce qu’on me commande.

IMOGÈNE.

— Eh bien, Pisanio ?

PISANIO, lui remettant un papier.

— Madame, voici une lettre de monseigneur.

IMOGÈNE.

— De qui ? de ton seigneur ? Ah ! c’est de mon seigneur ! de Léonatus ! — Il serait bien savant, l’astronome — qui connaîtrait les étoiles comme je connais son écriture : — il lirait l’avenir à livre ouvert… Dieux propices, — faites que ce qui est contenu ici me montre mon seigneur amoureux, — bien portant, satisfait… non pas — d’être séparé de moi (il faut qu’il en souffre… — il est des souffrances salutaires, et celle-là est du nombre, — car elle fortifie l’amour), satisfait — de tout, excepté de cela ! Avec ta permission, bonne cire !

Elle décachète la lettre.

Bénies soyez-vous, — abeilles qui faites ces fermoirs du secret ! Les amants — et les signataires de billets protestés ne font pas pour vous le même vœu : — c’est vous qui envoyez les débiteurs en prison, mais aussi, — c’est vous qui scellez les tablettes du jeune Cupidon !… De bonnes nouvelles, ô dieux !

Elle lit.

« La justice et la colère de votre père, s’il allait me surprendre dans ses États, n’ont pas de cruauté qui m’épouvante, pour peu que vous consentiez, ô la plus chère des créatures, à me ranimer par votre vue. Apprenez que je suis en Cambrie, à Milford-Haven. Faites en cette circonstance ce que votre amour vous conseillera. Votre bonheur est le vœu de celui qui reste fidèle à ses serments et dont l’amour grandit toujours, de votre.

Léonatus Posthumus. »

— Oh ! un cheval avec des ailes !… Entends-tu, Pisanio ? — Il est à Milford-Haven. Lis, et dis-moi — quelle distance il y a d’ici là. Si, pour de médiocres intérêts, un homme — peut s’y traîner en une semaine, pourquoi ne puis-je pas, moi, — y voler en un jour ? Allons fidèle Pisanio, — tu brûles comme moi de voir ton maître ; tu en brûles… — Oh ! n’exagérons rien !… pas comme moi ; mais tu en brûles, — quoique moins vivement que moi, car vois-tu, mon ardeur — excède l’excès ; eh bien, réponds, parle vite… — Un conseiller d’amour devrait toujours entasser les mots dans l’oreille — à y étouffer l’ouïe. Combien y a-t-il d’ici à ce bienheureux Milford ?… En route — tu me diras qui a valu au pays de Galles ce bonheur — de posséder un pareil port. Mais, d’abord — comment pouvons-nous nous sauver d’ici ? Et mon absence, — pendant l’intervalle entre notre départ — et notre retour, comment l’excuser ? Mais, avant tout comment sortir d’ici ? — Car pourquoi chercher déjà, pourquoi même inventer jamais une excuse ? Nous causerons de cela plus tard… Je t’en prie, parle, — combien de vingtaines de milles pouvons-nous bien faire à cheval — d’une heure à l’autre ?

PISANIO.

Une vingtaine entre deux soleils, — madame ; c’est assez pour vous, c’est même trop.

IMOGÈNE.

— Comment ! mon cher, un homme qui irait à son exécution — ne pourrait pas aller aussi lentement. J’ai entendu parler de courses faites sur paris, — où les chevaux étaient plus agiles que les grains de sable — qui se précipitent au fond de l’horloge ; mais ceci est une plaisanterie. — Va dire à ma femme de chambre de feindre une indisposition et de déclarer — qu’elle va retourner chez son père, et puis procure-moi — des vêtements de voyage, qui conviendraient, pour le prix, — à la ménagère d’un gentilhomme campagnard.

PISANIO.

Madame, vous feriez bien de réfléchir.

IMOGÈNE.

— Je vois devant moi, l’ami : partout ailleurs, à droite, à gauche, — en arrière, est un brouillard — impénétrable pour moi. En route, je te prie ! — Fais ce que je te commande ; il n’y a plus rien à dire. — Pas d’autre voie praticable que celle de Milford.

Ils sortent.

SCÈNE XIV.
[Dans le pays de Galles. Une contrée montagneuse. Au fond du théâtre, une caverne dont on n’aperçoit que l’ouverture. Dans un coin, une tombe.]
Bélarius, Guidérius et Arviragus entrent en scène successivement par l’ouverture de la caverne.
BÉLARIUS, encore dans la caverne.

— Un trop beau jour pour garder la maison, surtout — sous un plafond aussi bas que le nôtre ! Baissez-vous, enfants : cette porte — vous apprend à adorer le ciel, et vous courbe — pour l’office divin du matin. Les portes des monarques — ont une arche si haute que les géants peuvent les traverser le front haut, — et garder leurs turbans impies, — sans souhaiter le bonjour au soleil…

Debout, hors de la caverne.

Salut, toi, beau ciel ! — Nous logeons dans le roc, mais nous te traitons plus poliment — que des vivants plus altiers.

GUIDÉRIUS, paraissant.

Salut, ciel !

ARVIRAGUS, paraissant.

Salut, ciel !

BÉLARIUS.

— Maintenant, à nos jeux montagnards ! Sus à ces hauteurs, — vous dont les jambes sont jeunes : moi, je foulerai ces plateaux. Remarquez bien, — quand vous m’apercevrez d’en haut petit comme un corbeau, — que c’est la place qui amoindrit l’homme ou le grandit ; — et vous pourrez alors réfléchir aux récits que je vous ai faits — des cours, des princes, des intrigues des camps, — où le service n’est pas service parce qu’il est rendu, — mais parce qu’il passe pour l’être. Cette conviction — nous fait tirer profit de tout ce que nous voyons ; — et, souvent, pour notre consolation, nous trouverons — que l’escarbot à l’aile d’écaille est mieux abrité — que l’aigle à la vaste envergure. Oh ! il y a dans notre existence — plus de noblesse qu’à solliciter l’humiliation ; — plus de richesse qu’à vivre oisifs de concussions ; — plus de fierté qu’à se pavaner sous la soie qu’on n’a pas payée ! — Bon nombre reçoivent le salut de celui qui les rend beaux, — mais restent à jamais inscrits sur ses livres ; ce n’est pas une vie qui vaille la nôtre !

GUIDÉRIUS.

— Vous parlez par expérience : nous, pauvres petits sans ailes, — nous n’avons jamais volé hors de la vue du nid ; nous ne savons pas — quel air souffle loin du logis. Peut-être cette vie-ci est-elle la plus heureuse, — si la vie tranquille est le bonheur : elle est plus douce pour vous, — qui en avez connu une plus rude ; elle convient — à votre âge roidi ; mais pour nous, c’est — un cloître d’ignorance, un voyage dans un lit, — c’est la prison d’un débiteur qui n’ose pas — enjamber la limite.

ARVIRAGUS.

De quoi pourrons-nous parler — quand nous serons vieux comme vous ? Lorsque nous entendrons — la pluie et le vent battre le noir Décembre, de quoi, — pincés dans cette caverne, causerons-nous — durant les heures glacées ? Nous n’avons rien vu : — nous sommes pareils à la bête : subtils comme le renard, pour attraper ; — belliqueux comme le loup, pour manger ; — notre valeur consiste à chasser ce qui fuit ; — notre cage, nous la faisons retentir, comme l’oiseau emprisonné, — en chantant librement notre servage.

BÉLARIUS.

Comme vous parlez ! — Ah ! si seulement vous connaissiez les usures de la cité, — après en avoir fait vous-mêmes l’épreuve ! les intrigues de la cour, — sommet aussi dur à quitter qu’à garder, et dont l’escalade — est une chute certaine, hauteur si glissante — que le vertige y fait souffrir autant que la chute ! — Si vous connaissiez les soucis de la guerre, — métier où l’homme ne cherche que le danger — sous prétexte de gloire et d’honneur, et où, s’il meurt à la recherche, — il obtient pour épitaphe une calomnie aussi souvent — qu’un éloge ; où bien des fois — il est puni d’avoir fait le bien, et, ce qu’il y a de pire, — obligé de s’incliner devant la censure !… Ô mes enfants, cette histoire, — le monde peut la lire dans la mienne. Mon corps est balafré de coups d’épée romaine, et ma réputation était jadis parmi les plus illustres. Cymbeline m’aimait ; — et quand on parlait d’un soldat, mon nom — n’était pas loin. Alors j’étais un arbre — dont les branches ployaient sous le fruit ; mais, une nuit, — un ouragan ou un brigandage, appelez cela comme vous voudrez, — jeta à terre ma parure dorée, oui, jusqu’à mes feuilles, — et me laissa nu à l’air.

GUIDÉRIUS.

Incertitude de la faveur !

BÉLARIUS.

— Ma faute unique, je vous l’ai dite souvent. — Deux misérables, dont les faux serments prévalurent — sur mon intègre honneur, jurèrent à Cymbeline — que j’étais ligué avec les Romains. De là — mon bannissement ; et, depuis vingt ans, — ce roc et ces solitudes ont été mon univers ; — j’y ai vécu dans l’honnêteté et la liberté, et j’y ai payé — au ciel plus de dettes pieuses que dans toute ma vie passée. Mais, vite à la montagne ! — Ceci n’est pas un entretien de chasseurs ! Celui qui abattra — le premier gibier sera le roi de la fête ; — les deux autres le serviront ; — et nous n’aurons pas peur du poison qui est d’étiquette — en plus haut lieu… Je vous rejoindrai dans les vallées.

Guidérius et Arviragus s’en vont.
BÉLARIUS, seul.

— Comme il est difficile d’étouffer les étincelles de la nature ! — Ces garçons-là ne se doutent guère qu’ils sont les fils du roi, — et Cymbeline ne songe pas même qu’ils sont vivants ! — Ils se croient mes enfants : et, bien qu’élevés ainsi, humblement, — dans une caverne où ils se courbent, leurs pensées heurtent — les toits des palais, et la nature leur inspire, — dans les choses les plus simples, les plus triviales, je ne sais quoi de princier — qui dépasse la mine des autres. Voilà Polydore, — l’héritier de Cymbeline et de la Bretagne, celui que — le roi son père appelait Guidérius. Par Jupin ! — quand je m’asseois sur mon escabeau à trois pieds et que je raconte — mes faits de guerre, ses esprits volent — sur mes lèvres. Si je dis : Ainsi mon ennemi tomba, — et ainsi je mis mon pied sur son cou, aussitôt — le sang royal lui afflue aux joues, il est en sueur, — il roidit ses jeunes nerfs et se met dans la posture — qui mime ma narration. Son jeune frère, Cadwal, — jadis Arviragus, dans une attitude analogue, — ajoute à mon récit une animation qui révèle plus encore — sa propre pensée… Écoutez ! ils lèvent le gibier !… Ô Cymbeline, le ciel et ma conscience savent — que tu m’as injustement banni : aussi, — je t’ai volé ces enfants à l’âge de deux et de trois ans, — voulant te priver de postérité, — comme tu m’avais dépouillé de mes terres. Euriphile, — c’est toi qui fus leur nourrice ! Ils t’ont prise pour leur mère, — et chaque jour ils vont t’honorer sur ta tombe. — Et c’est moi, Bélarius, nommé maintenant Morgan, — qu’ils prennent pour leur père véritable…

Son du cor au loin.

Le gibier est levé.

Il s’en va.

SCÈNE XV.
[Aux environs de Milford-Haven.]
Entrent Pisanio et Imogène.
IMOGÈNE.

— Tu m’as dit, quand nous sommes descendus de cheval, que l’endroit — était à deux pas. Il ne tardait pas à ma mère — de me voir pour la première fois, autant qu’à moi d’arriver… Pisanio, mon cher, — où est Posthumus ?… Quelle est donc la pensée — qui rend tes yeux si hagards ? Pourquoi ce soupir échappé — du fond de ta poitrine ? Ton portrait, fait ainsi, — passerait pour l’image de l’anxiété — inexprimable. Prends — une mine moins farouche, avant que l’égarement — ait gagné ma ferme raison. Qu’y a-t-il ? — Pourquoi me tends-tu ce papier — avec ce regard menaçant ? Si c’est un beau temps qu’il m’annonce, — dis-le par un sourire ; si c’est un temps affreux, tu n’as — qu’à garder cet air-là…

Elle ouvre le papier que lui a remis Pisanio.

L’écriture de mon mari ! — L’Italie, cette damnée faiseuse de philtres, l’aura ensorcelé, — et il est dans quelque situation critique… Parle, l’ami ! Tes paroles — pourraient amortir le coup que cette lecture — va peut-être rendre fatal pour moi.

PISANIO.

Veuillez lire ; — et vous allez voir en moi, misérable homme, l’être — le plus conspué de la fortune.

IMOGÈNE, lisant.

« Ta maîtresse, Pisanio, s’est prostituée dans mon lit : j’en ai des témoignages qui saignent en moi. Je ne parle pas sur de faibles conjectures, mais sur des preuves aussi fortes que ma douleur, aussi certaine que la vengeance attendue par moi. Dans cette mission, Pisanio, c’est toi qui dois me remplacer si ta foi n’a pas été entachée par son parjure. Que tes propres mains lui ôtent la vie ; je t’en fournirai l’occasion à Milford-Haven, où va l’amener une lettre de moi. Là, si tu ne la frappes pas, si tu ne me donnes pas la certitude que c’est chose faite, c’est que tu es le complaisant de son déshonneur, et déloyal autant qu’elle. »

PISANIO.

— Qu’ai-je besoin de tirer mon épée ? Ce papier — lui a déjà coupé la gorge. — Non ! ce qui la tue, c’est la calomnie, — dont le tranchant est plus aigu que l’épée, dont la langue — est plus venimeuse que tous les reptiles du Nil, dont le souffle — prend les vents pour coursiers et lance l’imposture — à tous les coins du monde, aux rois, aux reines, aux États, — aux vierges, aux matrones ! il n’est pas jusqu’aux secrets de la tombe — où ne pénètre la calomnie vipère !… Comment vous trouvez-vous, madame ?

IMOGÈNE.

— Moi, infidèle à son lit ! Qu’est-ce donc que d’être infidèle ? — Est-ce d’y rester couchée sans dormir, et en pensant à lui ? — D’y pleurer d’heure en heure ? ou, pour peu que le sommeil s’impose à la nature, — de l’interrompre par un rêve qui m’effraye pour lui, — et de m’éveiller d’un cri moi-même ? Est-ce là être infidèle à son lit ? — Voyons !

PISANIO.

Hélas ! noble femme !

IMOGÈNE.

Moi, infidèle !… J’en appelle à ta conscience, Iachimo. — Quand tu l’accusas, lui, d’impudeur, — tu me fis l’effet d’un misérable : mais maintenant — tes traits m’ont l’air honnête… Quelque impure Italienne, — fille du fard qui la peint, l’aura séduit : — et moi, pauvre rebutée, je suis une parure hors de mode, — trop riche encore pour être accrochée au mur, — et qu’il faut découdre… En morceaux, Imogène !… Oh ! — les serments des hommes sont les trahisseurs des femmes ! — Les plus vertueux dehors, — après ta trahison, ô mon époux ! passeront — pour une apparence hypocrite qui n’est pas naturelle là où elle est, — mais qu’on revêt pour amorcer les femmes !

PISANIO.

Bonne madame, écoutez-moi !

IMOGÈNE.

— Après la perfidie d’Énée, les hommes vraiment sincères — furent, de son temps, réputés perfides ; les pleurs de Sinon — ont calomnié bien des larmes saintes et détourné la pitié — des plus réelles misères. De même, toi, Posthumus, — tu couvriras de ton levain les hommes les plus purs : — les loyaux et les preux passeront pour perfides et pour parjures, — à dater de ta grande faute… Allons, l’ami ! sois fidèle, toi : — fais ce que dit ton maître, et, quand tu le verras, — rends du moins justice à mon obéissance.

Elle tire du fourreau l’épée de Pisanio et la lui offre.

Vois, — je tire moi-même ton épée ; prends-la, et frappe — ici, au cœur, cette innocente demeure de mon amour. — Ne crains rien : elle est vide de tout, excepté de douleur ; — ton maître n’y est plus, lui, qui — en fut vraiment le trésor. Fais ce qu’il dit : frappe. — Tu peux être vaillant dans une meilleure cause, — mais maintenant tu as l’air d’un lâche ;

PISANIO, rejetant l’épée.

À bas, vil instrument ! — tu ne damneras pas ma main.

IMOGÈNE.

Mais quoi ! il faut que je meure ; — et si ce n’est pas de ta main, tu — désobéis à ton maître. Contre le suicide — il existe une prohibition tellement divine — qu’elle effarouche ma faible main. Allons, voici mon cœur ! — Je sens quelque chose dessus…

Elle ouvre son corsage et en tire des papiers.

Attends, attends, je ne veux aucune défense ; — je suis docile comme ton fourreau… Que vois-je ? — Les lettres du royal Léonatus ! — Autant d’écrits hérétiques ! Loin, loin de moi, — corrupteurs de ma foi ! vous ne servirez plus — de cuirasse à mon cœur ! Ainsi de pauvres dupes peuvent être trompées par de faux prêtres ; mais bien que ceux qui sont trahis — souffrent cruellement de la trahison, il arrive aussi que les traîtres — subissent un supplice plus grand.

Elle déchire les papiers et les jette au vent.

Et toi, Posthumus, toi qui as soulevé — ma désobéissance contre le roi mon père, — et qui m’as fait dédaigner les hommages — des princes, mes égaux, tu découvriras plus tard — que ce n’était pas là un acte de vulgaire occurrence, mais — un rare sacrifice ; et je souffre moi-même — de penser combien, quand tu seras refroidi pour celle — que ton ardeur épuise aujourd’hui, combien alors — mon souvenir te torturera… Je t’en prie, dépêche-toi : — l’agneau implore le boucher : où est ton couteau ? — Tu es trop long à faire ce que t’a dit ton maître, — quand c’est aussi ce que je désire.

PISANIO.

Ô généreuse dame !… — Depuis que j’ai reçu l’ordre de faire cette chose, — je n’ai pas pu dormir un moment.

IMOGÈNE.

Fais donc et va au lit !

PISANIO.

— Il faudra que d’abord je m’aveugle d’insomnie !

IMOGÈNE.

Pourquoi alors — t’en es-tu chargé ? Pourquoi m’as-tu égarée — si loin avec un faux prétexte ? À quoi bon notre présence ici ? — À quoi bon ma fatigue et la tienne ? et la peine de nos chevaux ? — et l’occasion qui t’invite ? et cette perturbation jetée à la cour — par mon absence, à la cour où je ne songe même plus — à revenir ? Pourquoi as-tu tant fait, — si c’est pour détendre l’arc quand tu es à l’affût, — et que la biche élue est devant toi ?

PISANIO.

Je voulais gagner du temps — afin de me délivrer d’un si affreux emploi : pour cela, — j’ai imaginé un expédient. Chère dame, — écoutez-moi avec patience.

IMOGÈNE.

Parle à lasser ta langue, parle ; — je me suis entendu traiter de prostituée ; et mon oreille, — déchirée ainsi, ne peut pas avoir de blessure plus cruelle, — car il n’est pas de charpie pour panser celle-là ! — Parle donc.

PISANIO.

Eh bien, madame, — j’ai supposé que vous ne retourneriez plus à la cour.

IMOGÈNE.

Selon toute apparence, — puisque tu me menais ici pour me tuer.

PISANIO.

Non, non, certes. — Si j’ai été aussi intelligent qu’honnête, — mon projet doit tout mener à bien. Il n’est pas possible — que mon maître n’ait pas été abusé. — Quelque scélérat, sans doute consommé dans son art, — vous aura fait à tous deux cette offense infernale.

IMOGÈNE.

— Quelque courtisane romaine !

PISANIO.

Non, sur ma vie ! — Je ferai seulement croire que vous êtes morte, et je lui enverrai — quelque sanglant indice ; car il m’a ordonné — de le faire. Vous aurez disparu de la cour, — et cela confirmera la chose.

IMOGÈNE.

Mais, mon ami, — que ferais-je pendant ce temps-là ? Où demeurer ? Comment vivre ? — Qui me soutiendra dans cette vie, quand je serai — morte à mon mari ?

PISANIO.

Si vous retournez à la cour…

IMOGÈNE.

— Plus de cour, plus de père, plus d’obsessions — de ce brutal, de ce noble, de ce stupide néant, — de ce Cloten, dont l’amour m’était aussi — horrible qu’un siége !

PISANIO.

Si vous ne retournez pas à la cour, — alors vous ne devez plus rester en Bretagne.

IMOGÈNE.

Où irai-je ? — Le soleil brille-t-il pour la Bretagne seule ? N’est-ce qu’en Bretagne — qu’il y a des jours et des nuits ? Notre Bretagne — dépend de la masse du monde, sans faire corps avec elle : — nid de cygnes au milieu d’un vaste étang ! Ah ! réfléchis — qu’il y a des vivants hors de la Bretagne.

PISANIO.

Je suis bien aise — que vous pensiez à vivre ailleurs. L’ambassadeur — romain, Lucius, arrive à Milford-Haven — demain. Si maintenant votre pensée peut rester — aussi ténébreuse que l’est votre fortune, si seulement vous savez déguiser — ce qui ne peut être avoué — sans danger pour vous, vous vous ouvrirez une voie — secrète et pleine de perspectives ; peut-être même arriverez-vous — tout près de Posthumus, assez près au moins pour que, si ses actions ne sont pas visibles pour vous, — un bruit fidèle révèle sans cesse à votre oreille — le moindre de ses mouvements.

IMOGÈNE.

Oh ! dis ton moyen ! — Y eût-il péril pour ma pudeur, s’il n’est pas mortel, — je me risque.

PISANIO.

Voilà justement la difficulté : — il vous faut oublier d’être femme, quitter — le commandement pour l’obéissance, la timidité délicate, — qui est la compagne de toutes les femmes ou plutôt — la grâce même de la femme, pour un courage effronté ; — il vous faudra être prompte aux lazzis, aux vives réparties, être impertinente et — mutine comme la belette ; enfin, même, — aventurer le chaste trésor de vos joues, — en l’exposant, cruelle épreuve, hélas ! — mais inévitable, à l’ardeur banale — des baisers d’Apollon Titan, et renoncer — à ces minutieux et élégants atours sous lesquels — vous rendiez la grande Junon jalouse.

IMOGÈNE.

Allons ! sois bref. — J’entrevois ton but, et je suis presque — un homme déjà.

PISANIO.

Commencez seulement par le paraître. — Ayant prévu le cas, j’ai tenu tout prêts, — dans ma valise, un pourpoint, un chapeau, un haut de chausses, le costume — complet (8). Mettez-le, voulez-vous ? — Puis, empruntant par l’imitation tous les dehors — d’un jouvenceau de votre âge, présentez-vous — devant le noble Lucius ; demandez à entrer à son service, dites-lui de quel talent vous êtes douée (et il le reconnaîtra bien vite, — s’il a l’oreille sensible à la musique). Je ne doute pas — qu’il ne vous accueille avec joie, car il a une générosité — que double une sainte vertu. Les ressources vous manquent-elles ? — Tout ce que j’ai est à vous, et je m’engage à pourvoir — à vos besoins présents et à venir.

IMOGÈNE.

Tu es l’unique appui — que les dieux me laissent pour vivre. Pars, je te prie. — Il y aurait encore bien des choses à considérer : mais nous tirerons — des circonstances le meilleur profit. Je suis déjà aguerrie — à cette épreuve, et je la soutiendrai — avec un courage de prince. Je t’en prie, pars.

PISANIO.

— C’est bien, madame. Abrégeons les adieux, — de peur que, mon absence étant remarquée, je ne sois soupçonné d’avoir aidé à votre évasion de la cour… Ma noble maîtresse, — voici une boîte que je tiens de la reine. — Ce qu’elle renferme est précieux. Si vous êtes malade sur mer, — si sur cette terre vous avez des langueurs d’estomac, — une goutte de ceci dissipera l’indisposition.

Lui remettant les habits d’homme.

Cherchez un ombrage, — et équipez-vous pour votre virilité… Puissent les dieux — vous guider vers le succès !

IMOGÈNE.

Ainsi soit-il ! je te remercie.

Ils se séparent.

SCÈNE XVI.
[Devant la grande porte du palais des rois de Bretagne.]
Entrent Cymbeline, la Reine, Cloten, Lucius, des Seigneurs.
CYMBELINE.

— Jusqu’ici ! et je vous dis adieu.

LUCIUS.

Merci, royal seigneur. — Mon empereur m’a écrit. Il faut que je parte ; — et je suis désolé d’avoir à vous déclarer — l’ennemi de mon maître.

CYMBELINE.

Nos sujets, seigneur, — ne veulent pas subir son joug ; et, pour nous-même, — nous montrer moins souverain qu’eux — paraîtrait certes peu royal.

LUCIUS.

Sur ce, seigneur, je vous demande — une escorte pour m’accompagner jusqu’à Milford-Haven…

À la Reine.

— Madame, que tous les bonheurs arrivent à votre grâce,

Au Roi.

Comme à vous !

CYMBELINE, aux seigneurs.

— Messeigneurs, c’est vous que je désigne pour le cortége. — Rendez-lui en tout point les honneurs qui lui sont dus. — Sur ce, adieu, noble Lucius.

LUCIUS, à Cloten.

Votre main, monseigneur.

CLOTEN.

— Prenez-la comme celle d’un ami ; mais à l’avenir — ce sera pour vous celle d’un ennemi.

LUCIUS.

Seigneur, c’est à l’événement — de nommer le vainqueur. Adieu.

CYMBELINE.

Mes bons seigneurs, ne quittez pas le digne Lucius, — jusqu’à ce qu’il ait passé la Séverne…

À Lucius.

Bonne chance !

Lucius et les seigneurs sortent.
LA REINE.

— Il part d’ici le sourcil froncé : mais c’est notre honneur — de lui en avoir donné sujet.

CLOTEN.

Tant mieux ! — C’est tout ce que désirent vos vaillants Bretons.

CYMBELINE.

Lucius a déjà écrit à l’empereur — ce qui se passe ici. Il importe donc que — nos chariots et nos cavaliers soient prêts à temps. — Les forces que l’ennemi a déjà en Gaule — seront bien vite rangées en bataille, dès qu’elles s’ébranleront — contre la Bretagne.

LA REINE.

Ce n’est pas le moment de s’endormir, — mais d’agir promptement et vigoureusement.

CYMBELINE.

— C’est notre confiance qu’il en serait ainsi — qui a fait notre hardiesse… Mais, ma douce reine, — où donc est notre fille ? Elle n’a pas — paru devant le Romain, et ne nous a pas rendu — ses devoirs aujourd’hui. Elle nous fait l’effet — d’une créature plus acariâtre que respectueuse : — nous avons remarqué cela… Qu’on la fasse venir devant nous ! car — nous avons été d’une patience trop débonnaire.

Un gentilhomme de service sort.
LA REINE.

Royal seigneur, — depuis l’exil de Posthumus, c’est dans la retraite — qu’elle a vécu : le temps seul, monseigneur, — peut la guérir. Je supplie votre majesté — de lui épargner les paroles dures : c’est une femme — si sensible aux reproches que chaque mot est un coup, — et chaque coup, la mort pour elle.

Rentre le Gentilhomme de service.
CYMBELINE.

Où est-elle, monsieur ? Comment — peut-elle justifier ses mépris ?

LE GENTILHOMME.

Ne vous déplaise, sire, — ses appartements sont tous fermés ; et personne — ne veut répondre, quelque bruit que nous fassions.

LA REINE.

— Monseigneur, la dernière fois que je suis allée la voir, — elle m’a priée de l’excuser près de vous si, étroitement reléguée — chez elle par l’affaiblissement de sa santé, — elle laisse en souffrance cette dette de respects — qu’elle est tenue d’acquitter envers vous. Voilà — ce qu’elle m’avait demandé de vous faire savoir ; mais les soins de notre cour — ont mis ma mémoire en faute.

CYMBELINE.

Ses portes fermées ! — Et on ne l’a pas vu depuis quelque temps ! fasse le ciel que mes craintes — soient mal fondées !

Il sort précipitamment.
LA REINE.

Mon fils, suivez le roi.

CLOTEN.

— Cet homme à elle, ce Pisanio, son vieux serviteur, — je ne l’ai pas vu depuis deux jours.

LA REINE.

Courez donc.

Cloten sort.
LA REINE, seule.

— Oui, ce Pisanio, l’acolyte de Posthumus. — Je lui ai donné une drogue… Ah ! s’il se pouvait qu’il fût absent — pour l’avoir avalée ! il croyait en effet — que c’était une substance précieuse. Mais elle, — qu’est-elle devenue ? Peut-être le désespoir l’aura saisie ; — ou bien, sur les ailes de son fervent amour, elle aura fui — vers son Posthumus adoré. La voilà en proie — à la mort ou au déshonneur : et mon but — est atteint dans les deux cas. Elle à bas, — c’est moi qui dispose de la couronne britannique.

Rentre Cloten.

— Eh bien, mon fils ?

CLOTEN.

Il est certain qu’elle s’est évadée. — Allez calmer le roi ; il est en délire ; personne — n’ose l’approcher.

LA REINE.

Tant mieux. Puisse cette nuit — ne pas avoir pour lui de lendemain !

Elle sort.
CLOTEN, seul.

— Je l’aime et je la hais, car elle est belle et vraiment royale. — Toutes les distinctions exquises, elle les a plus — qu’aucune grande dame, qu’aucune femme. Ce que chacune — a de mieux, elle l’a, et, pétrie de tous leurs attraits, — seule elle vaut mieux qu’elles toutes. Voilà pourquoi je l’aime. Mais — ses dédains pour moi et les faveurs dont elle accable — ce vil Posthumus, font assez de tort à son jugement — pour ternir ses mérites. Et c’est pour cela — que je veux conclure en l’exécrant, oui — jusqu’à me venger d’elle ! Car, s’il est — des dupes…

Pisanio entre précipitamment.
CLOTEN.

Qui est là ? Ah ! vous faites vos paquets, drôle ? — Venez ici. Vous voilà donc, mon précieux entremetteur ! Maraud, — où est ta maîtresse ? réponds en un mot ; sinon, — je t’envoie tout droit chez les démons.

PISANIO.

Oh ! mon bon seigneur !

CLOTEN, la main à son épée.

— Où est ta maîtresse ? Par Jupiter, — je ne répéterai pas la question. Misérable sournois, — j’obtiendrai ce secret de ton cœur, ou je t’ouvrirai — le cœur pour l’y trouver ! Est-elle avec ce Posthumus, — ce tas de bassesses massives dont on — n’extrairait pas un drachme de valeur ?

PISANIO.

Hélas, monseigneur, — comment serait-elle avec lui ? Depuis quand a-t-elle disparu ? — Il est à Rome.

CLOTEN.

Où est-elle, monsieur ? Approchez encore. — Plus d’hésitation ! Apprends-moi tout. — Qu’est-elle devenue ?

PISANIO.

— Oh ! mon digne seigneur !…

CLOTEN.

Digne maraud ! révèle-moi où est ta maîtresse tout de suite ! — au premier mot… Assez de digne seigneur ! — Parle, ou ton silence va être à l’instant — ta condamnation et ta mort.

Il menace Pisanio de son épée.
PISANIO.

Eh bien, monsieur, — ce papier contient le récit de tout ce que je sais — sur son évasion.

Il lui présente la lettre qu’il a reçue de Posthumus. Cloten la saisit.
CLOTEN.

Voyons… Je la poursuivrai — jusque sur les marches du trône d’Auguste.

Il lit la lettre.
PISANIO, à part.

Il fallait faire cela ou périr ! — Elle est suffisamment loin : ce qu’il apprend là — peut le mettre en campagne, sans la mettre en danger.

CLOTEN.

Humph !

PISANIO, à part.

— Je vais écrire à mon maître qu’elle est morte. Ô Imogène, — puisses-tu voyager saine et sauve, et saine et sauve revenir !

CLOTEN.

— Cette lettre est-elle vraie, drôle ?

PISANIO.

— Oui, monsieur, à ce que je crois.

CLOTEN.

C’est l’écriture de Posthumus ! Je la reconnais… Si tu voulais, mon drôle, ne pas être un manant, mais te mettre loyalement à mon service ; si tu voulais remplir, avec une sérieuse industrie, tous les emplois que j’aurai occasion de te confier, c’est-à-dire faire immédiatement et fidèlement les coquineries quelconques que je te commanderai, en bien, je te regarderais comme un honnête homme, et tu aurais à ta disposition mes largesses pour ta fortune, ma voix pour ton avancement.

PISANIO.

Fort bien, monseigneur.

CLOTEN.

Veux-tu me servir ? Puisque tu es resté si patiemment, si constamment attaché à la maigre destinée de ce mendiant de Posthumus, certainement, dans une carrière moins ingrate, tu seras pour moi un agent zélé. Veux-tu me servir ?

PISANIO.

Volontiers, seigneur.

CLOTEN.

Donne-moi ta main : voici ma bourse. As-tu en ta possession quelques vêtements de ton ancien maître ?

PISANIO.

Oui, monseigneur. J’ai à mon logement l’habillement même qu’il portait quand il prit congé de ma dame et maîtresse.

CLOTEN.

Pour premier service, va me chercher cet habillement ; que ce soit ton premier service ! Va.

PISANIO.

J’obéis, monseigneur.

Il sort.
CLOTEN, seul.

Oui, j’irai te rejoindre à Milford-Haven… J’ai oublié de lui demander une chose, je m’en souviendrai tout à l’heure… C’est là, misérable Posthumus, que je te tuerai… Je voudrais que cet habillement fût arrivé… Elle m’a dit un jour (j’en ai encore l’amertume sur le cœur !) qu’elle faisait plus de cas du moindre vêtement de Posthumus que de ma noble personne, avec toutes les qualités qui l’ornent. Eh bien, c’est sous les vêtements de Posthumus que je veux la violer. Je commencerai par le tuer, lui, sous ses yeux : alors elle verra ma valeur, et ce sera le supplice de ses mépris. Lui une fois à terre, quand j’aurai achevé sur son cadavre ma tirade d’insultes, enfin, quand j’aurai fait dîner ma luxure (ce que, pour mieux vexer la belle, je ferai sous les vêtements même qu’elle appréciait tant), je la ramènerai à la cour à coups de poing, chez elle à coups de pieds. Elle s’est fait une joie de me mépriser, je me fais une fête de me venger !

Pisanio revient avec les vêtements de Posthumus.
CLOTEN.

Sont-ce là les vêtements ?

PISANIO.

Oui, mon noble seigneur.

CLOTEN.

Depuis combien de temps est-elle partie pour Milford-Haven ?

PISANIO.

C’est à peine si elle peut y être arrivée.

CLOTEN.

Porte ce costume dans ma chambre ; c’est la seconde chose que je te commande : la troisième, c’est d’être le complaisant muet de mes desseins. Pour peu que tu sois dévoué, une légitime grandeur s’offrira d’elle-même à toi… C’est à Milford qu’est maintenant ma vengeance : que n’ai-je des ailes pour l’atteindre ! Viens, et sois fidèle !

Il sort.
PISANIO.

— Tu me commandes mon déshonneur ; car t’être fidèle, — ce serait être fourbe, ce que je ne serai jamais — envers le plus loyal des hommes. Va donc à Milford, — mais pour n’y pas trouver celle que tu poursuis. Affluez, affluez — sur elle, bénédictions célestes ! Que l’empressement de ce fou — soit retardé par les obstacles ; que la peine soit toute sa récompense !

Il sort.

SCÈNE XVII.
[Devant la caverne de Bélarius. Le jour baisse.]
Imogène arrive en se traînant.
IMOGÈNE.

— Je trouve la vie d’homme bien pénible : — je suis épuisée, et voilà deux nuits de suite — que je fais de la terre mon lit. Je me trouverais mal, — si ma résolution ne me soutenait… Ô Milford ! — quand, du haut de la montagne, Pisanio te montrait à moi, — tu étais à l’horizon. Par Jupiter, il me semble — qu’elles fuient toutes devant les malheureux, les habitations où ils — devraient trouver asile. Deux mendiants m’ont dit — que je ne pouvais pas perdre mon chemin. Voudraient-ils mentir, ces pauvres gens — qui sont accablés d’afflictions et qui savent — que c’est un châtiment ou une épreuve ? Pourquoi pas ? Rien d’étonnant à cela, — quand les riches disent si rarement la vérité ! Mentir dans l’abondance — est plus coupable que tromper par besoin, et la fausseté — est pire dans les rois que dans les mendiants… Ah ! mon seigneur bien-aimé, — tu es un de ces perfides… Maintenant que je pense à toi, — ma faim est passée ; et tout à l’heure j’allais — défaillir d’inanition…

Apercevant l’entrée de la caverne.

Mais que vois-je, là-bas ?… — Voici un sentier qui y mène : c’est quelque sauvage repaire… — Si j’appelais ? Non ; je n’ose pas appeler : mais la famine, — avant d’emporter une créature, la rend intrépide. — Le bien-être et la paix enfantent les lâches ; le dénûment — a pour fille la hardiesse… Holà ! qui est ici ? — Est-ce un être civilisé ? qu’il parle ! Est-ce un sauvage ? — qu’il me prenne ou me prête la vie !… Holà !… Pas de réponse. Eh bien, entrons ! — Tirons toujours mon épée ; pour peu que mon ennemi — ait peur d’une lame autant que moi, il osera à peine la regarder. — Donnez-moi un tel adversaire, cieux propices !

Elle disparaît dans la caverne.
Arrivent Bélarius, Guidérius et Arviragus.
BÉLARIUS.

— C’est vous, Polydore, qui vous êtes montré le meilleur chasseur — et qui serez le seigneur de la fête ; Cadwal et moi, — nous ferons le cuisinier et le valet : c’est notre convention. — L’industrie sécherait bien vite ses sueurs et finirait, — si elle ne travaillait pas dans un but. Venez : notre appétit — rendra savoureux ce repas grossier. La lassitude — peut ronfler sur la pierre, quand la paresse inquiète — trouve dur l’oreiller de duvet.

Se dirigeant vers la caverne.

Allons, paix à toi, — pauvre demeure qui te gardes toi-même !

GUIDÉRIUS.

Je suis épuisé.

ARVIRAGUS.

— Je suis faible par la fatigue, mais fort en appétit.

GUIDÉRIUS.

— Il y a de la viande froide dans la caverne ; nous allons la brouter — en attendant que notre gibier soit cuit.

Ils avancent vers la caverne.
BÉLARIUS, devant la caverne.

Arrêtez ! n’entrez pas : — s’il ne mangeait pas nos vivres, je croirais — qu’il y a là un être féerique.

GUIDÉRIUS.

Qu’est-ce donc, monsieur ?

BÉLARIUS.

— Par Jupiter, c’est un ange ou — une merveille terrestre ! Regardez la divinité — à l’âge de l’adolescence !

Imogène apparaît à l’entrée.
IMOGÈNE.

— Bons maîtres, ne me faites pas de mal. — Avant d’entrer ici, j’ai appelé, et je comptais — mendier ou acheter ce que j’ai pris. Sur ma parole, — je n’ai rien volé, et je ne l’aurais pas fait, quand j’aurais trouvé — le sol jonché d’or. Voici de l’argent pour ce que j’ai mangé ; — je l’aurais laissé sur la table, aussitôt — mon repas fini, et je m’en serais allé — en priant pour l’hôtelier.

GUIDÉRIUS.

De l’argent, jeune homme !

ARVIRAGUS.

— Que plutôt tout l’or et tout l’argent de la terre soient changés en fange ! — Ils ne valent davantage que pour ceux — qui adorent les dieux de fange.

IMOGÈNE.

Vous êtes fâchés, je le vois. — Sachez, si vous voulez me tuer pour ma faute, que je serais — mort de ne l’avoir pas commise.

BÉLARIUS.

Où allez-vous ?

IMOGÈNE.

— À Milford-Haven.

BÉLARIUS.

Quel est votre nom ?

IMOGÈNE.

Fidèle, monsieur. J’ai un parent qui part — pour l’Italie ; il doit s’embarquer à Milford ; — j’allais le rejoindre, lorsque, presque épuisé par la faim, — je me suis laissé aller à cette faute.

BÉLARIUS.

De grâce, beau damoiseau, — ne nous prenez pas pour des rustres, et ne mesurez pas nos bonnes âmes — à notre sauvage demeure. Vous êtes le bienvenu. — Il fait presque nuit. Vous accepterez un repas meilleur — avant de partir, et nos remercîments pour être resté notre convive. — Garçons, faites-lui fête.

GUIDÉRIUS.

Si vous étiez femme, damoiseau, — je vous ferais une rude cour, rien que pour être votre fiancé. D’honneur, — j’achèterais cette faveur au prix que je dis.

ARVIRAGUS.

Cela me rassure, — qu’il soit homme. Je l’aimerai comme mon frère…

À Imogène.

— Oui, l’accueil que je lui ferais — après une longue absence, recevez-le de moi : vous êtes le très-bienvenu ! — Soyez joyeux, car vous êtes tombé parmi des amis.

IMOGÈNE, à part.

Des amis ! — si c’étaient des frères ! Plût au ciel qu’ils le fussent ! — ils seraient les fils de mon père ; ma destinée — eût été moins importante et d’un poids plus égal — à la tienne, ô Posthumus !

BÉLARIUS.

Quelque souffrance l’étreint.

GUIDÉRIUS.

— Que je voudrais l’en délivrer !

ARVIRAGUS.

Et moi ! quelle qu’elle soit ! — à tout prix, à tout risque, grands dieux !

BÉLARIUS.

Un mot, mes enfants.

Il parle à voix basse aux deux jeunes gens.
IMOGÈNE.

— Les grands, — qui n’auraient pour palais que cette caverne, — qui se serviraient eux-mêmes et se contenteraient du mérite — que leur reconnaît leur propre conscience, en refusant — le futile tribut de l’inconstante multitude, — ne seraient pas plus nobles que ces deux frères. Dieux ! pardonnez-moi ! — je voudrais changer de sexe pour être leur camarade, — puisque Léonatus m’a trompée.

BÉLARIUS.

C’est convenu, — nous allons accommoder notre gibier…

À Imogène.

Entrez, beau jouvenceau : — à jeun, la causerie est pénible ; quand nous aurons soupé, — nous te demanderons sans indiscrétion ton histoire, — juste, du moins, ce que tu voudras nous en dire.

GUIDÉRIUS, à Imogène.

Marchez devant, je vous prie.

ARVIRAGUS.

— La nuit est moins agréable au hibou, le matin à l’alouette, qu’à nous votre venue.

IMOGÈNE.

— Merci, monsieur.

ARVIRAGUS.

Je vous en prie, marchez devant.

Ils disparaissent dans la caverne.

SCÈNE XVIII.
[Rome.]
Entrent deux Sénateurs et des Tribuns.
PREMIER SÉNATEUR.

Voici la teneur du rescrit de l’empereur : — Attendu que les plébéiens sont maintenant occupés — contre les Pannoniens et les Dalmates, — et que les légions stationnées en Gaule — sont trop faibles pour soutenir la guerre contre — les Bretons insurgés, il engage — les gentilshommes à entreprendre cette campagne. Il crée — Lucius proconsul, et c’est à vous, tribuns, — que, pour faire les levées immédiates, il délègue — ses pouvoirs absolus. Vive César !

UN TRIBUN.

— Lucius est-il général de toutes les forces ?

DEUXIÈME SÉNATEUR.

Oui.

LE TRIBUN.

— Il est maintenant en Gaule ?

PREMIER SÉNATEUR.

Oui, avec les légions — dont je vous parlais et que vos levées — doivent renforcer. Les termes de votre commission — vous fixent le nombre des hommes et la durée — de leur service.

LE TRIBUN.

Nous ferons notre devoir.

Ils s’éloignent.

SCÈNE XIX.
[Dans le pays de Galles. Aux environs de la caverne.]
Arrive Cloten.
CLOTEN.

Me voici près de l’endroit où ils doivent se rejoindre, si Pisanio m’a fidèlement renseigné. Comme les vêtements de Posthumus me vont bien ! Pourquoi sa maîtresse, faite par celui qui a fait son tailleur, ne m’irait-elle pas aussi ? D’autant plus, dit-on (excusez l’expression), que le caprice fait aller toutes les femmes. Il faut que je tente l’opération. J’ose me le déclarer à moi-même (car il n’y a pas de vaine gloire pour un homme à causer seul dans sa chambre avec son miroir), les lignes de mon corps sont aussi bien dessinées que les siennes ; je suis non moins jeune que lui, plus fort, non moins doué par la nature et plus favorisé par les circonstances, son supérieur par la naissance, aussi capable que lui dans les actions générales et plus remarquable dans le combat singulier : et pourtant cette petite obstinée l’aime en dépit de moi !… À quoi tient la vie ! Avant une heure, Posthumus, ta tête, qui maintenant tient à tes épaules, sera abattue, ta maîtresse violée, tes vêtements coupés en morceaux devant ta face ! Cela fait, je la chasse du pied jusque chez son père : celui-ci m’en voudra peut-être un peu de ce rude traitement, mais ma mère, qui a tout pouvoir sur son humeur, tournera l’affaire à mon éloge… Mon cheval est solidement attaché… Dehors, mon épée, à l’œuvre de sang !… Fortune, mets-les sous ma main. Voici bien le rendez-vous, tel que Pisanio me l’a décrit ; et le drôle n’oserait pas me tromper.

Il s’éloigne.

SCÈNE XX.
[Devant la caverne.]
Bélarius, Guidérius, Arviragus, puis Imogène arrivent sur la scène par l’ouverture de la caverne.
BÉLARIUS, à Imogène.

— Vous n’êtes pas bien ; restez dans la caverne ; — nous reviendrons près de vous après la chasse.

ARVIRAGUS.

Frère, restez ici. — Ne sommes-nous pas frères ?

IMOGÈNE.

L’homme et l’homme devraient l’être ; — mais l’argile et l’argile diffèrent en dignité, — bien qu’elles soient toutes deux de même poussière… Je suis très-malade.

GUIDÉRIUS, à Bélarius et à Arviragus.

— Allez à la chasse, vous autres ; moi, je resterai avec lui.

IMOGÈNE.

— Je ne suis pas assez malade pour cela ; quoique je ne sois pas bien, — je ne suis pas de ces citoyens efféminés qui — se croient morts avant d’être malades. Ainsi, je vous en prie, laissez-moi ; — tenez-vous à vos occupations journalières : la rupture de l’habitude — est la rupture de toute la vie. Je suis indisposé ; mais votre présence — ne pourrait pas me guérir. La société n’est pas un soulagement — pour qui n’est plus sociable. Mon mal n’est pas grave, — puisque je puis le raisonner. De grâce, ayez confiance, laissez-moi : — je ne puis dérober ici que moi-même, et, que je meure, — le larcin n’est pas grand !

GUIDÉRIUS.

Je t’aime ; je t’ai dit — de quel grand amour ; il égale — celui que j’ai pour mon père.

BÉLARIUS, à Guidérius.

Quoi ! que dis-tu ? que dis-tu ?

ARVIRAGUS, à Bélarius.

— Si c’est pécher que de parler ainsi, monsieur, je m’accouple — à la faute de mon cher frère. Je ne sais pourquoi — j’aime ce jeune homme ; je vous ai ouï dire — que la raison de l’amour est sans raison. Eh bien, qu’il y ait une bière à la porte — et qu’on me demande qui doit mourir, je répondrai : — « Mon père, et non pas ce jeune homme ! »

BÉLARIUS, à part.

Ô noble élan ! — Ô dignité de nature ! grandeur de race ! — Les lâches enfantent les lâches ; à être vil engeance vile. — La nature a partout la farine et le son, le rebut et la fleur. — Je ne suis pas leur père ; mais cet inconnu, par quel miracle l’aiment-ils plus que moi ?

Haut.

Il est neuf heures du matin.

ARVIRAGUS, à Imogène.

Frère, adieu.

IMOGÈNE.

— Bonne chasse !

ARVIRAGUS.

Bonne santé !…

À Bélarius.

À vos ordres, monsieur !

Bélarius, Arviragus et Guidérius causent à voix basse.
IMOGÈNE, à part.

— Voilà de bienfaisantes créatures ! Dieux, que de mensonges j’ai entendus ! — Nos courtisans disent que tout est sauvage, hors de la cour. — Expérience, oh ! quel démenti tu leur donnes ! L’empire des mers produit des monstres ; et ses pauvres tributaires, — les fleuves, donnent à notre table des poissons aussi exquis que lui… — Je souffre toujours, toujours du cœur… Pisanio, — je vais essayer de ton remède.

GUIDÉRIUS, à Bélarius.

Je n’ai pas pu le faire causer : — il m’a dit qu’il était bien né, mais malheureux, frappé déloyalement, mais loyal.

ARVIRAGUS.

— C’est aussi ce qu’il m’a répondu : il a ajouté pourtant que plus tard — je pourrais en savoir davantage.

BÉLARIUS.

En campagne, en campagne !

À Imogène.

— Nous allons vous laisser pour le moment ; rentrez et reposez-vous.

ARVIRAGUS.

— Nous ne serons pas longtemps dehors.

BÉLARIUS.

Je vous en prie, ne soyez pas malade, — car il faut que vous soyez notre ménagère.

IMOGÈNE.

Bien ou mal portant, — je vous suis attaché.

BÉLARIUS.

Pour toujours !

Imogène s’éloigne et rentre dans la caverne.

— Ce jeune homme, quelle que soit sa détresse, semble être — de bonne maison.

ARVIRAGUS.

Quel chant angélique il a !

GUIDÉRIUS.

— Et puis sa cuisine est exquise. Il découpe nos racines en chiffres ; — et il assaisonne nos bouillons, comme si Junon était malade — et qu’il fût son infirmier.

ARVIRAGUS.

Avec quelle noblesse il réprime — chaque sourire par un soupir : comme si le soupir — était jaloux de ne pas être son sourire, — et comme si le sourire raillait son soupir de vouloir s’envoler — d’un temple si divin, pour se mêler — aux vents qu’insultent les matelots !

GUIDÉRIUS.

Je remarque — que la douleur et la patience, qui ont pris germe en lui, — enchevêtrent leurs fibres.

ARVIRAGUS.

Grandis, patience ! — et que la douleur, cet infect sureau, dégage — sa racine languissante de ta vigne en croissance !

BÉLARIUS.

— Il fait grand jour. Allons, en marche !… Qui vient là ?

Arrive Cloten.
CLOTEN.

— Je ne peux pas trouver ces vagabonds : le maraud — s’est moqué de moi… Je suis défaillant.

BÉLARIUS.

Ces vagabonds ! — Est-ce de nous qu’il veut parler ? Il me semble le reconnaître ; c’est — Cloten, le fils de la reine. Je crains quelque embûche… — Il y a bien des années que je ne l’ai vu, et pourtant — je suis sûr que c’est lui… Nous sommes mis hors la loi… Partons.

GUIDÉRIUS, à Bélarius.

— Il est tout seul : vous et mon frère, cherchez — si quelque escorte est proche, je vous en prie, allez, — et laissez-moi seul avec lui.

Bélarius et Arviragus s’éloignent.
CLOTEN.

Doucement ! qui êtes-vous, — vous qui fuyez ainsi ? quelques brigands des montagnes ? — J’en ai entendu parler…

À Guidérius.

Quel gueux es-tu ?

GUIDÉRIUS.

Je n’ai jamais — fait gueuserie si grande que de répondre — au mot gueux sans frapper.

CLOTEN.

Tu es un voleur, — un effracteur de loi, un scélérat. Rends-toi, bandit !

GUIDÉRIUS.

— À qui ? à toi ? Qui es-tu ? N’ai-je pas — le bras aussi fort que toi ? le cœur aussi fort ? — Tu as le verbe plus fort, j’en conviens ; mais je ne porte pas — mon poignard dans ma bouche, Parle, qui es-tu donc, pour que je me rende à toi ?

CLOTEN.

Misérable drôle, — est-ce que tu ne me connais pas par mes vêtements ?

GUIDÉRIUS.

Non, coquin, pas plus que le tailleur — qui fut ton grand-père en faisant ces vêtements ; — lesquels, à ce qu’il paraît, te font ce que tu es.

CLOTEN.

Précieux maraud, — ce n’est pas mon tailleur qui les a faits.

GUIDÉRIUS.

Décampe donc, et va remercier — l’homme qui te les a donnés. Tu es un triste hère ; — je répugne à te battre.

CLOTEN.

Insolent bandit, — apprends seulement mon nom et tremble.

GUIDÉRIUS.

Quel est ton nom ?

CLOTEN.

— Cloten, drôle !

GUIDÉRIUS.

— Cloten, double drôle, a beau être ton nom, — je ne tremble pas ; si tu t’appelais crapaud, ou vipère, ou araignée, — j’en serais plus ému.

CLOTEN.

Pour comble à ta frayeur, — pour coup suprême à ta confusion, sache — que je suis le fils de la reine.

GUIDÉRIUS.

J’en suis fâché ; ta mine — n’est pas digne de ta naissance.

CLOTEN.

— Est-ce que tu n’es pas épouvanté ?

GUIDÉRIUS.

— Je ne crains que ceux que je révère, les sages ; les fous, j’en ris et je n’en ai pas peur.

CLOTEN, l’épée à la main.

Meurs donc !… à mort ! — Quand je t’aurai tué de ma propre main, — je poursuivrai ceux qui viennent de s’enfuir, — et j’accrocherai vos têtes aux portes de la ville de Lud : — rends-toi, sauvage montagnard.

Ils s’éloignent en se battant.
Bélarius et Arviragus reviennent.
BÉLARIUS.

— Pas d’escorte aux environs.

ARVIRAGUS.

— Pas la moindre ; vous vous serez mépris sur lui certainement.

BÉLARIUS.

— Je ne puis en convenir. Il y a longtemps que je ne l’ai vu, — mais le temps n’a altéré en rien les traits que sa physionomie — avait alors : ce sont justement les mêmes saccades de voix, — les mêmes éclats de parole. — Je suis sûr que c’était Cloten.

ARVIRAGUS.

C’est ici que nous les avons laissés. — Je souhaite que mon frère vienne à bout de lui ; — vous dites qu’il est si farouche.

BÉLARIUS.

Je veux dire qu’avant même d’être — un homme fait, il n’avait pas peur — des rugissements du danger, parce qu’il lui manquait le jugement — qui souvent est cause de la frayeur… Mais vois donc : ton frère !

Guidérius revient, portant la tête de Cloten.
GUIDÉRIUS.

— Ce Cloten était un niais, une bourse vide ; — pas une obole dedans ! Hercule lui-même — n’aurait pas pu lui broyer la cervelle, car il n’en avait pas. — Et dire que, si je n’avais pas fait cela, le niais eût porté — ma tête comme je porte la sienne !

BÉLARIUS.

Qu’as-tu fait ?

GUIDÉRIUS.

— Je sais parfaitement quoi : j’ai coupé la tête d’un certain Cloten, — se disant fils de la reine, — qui me traitait de traître, de montagnard, et qui jurait — que, seul, de sa main il nous empoignerait tous, — arracherait nos têtes de la place où, grâce aux dieux ! elles sont encore, — et les planterait sur les murs de la ville de Lud.

BÉLARIUS.

C’en est fait de nous tous.

GUIDÉRIUS.

— Eh bien, digne père, qu’avons-nous à perdre de plus — que la vie qu’il jurait de nous ôter ? La loi — ne nous protège pas, pourquoi donc aurions-nous la délicatesse — de laisser un arrogant morceau de chair nous menacer, — et se constituer à la fois notre juge et notre bourreau, — sous prétexte que nous devons respecter la loi ?… Quelle escorte — avez-vous découverte !

BÉLARIUS.

Nous n’avons pas — aperçu une âme, mais la saine raison indique — qu’il devait être accompagné. Bien que son humeur — fût une mobilité continuelle, passant sans cesse — du mauvais au pire, il n’est pas de frénésie, pas — de folie absolue assez furieuse — pour l’avoir entraîné seul ici. Peut-être a-t-on dit à la cour qu’il y avait — ici, dans une caverne, vivant de leur chasse, des bannis qui un jour — pourraient faire quelque coup de tête. Entendant cela, — (la chose est dans sa nature) il aura pu s’emporter et jurer — qu’il viendrait nous chercher ; mais il n’est pas probable — qu’il se soit hasardé à venir seul, — ni qu’on le lui ait permis ; nous sommes donc trop fondés — à craindre que ce corps-là n’ait une queue — plus terrible que la tête.

ARVIRAGUS.

Que le dénoûment — soit tel que l’auront prédit les dieux ! Quoi qu’il arrive, — mon frère a bien fait.

BÉLARIUS.

Je n’étais pas en train — de chasser aujourd’hui : la maladie de ce garçon, de Fidèle, — m’a fait trouver le chemin bien long.

GUIDÉRIUS.

C’est avec sa propre épée, — qu’il brandissait sous ma gorge, que je lui ai tranché — la tête. Je vais la jeter dans le torrent, — derrière notre rocher, pour qu’elle aille à la mer — dire aux poissons qu’elle est la tête de Cloten, le fils de la reine. — C’est tout le cas que j’en fais.

Il s’éloigne.
BÉLARIUS.

Je crains des représailles. — Je voudrais, Polydore, que tu n’eusses pas fait cela, quoique — la valeur t’aille si bien !

ARVIRAGUS.

Je voudrais, moi, l’avoir fait, — dût la vengeance retomber sur moi seul ! Polydore, — je t’aime fraternellement, mais je t’envie — cet exploit que tu m’as volé. Je voudrais que toutes les représailles, — auxquelles la force humaine peut faire face, vinssent nous chercher jusqu’ici, — et nous demander des comptes !

BÉLARIUS.

Allons ! c’est chose faite. — Nous ne chasserons plus aujourd’hui : ne cherchons pas les dangers — inutiles. Retourne à notre rocher ; — toi et Fidèle, vous serez les cuisiniers ; moi, j’attendrai ici — que mon agile Polydore soit revenu, et je l’amènerai — dîner aussitôt.

ARVIRAGUS.

Pauvre Fidèle ! malade ! — je vais le revoir avec plaisir. Pour lui rendre ses couleurs, — je saignerais volontiers toute une paroisse de Clotens, — et je m’en louerais comme d’un acte de charité.

Il s’éloigne et disparaît dans la caverne.
BÉLARIUS.

Ô déesse ! — ô divine nature, comme tu te révèles dans ces deux princes enfants ! Ils sont doux — comme les zéphirs qui soufflent sous la violette, — sans même agiter sa corolle embaumée ; et pourtant, — dès que leur sang royal s’échauffe, les voilà aussi violents que la rude rafale, — qui prend par la cime le pin de la montagne, — et le fait plier jusqu’à la vallée. Chose merveilleuse, — qu’un invisible instinct leur ait appris — cette majesté sans leçon, cette dignité sans enseignement, — cette urbanité sans exemple, et cette valeur — qui germe en eux sauvage, mais qui fait moisson, — comme si elle avait été semée !… Pourtant je me demande toujours — ce que nous présage la présence de Cloten ici, — et ce que nous amènera sa mort.

Guidérius revient.
GUIDÉRIUS.

Où est mon frère ? — J’ai envoyé la caboche de Cloten, dans le torrent, — en ambassade à sa mère ; jusqu’à son retour, — je garde son corps en otage.

Une fanfare solennelle et plaintive se fait entendre et semble sortir de la caverne.
BÉLARIUS.

Qu’entends-je ? mon instrument de signal ! — Écoute, Polydore !… Mais pour quel motif — Cadwal le fait-il résonner ? Écoute !

GUIDÉRIUS.

— Est-ce qu’il est chez nous ?

BÉLARIUS.

Il vient justement de rentrer.

GUIDÉRIUS.

— Que veut-il dire ? Depuis la mort de ma mère bien-aimée — ce son n’avait pas retenti. Les choses solennelles — ne conviennent qu’aux cas solennels. Qu’y a-t-il donc ? Les joies sans motif ou les lamentations sans cause — sont des gaietés de singe ou des chagrins d’enfant. — Cadwal est-il fou ?

Arviragus s’élance tout à coup hors de la grotte, portant Imogène, qui semble morte.
BÉLARIUS.

Regarde, le voici ! — Il apporte dans ses bras l’excuse terrible — de ce que nous lui reprochions.

ARVIRAGUS.

Il est mort, l’oiseau — auquel nous tenions tant ! Je voudrais — avoir bondi de seize ans à soixante, — et échangé mon agilité pour des béquilles, — plutôt que d’avoir vu ceci !

GUIDÉRIUS.

Ô lis charmant ! si beau — soutenu ainsi par mon frère, tu l’étais bien plus — quand tu te dressais de toi-même !

BÉLARIUS.

Ô mélancolie ! — qui pourra sonder le fond où tu t’abîmes, et, te dégageant — de la vase, désigner la côte où ta carène inerte — pourrait se réfugier aisément !… Et toi, créature bénie, — le ciel sait quel homme tu aurais pu faire ; mais moi je sais, — adorable enfant, que tu es mort de mélancolie !

À Arviragus.

— En quel état l’avez-vous trouvé ?

ARVIRAGUS.

Roide, comme vous voyez ; — souriant ainsi, comme si son sommeil avait senti le chatouillement d’une mouche — inoffensive, et non le coup de la mort ! Sa joue droite — reposait sur un coussin.

GUIDÉRIUS.

Où ?

ARVIRAGUS.

Par terre, — les bras ainsi croisés. J’ai cru qu’il dormait, et j’ai ôté — de mes pieds les souliers ferrés dont la rudesse — répliquait trop haut à mes pas.

GUIDÉRIUS.

Il n’est qu’endormi, en effet. — S’il nous a quittés, c’est afin d’avoir dans le tombeau un lit — où les fées viendront le visiter — sans que les vers osent s’approcher de lui.

ARVIRAGUS.

C’est avec les plus belles fleurs — que, tant que durera l’été et que je vivrai ici, je veux, Fidèle, — embaumer ta triste tombe. Je ne manquerai pas de t’apporter — la fleur qui est pareille à ton visage, la pâle primevère, et — la clochette azurée comme tes veines, et — la feuille de l’églantier qui, sans médisance, — est moins parfumée que ton haleine : à mon défaut, le rouge-gorge (9), — dans son bec charitable (ô petit bec, comme tu fais honte — à ces riches héritiers qui laissent leur père couché — sans monument !) t’apporterait tout cela. — Oui, et quand il n’y a plus de fleurs, il mettrait sur ton corps une fourrure de mousse — comme vêtement d’hiver.

GUIDÉRIUS.

Assez, de grâce ; — ne joue pas, par ces propos de fillette, avec ce — qui est sérieux. Allons l’ensevelir, — et ne laissons pas différer par l’extase — l’acquittement d’une dette… Au tombeau !

ARVIRAGUS.

Où donc le déposerons-nous ?

GUIDÉRIUS.

— À côté de notre bonne mère, Euriphile.

ARVIRAGUS.

Oui, faisons cela, — Polydore, et, quoique nos voix aient maintenant — un timbre plus mâle, berçons-le pour la fosse, — comme jadis notre mère : chantons le même air et les mêmes paroles, — en substituant seulement Fidèle à Euriphile.

GUIDÉRIUS.

Cadwall, je ne peux pas chanter : je me bornerai, en pleurant, à dire les paroles. — Car les chants d’une douleur qui détonne sont pires que — les profanations d’un faux prêtre.

ARVIRAGUS.

Eh bien, nous ne ferons que réciter.

BÉLARIUS.

— Les grandes douleurs, je le vois, guérissent les moindres : car voilà Cloten — tout à fait oublié… Enfants, il était fils d’une reine ; — et, bien qu’il soit venu à nous en ennemi, rappelez-vous — qu’il l’a payé cher. Humbles et puissants, tous doivent pourrir — également et ne faire qu’une même poussière ; mais la déférence, — cet ange du monde, marque une distance — entre le petit et le grand. Notre ennemi était princier ; — vous lui avez ôté la vie, comme à notre ennemi : soit ! — mais ensevelissez-le comme un prince.

GUIDÉRIUS.

De grâce, allez le chercher. — Le corps de Thersite vaut celui d’Ajax, — quand tous deux ont cessé de vivre.

ARVIRAGUS.

Pendant que vous l’irez chercher — nous dirons notre hymne…

Bélarius s’éloigne.

Commence, frère.

GUIDÉRIUS.

— Pas encore, Cadwall. Il faut que nous plaçions sa tête vers l’Orient : — mon père a une raison pour cela.

ARVIRAGUS.

C’est juste.

GUIDÉRIUS.

— Aide-moi donc à le déplacer.

Guidérius et Arviragus déposent Imogène dans le tombeau. Le jour commence à baisser.
ARVIRAGUS.

C’est bien… Commence.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus la chaleur du soleil,
Ni les rages du vent furieux.
Tu as fini ta tâche en ce monde,
Et tu es rentré chez toi, ayant touché tes gages.
Garçons et filles chamarrés doivent tous
Devenir poussière, comme les ramonneurs.

ARVIRAGUS.

Ne crains plus la moue des grands.
Tu as dépassé l’atteinte du tyran ;
Plus de souci pour te vêtir et manger !
Pour toi le roseau est égal au chêne.
Sceptre, talent, science, tout doit
Aboutir à ceci, et devenir poussière.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus le jet de l’éclair

ARVIRAGUS.

Ni le coup de tonnerre redouté.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus la calomnie, censure brutale.

ARVIRAGUS.

Joie et larmes sont finies pour toi.

TOUS DEUX.

Tous les jeunes amants, tous les amants doivent
Te rejoindre et devenir poussière.

GUIDÉRIUS.

Que nul exorciste ne te tourmente !

ARVIRAGUS.

Que nulle magie ne t’ensorcelle !

GUIDÉRIUS.

Que les spectres sans sépulture te respectent !

ARVIRAGUS.

Que rien de funeste ne t’approche !

TOUS DEUX.

Aie une fin tranquille,
Et que ta tombe soit vénérée !

Bélarius revient portant le corps de Cloten. Le crépuscule se fait.
GUIDÉRIUS.

— Nous avons achevé les obsèques de Fidèle… Allons, ensevelissons aussi ce corps.

Ils déposent le corps de Cloten à côté d’Imogène.
BÉLARIUS.

— Voici quelques fleurs ; vers minuit, nous en mettrons d’autres ; — les plantes qui ont sur elles la froide rosée de la nuit — conviennent le mieux pour joncher les tombes…

Tous trois jettent des fleurs sur les corps.

Sur leurs visages !… — Vous aussi, vous étiez des fleurs et vous voilà flétris, comme — le seront bientôt celles que nous jetons sur vous… Maintenant, retirons-nous à l’écart pour nous agenouiller… — La terre qui les avait donnés les a repris. — Leurs plaisirs ici-bas sont passés, comme leurs peines.

Bélarius, Guidérius et Arviragus s’en vont.
IMOGÈNE, rêvant.

— Oui, monsieur, à Milford-Haven ; quel est le chemin ?… — Je vous remercie… Le long de ce taillis là-bas ?… Y a-t-il encore loin ?… Miséricorde ! encore six milles ! est-ce possible ? — j’ai marché toute la nuit !… Ma foi, je vais m’étendre à terre et dormir.

Elle touche le corps de Cloten.

— Mais, doucement ! pas de camarade de lit.

Elle se réveille.

Oh ! dieux et déesses ! — Ces fleurs sont comme les joies de ce monde ; — ce cadavre sanglant, c’est le souci qu’elles cachent… J’espère que je rêve encore : — je songeais que j’étais ménagère d’une caverne, — et cuisinière chez d’honnêtes gens. Mais cela n’est pas… — C’est un trait imaginaire lancé dans le néant, — et sorti des fumées du cerveau… Nos yeux même — sont parfois comme nos jugements aveugles… En vérité, — je tremble toujours de peur. Ah ! — s’il reste encore au ciel une goutte de pitié, pas plus grande — que l’œil d’un roitelet, dieux redoutés, donnez-m’en une part… — Le rêve est toujours là ; maintenant même que je suis éveillée, — il est hors de moi, comme en moi. Je ne l’ai pas imaginé, j’ai bien senti… — Un homme décapité !

Elle examine le cadavre.

Les vêtements de Posthumus ! — Je reconnais la forme de sa jambe ; voici sa main, — son jarret de Mercure, sa taille martiale, — ses muscles herculéens ; mais sa face de Jupiter ?… — Assassinerait-on au ciel ?… Comment ! elle n’est plus là ?

Elle se relève, échevelée.

Ah ! Pisanio, — que toutes les malédictions qu’Hécube en délire jeta aux Grecs — tombent sur toi, jointes aux miennes ! C’est toi qui, — complice de Cloten, ce démon effréné, — a égorgé mon seigneur !… Que désormais écrire et lire — soient déclarés trahison ! Ce damné Pisanio ! — avec ces lettres fabriquées, ce damné Pisanio, — il a abattu le grand mat du plus beau vaisseau — du monde !… Ô Posthumus ! hélas ! — où est ta tête ? où est-elle ? Ah ? où est-elle ?… — Pisanio aurait bien pu te frapper au cœur, — et te laisser la tête… Qui a pu faire cela ? Pisanio ?… — Oui, lui et Cloten ; la scélératesse et la cupidité — ont fait ici cette catastrophe ! Oh ! c’est clair, bien clair. — La drogue qu’il m’avait donnée et qui, disait-il, devrait être un salutaire — cordial pour moi, ne l’ai-je pas trouvée — meurtrière pour les sens ? Voilà qui confirme tout : — c’est bien l’œuvre de Pisanio et de Cloten ! Oh ! — laisse-moi colorer de ton sang mes joues pâles, — pour que tous deux nous paraissions plus horribles à ceux — qui pourront nous trouver ! Ô mon seigneur ! mon seigneur !

Elle tombe évanouie.
Arrivent Lucius, un Capitaine, puis d’autres officiers, puis un Devin.
LE CAPITAINE.

— En outre, les légions en garnison dans la Gaule — ont, selon vos ordres, traversé les mers ; elles attendent — là-bas, à Milford-Haven, avec votre flotte : — elles sont prêtes à agir.

LUCIUS.

Mais que mande-t-on de Rome ?

LE CAPITAINE.

— Le sénat a mis en mouvement les alliés — et les chevaliers d’Italie, fougueux volontaires — qui promettent de nobles services : ils viennent — sous la conduite du vaillant Iachimo, frère — du prince de Sienne.

LUCIUS.

Quand les attendez-vous ?

LE CAPITAINE.

— Avec le premier bon vent.

LUCIUS.

Cette ardeur — rend nos espérances légitimes. Donnez l’ordre que nos troupes disponibles — soient rangées en bataille ; dites aux capitaines d’y veiller…

Au devin.

Eh bien, maître, — qu’avez-vous rêvé récemment touchant l’issue de cette guerre ?

LE DEVIN.

— La nuit dernière, les dieux eux-mêmes m’ont envoyé une vision ; j’avais jeûné et prié pour obtenir leur lumière. Voici : — j’ai vu l’oiseau de Jupiter, l’aigle romaine, s’envoler — du sud nébuleux vers ce côté du couchant, — et là s’évanouir dans les rayons du soleil : ce qui — (à moins que mes péchés n’aient obscurci ma prescience) — présage le succès de l’armée romaine.

LUCIUS.

Fais souvent des rêves pareils, — et toujours véridiques…

Apercevant le cadavre de Cloten.

Doucement ! Oh ! quel est ce tronc — décapité ? Cette ruine annonce que jadis — elle a été un noble édifice…

Apercevant Imogène.

Eh quoi, un page ! — Mort ou endormi sur l’autre ! Il doit être mort ; — car la nature a horreur de faire lit commun — avec un mort ou de dormir sur un cadavre… — Voyons le visage de ce garçon.

LE CAPITAINE.

Il est vivant, monseigneur.

LUCIUS.

— Alors il nous expliquera ce corps mutilé…

À Imogène qui s’est redressée.

Jeune homme, — informe-nous de tes aventures ; car, il semble — qu’elles implorent les questions. Quel est celui — dont tu fais ton oreiller sanglant ? Ou qui donc — a altéré cette belle image — peinte par la noble nature ? Quel intérêt as-tu — dans cette triste catastrophe ? Comment est-elle arrivée ? Qui est-il, — et qui es-tu ?

IMOGÈNE.

Je ne suis rien ; ou, si je suis quelque chose, — mieux vaudrait n’être rien. Celui-là était mon maître, — un Breton vaillant et bon, — tué ici par des montagnards… Hélas ! — il n’y a plus de pareils maîtres ! Je puis errer — de l’est à l’occident, réclamer du service, — essayer de beaucoup, et des meilleurs, en les servant fidèlement : jamais — je ne retrouverai un tel maître !

LUCIUS.

Pauvre jeune homme ! — tes plaintes ne m’émeuvent pas moins que — la vue de ton maître ensanglanté. Dis-moi son nom, mon bon ami.

IMOGÈNE.

— Richard du Champ…

À part.

Si je fais un mensonge — inoffensif, j’espère que les dieux qui m’entendent — me le pardonneront…

Haut.

Vous disiez, seigneur ?

LUCIUS.

Quel est ton nom ?

IMOGÈNE.

Fidèle, seigneur.

LUCIUS.

— Tu le justifies hautement : ton nom sied bien — à ton dévouement : ton dévouement à ton nom. — Veux-tu risquer la chance avec moi ? Je ne dis pas — que ton nouveau maître vaudra l’autre ; mais sois sûr — qu’il t’aimera autant. Des lettres de l’empereur — remises à moi par un consul ne feraient pas ton avancement plus vite — que ton propre mérite. Viens avec moi.

IMOGÈNE.

— Je vous suivrai, seigneur. Mais d’abord je vais, s’il plaît aux dieux, — mettre mon maître à l’abri des mouches, dans un trou aussi profond — que pourront le faire ces pauvres pioches.

Elle montre ses ongles.

Puis, quand — j’aurai jonché sa tombe de feuilles et d’herbes sauvages ; — quand sur elle j’aurai répété cent prières, — comme je le pourrai, pleurant et soupirant ; — je quitterai alors son service et me mettrai au vôtre, — pourvu qu’il vous plaise de me recueillir.

LUCIUS.

Oui, bon jeune homme ; — et je serai pour toi moins un maître qu’un père… — Mes amis, — cet enfant nous a appris nos devoirs d’hommes. Cherchons — le gazon le mieux paré de pâquerettes, — et faisons au mort, avec nos piques et nos pertuisanes, — une tombe. Allons ; enlevez-le !…

À Imogène.

Enfant, il nous est recommandé — par toi, et il aura la sépulture — que peuvent donner des soldats. Du courage ! essuie tes yeux. — Certaines chutes ne sont que des moyens plus heureux d’élévation.

Tous s’en vont.

SCÈNE XXI.
[Dans le palais des rois de Bretagne.]
Entrent Cymbeline, des Seigneurs, et Pisanio.
CYMBELINE.

— Qu’on retourne, et qu’on vienne me dire comment elle est ! — Une fièvre causée par l’absence de son fils ! — Un délire qui met sa vie en danger !… Cieux, — quels coups profonds tu me portes à la fois ! Imogène, — ma plus grande consolation, disparue ! La reine, — sur un lit d’agonie, tandis — que des guerres terribles me menacent ! Son fils, — si nécessaire en ce moment, disparu ! J’en suis accablé, à n’avoir plus — d’espoir…

À Pisanio.

Quant à toi, compagnon, — toi qui certes dois être dans le secret du départ de ma fille et — qui fais si bien l’ignorant, nous te forcerons à parler — par une poignante torture.

PISANIO.

Sire, ma vie est à vous, — je la mets humblement à votre merci. Mais quant à ma maîtresse, — j’ignore où elle réside, pourquoi elle est partie, — et quand elle se propose de revenir. Je supplie votre altesse — de me regarder comme son loyal serviteur.

PREMIER SEIGNEUR, à Cymbeline.

Mon bon suzerain, — le jour où elle a disparu, cet homme était ici. — J’ose répondre qu’il dit vrai et qu’il remplira — loyalement tous ses devoirs de sujet. — Pour Cloten, — on le recherche avec toute l’activité possible, — et je ne doute pas qu’on ne le trouve.

CYMBELINE, à Pisanio.

Tant de soins m’occupent, — que je veux bien t’épargner pour le moment ; mais mes soupçons — restent pendants.

PREMIER SEIGNEUR.

Que votre majesté me permette de lui dire — que les légions romaines, toutes tirées de la Gaule, — sont débarquées sur vos côtes, avec un renfort — de gentilshommes romains, envoyés par le sénat.

CYMBELINE.

— C’est maintenant qu’il me faudrait les conseils de mon fils et de la reine ! — Je suis étourdi d’affaires.

PREMIER SEIGNEUR.

Mon bon suzerain, — vos forces peuvent amplement tenir tête — à celles qui vous sont signalées : qu’il en vienne de nouvelles, vous en trouverez de nouvelles. — Il ne s’agit que de mettre en mouvement ces masses — impatientes de marcher.

CYMBELINE.

Je vous remercie. Retirons-nous, — et faisons face aux circonstances, dès qu’elles s’offriront à nous. Nous n’avons pas peur — des menaces de l’Italie ; c’est — ce qui nous arrive ici qui nous afflige… En avant !

Tous sortent, excepté Pisanio.
PISANIO.

— Je n’ai rien reçu de mon maître depuis — que je lui ai écrit qu’Imogène était tuée. C’est étrange. — Pas de nouvelles, non plus, de ma maîtresse qui m’avait promis de m’en donner souvent. Je ne sais pas davantage — ce qu’est devenu Cloten ; je reste — absolument perplexe. Les cieux ont encore beaucoup à faire. — Mon mensonge est probité : je suis loyal de ne pas l’être. — La guerre actuelle fera voir au roi même — que j’aime mon pays, ou j’y périrai. — Laissons le temps éclaircir tous les autres doutes. — La fortune mène au port plus d’une barque sans gouvernail.

Il sort.

SCÈNE XXII.
[Devant la caverne.]
Arrivent Bélarius, Guidérius et Arviragus.
GUIDÉRIUS.

— Le bruit est tout autour de nous.

BÉLARIUS.

Éloignons-nous-en.

ARVIRAGUS.

— Quel charme, monsieur, trouvons-nous à la vie, pour la soustraire — ainsi à l’action et à l’aventure ?

GUIDÉRIUS.

Oui, quel est notre espoir — en nous cachant ? Si nous suivons cette voie, ou les Romains — nous tueront comme Bretons, ou ils nous admettront — comme des barbares révoltés contre leur patrie — dont il faut se servir, et ils nous tueront après.

BÉLARIUS.

Mes fils, — nous irons plus haut dans les montagnes, afin d’être en sûreté. — Impossible de nous joindre au parti du roi : la mort de Cloten — si récente nous expose, nous qui ne sommes pas connus ni enrôlés — dans les rangs, à être questionnés sur le lieu — où nous avons vécu : on nous arrachera — l’aveu de ce que nous avons fait, et la réplique sera pour nous une mort — prolongée par la torture.

GUIDÉRIUS.

Voilà, monsieur, une crainte — peu digne de vous en ce moment, — et peu édifiante pour nous.

ARVIRAGUS.

Est-il vraisemblable — qu’au moment où ils entendent hennir les chevaux des Romains, — où ils aperçoivent les feux de leur camp, où ils ont les yeux — et les oreilles distraits par des choses si importantes, — les Bretons aillent perdre leur temps à nous examiner, — pour savoir d’où nous venons ?

BÉLARIUS.

Oh ! je suis trop connu — dans l’armée. — Je n’avais vu Cloten que tout jeune, et pourtant vous êtes témoins que les années ne l’ont point effacé — de mon souvenir. D’ailleurs, le roi — n’a mérité ni mes services ni votre amour. — C’est mon exil qui vous a privés d’éducation, — voués à cette vie dure et empêchés pour toujours — d’avoir les priviléges promis par votre berceau, — victimes à jamais hâlées des étés brûlants, — à jamais frissonnantes des hivers !

GUIDÉRIUS.

Mieux vaut cesser d’exister — qu’exister ainsi. Rejoignons l’armée, monsieur. — Moi et mon frère, nous ne sommes pas connus, et vous-même, — si loin de la pensée de tous, si changé par l’âge, — vous êtes à l’abri des questions.

ARVIRAGUS.

Par ce soleil qui brille, — j’irai, moi. Quelle chose humiliante que je n’aie jamais — vu mourir un homme ! C’est à peine si j’ai regardé d’autre sang — que celui des lièvres effarés, des chèvres en chaleur et de la venaison… Jamais je n’ai monté qu’un cheval, et encore, — cavalier primitif, je n’ai jamais porté de pointe ni de fer au talon. Je suis honteux, — quand je regarde le soleil sacré, de jouir — de ses rayons bienfaisants, en restant — si longtemps un pauvre inconnu.

GUIDÉRIUS.

Par le ciel, j’irai aussi, moi !

À Bélarius.

— Si vous voulez me bénir, seigneur, et me donner ma liberté, — je défendrai vaillamment ma vie ; mais si vous ne le voulez pas, — que les conséquences de ce refus retombent sur moi — de la main des Romains !

ARVIRAGUS.

J’en dis autant. Ainsi soit-il !

BÉLARIUS.

— Il n’y a pas de raison, puisque vous faites — si peu de cas de votre vie, pour que je prenne — plus de souci de ma caducité. Je suis des vôtres, enfants. — Si le sort veut que vous mourriez pour la défense de votre patrie, — mon lit sera fait, enfants, et j’y dormirai près de vous. — En avant ! en avant !…

À part.

Le temps leur semble long. Leur sang est humilié — de ne pouvoir jaillir et prouver qu’ils sont nés princes !

Tous s’en vont

SCÈNE XXIII.
[Une tente dans le camp romain.]
Entre Posthumus, un mouchoir ensanglanté à la main.
POSTHUMUS.

— Oui, linge sanglant, je te conserverai ; car c’est moi qui ai voulu — que tu fusses teint ainsi… Maris, — si vous suiviez mon exemple, combien d’entre vous — assassineraient des femmes plus vertueuses qu’eux-mêmes — pour le plus léger écart !… Ô Pisanio, — un bon serviteur n’exécute pas tous les ordres : — il n’est tenu d’obéir qu’aux justes… Dieux, si vous — aviez soumis chacune de mes fautes au châtiment, je n’aurais jamais — vécu pour infliger celui-ci ; ainsi, vous auriez préservé — la noble Imogène pour le repentir, et vous m’auriez frappé, — moi, misérable, bien plus digne qu’elle de votre vengeance. Hélas ! — il en est que vous arrachez de ce monde pour de petites transgressions : et, par cette preuve d’amour, — vous les garantissez des chutes nouvelles ! Il en est d’autres à qui vous laissez le temps — d’entasser les fautes sur les fautes, le pire sur le mal, — et ainsi vous les faites trembler pour leur bonheur futur… — Vous avez repris Imogène ; que vos volontés soient faites, — et accordez-moi la grâce de me résigner… On m’a amené ici, — au milieu de la noblesse italienne, pour combattre, — contre le trône de mon Imogène. C’est assez, — Bretagne, que j’aie tué ta souveraine. Sois calme ! — je ne te porterai pas d’autre coup. Donc, cieux propices, — écoutez patiemment ma résolution : je vais me débarrasser — de ces vêtements italiens, et m’habiller — en paysan breton. Ainsi, je veux combattre — contre le parti avec qui je suis venu ; ainsi, je veux mourir — pour toi, ô Imogène, pour toi qui fais de ma vie — une mort de chaque soupir ; ainsi, inconnu, — n’excitant ni pitié ni haine, je veux me précipiter — à la face du péril. Je veux que les hommes reconnaissent — en moi plus de valeur que n’en annoncent mes habits. — Dieux, mettez en moi la force des Léonati ! — Pour la honte des modes de ce monde, je veux — mettre la distinction dans l’homme et non hors de lui.

Il sort.

SCÈNE XXIV.
[Le champ de bataille.]
D’un côté, passent Lucius, Iachimo et l’armée romaine ; de l’autre, l’armée bretonne, suivie de Posthumus, vêtu comme un pauvre soldat. Les armées se retirent après avoir traversé la scène. Alors une escarmouche s’engage. Iachimo et Posthumus reviennent en combattant. Posthumus est vainqueur ; il désarme Iachimo et le laisse.
IACHIMO.

— Le crime qui pèse sur mon cœur — m’ôte l’énergie. J’ai calomnié une femme, — la princesse de cette contrée, et l’air qui y souffle — m’affaiblit par représailles. Autrement ce maraud, — véritable cuistre de la nature, aurait-il pu me maîtriser — dans mon propre métier ? Les chevaleries et les honneurs, portés — comme ils le sont par moi, ne sont que titres de dérision. — Si votre noblesse, ô Bretons ! l’emporte autant — sur ce rustre qu’il surpasse nos seigneurs, il y a cette différence — que nous sommes à peine des hommes, et que vous êtes des dieux.

Il s’éloigne.
La bataille continue. Les Bretons fuient. Cymbeline est pris ; alors arrivent, pour le délivrer, Bélarius, Guidérius et Arviragus.
BÉLARIUS.

— Halte ! halte ! Nous avons l’avantage du terrain ; — le défilé est gardé : rien ne décide notre déroute — que notre lâche frayeur.

GUIDÉRIUS ET ARVIRAGUS.

Halte ! halte ! et combattons !

Arrive Posthumus qui seconde les Bretons. Ils délivrent Cymbeline et s’éloignent. Alors arrivent Lucius, Iachimo et Imogène.
LUCIUS, à Imogène.

— Retire-toi de la mêlée, enfant, et sauve-toi ; — les amis tuent les amis, et le désordre est tel — que si la guerre avait les yeux bandés !

IACHIMO.

Tout cela, grâce à leurs troupes fraîches !

LUCIUS.

— La journée a étrangement tourné. Ayons vite — des renforts, ou fuyons !

Ils s’éloignent.

SCÈNE XXV.
[Une autre partie du champ de bataille.]
Arrivent Posthumus et un Seigneur breton.
LE SEIGNEUR.

— Venez-vous de l’endroit où l’on a fait résistance ?

POSTHUMUS.

Oui ; — mais vous, vous venez, ce me semble, de celui où l’on fuyait ?

LE SEIGNEUR.

Oui.

POSTHUMUS.

— Vous n’êtes pas à blâmer, monsieur ; car tout était perdu, — si le ciel n’avait pas combattu pour nous. Le roi lui-même — était coupé de ses deux ailes, l’armée rompue, — et des Bretons l’on ne voyait plus que les dos, tous fuyant — à travers un étroit défilé. L’ennemi plein d’ardeur, — tout essoufflé de carnage, avait plus d’ouvrage — que de bras. Les uns étaient frappés — mortellement, d’autres légèrement touchés, d’autres renversés — uniquement par la frayeur : si bien que l’étroit passage était encombré — de morts, tous frappés par derrière, ou de lâches, vivant encore — pour la mort lente du déshonneur.

LE SEIGNEUR.

Où donc était ce défilé ?

POSTHUMUS.

— Tout près du champ de bataille : une vraie tranchée avec parapet de gazon. — Un vieux soldat en a pris avantage, — un honnête homme, celui-là, je vous le garantis, et qui a bien mérité — la longue dépense qu’a coûté sa barbe blanche — par cet acte patriotique. Le voilà en travers du défilé — avec deux jeunes gens, des gamins bien plus faits en apparence — pour jouer aux barres que pour faire un carnage pareil, — avec des figures bonnes pour le masque et bien plus blanches — que maint minois voilé par la coquetterie ou par la pudeur. — Notre homme défend le passage en criant aux fuyards : — Ce sont les cerfs de Bretagne qui meurent en fuyant, et non les hommes ! — Aux enfers les âmes qui reculent ! Arrêtez, — ou nous aussi nous sommes des Romains, et nous vous traitons — comme à la chasse, si vous vous échappez comme des bêtes. Rien ne peut vous sauver — qu’une intrépide volte-face : halte ! halte ! Ces trois braves — agissent alors comme trois légions ; — car trois combattants font un front de bataille dans une position — qui empêche les autres de donner. Avec ce seul mot : halte ! halte ! — que le lieu même a déjà fait si opportun et que rend plus magique — leur intrépidité, qui changerait — une quenouille en lance, ils font rayonner les plus blêmes visages, — en y ranimant à la fois la honte et l’ardeur. Ceux qui n’étaient devenus lâches — que par l’exemple (oh ! en guerre, — les seuls à condamner sont les premiers coupables) se mettent à regarder — le terrain perdu et à jurer comme des lions — contre les piques des chasseurs. Alors commence — parmi les assaillants un temps d’arrêt, puis une retraite, — enfin la déroute, désastreuse confusion. Les voilà qui courent — comme des poulets, là même où ils s’étaient abattus en aigles, et qui refont, esclaves, — les enjambées qu’ils avaient faites, victorieux. Aussitôt nos lâches — (comme des provisions de rebut à la fin d’une rude traversée deviennent — d’une utilité capitale) dès qu’ils ont trouvé la porte ouverte — pour tomber sur des gens désarmés, ciel ! avec quelle ardeur ils frappent, — ici sur des tués, là sur des mourants, plus loin sur des amis même — emportés par la première vague des fuyards ! Dix hommes, tout à l’heure chassés par un seul, — sont maintenant capables, chacun, d’en égorger vingt. — Ceux qui naguère seraient morts sans résister sont devenus — les vampires funèbres du champ de bataille !

LE SEIGNEUR.

Voilà d’étranges conjonctures : — cet étroit défilé ! ce vieillard ! ces deux enfants (10) !

POSTHUMUS.

— Allons ! pas tant d’étonnement ! Vous êtes plutôt fait — pour vous émerveiller des exploits des autres — que pour en accomplir vous-même. Voulez-vous rimer là-dessus, — et tourner la chose en épigramme ? En voici une :

Deux enfants, un vieillard en enfance, un chemin
Ont sauvé le Breton et perdu le Romain…

LE SEIGNEUR.

Là, ne vous fâchez pas !

POSTHUMUS.

Réclamation vaine !
Toi qui fuis l’ennemi, pourquoi te mettre en peine
D’un ami ? pour ta peur il sera sans pitié,
Et tu fuiras bientôt sa trop franche amitié.

— Vous m’avez mis en train de rimer.

LE SEIGNEUR.

Vous vous fâchez, adieu.

Il s’éloigne.
POSTHUMUS.

— Il se sauve encore !… Et c’est là un seigneur ! Oh ! la noble bassesse ! — Être sur le champ de bataille et m’en demander des nouvelles ! — Combien aujourd’hui auraient donné leurs honneurs — pour sauver leurs carcasses ? Combien ont tourné les talons dans ce but — et pourtant ont péri ! Et moi, resté sous le charme de mon malheur, — je n’ai pu trouver la mort là où je l’entendais râler, — ni être atteint par elle là où elle frappait. Il est bien étrange — que ce monstre hideux se cache dans les fraîches coupes, dans les lits moelleux, — dans les douces paroles, et qu’il ait là plus d’agents que parmi nous tous, — guerriers, qui agitons ses coutelas !… N’importe, je veux la trouver. — Puisque maintenant elle épargne les Bretons, — je cesse d’être Breton, et je reprends ma place — parmi les Romains. Je ne veux plus combattre, — mais je m’abandonne au premier soudard — qui me touchera l’épaule. Grand a été le carnage — fait ici par les Romains ; grandes seront les représailles — des Bretons. Pour moi, ma rançon est la mort : — je viens ici, n’importe dans quels rangs, jeter une existence — que je ne veux plus ni garder ni remporter. — Cédons-la à tout prix pour Imogène !

Entrent deux Capitaines bretons et des Soldats.
PREMIER CAPITAINE.

— Que le grand Jupiter soit loué ! Lucius est pris. — On croit que ce vieillard et ses fils étaient des anges.

DEUXIÈME CAPITAINE.

— Il y en avait un quatrième, en habit de paysan, — qui a donné l’attaque avec eux.

PREMIER CAPITAINE.

C’est ce qu’on raconte : — mais on n’a pu retrouver aucun d’eux…

Apercevant Posthumus.

Halte ! Qui est là ?

POSTHUMUS.

— Un Romain, — qui ne serait pas ici à languir, s’il avait trouvé — des seconds.

DEUXIÈME CAPITAINE.

Qu’on mette la main sur lui ! Encore un de ces chiens ! — Il ne leur restera pas une patte pour retourner dire à Rome — par quels corbeaux ils ont été mangés ici… Il vante ses services, — comme s’il était quelqu’un de marque : qu’on le mène au roi.

Arrivent Cymbeline et son cortége ; puis Bélarius, Guidérius, Arviragus, Pisanio ; puis des captifs romains. Les capitaines présentent Posthumus à Cymbeline, qui le livre à un geôlier. Tous s’éloignent.

SCÈNE XXVI.
[Un cachot.]
Entrent Posthumus enchaîné et deux Geôliers.
PREMIER GEÔLIER.

— Maintenant on ne vous volera pas, vous voilà parqué. — Broutez ici à l’aise, si vous y trouvez de la pâture.

DEUXIÈME GEÔLIER.

Oui, et de l’appétit.

Les geôliers sortent.
POSTHUMUS.

— Sois la bienvenue, captivité ! car tu es, — je le crois, la voie vers la délivrance ! Après tout, je suis plus heureux — que le malade de la goutte, lequel aimerait mieux — gémir à perpétuité que d’être guéri — par la mort, cet infaillible médecin qui a la clef — de toutes ces serrures… Ô ma conscience ! c’est toi qui es aux fers — bien plus que mes jambes et mes poignets. Dieux bons, donnez-moi — l’instrument du repentir pour lui ouvrir le verrou — et la délivrer à jamais ! Suffit-il que j’aie des regrets ? — Avec des regrets les enfants apaisent leur père temporel, — et les dieux sont plus miséricordieux encore. Si je dois faire acte de pénitence, — je ne puis mieux le faire que dans cette captivité, — plus volontaire que forcée… S’il faut que je m’acquitte — pour obtenir ma liberté, dieux, — contentez-vous de prendre tout mon être mortel. Je sais que vous êtes plus cléments que les vils créanciers humains — qui acceptent de leurs débiteurs un tiers, — un sixième, un dixième, et qui les laissent prospérer de nouveau — en leur faisant remise du reste… Ce n’est pas ce que je demande : — en échange de la chère vie d’Imogène, prenez la mienne ; bien — qu’elle ne la vaille pas, c’est encore une vie frappée à votre coin. — Entre hommes, on ne pèse pas toutes les monnaies ; — si légères qu’elles soient, on les accepte pour l’image : — vous m’accepterez, moi qui suis fait à la vôtre. Ah ! puissances célestes, — ne me refusez pas ce règlement, prenez ma vie, — et faites-moi quitte de ces froides entraves. Ô Imogène ! — je veux te parler en silence.

Il s’endort.
Musique solennelle. Entre, comme en une apparition, Sicilius Léonatus, père de Posthumus, vieillard vêtu comme un guerrier. Il conduit par la main sa femme, matrone âgée, la mère de Posthumus. La musique joue de nouveau. Arrivent alors les deux jeunes Léonati, frères de Posthumus, laissant voir les blessures dont ils sont morts à la guerre. Tous font cercle autour de Posthumus endormi.
SICILIUS.

Ô toi, maître du tonnerre, cesse d’exhaler
Ton dépit contre les essaims humains,
Emporte-toi contre Mars, querelle-toi avec Junon
Qui compte tes adultères
Et s’en venge.
Mon pauvre enfant n’a-t-il pas toujours fait le bien !
Et je ne l’ai jamais vu !
Je suis mort, tandis qu’il était dans le sein de sa mère,

Attendant l’ordre de la nature.
Ah ! si les hommes ont raison de dire
Que tu es le père de l’orphelin,
Tu aurais dû être son père, et le défendre
Des maux qui tourmentent la terre.

LA MÈRE.

Lucine, loin de me prêter aide,
M’enleva dans les douleurs,
Et Posthumus, arraché de moi,
Arriva, pleurant, parmi ses ennemis,
Pauvre petit être !

SICILIUS.

La grande nature, à l’image de ses ancêtres,
Le fit d’une si noble étoffe,
Qu’il mérita les louanges du monde,
Comme le digne héritier du grand Sicilius.

PREMIER FRÈRE.

Dès qu’il fut mûr pour l’âge d’homme,
Qui, dans toute la Bretagne,
Eût pu entrer en parallèle avec lui,
Et soutenir aussi fructueusement
Le regard d’Imogène qui savait
Si bien distinguer son mérite ?

LA MÈRE.

Pourquoi, grâce à ce mariage dérisoire,
A-t-il été banni, chassé
Du domaine des Léonati, et arraché
À sa bien-aimée,
La suave Imogène ?

SICILIUS.

Pourquoi as-tu permis qu’un Iachimo,
Vile créature d’Italie,
Salît son noble cœur et son esprit
D’une injuste jalousie,
Et que mon fils devînt la dupe ridicule
De cette vilenie ?

DEUXIÈME FRÈRE.

C’est afin de le savoir que nous venons de nos calmes retraites,
Nos parents et nous deux,

Nous deux qui, pour la cause de notre patrie,
Tombâmes bravement et fûmes tués,
Sujets loyaux, pour défendre avec honneur
Les droits de Ténantius.

PREMIER FRÈRE.

Posthumus a montré la même vaillance
Au service de Cymbeline ;
Pourquoi donc, Jupiter, roi des dieux,
As-tu ainsi ajourné
La récompense due à son mérite,
Et l’as-tu changée toute en douleur ?

SICILIUS.

Ouvre ta fenêtre de cristal ; regarde,
Et n’essaye plus,
Sur une race vaillante, tes rudes
Et puissants fléaux.

LA MÈRE.

Jupiter, puisque notre fils est bon,
Termine ses misères.

SICILIUS.

Regarde du haut de ta demeure de marbre ; du secours !
Ou, pauvres spectres, nous irons crier
Devant le synode des puissances lumineuses
Contre ta divinité.

DEUXIÈME FRÈRE.

Du secours, Jupiter ; ou nous appelons,
Et nous désertons ton tribunal.

Jupiter descend, au milieu des foudres et des éclairs, assis sur un aigle ; il lance un coup de tonnerre. Les spectres tombent à genoux.
JUPITER.

Cessez, vous, petits esprits des régions basses,
De blesser nos oreilles. Silence ! comment osez-vous, spectres,
Accuser le dieu foudroyant dont le tonnerre,
À l’affût dans le ciel, domine toutes les hauteurs rebelles ?
Arrière, pauvres ombres de l’Élysée, allez
Vous reposer sur vos pelouses toujours fleuries.
Ne vous tourmentez pas de ce qui arrive aux mortels.

Ce n’est pas votre affaire, vous le savez ; c’est la nôtre.
Je châtie qui j’aime, mais c’est pour que mes bienfaits,
Différés, en soient plus doux. Soyez tranquilles.
Notre divinité relèvera votre fils abaissé :
Ses douleurs, bien placées, lui font un trésor de joie !
Notre étoile jupitérienne a présidé à sa naissance, et
C’est dans notre temple qu’il a été marié…
Relevez-vous et disparaissez !…
Il sera le seigneur dont Imogène sera la dame,
D’autant plus heureux qu’il aura plus souffert.
Mettez-lui sur la poitrine ces tablettes où
Il nous a plu d’inscrire sa destinée ;
Et puis partez ! Cessez par ce vacarme
D’exprimer votre impatience, de peur d’exciter la mienne…
Aigle, remonte à mon palais de cristal.

Il disparaît.
SICILIUS.

Il est descendu tonnant ; son haleine céleste
Avait une odeur de soufre ; l’aigle sacré s’abattait
Comme pour nous écraser. Et il remonte,
Plus embaumé que nos champs bienheureux ; le royal oiseau
Essuie ses ailes immortelles et aiguise son bec.
Comme quand son dieu est content.

TOUS.

Merci, Jupiter !

SICILIUS.

Le pavé de marbre se referme, il est rentré
Sous son toit rayonnant… Partons, et, pour être heureux,
Conformons-nous scrupuleusement à ses ordres augustes.

Les spectres s’évanouissent.
POSTHUMUS, s’éveillant.

— Sommeil, tu as été pour moi un aïeul : tu m’as donné — un père ; tu m’as créé — une mère et deux frères. Mais, ô dérision !… — Plus rien ! tous disparus aussitôt qu’engendrés. — Et me voici réveillé ! les pauvres misérables qui comptent — sur la faveur des grands rêvent comme j’ai fait, — s’éveillent et trouvent néant. Mais je ne sais ce que je dis : — beaucoup, qui ne songent pas à la fortune et qui ne la méritent pas, — sont pourtant accablés de ses faveurs, comme moi, — qui ai eu ce songe doré sans savoir pourquoi !…

Mettant la main sur sa poitrine.

— Quelles fées hantent ces lieux ? un livre ! Oh ! splendide ! — Qu’il ne soit pas, selon la mode de ce monde, plus beau au dehors — qu’au dedans ; que, — bien différent de nos courtisans, — il tienne ce qu’il promet !

Il lit.

« Quand un lionceau, inconnu à lui-même, trouvera sans le chercher un souffle d’air tendre qui l’embrassera, et quand des rameaux, détachés d’un cèdre auguste, et morts depuis longues années, revivront pour être réunis à leur antique souche et reverdir de nouveau ; alors les misères de Posthumus seront terminées, la Bretagne sera heureuse et fleurira dans l’abondance et dans la paix. »

— Ceci est encore un rêve ou quelque absurdité, comme les fous — en profèrent sans y réfléchir. De deux choses l’une : — ou ce livre n’a pas de sens, ou il est — inexplicable à notre sens. En cela, — il est comme ma vie même ; — je veux le garder, ne fût-ce que par sympathie.

Entre le Geolier.
LE GEÔLIER.

— Allons, monsieur, êtes-vous prêt pour la mort ?

POSTHUMUS.

Presque trop cuit, mon cher ! je suis prêt depuis longtemps.

LE GEÔLIER.

Il ne s’agit que de vous pendre, monsieur ; si vous êtes prêt pour ça, vous êtes à point.

POSTHUMUS.

Eh bien, si je suis un bon repas pour les spectateurs, le plat aura payé le coup.

LE GEÔLIER.

Le compte est rude pour vous, monsieur. Mais, ce qu’il y a de consolant, c’est que vous n’aurez plus à faire de payements, plus à craindre de ces notes de taverne, qui, si elles vous ont procuré la joie, attristent souvent le départ. Vous entrez là défaillant à force d’avoir faim ; vous en sortez chancelant à force d’avoir bu ; fâché d’avoir trop payé, et fâché d’avoir trop reçu ; la bourse et le cerveau vides ; le cerveau trop lourd, pour avoir été trop léger ; la bourse trop légère, pour avoir été éventée. Oh ! vous serez désormais à l’abri de ces contrastes… Quelle charité que celle d’une corde de deux sous ! Le temps de glisser, et elle additionne les milliers ; vous n’avez pas besoin d’autre teneur de livre : elle vous donne décharge du passé, du présent et de l’avenir. Pour elle, monsieur, votre nuque est à la fois plume, registre et comptoir ; et vite, voici l’acquit !

POSTHUMUS.

Je suis plus joyeux de mourir que tu ne l’es de vivre.

LE GEOLIER.

Il est vrai, monsieur, que celui qui dort ne sent pas le mal de dents. Mais un homme qui doit dormir de votre sommeil et qu’un bourreau doit mettre au lit changerait volontiers, je crois, de place avec son chambellan, car, voyez-vous, monsieur, vous ne savez pas le chemin que vous allez prendre.

POSTHUMUS.

Si fait, je le sais, l’ami !

LE GEOLIER.

Votre mort a donc des yeux dans le crâne ? je n’en ai jamais vu ainsi représentée. Il faut ou que vous soyez dirigé par quelqu’un qui prétend le savoir, ou que vous prétendiez vous-même savoir ce qu’à coup sûr vous ne savez pas, ou enfin que vous hasardiez une reconnaissance à vos risques et périls. Comment vous réussirez au bout de votre voyage, je crois que vous ne reviendrez jamais le dire à personne.

POSTHUMUS.

Je te le déclare, l’ami, tout le monde a des yeux pour se diriger dans la route que je vais prendre, hormis ceux qui les ferment et ne veulent pas s’en servir.

LE GEÔLIER.

Quelle immense plaisanterie ! Est-ce qu’un homme peut avoir l’usage de ses yeux pour voir la route qui l’aveugle ! Je suis bien sûr que la pendaison est le chemin de la cécité.

Entre un Messager.
LE MESSAGER, au geôlier.

Ôtez-lui ses menottes et amenez votre prisonnier devant le roi.

POSTHUMUS.

Tu apportes de bonnes nouvelles… On m’appelle pour me rendre libre.

LE GEÔLIER.

Si cela est, je veux bien être pendu.

POSTHUMUS.

Tu seras plus libre alors qu’un geôlier, pas de verrou pour les morts.

Il sort avec le messager.
LE GEÔLIER.

À moins de trouver un homme qui veuille épouser la potence et procréer de petits gibets, je n’ai jamais vu condamné si empressé. Oui, ma foi, tout Romain qu’il est, il y a des gueux plus fieffés que lui qui désirent vivre ; il y en a aussi qui meurent contre leur gré ; je serais ainsi si j’étais du nombre. Je voudrais que nous n’eussions tous qu’une âme, et une bonne âme. Oh ! ce serait la ruine des geôliers et des potences. Je parle contre mon intérêt actuel, mais ce que je désire aurait bien aussi son avantage.

Il sort.

SCÈNE XXVII.
[La tente royale.]
Entrent Cymbeline, Bélarius, Guidérius, Arviragus, Pisanio, Seigneurs, Officiers, gens de la suite.
CYMBELINE.

— Tenez-vous à mes côtés, vous que les dieux ont faits — les sauveurs de mon trône. Quelle douleur pour mon cœur — qu’on n’ait pu retrouver le pauvre soldat — qui a si magnifiquement combattu, dont les haillons — faisaient honte aux armures dorées, et dont la poitrine nue — marchait devant les boucliers impénétrables ! — Heureux celui qui le trouvera, si — notre grâce peut faire son bonheur !

BÉLARIUS.

Je n’ai jamais vu — si noble furie dans un si pauvre être, — ni si splendides exploits dans un homme qui ne promettait — que misère et piteuse allure.

CYMBELINE.

Pas de nouvelles de lui ?

PISANIO.

— On l’a cherché parmi les morts et les vivants ; — aucune trace de lui.

CYMBELINE.

À mon grand regret, je deviens — l’héritier de sa récompense.

Se tournant vers Bélarius, Guidérius et Arviragus.

Je veux l’ajouter — à la vôtre, ô vous, bras, cœur, cerveau de la Bretagne, — vous par qui je conviens qu’elle vit ! Il est temps maintenant — de vous demander d’où vous venez… Dites-le.

BÉLARIUS.

Sire, — nous sommes nés en Cambrie, et gentilshommes. — Prétendre rien de plus ne serait ni juste ni modeste, — à moins que je n’ajoute que nous sommes d’honnêtes gens.

CYMBELINE.

Pliez le genou.

Tous trois s’agenouillent. Le roi tire son épée et les frappe du plat sur l’épaule.

— Relevez-vous, mes chevaliers de bataille : je vous crée — compagnons de notre personne, et je veux vous investir — de dignités conformes à votre rang.

Entrent Cornélius et les dames de la reine.

— Il y a du trouble dans ces visages… Pourquoi saluez-vous si tristement notre victoire ? On vous croirait Romains, — et non de la cour de Bretagne.

CORNÉLIUS.

Salut, grand roi ! — Dussé-je aigrir votre bonheur, je dois vous annoncer — que la reine est morte.

CYMBELINE.

À qui ce message — peut-il convenir plus mal qu’à un médecin ? Mais, j’y songe, — la science a beau prolonger la vie, la mort — doit saisir le docteur lui-même… Comment a-t-elle fini ?

CORNÉLIUS.

— Par une horrible mort, frénétique comme sa vie : — sans cesse cruelle au monde, elle a fini par être — plus cruelle pour elle-même. Ce qu’elle a avoué, — je vous le répéterai, si cela vous plaît. Voici ses femmes ; — elles peuvent me reprendre, si je me trompe, elles qui, les joues humides, — ont été présentes à ses derniers moments.

CYMBELINE.

Parle, je te prie.

CORNÉLIUS.

— D’abord, elle a avoué qu’elle ne vous avait jamais aimé, — qu’éprise, non de vous, mais de la grandeur que vous lui donniez, — elle s’était mariée avec votre royauté et avait épousé votre rang, — en abhorrant votre personne.

CYMBELINE.

Elle seule savait cela ; — et, si elle ne l’avait déclaré en mourant, je n’en aurais pas cru — ses lèvres mêmes. Continue.

CORNÉLIUS.

— Votre fille, qu’elle affectait d’aimer — si profondément, était, elle l’a avoué, — un scorpion à ses yeux : si sa fuite — ne l’avait prévenue, elle lui eût — ôté la vie par le poison.

CYMBELINE.

Ô le raffiné démon ! — Qui donc peut lire une femme ?… Est-ce tout ?

CORNÉLIUS.

— Le pire est encore à dire, seigneur. Elle a avoué qu’elle vous préparait — un poison minéral qui, une fois pris, — devait, minute par minute, ronger votre vie, et, fibre à fibre, — vous consumer de langueur. Pendant ce temps, elle comptait, — à force de veilles, de larmes, de soins, de baisers, — vous dominer par ses manèges, et, — quand elle vous aurait bien préparé par sa ruse, enlever — pour son fils l’adoption de la couronne ; — mais, l’étrange disparition de celui-ci lui ayant fait manquer le but, — une rage sans pudeur l’a prise : elle a, en dépit — du ciel et des hommes, révélé ses projets, regrettant — que les maux couvés par elle n’eussent pas éclos, et, ainsi, — désespérée, elle est morte.

CYMBELINE.

Avez-vous entendu tout cela, vous, ses femmes ?

UNE SUIVANTE.

— Oui, sire, n’en déplaise à votre altesse.

CYMBELINE.

Ce ne sont pas mes yeux — que je blâme, car elle était belle, — ni mes oreilles, qui entendaient ses flatteries, ni mon cœur, — qui la crut ce qu’elle semblait être : le vice aurait été — de se méfier d’elle. Pourtant, ô ma fille ! — tu peux bien dire qu’il y avait folie chez moi, — et en attester les souffrances. Puisse le ciel tout réparer !

Arrivent, gardés par une escorte, Lucius, Iachimo, le Devin, et autres prisonniers romains, derrière lesquels viennent Posthumus et Imogène, toujours vêtue d’habits d’homme.

— Tu ne viens plus, Caïus, nous demander le tribut : — les Bretons l’ont aboli, mais pour cela ils ont perdu — bien des braves : les parents des morts ont demandé — que tant de bonnes âmes fussent apaisées par le sacrifice — de vous tous, captifs, et nous le leur avons accordé — Préparez-vous donc.

LUCIUS.

— Songez, seigneur, aux hasards de la guerre : la journée — n’a été à vous que par accident : si elle se fût décidée pour nous, — nous n’aurions pas, de sang-froid, menacé — nos prisonniers du glaive. Mais puisque les dieux — veulent que notre vie seulement — serve de rançon, soit ! Il suffit — à un Romain d’un cœur de Romain pour savoir souffrir : — Auguste vit, il avisera : voilà tout, — pour ce qui me concerne. Je ne veux — implorer de vous qu’une chose…

Il montre Imogène.

Mon page est né Breton. — Acceptez sa rançon. — jamais maître — n’eut un serviteur plus affable, plus dévoué, plus diligent, — plus empressé dans ses prévenances, plus fidèle, — plus accort, plus aux petits soins. Que son mérite — appuie ma requête, et j’ose le dire, votre altesse — ne peut me refuser. Il n’a fait de mal à aucun Breton, — bien qu’il ait servi un Romain. Sauvez-le, Seigneur, — et n’épargnez pas le sang des autres.

CYMBELINE, considérant Imogène.

Je suis sûr de l’avoir vu… — Ses traits me sont familiers. — Enfant, tu as d’un regard conquis ma faveur : — je te prends. — Je ne sais pas pourquoi ni dans quel but — je te dis de vivre, enfant : tu n’as pas à en remercier ton maître ; vis, — et demande à Cymbeline la grâce que tu voudras : — pourvu qu’elle soit en mon pouvoir et dans ton intérêt, je te l’accorde ; — oui, quand ce serait la vie d’un de ces prisonniers, — du plus noble !

IMOGÈNE.

Je remercie humblement votre altesse.

LUCIUS, à Imogène.

— Je ne te dis pas de demander ma vie, cher garçon, — et je suis sûr pourtant que tu vas le faire.

IMOGÈNE, les yeux fixés sur Iachimo.

Non, non ! hélas ! — J’ai autre chose à faire : j’aperçois un objet — aussi pénible pour moi que la mort ; votre vie, mon bon maître, — doit se tirer de là toute seule.

LUCIUS.

Ce garçon me dédaigne ; — il m’abandonne et me repousse : elles meurent vite, les joies — qui se fondent sur la foi des filles et des jeunes gens… — Pourquoi est-il dans cette anxiété ?

CYMBELINE.

Que désires-tu, enfant ? — Je t’aime de plus en plus : réfléchis de plus en plus — à ce qu’il vaut mieux demander. Connais-tu celui que tu regardes ? Parle, — veux-tu qu’il vive ? Est-il ton parent ? ton ami ?

IMOGÈNE.

— C’est un Romain ; il n’est pas plus mon parent — que je ne le suis de votre altesse ; et même, comme je suis né votre vassal, — je vous touche de plus près.

CYMBELINE.

Pourquoi donc le considères-tu ainsi ?

IMOGÈNE.

— Sire, je vous le dirai en particulier, si vous daignez — m’entendre.

CYMBELINE.

Oui, de tout mon cœur ; — je te prêterai toute mon attention. Quel est ton nom ?

IMOGÈNE.

Fidèle, sire.

CYMBELINE.

— Tu es mon cher enfant, mon page ; — je veux être ton maître ; viens avec moi ; parle librement.

Cymbeline et Imogène se retirent à l’écart et se parlent à voix basse.
BÉLARIUS, à Arviragus.

— Est-ce que cet enfant-là n’est pas ressuscité ?

ARVIRAGUS.

Il ressemble, autant qu’un grain de sable — à un autre, à ce garçon doux et rose — qui est mort et s’appelait Fidèle…

À Guidérius.

Qu’en dites-vous ?

GUIDÉRIUS.

C’est le mort que voilà vivant.

BÉLARIUS.

— Chut ! chut ! voyons la suite ; il ne nous regarde pas ; attendons. — Des créatures peuvent être aussi semblables ; si c’était lui, je suis sûr — qu’il nous aurait parlé.

GUIDÉRIUS.

Mais c’est lui que nous avons vu mort.

BÉLARIUS.

— Silence ; voyons la suite.

PISANIO, à part.

C’est ma maîtresse. — Puisqu’elle est vivante, advienne — que pourra.

Cymbeline et Imogène reviennent.
CYMBELINE.

Viens, place-toi à notre côté, — et fais ta demande tout haut…

À Iachimo.

Monsieur, avancez, — répondez à cet enfant, et faites-le franchement ; — sinon, je le jure par ma couronne et par la majesté — qui est mon honneur, une amère torture devra trier la vérité du mensonge…

À Imogène.

Va, parle-lui.

IMOGÈNE, montrant la bague que porte Iachimo.

— La faveur que je réclame est que ce gentilhomme explique — de qui il tient cet anneau.

POSTHUMUS, à part.

Qu’est-ce que cela lui fait ?

CYMBELINE.

— Ce diamant à votre doigt, dites, — d’où vous vient-il ?

IACHIMO, à Cymbeline.

— Tu veux me torturer si je ne révèle pas mon secret ; — eh bien, cette révélation doit être une torture pour toi.

CYMBELINE.

Comment ? pour moi !

IACHIMO.

— Je suis heureux qu’on me contraigne de déclarer — ce que je souffre tant de cacher. C’est par une infamie — que j’ai acquis cet anneau. Ce bijou était à Léonatus — que tu as banni, à ce Léonatus, je le dis, dût l’aveu te tourmenter — plus que moi-même, le plus noble seigneur qui ait jamais vécu — entre le ciel et la terre ! Veux-tu en savoir davantage, mon seigneur ?

CYMBELINE.

Oui, toute la vérité sur ceci.

IACHIMO.

— Ta fille, cette perfection — dont le souvenir fait saigner mon cœur et trembler — mes esprits coupables… Excusez-moi. Je me sens défaillir.

Il chancelle.
CYMBELINE.

— Ma fille ! que dis-tu ! Reprends tes forces. — J’aime mieux te laisser vivre tant que le voudra la nature, — que de te voir mourir avant que tu m’aies tout appris : fais un effort, l’homme, et parle.

IACHIMO.

— Il y a quelque temps… Maudite soit l’horloge — qui frappa cette heure !… C’était à Rome… Malheur — à cette maison-là !… Nous étions à table… Oh ! que — nos mets n’étaient-ils empoisonnés, ceux, du moins, — que je portai à mes lèvres ! Le bon Posthumus… — Que vous dirai-je ? il était trop bon pour la société — des hommes pervers, lui, le meilleur — parmi l’élite des gens de bien ! Posthumus, assis gravement, — nous écoutait vanter nos amoureuses d’Italie. — À nous en croire, leur beauté rendait stérile l’éloge ampoulé — du plus éloquent parleur ; leurs traits estropiaient — l’idole de Vénus et la svelte statue de Minerve, — ces modèles inaccessibles à la chétive nature ; leur personne — était un atelier de toutes les qualités qui — font aimer la femme par l’homme ; enfin, séduction irrésistible, — leur éclat qui frappait les regards…

CYMBELINE.

Je suis sur un brasier. — Arrive au fait.

IACHIMO.

J’y viendrai toujours trop tôt, — à moins que tu ne veuilles souffrir bien vite… Posthumus, — comme il convenait à un noble amant ayant une — amoureuse royale, releva l’insinuation ; — et, sans déprécier celles que nous venions de louer, avec — tout le calme de la sincérité, il nous fit — le portrait de sa maîtresse. Auprès de son langage — si mesuré, nos éloges — parurent des hâbleries dites sur des filles de cuisine ; sa description — nous confondit comme des sots mal embouchés.

CYMBELINE.

Allons, allons, au fait !

IACHIMO.

— La chasteté de votre fille… M’y voici !… — Posthumus en parla comme si, à côté de cette froideur unique, — les rêves de Diane étaient brûlants ! Sur quoi, misérable que je suis, — je révoquai ses éloges en doute, et, pariant — des pièces d’or contre cette bague qu’il portait alors — à son doigt honoré, je gageai que j’obtiendrais — par faveur sa place dans le lit nuptial — et que je gagnerais son anneau — par l’adultère d’Imogène et le mien. Lui, en digne chevalier, — ayant dans sa vertu toute la foi — que j’ai acquise par expérience, n’hésite pas à risquer sa bague ; — il l’aurait risquée de même, eût-elle été une escarboucle — des roues de Phœbus ; il l’aurait fait sans péril, eût-elle valu — le char radieux tout entier ! Vite je cours en — Bretagne pour mon projet… Vous pouvez, seigneur, — vous rappeler m’avoir vu à votre cour : c’est alors que j’appris — de votre chaste fille quelle vaste différence — il y a entre l’amour et la luxure. Ainsi s’éteignit — mon espoir, mais non mon désir. Ma cervelle italienne, — ayant affaire à votre simplicité bretonne, conçut — un stratagème infâme, mais parfait pour mes intérêts. — Bref, je réussis si bien, — que je revins à Rome avec des preuves assez concluantes — pour rendre fou le noble Léonatus. — Je portai coup à sa confiance — par des témoignages de toutes sortes : c’étaient des notes détaillées — sur les tentures et les peintures de sa chambre à coucher, son bracelet — que j’avais acquis… si vous saviez par quelle supercherie ! Enfin, des révélations — sur les secrets de sa personne, telles qu’il lui était impossible — de ne pas croire le nœud de chasteté conjugale à jamais rompu, — et le pari gagné par moi. Sur ce, — il me semble que je le vois encore…

POSTHUMUS, s’avançant.

Oui, tu le vois, — démon italien ! À moi, trop crédule niais, — infâme meurtrier, brigand ! à moi tout ce qui est — dû à tous les scélérats passés, présents — et à venir !… Oh ! donnez-moi une corde, un couteau, du poison, — et quelque intègre justicier ! Toi, roi, envoie chercher — les tourmenteurs les plus ingénieux : je suis celui — que les plus horribles choses de ce monde corrigent, — étant pire qu’elles toutes ! Je suis Posthumus, — et c’est moi qui ai tué ta fille… Non ! je mens, misérable !… — je l’ai fait tuer par un scélérat moindre que moi, — par un bandit sacrilége ! Elle était le temple de la vertu elle-même ! — Crachez, lancez des pierres, jetez de la boue sur moi ! Ameutez — les chiens de la rue contre moi ! Que chaque criminel — soit appelé Posthumus Léonatus ! et — son crime sera toujours moindre que le mien. Ô Imogène ! — ma reine, ma vie, ma femme ! Ô Imogène ! — Imogène, Imogène !

IMOGÈNE, s’élançant vers lui.

Du calme, monseigneur !… Écoutez… écoutez…

POSTHUMUS.

— Est-ce que je laisserai faire un jeu de ceci ? Page insolent, — à ta place !

Il la frappe, elle tombe évanouie.
PISANIO, se précipitant vers Imogène.

Au secours, messieurs, au secours — de ma maîtresse et de la vôtre !… Oh ! mon seigneur Posthumus ! — Vous n’avez jamais tué Imogène qu’en ce moment ! Du secours ! du secours ! — Ma dame vénérée !

CYMBELINE.

Est-ce que le monde tourne ?

POSTHUMUS.

— D’où me viennent ces vertiges ?

PISANIO.

Revenez à vous, maîtresse.

CYMBELINE.

— Si cela est, les dieux veulent me frapper — à mort de joie.

PISANIO.

Comment va ma maîtresse ?

IMOGÈNE, rouvrant les yeux.

— Oh ! retire-toi de ma vue ; — c’est toi qui m’as donné le poison : homme dangereux, arrière ! — Ne viens pas respirer où il y a des princes !

CYMBELINE.

La voix d’Imogène !

PISANIO.

Madame, — que les dieux me lapident de leurs foudres si, — en vous donnant cette boîte, je ne la croyais pas — chose précieuse ; je la tenais de la reine.

CYMBELINE.

— Un nouveau mystère encore !

IMOGÈNE.

Cela m’a empoisonnée.

CORNÉLIUS.

Ô dieux ! — j’avais oublié une chose que la reine a avoué — et qui doit justifier cet homme : Si Pisanio, — a-t-elle dit, a donné à sa maîtresse la drogue — que je lui ai donnée, moi, comme un cordial, il l’a traitée — comme je traiterais un rat.

CYMBELINE.

Que veut dire ceci, Cornélius ?

CORNÉLIUS.

— Sire, la reine me pressait souvent — de préparer pour elle des poisons, toujours sous le prétexte — de faire d’instructives expériences — en tuant seulement de vils animaux, tels que des chats et des chiens — sans valeur. Craignant que ses projets — ne fussent plus dangereux, je composai pour elle — une certaine substance qui, étant absorbée, devait suspendre — pour un moment la puissance vitale, mais permettre bien vite — à toutes les facultés de la nature de reprendre — leurs fonctions normales…

À Imogène.

En avez-vous pris ?

IMOGÈNE.

— Je le crois bien ! j’ai été morte !

BÉLARIUS.

Mes enfants, — voilà notre erreur expliquée.

GUIDÉRIUS.

Bien sûr, c’est Fidèle.

IMOGÈNE, à Posthumus.

— Pourquoi avez-vous rejeté de vous votre épousée ? — Figurez-vous que vous êtes au haut d’un roc, et maintenant — rejetez-moi !

Elle le tient embrassé.
POSTHUMUS.

Reste ici, chère âme, pendue comme le fruit, — jusqu’à ce que l’arbre meure !

CYMBELINE.

Eh quoi ! mon sang, ma fille ! — Me prends-tu dans cette scène pour un comparse ? — Tu ne me diras donc rien ?

IMOGÈNE, tombant à genoux.

Votre bénédiction, seigneur !

BÉLARIUS, la montrant à Arviragus et à Guidérius.

— Vous vous êtes épris de cette jeunesse-là, mais je ne vous en blâme point ; — vous aviez un motif pour ça.

CYMBELINE, à Imogène.

Que mes larmes, en tombant, — deviennent une eau sainte sur toi ! Imogène, — ta mère est morte.

IMOGÈNE.

J’en suis attristée, seigneur.

CYMBELINE.

— Oh ! elle fut criminelle ! et c’est bien sa faute — si nous nous revoyons de façon si étrange. Quant à son fils, — il a disparu, nous ne savons comment, ni par où.

PISANIO.

Monseigneur, — maintenant que la crainte est loin de moi, je dirai la vérité. — Le seigneur Cloten, — après l’évasion de ma maîtresse, vint à moi, — l’épée haute, et, l’écume à la bouche, jura que, — si je ne lui révélais pas le chemin qu’elle avait pris, — j’étais mort. Le hasard fit — que j’avais alors une lettre de mon maître — dans ma poche : l’avis qu’elle était censée contenir — décida Cloten — à aller chercher la princesse dans les montagnes voisines de Milford. — Aussitôt, pris de frénésie, couvert des vêtements de mon maître, — qu’il m’avait extorqués, il courut dans l’infâme dessein de violer — l’honneur de ma maîtresse. Ce qu’il est devenu, — je n’en sais rien.

GUIDÉRIUS.

À moi d’achever son récit : — je l’ai tué.

CYMBELINE.

Ah ! que les dieux nous en préservent ! — Je ne voudrais pas que tes services n’arrachassent — de mes lèvres qu’une rigoureuse sentence. Je t’en prie, vaillant jeune homme, — rétracte-toi.

GUIDÉRIUS.

Je l’ai dit et je l’ai fait.

CYMBELINE.

C’était un prince.

GUIDÉRIUS.

— Un prince fort incivil. Les outrages qu’il m’a faits — n’avaient rien de princier : car il m’a provoqué — dans un langage qui m’aurait fait flageller la mer, — si elle avait ainsi rugi. J’ai coupé sa tête, — et je suis bien aise qu’il ne soit pas ici — pour en dire autant de la mienne.

CYMBELINE.

J’en suis fâché pour toi. — Tu es condamné par ta propre bouche, et tu dois — subir notre loi. Tu es mort.

IMOGÈNE.

Ce cadavre décapité, — je l’ai pris pour celui de mon seigneur.

CYMBELINE.

Qu’on enchaîne le coupable, — et qu’on l’emmène hors de notre présence !

Les gardes entourent Guidérius.
BÉLARIUS.

Arrête, seigneur roi. — Cet homme est plus grand que celui qu’il a tué : — il est aussi bien né que toi-même, et il t’a — rendu plus de services qu’une bande de Clotens — n’aurait reçu de balafres pour ta défense.

Aux gardes qui vont attacher Guidérius.

Lâchez-lui les bras ; — ils ne sont pas faits pour les chaînes.

CYMBELINE.

Eh bien, vieux soldat, — veux-tu donc annuler les mérites dont le prix t’est dû encore, — en tâtant de notre colère ? Comment serait-il de naissance — aussi bonne que nous ?

ARVIRAGUS.

Pour cela, il a été trop loin.

CYMBELINE, à Guidérius.

— Et toi, tu n’en mourras pas moins.

BÉLARIUS.

Nous mourrons tous trois ; — mais je prouverai que deux d’entre nous ont l’auguste origine — que je lui ai attribuée… Mes fils, il faut — que je fasse une révélation dangereuse pour moi, — mais peut-être heureuse pour vous.

ARVIRAGUS.

Votre danger — est le nôtre.

GUIDÉRIUS.

Et notre bonheur, le sien.

BÉLARIUS.

Puisque j’y suis autorisé, soit ! — Grand roi, tu avais un sujet — appelé Bélarius.

CYMBELINE.

Après ? C’est — un traître banni.

BÉLARIUS.

C’est l’homme, — ridé par l’âge, qui te parle. Un banni, en effet ; — mais traître, je ne sais pas comment.

CYMBELINE.

Qu’on l’emmène ; — le monde entier ne le sauverait pas.

BÉLARIUS.

Pas tant d’emportement ! — Paye-moi d’abord la nourriture de tes fils ; — et que tout soit confisqué, aussitôt — que je l’aurai reçu.

CYMBELINE.

La nourriture de mes fils ?

BÉLARIUS, s’agenouillant.

— Je suis trop brusque et trop osé. Me voici à genoux. — Avant de me relever, je veux grandir mes fils ; — ensuite, qu’on n’épargne plus le vieux père !… Puissant, seigneur, — ces deux jeunes gens qui m’appellent leur père, — et croient être mes fils, ne me sont rien : ils — sont issus de vos reins, mon roi, — et nés de votre sang.

CYMBELINE.

Issus de moi, dis-tu ?

BÉLARIUS.

— Aussi vrai que vous l’êtes de votre père. Moi, le vieux Morgan, — je suis ce Bélarius que vous bannîtes jadis. — Votre bon plaisir fut mon crime unique, mon châtiment, — toute ma trahison : le mal que j’ai souffert — a été tout le mal que j’ai causé. Quant à ces nobles princes — (car tel est leur titre et telle est leur nature), c’est moi qui depuis vingt ans — les ai élevés : ils savent tous les arts que j’ai — pu leur apprendre ; et ce que vaut mon éducation, seigneur, — votre altesse le sait. Leur nourrice, Euriphile, — que j’ai épousée depuis pour son larcin, enleva ces enfants, — après mon bannissement. C’est moi qui la décidai, — ayant reçu d’avance un châtiment — pour ce que je fis alors. Ma loyauté punie — m’entraîna à cette trahison. Plus une perte si chère — vous était sensible, plus il convenait — à mon plan de vous les enlever. Mais, gracieux seigneur, — voici vos fils : en vous les rendant, je perds — deux compagnons des plus charmants du monde. — Que les bénédictions du ciel qui nous couvre — tombent sur leurs têtes comme la rosée ! Car ils sont dignes — d’ajouter deux astres aux cieux !

Il essuie une larme.
CYMBELINE.

Tu pleures, en me parlant. — Le service que vous avez rendu tous trois est plus — extraordinaire que ce que tu dis. J’avais perdu mes enfants. — Si ce sont eux que je vois, je ne saurais souhaiter — deux plus nobles fils.

BÉLARIUS.

Attendez un peu… — Ce gentilhomme que j’appelais Polydore — est votre Guidérius, ô digne prince. — Cet autre, mon Cadwall, est Arviragus, — votre plus jeune fils ; il était emmailloté, seigneur, — dans un magnifique manteau, brodé de la main — de la reine sa mère, et que, pour mieux vous convaincre, — il m’est facile de produire.

CYMBELINE.

Guidérius — avait au cou un signe, une étoile couleur de sang ; — c’était une marque bizarre.

BÉLARIUS.

C’est celui-ci. — Il a toujours sur lui ce sceau naturel ; — la sage nature a voulu, en lui donnant, — qu’il le fît reconnaître aujourd’hui.

CYMBELINE.

Oh ! il m’est — donc né trois enfants à la fois ? Jamais mère — ne fut plus heureuse de sa délivrance. Soyez bénis, — vous, qui après cet étrange éloignement de votre sphère, — revenez maintenant y régner !… Ô Imogène, — tu y perds un royaume.

IMOGÈNE.

Non, monseigneur, — j’y gagne deux mondes !… Ô mes gentils frères, — nous nous étions donc retrouvés ! Oh ! ne niez plus à présent — que je sois la plus véridique ; vous m’appeliez votre frère, — quand je n’étais que votre sœur ; moi, je vous appelais mes frères, — quand vous l’étiez en effet.

CYMBELINE.

Vous vous étiez déjà vus ?

ARVIRAGUS.

— Oui, mon bon seigneur.

GUIDÉRIUS.

Et aimés à la première vue ; — et cela a continué jusqu’au moment où nous l’avons crue morte.

CORNÉLIUS.

Après qu’elle eut avalé l’élixir de la reine.

CYMBELINE.

Ô rare instinct ! — Quand donc entendrai-je un récit complet ? Cet orageux abrégé — est touffu de détails qui — réclament une minutieuse distinction.

À Imogène.

Où, comment avez-vous vécu ? — Quand êtes-vous entrée au service de ce Romain, notre captif ? — Comment vous êtes-vous séparée de vos frères ? Comment les avez-vous revus ? — Pourquoi avez-vous fui de la cour ? et où ? Répondez à cela.

Se tournant vers Bélarius et les deux princes.

— Et vous trois, il faut que vous me disiez vos motifs de venir à la bataille, et — je ne sais combien d’autres choses ; — que vous me racontiez tous les incidents — dans leur ordre ; mais ni le temps, ni le lieu — ne se prêtent à ces longs interrogatoires… Voyez — comme Posthumus reste ancré à Imogène ! — Et elle, quels regards elle lance — sur lui, sur ses frères, sur moi, sur son maître ! Inoffensifs éclairs qui frappent — chaque objet d’une joie dont le contre-coup — se dissémine en tous ! Quittons ce terrain, — et allons parfumer le temple de nos sacrifices.

À Bélarius.

— Tu es mon frère : nous te tiendrons pour tel à jamais.

IMOGÈNE, à Bélarius.

— Et vous êtes mon père aussi : car c’est grâce à vos secours — que je vois ces temps propices.

CYMBELINE.

Tous excédés de joie, — hormis ces captifs ! qu’ils soient joyeux, eux aussi ! — Je veux qu’ils goûtent notre bonheur !

IMOGÈNE, à Lucius.

Mon bon maître, — je veux vous servir encore.

LUCIUS.

Soyez heureuse.

CYMBELINE.

— Et ce soldat disparu qui a combattu si noblement, — comme il ferait bien ici ! comme il rehausserait — la gratitude d’un roi !

POSTHUMUS.

Seigneur, je suis — le soldat qui accompagnait ces trois braves, — sous le vêtement du pauvre : cet équipement convenait — au projet que je poursuivais alors. Ce soldat, c’était moi, — n’est-ce pas, Iachimo ? Vous étiez à terre, et j’aurais pu vous anéantir.

IACHIMO, s’agenouillant.

M’y voici encore ; — mais maintenant c’est le poids de ma conscience qui plie mon genou, — ce n’est plus votre force. Prenez, je vous en conjure, cette vie — que je vous dois tant de fois ; mais prenez d’abord votre bague — et ce bracelet de la princesse la plus fidèle — qui ait jamais engagé sa foi.

POSTHUMUS, le relevant.

Ne vous agenouillez pas devant moi. — Le pouvoir que je prends sur vous est de vous épargner : — ma vengeance envers vous, c’est de vous pardonner. Vivez, — et agissez mieux avec d’autres.

CYMBELINE.

Noble sentence ! — Un gendre nous enseigne notre privilége. — Le mot d’ordre pour tous est : Pardon !

ARVIRAGUS, à Posthumus.

Vous nous avez assistés, seigneur, — comme si vous vous croyiez en effet notre frère : — nous sommes heureux que vous le soyez.

POSTHUMUS.

— Votre serviteur, princes !

À Lucius.

Mon bon seigneur romain, — appelez votre devin. Pendant mon sommeil, il m’a semblé — que le grand Jupiter, monté sur son aigle, — réapparaissait avec les fantômes — de ma propre famille. En me réveillant, j’ai trouvé — sur mon sein ce grimoire dont la teneur — est si obscure que je ne puis — y trouver de sens : qu’il montre — sa science en nous l’expliquant.

LUCIUS.

Philarmonus !

LE DEVIN.

— Me voici, mon bon seigneur.

LUCIUS.

Lis cela, et dis-en la signification.

LE DEVIN, lisant.

« Quand un lionceau, inconnu à lui-même, trouvera, sans le chercher, un souffle d’air tendre qui l’embrassera, et quand des rameaux, détachés d’un cèdre auguste et morts depuis longues années, revivront pour être réunis à leur antique souche et reverdir de nouveau ; alors les misères de Posthumus seront terminées, la Bretagne sera heureuse et fleurira dans l’abondance et dans la paix. »

— Toi, Léonatus, tu es le lionceau, — ainsi que la construction logique de ton nom : — Leo natus nous l’indique.

À Cymbeline.

Le souffle d’air tendre est ta vertueuse fille : — pour air tendre, nous disons mollis aer : et de mollis aer, — nous faisons mulier, femme. Cette femme, je le devine, — c’est la plus constante de toutes, c’est la vôtre.

Il se tourne vers Posthumus.

Tout à l’heure encore, — justifiant la lettre de l’oracle, — sans le savoir et sans le vouloir, elle vous étreignait — de l’air le plus tendre.

CYMBELINE.

Tout cela est assez probable.

LE DEVIN.

— Le cèdre auguste, ô royal Cymbeline, — te personnifie ; les rameaux détachés, ce sont — tes deux fils, qui, enlevés par Bélarius, — et censés morts depuis longues années, viennent de revivre, — pour être réunis au cèdre majestueux, dont les rejetons — promettent à la Bretagne l’abondance et la paix.

CYMBELINE.

Eh bien, — commençons par la paix… Caïus Lucius, — quoique vainqueurs, nous nous soumettons à César — et à l’empire romain, et nous promettons — de payer notre tribut accoutumé. Nous ne l’avions refusé — que d’après les conseils d’une reine criminelle : — et le ciel, dans sa justice, a fait tomber sur elle et sur sa race — tout le poids de son bras.

LE DEVIN.

— Que les puissances d’en haut règlent de leurs doigts — l’accord harmonieux de cette paix ! La vision — que j’avais fait connaître à Lucius, avant le premier choc — de cette bataille à peine refroidie, vient de s’accomplir — pleinement. J’avais vu l’aigle romain, — prenant son essor du sud vers l’ouest, — décroître et s’évanouir dans les rayons — du soleil ; ce qui présageait que notre aigle auguste, — l’impérial César, resserrerait — son alliance avec le radieux Cymbeline — qui brille ici, à l’occident.

CYMBELINE.

Louons les dieux, — et que nos fumées ondoyantes montent à leurs narines — de nos autels bénis ! Annonçons cette paix — à tous nos sujets. Mettons-nous en marche. Que — les enseignes romaines et bretonnes flottent — amicalement unies : traversons tous la ville de Lud, — et allons dans le temple du grand Jupiter — ratifier notre paix ; scellons-la par des fêtes ! — En avant !… Jamais guerre ne se termina — par une paix pareille, avant que les mains sanglantes fussent lavées !

Ils s’en vont.


fin de cymbeline.


Notes sur Cymbeline

(1) Cymbeline a été imprimé, pour la première fois, dans la grande édition in-folio de 1623. Cette pièce, qui ferme la série des Tragédies, prend place immédiatement après Antoine et Cléopâtre, et termine le volume. Parce qu’elle fut publiée la dernière, faut-il en conclure avec Tieck qu’elle fut la dernière œuvre de Shakespeare représentée sur la scène ? D’après le critique allemand, elle aurait été écrite vers 1615, c’est-à-dire un an environ avant la mort du poëte. Mais une découverte récente a mis à néant cette conjecture. M. Collier, le savant commentateur, a retrouvé une analyse complète de Cymbeline dans un journal rédigé durant les années 1610 et 1611, par un certain docteur Symon Forman, qui rend également un compte détaillé de la Tempête et du Conte d’hiver, joués vers la même époque par la troupe du Globe. M. Collier n’hésite pas à croire que les trois pièces, contemporaines par la mise en scène, le sont en outre par la composition, et je me range volontiers à un avis qui émane de cette haute sagacité. Ce n’est pas seulement par le style, par la forme à la fois concise et imagée, par l’expression elliptique, par l’allure libre de la phrase à travers le vers, par la fréquence des enjambements, que ces pièces se ressemblent : c’est par la pensée intime, par le mélange de fantastique et de réel, qui leur est commun, c’est par la sérénité de l’action, et surtout par cette teinte générale de douce mélancolie qui répand sur les trois pièces comme un même crépuscule.

Je pense donc avec M. Collier que Cymbeline a dû être écrit vers l’année 1610, dans une période fugitive où le poëte, dégagé des passions de la jeunesse et peut-être réconcilié par le succès avec la destinée, regardait la vie d’un œil moins amer. Malone a fixé la représentation de Cymbeline à l’année 1605, mais les raisons qu’il a données sont tellement puériles, qu’elles ne supportent pas la discussion. Selon cet éditeur, Cymbeline a dû être écrit après Lear et avant Macbeth, parce que tel est l’ordre que Holinshed indiquait à Shakespeare, en lui racontant successivement les faits et gestes de ces trois rois ! Il m’est difficile, je l’avoue, de me laisser persuader par un argument de cette force. Si la succession historique devait être adoptée comme règle pour la classification des pièces de Shakespeare, il faudrait, pour être logique, placer au commencement de son théâtre les pièces romaines, qui en furent tout au contraire le couronnement. C’est-à-dire qu’il faudrait bouleverser l’œuvre entière du poëte. L’absurdité de ce système ressort de ses conséquences même.

Représenté tout d’abord dans les premières années du règne de Jacques Ier, Cymbeline fut repris avec un grand succès à la cour de Charles Ier, et le roi lui-même témoigna, pour la pièce, une admiration qui fut enregistrée officiellement par sir Henry Herbert, maître des cérémonies. Après une longue interruption causée par la fermeture de la scène, sous le régime puritain, ce drame reparut au Théâtre-Royal, pendant le règne de Jacques II, après avoir été malheureusement remanié par un certain Thomas Dursey, qui le fit jouer sous ce titre : la Princesse insultée ou le Pari fatal. Cette altération, je devrais dire cette dégradation, n’a pas été la seule que Cymbeline ait eu à subir. Dans le courant du dix-huitième siècle, il fut arrangé pour trois théâtres différents : par Charles Marsh, en 1775, par W. Hawkins, en 1759, et par Garrick, en 1761. De nos jours, Cymbeline, enfin restitué à son auteur dans sa pureté primitive, a repris triomphalement sa place dans le répertoire shakespearien, devant un public qui n’a cessé de prouver, par son empressement même, son enthousiasme pour l’œuvre originale.

(2) Deux éléments entrent dans la composition de Cymbeline : l’élément légendaire et l’élément historique. J’ai démontré, dans l’introduction, que l’élément légendaire avait été fourni au poëte par le roman français. Quant à l’élément historique, Shakespeare l’a emprunté à la chronique de Holinshed. Le roi Cymbeline est un des successeurs du roi Lear et appartient, comme celui-ci, à cette dynastie païenne dont Brutus, petit-fils du héros Hector, passait pour le fondateur. Voici les détails que Holinshed donne sur ce prince presque fabuleux :

« Après la mort de Cassibelan, Théomantius ou Tenantius, le plus jeune fils de Lud, fut fait roi de Bretagne en l’an du monde 3921, depuis la fondation de Rome 706, et avant la venue du Christ 45. Il est nommé aussi dans une des chroniques anglaises Tormace ; dans la même chronique, il est rapporté que ce ne fut pas lui, mais son frère Androgée qui fut roi ; mais Geoffroy de Monmouth et d’autres certifient qu’Androgée abandonna complètement le pays et vécut continuellement à Rome, sachant que les Bretons le haïssaient pour la trahison qu’il avait commise en aidant Jules-César contre Cassibelan. Théomantius gouverna le pays en paix, et acquitta le tribut que Cassibelan avait consenti envers les Romains ; finalement, il quitta cette vie, après avoir régné vingt-deux ans, et fut enterré à Londres.

» Cymbeline ou Kymbeline, fils de Théomantius, fut fait roi des Bretons après le décès de son père, trente-trois ans avant la naissance de notre Sauveur. Cet homme (selon plusieurs écrivains) fut élevé à Rome, et là, fait chevalier par César Auguste, sous qui il servit dans les guerres, et fut en telle faveur auprès de lui, qu’il eut la liberté d’acquitter ou de refuser le tribut. Les écrivains varient touchant le nombre d’années que Cymbeline régna, mais les mieux accrédités affirment qu’il régna trente-cinq ans et qu’il fut enterré à Londres, laissant derrière lui deux fils, Guidérius et Arviragus. Mais ici il est à remarquer que, quoique nos Annales affirment que Cymbeline vécut en paix avec les Romains, aussi bien que son père Théomantius, et qu’il paya continuellement le tribut que les Bretons étaient convenus avec Jules César d’acquitter, cependant nous trouvons dans les auteurs romains qu’après la mort de Jules César, quand Auguste eut assumé le gouvernement de l’Empire, les Bretons refusèrent de payer ce tribut. Sur quoi, comme le rapporte Tacite, Auguste, étant occupé autrement, consentit à fermer les yeux, malgré les instantes prières que lui adressèrent, pour lui faire réclamer ses droits, ceux qui désiraient voir l’épuisement de la monarchie bretonne ; à la fin, cependant, dans la dixième année qui suivit la mort de Jules César, laquelle était environ la treizième du règne de Théomantius, Auguste fit des préparatifs pour passer en Bretagne avec une armée et s’avança dans la Gaule celtique, nous pourrions dire jusqu’au bout de la France.

» Mais là ayant reçu avis que les Pannoniens qui habitaient la contrée maintenant appelée Hongrie, et les Dalmates, que nous appelons aujourd’hui Esclavons, s’étaient révoltés, il jugea plus prudent d’aller soumettre des rebelles si voisins que d’envahir de nouvelles contrées, en courant risque de perdre celles qu’il possédait déjà ; et sur ce, tournant toutes ses forces contre les Pannoniens et les Dalmates, il ajourna provisoirement la guerre de Bretagne. Le pays fut donc délivré de toute crainte d’invasion, jusqu’en l’an 725 de la fondation de Rome (environ le dix-neuvième du règne de Théomantius), époque à laquelle Auguste quitta de nouveau Rome avec une armée, dans l’intention de passer en Bretagne pour y faire la guerre. Mais après son arrivée en Gaule, les Bretons lui ayant envoyé des ambassadeurs pour traiter avec lui de la paix, il s’arrêta pour régler l’état des choses chez les Gaulois, qui ne vivaient pas en très-bon ordre. Après quoi, il s’en alla en Espagne, et son voyage en Bretagne fut remis à l’année suivante. Ce fut alors qu’Auguste pensa pour la troisième fois faire une expédition en Bretagne. Mais, de même que les Pannoniens et les Dalmates l’avaient retenu une première fois au moment où il comptait marcher contre les Bretons, de même alors les Salastiens (peuple habitant aux confins de l’Italie et de la Suisse), les Cantabriens et les Asturiens le détournèrent par leurs mouvements séditieux de l’expédition projetée. La contestation, qui paraît s’être élevée entre les Bretons et Auguste, fut-elle occasionnée par Cymbeline ou par quelque autre prince de Bretagne, c’est ce que je ne puis certifier ; car il est rapporté par nos auteurs que Cymbeline, ayant été élevé à Rome et fait chevalier à la cour d’Auguste, se montra toujours l’ami des Romains, et qu’il se refusait surtout à rompre avec eux, par la crainte que les jeunes Bretons ne fussent privés du privilége d’être exercés et élevés chez les Romains, et partant des moyens d’apprendre à se conduire en gens civils et de connaître l’art de la guerre. Soit par cette considération, soit parce qu’il plut au Dieu tout-puissant de disposer ainsi les esprits, toujours est-il que non-seulement les Bretons, mais en quelque sorte toutes les autres nations se résignèrent à obéir à l’empire romain. »

Par l’extrait que je viens de traduire, on voit que Holinshed laissa en suspens la question de savoir si les Bretons refusèrent ou non de payer le tribut convenu avec les Romains. Ce doute laissait Shakespeare maître de choisir l’une ou l’autre version, sans violer ce qui passait de son temps pour être la vérité historique. Le poëte a opté pour la version du refus qui, en expliquant l’invasion de la Bretagne par les troupes d’Auguste, lui permettait de réunir sur le champ de bataille les principaux personnages de son drame, Cymbeline, Bélarius, Guidérius, Arviragus, Posthumus, lachimo et Imogène.

(3) J’indique ici la décoration de l’appartement d’Imogène d’après la description minutieuse qu’en fait Iachimo à la scène X. Il est important que le lecteur soit d’avance familier avec tous les détails de cet ameublement qui tout à l’heure vont être produits comme autant de pièces de conviction à la charge d’Imogène. Shakespeare a fait comme les grands peintres, ses contemporains, qui prêtaient à leurs personnages, quels qu’ils fussent, les costumes et les modes de la Renaissance ; il a placé son héroïne dans la chambre à coucher d’une princesse du seizième siècle. En entrant dans cette splendide chambre tendue d’une tapisserie soie et argent, en regardant cette cheminée dont quelque Germain Pilon a sculpté le manteau, en considérant ces chenets qu’a ciselés quelque Cellini, nous sommes transportés bien loin de ces misérables habitations celtiques qu’a décrites Strabon : « Les Bretons construisent leurs maisons de bois en forme de cercle, avec de grands toits pointus… Les forêts des Bretons sont leurs cités ; dès qu’ils ont enclos de troncs d’arbres un large circuit, ils construisent, dans l’intérieur, des maisons pour eux-mêmes, et des granges pour leurs bestiaux. » Devant la description de l’appartement d’Imogène, les pédants comme Johnson ne manqueront pas de crier à l’anachronisme. Anachronisme, soit ! Quand Paul Véronèse a peint les noces de Cana, quand il nous a montré François Ier parmi les convives de Jésus-Christ, il a fait un anachronisme. Quand, dans un de ces merveilleux cartons qui sont aujourd’hui le trésor de Hampton-Court, Raphaël a appuyé sur des colonnes torses la belle porte du temple de Jérusalem, il a fait un anachronisme. Et pourtant les Noces de Cana sont un chef-d’œuvre : Et pourtant la Guérison du boiteux est un chef-d’œuvre !

(4) Cassibelan était le grand oncle de Cymbeline. Il ne consentit à payer le tribut qu’après une résistance d’abord victorieuse que raconte ainsi la chronique de Holinshed : « Nos histoires affirment que César, étant venu pour la seconde fois, fut battu et repoussé vaillamment par les Bretons, comme il l’avait été à la première ; Cassibelan avait enfoncé dans la Tamise de grands troncs d’arbres, garnis de fer, sur lesquels se perdirent les navires ennemis, après être entrés dans la rivière ; après avoir débarqué, César fut vaincu en bataille rangée, et forcé de fuir en Gaule avec les navires qui lui restaient. En réjouissance de cette seconde victoire (dit Galfrid), Cassibelan fit une grande fête à Londres et offrit un sacrifice aux dieux. » C’est ce double triomphe des Bretons que la reine va rappeler tout à l’heure à l’envoyé d’Auguste.

(5) La ville de Lud (Lud’s town) n’est autre que la ville actuelle de Londres (London, qu’on suppose être une contraction de Lud’s town). Le roi Lud était le frère de Cassibelan qu’il précéda sur le trône. Ce fut lui qui, d’après la tradition, rebâtit la fabuleuse capitale construite par le petit-fils d’Hector, sous le nom de Nouvelle-Troie, Troynovant. C’est de Lud que le poëte Spenser a dit, au deuxième chant de la Reine des Fées :

He (Hely) had two sonnes, whose eldest, called Lud,
Left of his life most famous memory,
And endlesse moniments of his great good :
The ruin’d walls he did reædifye
Of Troynovant, gainst force of enimy,
And built that gate which of his name is hight,
By which he lyes entombed solemnly :
He left two sonnes, too young, to rule aright,
Androgeus and Tenantius, pictures of his might.

« Hély eut deux fils dont l’aîné, nommé Lud, — laissa le plus fameux souvenir de sa vie — et des monuments sans fin de sa grande bonté ; — il réédifia les murailles ruinées — de la Nouvelle Troie pour la protéger contre l’ennemi, — et construisit cette porte qui reçut son nom — et près de laquelle il gît enterré solennellement. — Il laissa deux fils, trop jeunes pour régner, — Androgée et Tenantius, portraits de sa puissance. »

La porte que bâtit le roi Lud n’existe plus, mais il y a encore à l’entrée de la Cité une rue qui garde le nom de Ludgate (Porte de Lud).

(6) « Mulmucius, fils de Cloten, triompha des autres ducs, et après la mort de son père régna sur toute la monarchie bretonne en l’an du monde 3529. Il fit beaucoup de bonnes lois qui furent en usage longtemps après sous le nom de lois de Mulmucius, et qui furent traduites du breton en latin par Gildas Priscus, puis beaucoup plus tard du latin en anglais par Alfred, roi d’Angleterre, lequel les introduisit dans ses statuts. Après avoir établi l’ordre dans le pays, il s’attribua, de l’avis de ses lords, une couronne d’or et se fit couronner avec une grande solennité ; et, comme il fut le premier qui porta une couronne ici en Bretagne, il est nommé le premier roi de Bretagne, et tous ses prédécesseurs sont nommés chefs, ducs ou gouverneurs. » Holinshed, livre III, chapitre Ier.

(7) Le commentateur Douce ne manque pas ici de faire remarquer que l’auteur commet un anachronisme en conférant au roi païen Cymbeline l’ordre de la chevalerie, qui ne fut institué que beaucoup plus tard. Mais M. Douce, tout savant qu’il est, ne connaît pas aussi bien que Shakespeare, la véridique histoire de Holinshed, — laquelle histoire établit positivement que « Cymbeline fut élevé à Rome et là fait chevalier par César Auguste. »

(8) Ici encore le poëte prête à ses personnages les mœurs de son temps. Le fidèle Pisanio offre à Imogène le costume complet d’un gentilhomme de la cour d’Elisabeth, chapeau, pourpoint et haut de chausses. Voilà un pourpoint, diront encore les pédants, qui ressemble bien peu à la saga dont étaient revêtus les Celtes, au rapport de Diodore de Sicile. — Laissons rire les pédants et admirons.

(9) C’était, au temps de Shakespeare, une croyance populaire que le rouge-gorge prenait soin d’ensevelir sous la mousse et sous les fleurs les cadavres humains qui n’avaient pas été enterrés. Un poëte contemporain de notre auteur, Drayton, rappelle cette gracieuse superstition dans ces deux vers :

Covering with moss the dead’s unclosed eye,
The little redhreast teacheth charity.


Couvrant de mousse l’œil non fermé du mort,
Le petit rouge-gorge enseigne la charité.

(10) Cet incident, si invraisemblable qu’il paraisse, est strictement historique. Shakespeare n’a fait qu’en changer la date, en rapportant sous le règne de Cymbeline un événement qui eut lieu en 976, durant la guerre que Kenneth d’Écosse soutint contre les Danois. Voici le récit détaillé que le poëte a trouvé dans Holinshed : « Les Danois, comprenant qu’ils n’avaient plus d’espoir de conserver la vie, si ce n’est par la victoire, s’élancèrent avec une telle violence sur leurs adversaires, que d’abord l’aile droite, puis l’aile gauche des Écossais, furent forcées de plier et de fuir. Le centre maintint résolument le terrain, mais, étant laissé à nu sur les côtés, il était tellement exposé que la victoire serait forcément restée aux Danois, si un redresseur de bataille n’était intervenu à temps, par l’exprès commandement (ainsi le croyait-on) du Dieu tout-puissant ; car la chance voulut qu’il y eût dans un champ voisin un laboureur occupé à travailler avec ses deux fils. Ce laboureur, nommé Haie, était un homme fort et roide de constitution, mais doué d’un fier courage. Reconnaissant que le roi, tout en combattant fort vaillamment au centre avec la plupart de ses nobles, était, par la rupture de ses ailes, en grand danger d’être écrasé par la grande violence de ses ennemis, Haie prit un soc de charrue dans sa main, et, exhortant ses fils à en faire autant et à le suivre, s’élança dans la mêlée. Il y avait près du champ de bataille un long défilé, flanqué sur chaque côté de fossés et de talus, dans lequel les Écossais qui fuyaient tombaient par monceaux sous les coups de l’ennemi. Supposant que c’était le meilleur moyen d’arrêter la retraite, Haie et ses deux fils se portèrent en travers du défilé, et repoussèrent les fuyards, n’épargnant ni amis ni ennemis. Tous ceux qui se mettaient à leur portée étaient abattus ; ce qui fit que plusieurs personnages hardis crièrent à leurs camarades de retourner à la bataille. » — Histoire d’Écosse, page 155.

Introduction La Tragédie d’Othello
Cymbeline