Cyropédie (Trad. Talbot)/Livre II

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Cyropédie. Livre II
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 229-252).



LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Cambyse et Cyrus se séparent. — Entrevue de Cyaxare et de Cyrus. — Dénombrement de l’armée ennemie et de celle de Cyaxare. — Détails sur les armes des ennemis. — Renfort demandé en Perse. — Discours de Cyrus aux homotimes et aux soldats. — Exercices en attendant l’ennemi. — Récompenses. — Constructions de tentes. — Recommandation aux soldats de ne manger qu’après un grand exercice. — Cyrus invite à sa table les officiers, les soldats et même les valets d’armée.


Tout en devisant de la sorte, ils arrivent aux frontières de la Perse. Là, ils aperçoivent un aigle qui vole à leur droite et qui les guide. Ils prient les dieux et les héros qui veillent sur la Perse de leur être propices et bienveillants durant le voyage, et ils franchissent les frontières. Dès qu’ils les ont franchies, ils prient de nouveau les dieux qui veillent sur la Médie, de leur faire un accueil propice et bienveillant. Cela fait, ils s’embrassent : Cambyse reprend le chemin de la Perse, Cyrus se dirige chez les Mèdes vers Cyaxare.

Aussitôt que Cyrus est arrivé chez les Mèdes auprès de Cyaxare, ils commencent, naturellement, par s’embrasser. Ensuite Cyaxare demande à Cyrus de combien se compose l’armée qu’il lui amène. Cyrus lui dit : « De trente mille hommes, qui jadis sont venus ici comme mercenaires ; les autres sont des homotimes qui ne sont pas même sortis du pays. — Et combien y en a-t-il ? dit Cyaxare. — Le nombre, dit Cyrus, ne te plaira peut-être point, quand tu le sauras ; mais songe que, malgré leur petit nombre, ces gens, qu’on appelle homotimes, commandent aisément au reste des Perses qui sont nombreux. Enfin, en as-tu besoin ? Est-ce pour rien que tu t’effrayais ? Les ennemis ne viennent-ils pas ? — Par Jupiter, ils sont venus, et en grand nombre encore. — Comment le sait-on ? — Beaucoup de gens qui arrivent de là disent tous la même chose, chacun à sa manière. — Il nous faut donc combattre contre ces hommes-là ? — Il le faut. — Dis-moi, reprend Cyrus, à combien peuvent se monter leurs troupes et les nôtres, afin que, quand nous le saurons, nous puissions prendre les mesures propres à nous assurer le succès. — Écoute-moi donc, dit Cyaxare. Crésus, roi de Lydie, a, dit-on, dix mille cavaliers, et un peu plus de quarante mille peltastes et archers. Artamas, gouverneur de la grande Phrygie, amène, dit-on, huit mille chevaux, et environ quarante mille peltastes et lanciers. Aribée, roi des Cappadociens, amène six mille cavaliers, et au moins trente mille archers et peltastes. L’Arabe Maragdus conduit dix mille cavaliers, cent chars, et je ne sais combien de frondeurs. Quant aux Grecs d’Asie, on ne sait pas au juste s’ils suivront. Mais ceux qui occupent la partie de la Phrygie voisine de l’Hellespont doivent joindre dans la plaine du Caystre les troupes de Gabée, qui peut avoir six mille chevaux et vingt mille peltastes. On dit que les Cariens, les Ciliciens, les Paphlagoniens, ne veulent pas répondre à l’appel. Pour l’Assyrien, le roi de Babylone, qui est maître du reste de l’Assyrie, doit amener, je le présume, au moins vingt mille cavaliers ; ses chars, je le sais, sont au moins deux cents : et il a, je le crois, un grand nombre de fantassins ; c’est là son habitude, quand il fait invasion chez nous.

— D’après ce que tu dis, reprend Cyrus, les ennemis ont soixante mille cavaliers, et plus de vingt myriades de peltastes et d’archers. Voyons maintenant, quel est, dis-tu, le nombre de tes troupes ? — J’ai plus de dix mille cavaliers mèdes : pour les peltastes et les archers, notre pays en fournira au moins soixante mille. Les Arméniens, nos voisins, viendront avec quatre mille cavaliers et vingt mille hommes de pied. — D’après ce que tu dis, il s’en faut de plus des deux tiers que tu aies autant de cavalerie que les ennemis, et à peine as-tu la moitié de leur infanterie. — Eh quoi, dit Cyaxare, pour combien comptes-tu donc les Perses que tu dis nous amener ? — Si nous avons besoin de monde, ou non, dit Cyrus, nous en parlerons une autre fois. Mais commence par me dire quelle est la façon de combattre de chacune de ces nations. — C’est à peu près la même que celle de tout le monde : car ils ont des archers et des porteurs de javelots comme les nôtres. — Avec ces armes-là, dit Cyrus, on est forcé de combattre de loin. — On y est forcé, dit Cyaxare. — Et par conséquent, dit Cyrus, la victoire est du côté où il y a le plus de combattants ; car une grosse troupe blessera beaucoup plus de gens dans une petite, que la petite n’en pourra blesser dans la grande. — Si cela est vrai, dis-moi, Cyrus, qu’y a-t-il de mieux à faire que d’envoyer chez les Perses, et de leur dire que, si les Mèdes éprouvent un échec, le danger gagnera la Perse, et de leur demander un renfort ? — Mais, répond Cyrus, sois bien sûr que, quand tous les Perses viendraient, nous ne serions pas encore supérieurs en nombre aux ennemis. — Eh bien, vois-tu quelque chose de mieux à faire ? — Si j’étais à ta place, dit Cyrus, je ferais faire pour tous les Perses qui viennent ici des armes telles qu’en portent ceux que nous nommons homotimes : c’est une cuirasse pour couvrir la poitrine, un petit bouclier pour le bras gauche, un sabre ou une sagaris pour la main droite. En les armant ainsi, tu feras que nos gens iront à la rencontre de l’ennemi avec plus d’assurance, et que les ennemis aimeront mieux fuir que de tenir ferme. Nous nous rangeons nous-mêmes contre ceux qui tiennent bon ; puis, s’ils viennent à fuir, nous vous les laissons à vous et à vos chevaux pour qu’ils n’aient pas le temps de reprendre pied et de revenir à la charge. »

Ainsi parle Cyrus. Cyaxare juge qu’il a raison, et, sans plus songer à demander de nouvelles troupes, il fait faire les armes en question. Elles étaient bientôt prêtes, quand les homotimes des Perses arrivent, suivis de l’année perse. On dit qu’alors Cyrus les réunit et leur adressa ainsi la parole :

« Mes amis, je crois, en vous voyant armés de la sorte et le cœur bien préparé, que vous êtes tout prêts à en venir aux mains avec les ennemis. Quand je songe que les Perses qui vous suivent n’ont d’armes que pour combattre rangés de loin, je crains qu’étant si peu nombreux et-privés d’alliés, une mêlée avec ces nombreux ennemis n’entraîne un échec. Aujourd’hui vous venez avec des hommes dont le corps est en bon état ; mais il leur faut des armes semblables aux nôtres. Pour ce qui est d’aiguiser leur courage, c’est votre affaire : car il ne suffit pas à celui qui commande de se montrer vaillant, il doit veiller à ce que tous ceux auxquels il commande soient aussi vaillants que possible. » Ainsi parle Cyrus. Tous sont enchantés de ses paroles, en pensant qu’ils lutteraient mieux contre un ennemi plus fort, et l’un d’eux prenant la parole : « Peut-être, dit-il, mes paroles sembleront assez étranges, si je conseille à Cyrus de parler pour nous, quand ceux qui doivent combattre sous nos ordres recevront leurs armes. Mais je sais par expérience que les discours de ceux qui peuvent, à leur gré, faire du bien ou du mal, pénètrent plus intimement dans l’âme de ceux qui les écoutent ; il en est ainsi de leurs présents ; lors même qu’ils ont moins de valeur que ceux qui sont offerts par des égaux, ils sont beaucoup plus prisés par ceux qui les reçoivent. Maintenant donc les Perses, exhortés par Cyrus, seront beaucoup plus contente que si nous les excitions nous-mêmes. Élevés au rang des homotimes, ils se tiendront plus assurés dans la possession d’une dignité qui leur vient du fils du roi et de leur général, que s’ils étaient élevés par nous. Cependant nous ne devons point leur faire défaut, mais nous devons, par tous les moyens, enflammer vivement le cœur de ces hommes. Car notre intérêt veut qu’ils soient encore plus courageux. »

Alors Cyrus fait déposer les armes par terre, convoque tous les soldats de Perse, et leur dit : « Soldats perses, vous êtes tous nés et vous avez tous été élevés dans le même pays que nous ; vous avez des corps aussi robustes que les nôtres, et vos courages ne sont point inférieurs à nos courages. Cependant, tels que vous êtes, vous, n’êtes point avec nous, dans la patrie, sur le pied de l’égalité, non que vous ayez été exclus par nous-mêmes, mais parce qu’il y avait pour vous nécessité de vous procurer le nécessaire. Aujourd’hui, j’aurai soin, avec l’aide des dieux, de vous procurer ce qu’il vous faut ; vous pouvez donc, si vous voulez, prendre des armes semblables aux nôtres, avoir les mêmes dangers que nous, et, s’il en résulte quelque action belle et bonne, obtenir des récompenses égales aux nôtres.

« Jusqu’à présent nous ne nous sommes servis, les uns et les autres, que de l’arc et du javelot ; et si votre adresse était moindre que la nôtre dans ces exercices, il n’y a rien d’étonnant ; vous n’aviez pas le même loisir que nous pour vous y livrer. Mais, quand vous aurez pris ces nouvelles armes, nous n’aurons plus d’avantage sur vous. Une cuirasse qui s’ajuste à la poitrine est là pour chacun de vous ; un bouclier pour le bras droit, comme nous avons l’habitude d’en porter, un sabre ou une sagaris pour la main droite, afin d’en frapper l’ennemi, sans craindre de porter des coups mal assurés.

« Dès lors, en quoi différerons-nous les uns des autres, si ce n’est parle courage ? Il ne vous est plus permis d’en montrer moins que nous. Le désir de la victoire, qui donne et maintient tous les biens et tous les honneurs, nous est-il donc plus naturel qu’à vous ? Et le triomphe qui assure au vainqueur tous les avantages du vaincu, en avons-nous besoin plus que vous-mêmes ? Vous avez entendu tout cela, dit-il en terminant ; vous voyez les armes : que chacun prenne celles qui lui seront nécessaires, et qu’il se fasse inscrire sur le rôle de son taxiarque, pour être du même rang que nous. Cependant celui qui se contente de sa condition de mercenaire, peut demeurer dans ses armes d’esclave. »

Ainsi parle Cyrus. En l’entendant, les Perses jugent qu’après cet appel, s’ils refusent par le partage des mêmes travaux d’obtenir les mêmes avantages, ils mériteront de vivre toujours sans ressources. Ils se font donc tous inscrire, et tous prennent les armes.

Cependant les ennemis ne paraissant pas encore, quoiqu’on annonçât leur venue, Cyrus s’efforce d’exercer les corps de ceux qui sont avec lui, pour leur donner de la vigueur, de leur apprendre la tactique, et d’exciter leurs âmes à toutes les actions guerrières. Et d’abord il leur fait donner par Cyaxare des serviteurs, chargés de fournir largement à chacun des soldats tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Cela fait, il ne leur laisse plus d’autre désir que de s’exercer aux travaux guerriers. Il savait que le moyen d’exceller en quoi que ce soit, c’est de renoncer à tout le reste et d’être tout entier à l’œuvre dont on s’occupe. Aussi, même dans leurs exercices militaires, il leur fait abandonner Tare et le javelot, et les accoutume à se battre armés du sabre, du bouclier et de la cuirasse. Il les amène bien vite à reconnaître qu’il faut aller droit aux ennemis ou convenir qu’ils ne servent de rien à leurs alliés. Or, il leur eût été difficile d’en convenir, sachant bien qu’ils n’étaient pas nourris dans une autre intention que de combattre pour ceux qui les nourrissaient.

Ayant pris garde aussi que les hommes se plaisent surtout aux exercices qui entretiennent l’émulation, il propose des luttes pour tous les exercices où il juge que les soldats doivent exceller, recommandant au simple soldat de se montrer docile à ses chefs, laborieux, hardi sans indiscipline, sachant bien son métier, soigneux de ses armes, se piquant de bien faire en toutes choses ; au pempadarque, de se comporter comme un bon simple soldat, et d’y amener ses cinq hommes ; au décadarque, sa décade ; au lochage, son loche ; et de même pour le taxiarque ; et de même encore pour les autres chefs ; d’être eux-mêmes irrépréhensibles et d’avoir l’œil sur les commandants en sous-œuvre, afin que ceux-ci, à leur tour, agissent de même avec ceux qui sont sous leurs ordres.

Pour récompense, il promet aux taxiarques dont la troupe sera parfaitement organisée, de les élever au grade de chiliarque ; aux lochages dont les loches se distingueront par une excellente tenue, de les faire porter au grade de taxiarque ; aux chefs de décades bien tenues, d’en faire des lochages ; aux pempadarques, de les nommer décadarques ; enfin aux bons simples soldats, de les faire pempadarques. De cette manière tous les chefs obtiennent d’abord l’obéissance des subalternes ; puis les honneurs affectés à chacun leur sont scrupuleusement accordés. Enfin, il ne manque point de faire espérer un plus grand avancement aux gens de mérite, dès que l’occasion viendra de le leur faire obtenir.

Il propose également des récompenses à des bataillons entiers, à des loches, à des décades, à des pempades tout entières, quand elles se sont montrées dociles aux chefs et fidèles à la discipline qu’il a établie. Ces récompenses étaient telles qu’il convient à la multitude. Voilà quelle était l’organisation, ainsi que les exercices de l’armée.

Il fait faire aussi des tentes, suivant le nombre de ses taxiarques, et d’une grandeur suffisante pour y loger un bataillon composé de cent hommes. Ils sont donc tous logés sous des tentes par bataillon. Cette communauté de tentes lui paraissait utile pour les combats à venir, en ce que, chacun voyant que ses camarades étaient nourris comme lui, il n’y aurait aucun sujet de plainte, aucun lieu de se relâcher ou d’être moins brave en face de l’ennemi ; et puis cette communauté de tentes avait encore l’avantage qu’on se faisait connaître les uns aux autres. Or, quand on se connaît, on a un certain sentiment de retenue réciproque, tandis que quand on ne se connaît pas, on paraît plus prompt à mal faire, comme il arrive à ceux qui sont dans l’obscurité. Enfin, le grand avantage de cette communauté de tentes, c’était de connaître exactement les bataillons. Car les taxiarques avaient là chacun son bataillon sous sa surveillance, comme quand on marchait en corps, et les lochages leurs loches, et les décadarques leurs décades, et les pempadarques leurs pempades. Or, cette connaissance exacte des bataillons lui paraissait excellente pour éviter le désordre et pour se rallier aisément, si un désordre avait lieu ; de même que, quand il s’agit d’ajouter des pierres ou des pièces de bois, aussi brouillées qu’on le suppose, il est facile de les ajuster, quand elles ont des marques faites pour montrer clairement la place où chacune doit être mise.

Il trouvait encore un autre avantage à les faire manger ensemble : c’est qu’ils seraient moins disposés dans le besoin à s’abandonner les uns les autres. Il avait remarqué que les bêtes elles-mêmes, quand elles ont été nourries ensemble, éprouvent un vif regret lorsqu’on les sépare. Cyrus avait aussi le soin de ne faire prendre le dîner ou le souper à ses soldats, que trempés de sueur. Il les menait à la chasse pour les faire suer, ou inventait quelque jeu qui devait les mettre en sueur ; ou bien, s’il avait besoin d’agir lui-même, il les engageait dans une action qui ne leur permettait pas d’en revenir sans suer. Il regardait cela comme un excellent moyen de manger avec plaisir, de se porter mieux et d’être prêt à travailler. Pour ce qui est d’être sociables, il regardait le travail comme un excellent moyen de le devenir, puisque les chevaux qui travaillent ensemble deviennent plus doux. En somme, les soldats ont plus de cœur contre les ennemis, quand ils ont la conscience d’avoir été bien exercés.

Cyrus avait disposé pour lui-même une tente assez spacieuse pour y recevoir ceux qu’il invitait à dîner : il invitait, en effet, la plupart du temps, parmi les taxiarques, ceux qu’il croyait opportun d’engager ; il invitait même parfois des lochages, des décadarques et des pempadarquee, et jusqu’à de simples soldats. D’autres fois, c’était une pempade, une décade tout entière, un loche, un bataillon tout entier. Il honorait également de cette invitation ceux qu’il voyait faire des choses qu’il eût voulu voir faire à tous. On servait absolument les mêmes plats qu’à lui à tous les invités du repas. Il veillait à ce que les valets de l’armée fussent sur le pied de l’égalité avec tous les autres. Il croyait qu’il ne fallait pas moins honorer les valets de service militaire que des hérauts ou des députés. Il pensait que de telles gens doivent être fidèles, entendus en fait de guerre, prudents, actifs, prompts, diligents, amis de l’ordre. En un mot, toutes les qualités des meilleurs soldats, Cyrus les croyait nécessaires aux valets d’armée, et il les voulait habitués à ne se rebuter d’aucune besogne, mais à regarder comme de leur ressort tout ce que le chef leur commandait.


CHAPITRE II.


Conversations de la table de Cyrus. — Récits d’Hystaspe et d’un autre officier. — Réflexions de Cyrus. — Reproches d’Agiaïtadas. — Justification de l’un des conteurs. — Proposition de Chrysantas. — Réponse de Cyrus. — Réflexions de Cyrus sur les soldats vicieux ou paresseux. — Histoire de Sambaulas.


Toujours Cyrus avait soin, quand on dînait sous la tente, qu’on mît en avant des propos intéressants et capables de conduire au bien. Un jour il lui arriva de proposer une question : « Camarades, est-ce que chez nous ce n’est pas un désavantage pour une partie des habitants de n’avoir pas été élevés de la même manière que nous ? Croyez-vous que ceux-là nous valent dans les réunions, ou quand il faut combattre contre les ennemis ? » Hystaspe répond : « Comment ces gens-là se conduiront en face de l’ennemi, je n’en sais rien ; mais, pour les réunions, par tous les dieux, il y en a certains qui ne sont pas commodes à vivre. L’autre jour, Cyaxare envoie des victimes à chaque bataillon, et chacun de nous pouvait avoir à sa discrétion trois pièces de viande et même plus. Le cuisinier commence par moi, en faisant la première tournée, puis, quand il revient pour la seconde, je lui ordonne de commencer par le dernier et de faire le tour en sens inverse. Un des soldats couchée vers le milieu du cercle, s’écrie : « Par Jupiter, il n’y a pas ici d’égalité, car jamais on ne commencera par nous, qui sommes au milieu. » Moi qui l’entends, je trouve mauvais qu’il se plaigne, puisqu’il n’avait pas moins que les autres, et je l’appelle aussitôt près de moi. Il obéit avec une grande docilité. Quand le plat arrive à nous, qui étions les derniers, il n’y trouve, comme de juste, que de très-petits morceaux. Une put cacher son désappointement, et il se dit à lui-même : « Quelle chance d’être venu là, quand on m’a appelé ! » Je lui dis : « Ne te chagrine pas, on va faire encore un tour qui commencera par notre bout, et tu prendras le premier la plus grosse part. » En ce moment, en effet, on commence la troisième tournée, qui était la dernière, et il prend le second après moi. Mais à peine le troisième a-t-il pris sa part, que notre homme croit cette part meilleure que la sienne, et il remet aussitôt celle qu’il a prise, afin d’en prendre une plus grosse. Le cuisinier, croyant qu’il n’en veut pas, passe outre avant que l’autre ait eu le temps de prendre un autre morceau de viande. Cet homme est si fâché de sa mésaventure, d’avoir ainsi perdu la part qu’il avait prise, que, comme il lui restait encore de la sauce, il la renverse dans un accès d’humeur et de dépit contre la fortune. Le lochage qui était le plus près de nous bat des mains en voyant cela, et se donne à cœur joie de rire. Pour moi, je fais semblant de tousser, car je ne pouvais m’empêcher de rire aussi. Voilà quelle est, Cyrus, l’humeur d’un de nos compagnons. »

En entendant ce récit, tout le monde, comme de juste, éclate de rire. Alors un autre des taxiarques : « Mon camarade, dit-il, a trouvé là, Cyrus, à ce qu’il paraît, un homme peu commode. Pour moi, après que tu nous eus fait connaître comment tu désirais qu’on fît faire l’exercice aux soldats, et que tu eus commandé à chaque taxiarque d’enseigner à son bataillon ce que tu leur avais enseigné toi-même, moi, comme tous les autres, je pris un loche pour l’instruire. Je place un lochage en tête, et derrière lui un jeune homme, suivi de plusieurs autres sur la même file, comme je croyais qu’il fallait faire ; après quoi, je me mets vis-à-vis d’eux, et en regardant le loche, je donne, quand le moment me paraît opportun, l’ordre de marcher en avant. Alors mon jeune homme, passant par-devant le lochage, se met à marcher en avant. Je le vois et lui dis : « Hé ! l’homme, que fais-tu là ? » Il me répond : « Je marche en avant, d’après ton ordre. » Je lui dis : « Mais ce n’est pas à toi seul que j’ai donné l’ordre, c’est à tout le monde. » Alors lui, en entendant ces mots, et se tournant vers les autres lochites : « Est-ce que vous n’entendez pas, dit-il, qu’on TOUS ordonne de marcher tous en avant ? » Et, à l’instant même, tous mes hommes, passant par-devant le lochage, s’avancent de mon côté. Le lochage les rappelle. Ils se fâchent, et disent : « À qui donc obéir ? Maintenant l’un ordonne d’avancer et l’autre ne veut pas. » Pour moi, je vois la chose avec patience, et, remettant le monde en place, je défends à quiconque se trouve derrière de bouger, avant que ceux de devant se soient d’abord avancés, et je leur recommande à tous de ne faire attention qu’à une chose, de suivre celui qui les précède immédiatement. Là-dessus, un de mes amis qui s’en allait en Perse, vient me trouver, et me prie de lui donner une lettre que j’avais écrite pour envoyer chez moi. Alors moi, comme le lochage savait où était ma lettre, je le prie de courir la chercher. Il se met à courir ; le jeune homme susdit suit son lochage avec sa cuirasse et son sabre, un autre suit celui-ci, et bientôt tout le loche est en course. Puis ils reviennent tous apportant la lettre. Et voilà, dit-il, comment mon loche observe exactement les ordres émanés de toi. »

Tous les assistants se mettent à rire, comme de raison, de la lettre ainsi escortée. Mais Cyrus s’écrie : « Ô Jupiter et tous les dieux, quels compagnons d’armes nous avons ici ! Les uns sont si faciles à traiter, qu’un maigre repas suffit pour gagner complètement leur affection, et les autres si dociles qu’avant de savoir ce qu’on leur commande, ils obéissent. Pour ma part, je ne sais si l’on pourrait souhaiter d’avoir de meilleurs soldats. » Et Cyrus se met à rire, en faisant ainsi leur éloge. Il y avait sous la tente un certain lochage nommé Aglaïtadas, homme d’une humeur très-sévère. Il s’exprime à peu près ainsi : « Est-ce que tu crois, Cyrus, dit-il, que ces gens-là ont dit la vérité ? — Et quel intérêt, dit Cyrus, auraient-ils à mentir ? — Pourquoi ? par la volonté de faire rire. Et c’est là la raison pour laquelle ils parlent ainsi et se vantent eux-mêmes. » Alors Cyrus : « Plus de réserve, dit-il, ne les traite point de vantards. Le vantard, selon moi, est un homme qui se donne pour plus riche ou pour plus brave qu’il n’est, et qui promet de faire des choses dont il est incapable, et cela, avec l’intention évidente de recevoir quelque chose et de tirer quelque profit. Mais ceux qui s’ingénient de faire rire leurs amis, sans profit pour eux-mêmes, sans tort pour les écouteurs et sans dommage pour eux-mêmes, comment ne pas les appeler spirituels et aimables plutôt que vantards ? »

C’est ainsi que Cyrus justifie ceux qui ont fait Tire. Mais le taxiarque, qui avait raconté l’aventure plaisante du loche, ajoute : « Dis-moi donc, Aglaïtadas, est-ce que tu ne nous aurais pas fortement blâmés, si nous avions essayé de te faire pleurer, comme ces gens qui étudient tout exprès certains discours ou certaines chansons lugubres pour tirer des larmes ? Et maintenant que nous voulons, tu le sais bien toi-même, vous égayer un peu, sans vous nuire en rien, tu nous rabaisses le plus possible. — Oui, par Jupiter, répond Aglaïtadas, car j’ai raison. Il me semble qu’il est souvent plus utile de faire pleurer ceux qu’on aime que de les faire rire. Et tu trouveras toi-même, si tu veux y réfléchir, que je dis vrai. C’est par des pleurs que les pères enseignent la sagesse à leurs fils et les maîtres de bonnes connaissances aux enfants. Les lois ne dirigent les citoyens vers la justice qu’en leur imposant des pleurs, tandis que ceux qui font rire, pourrais-tu me dire en quoi ils sont utiles au corps ou à l’esprit, comment ils apprennent à bien gouverner les maisons ou les États ? » Hystaspe répond : « Si tu m’en crois, Aglaïtadas, tu dépenseras sans hésiter avec les ennemis ce précieux trésor, et tu essayeras de leur donner à pleurer ; mais avec nous, continua-t-il, et avec tes amis, tu prodigueras avec largesse ton modeste trésor de rire. Je sais que tu en as tenu un grand fonds en réserve ; car tu n’en dépenses pas pour ton usage, et tu n’es pas pressé de fournir du rire à tes hôtes et à tes amis. Si bien que tu n’as aucune excuse à nous donner pour ne pas nous faire rire. — Quoi donc, Hystaspe, répond Aglaïtadas, veux-tu donc que je vous prête à rire ? — Non, ma foi, dit le taxiarque, ce serait folie : on tirerait plutôt du feu de ton corps, en le frottant, que la moindre étincelle de rire. »

À ces paroles, tous les conviés éclatent, connaissant bien l’humeur d’Aglaïtadas, et lui-même se laisse aller jusqu’à sourire. Alors Cyrus se tournant vers celui qui s’était ainsi égayé : « Tu es injuste, taxiarque, lui dit-il ; tu nous gâtes le plus sérieux des hommes, en lui conseillant de rire, et cela quand il en est si grand ennemi. » La chose en reste là. Chrysantas alors se met à dire : « Pour moi, Cyrus et vous tous qui êtes ici présents, je pense que tous ceux qui sont, venus ici avec nous ont un mérite les uns supérieur, les autres inférieur. Cependant si nous obtenons quelque succès, ils voudront tous avoir la même part. Eh bien, selon moi, il n’y a rien de plus inégal parmi les hommes que de traiter également le bon et le mauvais. » Alors Cyrus : « Le meilleur, mes amis, dit-il, j’en atteste les dieux, n’est-il pas d’introduire cette question auprès de l’armée, et de savoir s’il est plus juste, au cas où la divinité nous accorderait quelque avantage, de donner à chacun une part égale, ou bien, après examen, d’attribuer à chacun sa part, selon ses œuvres. — Pourquoi, dit Chrysantas, porter ailleurs cette question, et ne pas annoncer que tu feras ainsi ? N’as-tu pas proclamé les luttes et les prix ? — Mais, par Jupiter, dit Cyrus, les choses ne sont plus les mêmes : les soldats, je crois, penseront que ce qu’ils pourront acquérir à la guerre sera tout en commun ; tandis qu’ils croient sans doute que le commandement de l’armée est à moi par droit de naissance ; de sorte qu’ils croient également que je ne fais aucune injustice, lorsque j’en nomme les chefs. — Et crois-tu donc aussi, dit Chrysantas, que la multitude réunie décrète que chacun ne puisse obtenir des parts égales, mais que les plus braves aient une plus large part d’honneurs et de présents ? — Je le crois, dit Cyrus, et parce que vous appuierez tous cette opinion, et parce qu’il y a de la honte à ne vouloir pas que celui qui a le mieux servi soit le mieux récompensé. Je suis certain que même les plus lâches trouveront qu’il est utile de mieux récompenser les braves. »

Or, Cyrus désirait que ce décret fût rendu particulièrement en vue des homotimes : il savait bien que c’était le moyen d’augmenter leur courage que de les assurer qu’on jugerait d’eux et qu’on les récompenserait selon leurs œuvres. Aussi ne voulait-il point laisser échapper cette occasion de faire voter sur une question où les homotimes eussent été mécontents d’avoir une part égale à celle du commun des soldats. Il est donc convenu que ceux qui étaient sous la tente introduiraient la question, et chacun jugea qu’elle serait appuyée par tous les braves. — Pour moi, dit un des taxiarques en souriant, je sais un homme du peuple qui ne manquera pas de dire avec nous que le partage ne doit pas être aveuglément égal. — Et qui est-ce donc, lui demanda-t-on ? — C’est, par Jupiter, un de mes compagnons de tente, qui veut, en tout, avoir plus que les autres. — Même en fait de travail, lui dit un autre ? — Oh ! non, par Jupiter ! vous m’avez pris à mentir sur ce point ; car pour les choses pénibles, il les laisse volontiers à qui veut en prendre plus que lui. — Quant à moi, mes amis, dit Cyrus, je crois que les gens du caractère de celui que l’on vient de dire, quand on veut avoir une armée active et docile, doivent en être bannis. Car je remarque que les soldats vont d’ordinaire comme on les mène : ainsi, selon moi, les bons conduisent au bien et les méchants au mal. Seulement, il arrive le plus souvent que les méchants trouvent beaucoup plus de gens qui veulent les suivre que les bons : car le vice, en marchant à travers des plaisirs tout actuels, en use pour attirer à lui les volontés et les cœurs, tandis que la vertu, montant par un sentier à pic, n’a pas grand charme pour attirer à elle les esprits, surtout quand d’autres cherchent à ramener vers la route facile et douce. Aussi, quand les soldats n’ont pas d’autres défauts que la fainéantise et la paresse, je les compare aux frelons, vu qu’ils ne nuisent à leurs compagnons que par la dépense. Mais ceux qui manquent de cœur quand il faut prendre la part de travail, et qui se montrent violents et impudents à se prévaloir, ceux-là sont des guides vers le mal, parce que souvent leur méchanceté peut avoir le dessus. Il faut donc retrancher tout à fait de nous de pareils hommes. Et ne soyez point en peine si vous remplirez vos rangs avec des gens de notre pays. Il en est ici comme des chevaux. C’est pour les avoir bons, et non pas de votre pays, que vous en faites recherche ; de même dans le choix des hommes, ce sont ceux que vous croyez les plus capables de fortifier votre parti et de vous faire honneur que vous prenez avec vous. Voici encore une preuve au sujet du bien en question : un char n’a garde d’aller vite, attelé de chevaux pesants, ni d’une course égale, attelé de chevaux inégaux ; une maison ne peut être bien administrée, quand elle a de mauvais serviteurs ; et celle qui n’a pas du tout de serviteurs est moins en danger de ruine que celle où des serviteurs injustes mettent le désordre. Sachez donc bien, mes amis, qu’après avoir banni les méchants nous aurons non-seulement l’avantage de n’avoir plus de méchants avec nous, mais que ceux qui resteront, si déjà la contagion les gagnait, reprendront leur ancienne santé, et que les bons, voyant les méchants couverts d’infamie, s’attacheront avec plus de cœur à la vertu. » Ainsi parla Cyrus : tous ses amis l’approuvèrent et agirent en conséquence.

Cependant Cyrus voulut de nouveau égayer les convives. S’étant aperçu qu’un lochage amenait avec lui et faisait asseoir sur le même lit un homme très-velu et très-laid, il appelle le lochage par son nom et lui dit : « Sambaulas, est-ce à cause de sa beauté, qu’à la mode des Grecs, tu mènes partout ce jeune homme assis auprès de toi ? — Par Jupiter, dit Sambaulas, j’aime à me trouver avec lui et à le regarder. » À ces mots, ses compagnons de tente jettent les yeux sur lui, et en voyant la physionomie de cet homme d’une laideur repoussante, ils éclatent tous de rire : « Au nom des dieux, Sambaulas, dit l’un d’eux, qu’a donc fait cet homme pour t’attacher ainsi à lui ? — Par Jupiter, répond Sambaulas, je vais vous le dire. Toutes les fois que je l’ai appelé, soit le jour, soit la nuit, il n’a jamais allégué de prétexte pour s’en dispenser, et il n’est pas venu à pas lents, mais toujours au pas de course : toutes les fois que je lui ai donné un ordre, je le lui ai vu toujours exécuter, dût-il se mettre en sueur ; il a rendu comme lui tous les hommes de sa décade, non par des paroles, mais par des actions. — Mais alors, dit quelqu’un, puisqu’il est tel que tu le dis, pourquoi ne lui donnes-tu pas le baiser comme entre parents ? » À cela l’homme très-laid se met à dire : « Oh ! non, par Jupiter : il n’aime pas la besogne difficile ; s’il voulait me donner le baiser, cela lui vaudrait une dispense de tous les autres exercices. »


CHAPITRE III.


Cyrus rassemble l’armée pour la question des parts égales. — Discours de Cyrus, de Chrysantas et de Phéraulas. — On convient que chacun aura le prix selon sa valeur. — Récit d’un combat grotesque. — Cyrus invite quelques-uns des soldats à souper. — Autres exercices. — Cyrus reçoit à sa table un bataillon tout entier.


Telles étaient les paroles et les actions, plaisantes ou sérieuses, qui se disaient et se faisaient sous la tente. À la fin, on verse les troisièmes libations, on demande les biens aux dieux, et l’on sort de la tente pour se mettre au lit. Le lendemain, Cyrus rassemble tous les soldats et leur dit : « Mes amis, la bataille approche : les ennemis s’avancent. Le prix de notre victoire, si nous sommes vainqueurs, car enfin il faut toujours parler et agir dans ce sens, ce sont, vous le savez, nos ennemis eux-mêmes et les biens de nos ennemis ; mais si nous éprouvons uns défaite, alors tous les biens des vaincus sont également le prix des vainqueurs. Il faut donc que vous sachiez que, quand les hommes réunis pour faire une guerre en commun ont la conviction intime que, si chacun d’eux manque de cœur, rien ne se fera de ce qui doit se faire, ils exécuteront promptement de nombreuses et belles actions : car personne ne demeure inactif dans ce qui doit être fait ; mais quand chacun se dit qu’il y en aura d’autres pour agir et pour combattre, encore qu’il reste lui-même en repos, alors, sachez-le bien, avec des gens de cette trempe, tout ira mal, puisque tout les accablera. La divinité l’a voulu ainsi. Ceux qui ne veulent pas s’imposer à eux-mêmes de faire de belles actions, elle les soumet à l’empire des autres. Maintenant donc qu’on se lève et qu’on réponde à cette question : le courage, selon vous, ne sera-t-il pas mieux pratiqué chez nous, si celui qui affrontera volontairement le plus de travaux et de périls obtient une plus grande récompense, ou bien si nous convenons qu’il ne diffère en rien du lâche ? et alors nous aurons tous des récompenses égales. »

À ces mots, Chrysantas se lève. C’était un des homotimes : il n’était, à le voir, ni grand ni vigoureux, mais il avait une rare prudence ; il dit : « Je crois, Cyrus, que ta pensée n’est pas que les lâches doivent avoir une part égale à celle des braves, quand tu nous proposes cette question : tu feux éprouver s’il y a un homme capable, si c’est là son idée, de ne faire aucun acte bel et bon, et de prétendre à une part égale à celle que d’autres auront acquise par leur valeur. Or, pour ce qui est de moi, je ne suis ni agile des pieds, ni robuste des mains ; je sais qu’à me juger aux œuvres de mon corps, je ne puis être estimé ni le premier, ni le second, ni le millième, je crois, ni peut-être même le dix-millième. Mais je sais positivement que, si les hommes vigoureux se mettent résolument à l’œuvre, j’aurai ma part de quelque avantage, et aussi grande que le veut la raison, tandis que, si les lâches ne font rien, et si les vaillants, les capables se découragent, je crains fort de n’avoir qu’une part plus large que je ne voudrais de toute autre chose que du bien. »

Ainsi parle Chrysantas. Après lui, Phéraulas se lève : c’était un Perse de la classe des plébéiens, homme, depuis longtemps, familier et agréable à Cyrus, bien fait de corps, et d’une Âme qui l’égalait aux gens de la noblesse, il s’exprime ainsi : « Pour ma part, Cyrus et vous tous Perses qui m’écoutez, il me semble que nous pouvons tous nous élancer du même point vers le prix de la valeur. Je vois que nous nous développons tous le corps par une nourriture semblable, qu’on nous accueille tous dans les mêmes compagnies, qu’on nous enseigne à tous la même direction vers le bien ; nous obéissons aux mêmes chefs, entre nous tout est en commun ; celui qui s’acquitte de ses devoirs sans murmurer est en honneur auprès de Cyrus : la valeur déployée contre les ennemis n’est pas le privilège plus de l’un que de l’autre, c’est aux yeux de tous la plus belle de toutes les qualités. Quant aux moyens de combattre, que je vois suggérés à tous les hommes par la nature, chacun des animaux les connaît également, et ils n’ont pas eu d’autres maîtres que la nature elle-même : ainsi le bœuf frappe de la corne, le cheval du sabot, le chien de la gueule, le sanglier du boutoir. Tous les êtres donc savent se garder de ce dont ils doivent avant tout se défendre, et cela, sans avoir jamais été à l’école de personne. Moi-même, lorsque j’étais tout enfant, je savais me défendre de tout ce que je croyais pouvoir me frapper. Je me servais de mes mains, quand je n’avais pas d’autre arme, pour me garantir contre celui qui voulait me battre : et certes je le faisais sans l’avoir appris, puisque même on me frappait quand je portais les mains en avant. Étant enfant, partout où je voyais un sabre, je le saisissais et personne autre que la nature, ainsi que je le dis, ne m’avait appris par où il fallait le prendre. Je le faisais, quoiqu’on m’en empêchât, et sans qu’on me l’eût enseigné. Il en est de même pour bien d’autres choses que m’empêchaient de faire mon père et ma mère, et auxquelles la nature m’entraînait. Ainsi, par Jupiter, je frappais de mon épée tout ce que je pouvais frapper sans être vu ; et ce n’était pas seulement un besoin de la nature, comme de marcher et de courir ; mais, outre l’instinct naturel, j’en éprouvais un vif plaisir. Maintenant donc qu’on nous donne un moyen de combattre qui exige plus de courage que d’art, comment ne trouverions-nous pas de plaisir à lutter contre les homotimes ? Les récompenses proposées à leur courage sont les mêmes qui nous attendent, mais nous marchons au danger en risquant moins qu’ils ne risquent : ils exposent une vie honorable, la plus douce et la plus agréable qu’on puisse avoir, et nous, une vie de travaux, privée de tout honneur, et, à mon gré, la plus misérable. Ce qui m’excite encore davantage à cette lutte, compagnons, c’est que Cyrus en sera le juge, et un juge impartial. Oui, j’en atteste les dieux, Cyrus aime autant que lui-même ceux qu’il voit braves, et je vois qu’il prend plus de plaisir à leur donner ce qu’il possède qu’il n’en a lui-même à le posséder. Je n’ignore pas toutefois que les homotimes ont d’eux-mêmes une haute idée, parce qu’ils sont élevés à endurer la faim, la soif, le froid, mais ils ne savent pas que nous avons pris les mêmes leçons d’un maître meilleur que le leur. Car il n’est pas de meilleur maître que la nécessité qui nous a donné, sous ce rapport, un enseignement complet. Il a fallu leur apprendre à porter les armes, que tous les hommes ont inventées de manière à être faciles à porter ; mais nous qui sommes habitués à marcher et à courir avec d’énormes fardeaux, nous les trouvons si légers, qu’il me semble plutôt que ce sont des ailes qu’un fardeau. Sache donc bien, Cyrus, que je suis résolu à me battre vaillamment, et que je prétends, selon ce que je ferai, être honoré suivant mon mérite. Et vous, plébéiens, je vous conseille de vous élancer à cette lutte de bravoure guerrière avec ceux qui y ont été élevés ; car les voilà maintenant provoqués à lutter avec des plébéiens. » Ainsi parle Phéraulas. Plusieurs autres se lèvent pour appuyer les orateurs. Il est décidé, en conséquence, que chacun sera récompensé selon son mérite, et que Cyrus en sera le juge. Ainsi se termine cet incident.

Un jour, Cyrus invita à souper un bataillon entier avec son taxiarque, qui lui avait fait voir un jeu fort agréable. Il les avait partagés en deux bandes de cinquante hommes chacune, et les avait rangées en face l’une de l’autre : tous avaient leur cuirasse et le bouclier au bras gauche. Il met alors de grosses cannes dans la main droite de la moitié des soldats, et dit aux autres de commencer l’attaque en frappant avec des mottes de terre. Quand les deux bandes sont ainsi organisées, il donne le signal du combat, et à l’instant les mottes de terre sont lancées et vont frapper les cuirasses et les boucliers, les cuisses et les jambes. Mais la mêlée s’engageant, les soldats armés de cannes frappent les autres aux cuisses, aux jambes, aux mains, et, quand ils se baissent vers les mottes de terre, ils leur frappent le cou et le dos. Enfin, les porte-cannes les mettent en fuite et les poursuivent en les frappant, avec force rire et gaieté. Puis la réciproque a lieu : les gens aux mottes prennent les cannes et font la même chose à ceux qui leur jettent des mottes. Ce passe-temps réjouit beaucoup Cyrus, et l’invention du taxiarque, et l’obéissance des troupes, et l’exercice mêlé de plaisir, et surtout la victoire demeurant à ceux qui étaient armés à la perse. Ravi de tout cela, il les invite à dîner ; et sous la tente voyant quelques-uns d’entre eux pansés l’un à la jambe, et l’autre au bras, il leur demande ce qui leur est arrivé. Ils répondent qu’ils ont été blessés par les mottes de terre. Il leur demande encore s’ils ont été blessés dans la mêlée ou bien à distance. Ils lui disent que c’est à distance. Alors les porte-cannes prétendent que la mêlée avait été un jeu superbe, mais ceux qui avaient reçu des coups de cannes s’écrient que les coups reçus de près n’étaient point du tout un jeu : et en même temps ils montrent les coups que les porte-cannes leur ont donnés sur les mains, sur le cou, quelques-uns même au visage. Et alors, comme de juste, on se met à rire les uns des autres. Le lendemain, toute la plaine était remplie de gens qui faisaient le même exercice : et depuis, dès qu’on n’avait rien de sérieux à faire, on jouait à ce jeu.

Une autre fois, Cyrus voit un taxiarque qui mène son bataillon le long de la rivière, en faisant filer ses soldats sur la gauche, un par un ; puis, à un moment voulu, il commande au second loche, au troisième et quatrième de s’avancer au front. Alors, quand les lochages se trouvent de front, il fait avancer leurs loches deux par deux : cela fait, les décadarques s’avancent au front ; puis, au moment voulu, il leur commande de mener leurs loches quatre par quatre : à leur tour les pempadarques s’avancent au front, et leurs loches marchent quatre par quatre ; arrivés à la porte, il commande le mouvement : « Marche un par un ! » puis il fait entrer le premier loche, ordonne au second de suivre à la queue du premier, puis le troisième, et enfin le quatrième ; après quoi il les fait asseoir au dîner dans l’ordre où ils les a conduits. Cyrus, ravi de l’aménité, du talent d’instruction et du soin de ce taxiarque, ne manque pas de l’inviter avec toute son bataillon.

Un autre taxiarque invité également à dîner : « Et mon bataillon, Cyrus, dit-il, ne l’appelleras-tu pas aussi sous ta tente ? Jamais, quand il vient prendre son repas, il ne manque d’exécuter tout ce mouvement : et de plus, quand le repas est fini, le serre-file du dernier loche sort le premier en tête des hommes du dernier rang ; puis le second serre-file conduit ceux du second loche, le troisième ceux du troisième, le quatrième ceux du quatrième, de sorte que, s’il fallait faire une retraite devant les ennemis, ils sauraient comment l’opérer. Si nous voulons nous mettre au pas de course, à l’endroit où nous nous promenons, nous tournons le visage vers l’orient, et alors moi, je marche en tête, puis vient le premier loche à son rang ordinaire, et ensuite le second, le troisième et le quatrième, ainsi que les décades et pempades, jusqu’à ce que je fasse un commandement. Maintenant, quand nous nous retrouvons vers le couchant, c’est la queue qui est en tête, et les premiers se trouvent les derniers, et l’on ne m’obéit pas moins, quoique je marche derrière. Par là mes hommes s’habituent à obéir quand ils marchent en tête ou en queue. » Cyrus lui dit : « Est-ce que vous faites toujours cela ? — Mais, par Jupiter, toutes les fois que nous allons dîner. — Eh bien, je veux vous inviter aussi, d’abord parce que vous faites l’exercice en entrant et en sortant, et ensuite parce que, jour et nuit, vous exercez les corps par des marches et vous rendes service aux âmes par vos instructions. Or, comme vous travaillez double, on vous doit double régal. — Par ma foi, dit le taxiarque, ce ne sera pas cependant le même jour, à moins que tu ne nous fournisses double ventre. » Et là-dessus chacun se retire. Le lendemain, Cyrus invite ce bataillon, comme il avait mandé l’autre. Voyant cela, tous les autres imitaient ces exemples.


CHAPITRE IV.


Cyaxare reçoit des envoyés indiens. — Il mande Cyrus qui fait ranger ses troupes sur plusieurs plans. — Entretien avec les envoyés indiens relativement à la guerre. — Nécessités financières. — Cyrus promet à Cyaxare de réduire le roi d’Arménie. — Plan de campagne. — Instructions données à Chrysantas.


Un jour que Cyrus passait l’inspection et la revue de ses troupes sous les armes, il arrive un messager de la part de Cyaxare, lui annonçant qu’il est venu des envoyés des Indiens. « Il te prie donc de venir le plus tôt possible. Je t’apporte, ajoute le messager, une très-belle robe que t’envoie Cyaxare ; car il veut que tu sois richement et brillamment vêtu, attendu que les Indiens y feront attention, quand tu arriveras. » À cette nouvelle, Cyrus commande au taxiarque du premier rang de se placer au front du bataillon, en se tenant lui-même à droite, et de faire défiler un par un : il fait passer le même commandement au second taxiarque et ainsi de suite, sur toute la ligne. L’ordre donné s’exécute aussitôt, et il se forme, en un instant, un grand corps de trois cents de front, c’était le nombre de taxiarques, sur cent de profondeur.

Les troupes ainsi disposées, Cyrus leur commande de le suivre, et s’avance au pas de course. Mais ayant réfléchi que le chemin qui mène au palais est trop étroit pour y marcher dans cette ordonnance, il commande au premier mille de continuer la marche, puis au second de suivre en queue, et ainsi de suite jusqu’au dernier. Lui-même, sans s’arrêter, fait avancer la tête ; et les autres mille suivent chacun en queue du précédent. Il envoie en même temps deux officiers à l’entrée de la rue, pour indiquer ce qu’il faut faire, si quelqu’un vient à l’ignorer. Arrivés aux portes de Cyaxare, il ordonne au premier taxiarque de ranger son bataillon sur douze de profondeur, et de placer les dodécadarques sur le front autour du palais, puis il fait donner e même ordre au second taxiarque et ainsi de suite jusqu’au dernier. Tous ces mouvements s’exécutent.

Il entre ensuite chez Cyaxare, vêtu d’une robe persique, qui n’avait rien d’insolent. Cyaxare le voyant se réjouit de sa promptitude, mais il se fâche de la simplicité de sa robe et lui dit : « Qu’est-ce donc, Cyrus ? Que fais-tu donc de te montrer ainsi aux Indiens ? Je voulais que tu parusses en brillant costume. C’est un honneur pour moi, qu’étant le fils de ma sœur, tu te présentes splendidement vêtu. » Cyrus lui répond : « Et t’aurais-je fait plus d’honneur, Cyaxare, si j’avais une robe de pourpre, des bracelets aux poignets, un collier au cou, et si j’avais mis un long temps à t’obéir, qu’en t’obéissant, comme aujourd’hui, avec une rapidité qui t’honore, en me faisant honneur, ainsi qu’à toi, par la sueur et par le zèle, et en montrant une armée si docile à tes ordres ? » Voilà ce que dit Cyrus. Cyaxare, jugeant qu’il a bien parlé, fait introduire les Indiens.

Les Indiens introduits disent que le roi des Indiens les envoie s’enquérir pourquoi il y a guerre entre les Mèdes et l’Assyrien. « Quand nous t’aurons entendu, il nous a ordonné d’aller ensuite trouver l’Assyrien, et de lui faire aussi la même question, et à la fin, de vous dire à tous deux que lui, roi des Indiens, après avoir considéré le bon droit, se mettra du côté de l’offensé. » À cela Cyaxare répond : « Écoutez-moi donc vous dire que nous n’avons en rien offensé l’Assyrien. C’est à lui, si vous le voulez, qu’il faut aller à présent pour savoir ce qu’il dit. » Cyrus présent demande à Cyaxare : « Et moi, dit-il, puis-je dire mon avis ? À Cyaxare l’y ayant engagé : « Vous direz donc au roi des Indiens, ajoute Cyrus, à moins que Cyaxare ne soit d’un avis contraire, que nous sommes décidés, si l’Assyrien se dit offensé par nous, à choisir le roi des Indiens pour juge. » Cette réponse entendue, les envoyés se retirent.

Quand les Indiens sont sortis, Cyrus entre en discours avec Cyaxare et lui dit : « Cyaxare, je suis venu ici, sans avoir apporté beaucoup d’argent de chez moi. Cependant, si peu que j’en avais, il m’en reste maintenant à peine. J’ai tout dépensé pour les soldats. Peut-être es-tu surpris que j’aie fait cette dépense, toi les ayant nourris. Mais sache bien que je n’ai pas fait autre chose que de récompenser et de gratifier tous les soldats dont j’étais satisfait. Car il me semble que quiconque veut avoir de bons auxiliaires, en quoi qu’il veuille faire, doit plutôt provoquer l’obéissance par de bonnes paroles et de bons offices que par la rigueur et la contrainte. Mais c’est surtout pour la guerre qu’il faut, selon moi, quand on veut avoir des auxiliaires dévoués, essayer de les prendre par de bonnes paroles et de bons offices. C’est l’amitié et non la haine qu’il faut faire naître dans le cœur de ceux qui doivent être des alliés éprouvés, incapables de jalousie envers le chef dans les succès, et de trahison dans les revers. Ce plan que j’ai suivi fait que je me trouve aujourd’hui sans argent. Recourir à toi en toute occurrence, quand je te vois dépenser beaucoup, me semblerait déraisonnable. Mais je pense que nous pouvons aviser, toi et moi, aux moyens de ne pas manquer d’argent. Du moment que tu en auras en abondance, je suis sûr que je pourrai en prendre ce qu’il me faudra, surtout quand je l’emploierai de manière que la dépense te porte intérêt. Il n’y a pas longtemps, si je ne me trompe, je t’ai entendu dire que l’Arménien commençait à te mépriser, pour avoir su que les ennemis s’avancent contre nous, et que, depuis lors, il ne t’envoie plus d’armée et ne paye plus le tribut qu’il te doit. — Oui, Cyrus, c’est ce qu’il fait ; et j’en suis à me demander s’il vaut mieux marcher contre lui et le ranger par force à son devoir, ou s’il ne vaut pas mieux le laisser tranquille pour le moment, afin de ne pas ajouter ce nouvel ennemi aux autres. — Ses places, demande Cyrus, sont-elles dans des lieux fortifiés ou abordables ? — Ses places, dit Cyaxare, sont dans des lieux peu fortifiés. J’y ai toujours eu l’œil. Mais il y a des montagnes où il peut se retirer, et dans lesquelles il ne serait pas aisé de mettre la main sur lui, ni de reprendre ce qu’il aurait emporté, à moins de l’y assiéger, comme fit jadis mon père. — Eh bien, dit Cyrus, si tu veux me laisser aller par là, avec les cavaliers qui nous paraîtront nécessaires, je pense, avec l’aide des dieux, le mettre au point de t’envoyer une armée et de te payer le tribut ; mais, en outre, j’espère nous en faire un ami plus dévoué qu’il n’est en ce moment. — J’espère, dit Cyaxare, qu’ils viendront plus vite à toi qu’à nous, car on m’a dit que ses enfants ont été tes camarades de classe ; ce qui fait qu’ils viendront volontiers à toi : or, ceux-là devenus soumis, tout ira, je présume, comme nous le voulons. — Ne crois-tu pas à propos, dit Cyrus, de déguiser notre dessein ? — Sans doute, dit Cyaxare, c’est le moyen qu’ils tombent mieux entre tes mains, ou, si l’on fond sur eux, de les prendre mieux au dépourvu. — Écoute donc, dit Cyrus, si mon avis te semble utile. J’ai souvent été à la chasse avec tous mes Perses sur les frontières qui séparent ton pays de celui des Arméniens, et parfois même j’ai conduit avec moi quelques cavaliers de mes amis d’ici. — Oui, et en faisant la même chose, dit Cyaxare, tu n’éveilleras point de soupçons, tandis que, si tu mènes plus de monde que tu n’en conduis d’ordinaire à la chasse, cela pourra devenir suspect. — Il ne sera pas difficile, dit Cyrus, de trouver un prétexte vraisemblable, même ici : on n’a qu’à dire là-bas que je veux faire une grande chasse, et je n’ai qu’à te demander ouvertement des cavaliers. — À merveille, dit Cyaxare, et moi j’aurai l’air de ne vouloir t’en donner que très-peu, comme si j’avais dessein d’aller vers ces places fortes d’Assyrie. Et de fait, ajoute-t-il, j’ai dessein d’y aller pour les fortifier encore. Quand tu es parti avec ta troupe, et que tu as chassé deux jours, je t’envoie les meilleurs cavaliers et fantassins de ceux que j’ai rassemblés, et avec ce renfort, tu fais tout de suite ton invasion. Moi-même, avec le reste des troupes, je tâche de n’être pas très-loin de vous, et, s’il en est besoin, je me montre. »

Aussitôt Cyaxare rassemble cavaliers et fantassins vers les forteresses, et dirige sur la route des forteresses des chariots chargés de blé. Cyrus, sans plus tarder, fait un sacrifice pour le voyage, et envoie demander à Cyaxare ses plus jeunes cavaliers. Cyaxare, quoiqu’un grand nombre veuille le suivre, ne lui en donne que quelques-uns. Pendant que Cyaxare s’avance avec ses troupes, fantassins et cavaliers, sur la route des places fortes, Cyrus, ayant eu des présages favorables, marche du côté de l’Arménien. Il se met en campagne, équipé comme pour une chasse.

Il commençait à marcher, quand au premier endroit un lièvre se lève ; aussitôt un aigle qui volait d’un vol favorable, apercevant le lièvre en fuite, fond dessus, le frappe, l’enlève dans ses serres, et, le portant sur un coteau voisin, fait tout ce qu’il veut de sa proie. Cyrus, à la vue de ce présage, est ravi, adore Jupiter roi, et dit aux assistants : « La chasse sera bonne, mes amis, si le Dieu le permet. »

Arrivé près des frontières, il se met en chasse comme d’habitude, et ses soldats, fantassins et cavaliers, le suivent comme pour faire lever le gibier. Cependant les meilleurs fantassins et cavaliers se divisent pour recevoir la bête et la poursuivre ; ils prennent une grande quantité de sangliers, de cerfs, de daims et d’onagres ; car il y a même encore de nos jours beaucoup d’onagres dans ces contrées.

La chasse finie, Cyrus arrive sur les frontières d’Arménie, et y fait prendre le repas. Le lendemain, il chasse de nouveau, en s’avançant vers les montagnes qu’il voulait gagner ; puis, la chassa terminée, il fait prendre le repas. Informé de l’approche des troupes de Cyaxare, il leur fait dire de prendre leur repas à la distance d’environ deux parasanges, jugeant qu’il couvrirait mieux par là ses desseins, et il mande à celui qui les commande, le repas fait, de venir vers lui. Pour lui, après le repas. Il convoque les taxiarques, et, quand ils sont réunis, il leur dit : « Mes amis, l’Arménien était autrefois l’allié et le tributaire de Cyaxare. Aujourd’hui, voyant l’approche des ennemis, il le méprise, il n’envoie plus de troupes, et ne paye plus le tribut. Il faut donc lui donner la chasse si nous pouvons. Or, voici ce que je crois bon de faire. Toi, Chrysantas, après quelques instante de sommeil, tu prends la moitié des Perses qui sont avec nous’, tu suis la route des montagnes, et tu t’empares des montagnes elles-mêmes, où l’on dit que, quand il a peur, l’Arménien s’enfuit ; des guides, je t’en donnerai. On dit donc que ces montagnes sont boisées, de sorte qu’il y a espoir qu’il ne vous verra point. Cependant si tu envoyais devant l’armée quelques hommes armes à la légère, ayant l’air d’une troupe de voleurs et par leur marche et par leurs habits, peut-être ces hommes-là rencontreraient-ils quelques Arméniens qu’ils prendraient et empêcheraient ainsi d’aller répandre l’alarme. Ceux qu’ils ne pourraient prendre, ils les mettraient en fuite, ce qui les empêcherait de voir l’armée tout entière et de croire à autre chose qu’à une attaque de voleurs. Voilà ce que tu as à faire. Moi, au point du jour, je m’avance avec l’autre moitié de l’infanterie et tous les cavaliers, et je marche, à travers la campagne, droit à la demeure du roi. S’il se met en défense, il est clair qu’il faudra combattre ; s’il se retire de la plaine, il est clair qu’il faudra courir après ; et s’il fuit vers les montagnes, là c’est ton affaire qu’il n’en échappe pas un. Figure-toi que c’est une chasse que nous allons faire ; nous, nous faisons la battue ; toi, tu te tiens aux filets. Souviens-toi qu’il faut attendre que les passages soient bouchés, avant de commencer la chasse, et n’oublie pas que ceux qui sont aux échappées doivent se cacher, afin de ne pas effaroucher les bêtes qu’on leur pousse. Cependant, Chrysantas, ne fais pas ici ce que tu fais parfois, vu ta passion pour la chasse. Souvent tu passes toute une nuit sans dormir. Aujourd’hui, laisse prendre à tes hommes ce qu’il leur faut de sommeil, afin qu’ils puissent y résister ailleurs. Ne te laisse pas non plus égarer à travers les montagnes, non pas faute de guides, mais parce que tu suis la bête où elle t’entraîne : ici ne te jette point dans des pas impraticables ; ordonne aux guides de te mener par le chemin le plus facile, à moins qu’un autre ne t’abrège de beaucoup ; pour une armée, le plus facile est le plus court. Enfin, comme c’est ton habitude sur les montagnes, ne te mets pas à courir et à te faire suivre à la course ; prends un pas que tout le monde puisse suivre, et hâte-toi lentement. Il est bon aussi que quelques-uns des plus dispos et des plus robustes demeurent quelquefois derrière, pour entraîner les autres : l’aile une fois passée, c’est un stimulant pour tout le monde de voir courir auprès de soi quand on marche. » Chrysantas, après avoir entendu ces recommandations, tout fier de la mission de Cyrus, prend des guides, sort, donne les ordres nécessaires à ceux qui doivent le suivre, et va se reposer. Quand ils ont dormi le temps convenable, ils s’avancent vers les montagnes. Cyrus, au point du jour, envoie un messager à l’Arménien avec mission de lui dire : « Arménien, Cyrus te prie de t’arranger de manière à lui amener au plus vite le tribut et l’armée. Et s’il te demande où je suis, dis-lui la vérité : que je suis sur les frontières. S’il te demande si je viens en personne, dis-lui la vérité : que tu n’en sais rien. S’il s’informe combien nous sommes, dis-lui d’envoyer quelqu’un s’en assurer. »

Le messager ainsi stylé, Cyrus l’envoie avec la pensée qu’il était plus amical d’agir ainsi que d’entrer sans avis préalable. Lui-même, après avoir assuré tout au mieux pour la route et pour le combat, s’il était nécessaire, se met en campagne. Il fait défendre à ses soldats de commettre aucun dégât ; et, si l’on rencontre quelque Arménien, de l’engager à avoir confiance, et à venir sans crainte vendre des vivres, partout où l’on serait, s’ils désiraient faire acheter de quoi manger ou de quoi boire.


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