Décadence (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 127-130).


Décadence


Le style de décadence… Style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants……
Ce n’est pas chose aisée, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore.
Théophile Gautier.


À Léon Sorg.


I


Art suprême du vers ! Art de la Décadence
Moderne ! — Mauvais goût exquis ! — Outrecuidance
Du Verbe, dont la robe a des paillettes d’or,
Et les épaules, des ailes, comme un condor !
Rhythme savant, desordonné, rhythme où s’égare
L’oreille paresseuse ! — Effroyable bagarre

Où le bon sens bourgeois ne se reconnaît plus !
Ô labyrinthe des poëtes chevelus !…

Ô labyrinthe éblouissant de pierreries !
Temple où la majesté des Idoles chéries
Rayonne — vierge de tous profanes regards —
Sous des flots bleus d’encens, devant nos yeux, hagards
D’extase !… — Pourquoi pas ? Nous sommes fanatiques,
Nous, héritiers tardifs des bardes romantiques ;
Mais la sérénité sied à notre dédain
Pour le doux rêvasseur au lyrisme anodin :
Le plus humble de nous a des pitiés sans borne
Pour l’inintelligent élégiaque morne
Qui vomit en distique ou soulage en tercet
Son admiration béate sur Musset,
[Ce fils gâté de l’Art, gaspilleur de génie,
Qui, sans rimes, roula des torrents d’harmonie
Dont chaque flot, grossi de nos pleurs, s’est jeté,
Superbe, aux gouffres bleus de l’immortalité !]

II


Ô Décadence ! Gloire !… — À nos aïeux antiques,
Frères, chantons en chœur de triomphaux cantiques !

— Stace ! Apulée, et toi, chèvre-pieds Martial,
Poëtes décadents ! Notre chant filial
Doit vibrer jusqu’à vous, nos ancêtres de Rome !
— Jusqu’à toi, Claudien ! — À toi, Juvénal, homme
Dont la colère a fait flamboyer sur César
Le formidable arrêt, terreur de Balthazar !
— Glorifions vos noms illustres, ô nos Maîtres !
Que notre gratitude, enclose au cœur des mètres
Retentissants, s’essore et vole à vos tombeaux
Chanter l’hymne pieux des poëtes nouveaux ;
Et répande à foison, sur vos cendres chéries,
Nos hommages, tressés en couronnes fleuries !

III


Comme vous — nous ferons scintiller des joyaux
En notre style, et sculpterons, en des noyaux,
De fabuleux palais aux colonnades folles !
— Ô Lilliput ! ô rêve !… Et nos rimes frivoles
Tintinnabuleront, clochettes de saphir
Et d’émeraude, au vol effréné du zéphyr,
En des beffrois où la fourmi la plus petite
Se blottirait — comme un soldat dans sa guérite.
Et nous enlacerons, en des rhythmes subtils,
La rareté de nos sentiments, fussent-ils
Plus ténus que des fils de vierge, et plus étranges
Que les tissus orientaux aux riches franges !


Décembre 1883.