Déchirement – Parfums dans l’ombre – C’est vrai, je me suis beaucoup plainte - Stances

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Poésies – Déchirement – Parfums dans l’ombre – C’est vrai, je me suis beaucoup plainte - Stances
Comtesse Mathieu de Noailles

Revue des Deux Mondes tome 15, 1903
POÉSIES


DÉCHIREMENT


Retirez-moi du cœur tous mes jardins d’enfance,
Tout ce qui coule encor de trop tendre en mon sang.
Maintenant que ma vie à sa langueur consent,
Je crains, ô souvenir, votre suave offense.

Les réveils d’autrefois ! lorsque dans les rideaux
Le soleil avivait l’odeur de la cretonne,
Et qu’ébloui de joie et d’azur l’on s’étonne
De revoir le jardin et ses bordures d’eau

Jardin tout engourdi de silence et de somme,
Où l’arbre est encor plein des frais soupirs du nord,
Où, dans l’air insensible et faible, rien encor
Ne bouge, ne travaille et n’appartient aux hommes

Jardin fleuri de buis, de verveine et de nard !
— Enfant qui t’asseyais sous les rhubarbes bleues,
Ton sort était léger comme le hochequeue,
Mais, ivre d’avenir, tu te disais : Plus tard !

Tu te disais : Plus tard, quand ce sera la vie !
Quand mes deux mains tiendront le bonheur vague et doux,
Quand mon cœur infini, mon front et mes genoux
Seront lourds de trésors et n’auront plus d’envie !

Cœur qu’un vent de désir chaque jour déplia,
Tu te disais : Plus tard, au temps des beaux voyages,
Respirer l’air, soufré par de secrets orages,
Dans des jardins pleins d’ombre et de magnolias !

— Enfans, regardez bien toutes les plaines rondes,
La capucine avec ses abeilles autour,
Regardez bien l’étang, les champs, avant l’amour,
Car après l’on ne voit plus jamais rien du monde.

Après l’on ne voit plus que son cœur devant soi,
On ne voit plus qu’un peu de flamme sur sa route,
On n’entend rien, on ne sait rien, et l’on écoute
Les pieds du triste Amour qui court ou qui s’assoit.

 — Ah ! si l’on t’avait dit que ce que l’on convoite,
Tandis qu’un beau Juin dehors baigne les prés,
C’est d’être tous les deux, dans l’ombre, à respirer
Les chers secrets dormant au creux des paumes moites.

Pauvre enfant qui jouais ! ah ! si l’on t’avait dit,
Quand ton arrosoir vert inondait les groseilles,
Que tes larmes plus tard, aux gouttes d’eau pareilles,
Crépiteraient ainsi par les soirs attiédis !

Si l’on t’avait appris qu’un cœur toujours malade,
Et blessé chaque soir d’ombre et de volupté,
Ne goûte qu’en mourant l’odeur des roses thé
Dans l’air chaud, remué par les cris des pintades ;

Ah ! si l’on t’avait dit, lorsque sous ton chapeau,
Tu riais de tenir du soleil dans tes lèvres,
Que l’été te serait un jour comme une fièvre,
Et qu’enfin ce serait atroce qu’il fît beau !

Chère douleur ! ô seul brisement délectable,
C’est donc vous que du fond des enfantines paix,
Nous attendions, nous appelions, que j’appelais
Quand les trop doux matins défaillaient sur le sable ;

Vous par qui l’on sanglote et vous par qui l’on rit,
— Rire d’inconsolable et mortelle allégresse ! —
O douleur, gardez-nous, que nous soyons sans cesse
Renversés en travers de vos genoux meurtris.

Qu’importe l’épuisante et l’ardente démence !
L’âpre gloire se tient près des plus faibles cœurs,
Faisons de notre vie, illustre par ses pleurs,
Une ville bâtie au bord d’un fleuve immense…


PARFUMS DANS L’OMBRE


Par ce soir fin, traînant et plat,
De la tristesse pleut des branches,
On respire, dans l’air qui penche,
Une odeur de secret lilas.

Ce lilas, derrière les grilles
D’un petit jardin triste et doux,
Donne un parfum plus fort, plus fou
Que ne font toutes les vanilles.

— Lilas qui passerez bientôt,
Votre cœur, plus qu’aucun cœur d’homme,
Vaut qu’on le révère et le nomme
Pour son délire et son fardeau.

Arbre mourant qui se consume
D’amour pour l’air des belles nuits,
Amant plein de divins ennuis
Couché sur l’insensible brume,

Vous qui sentez d’âpres langueurs
Vous percer jusqu’aux tendres moelles,
Et qui jetez jusqu’aux étoiles
Le désespoir de votre odeur,

Vous qui donnez en pure perte
De tels élans, de tels sermens,
Et votre fol énervement
Aux brises de la nuit inerte,

Vous dont l’extase est un tel cri
Que le rossignol même écoute
Le sanglot que fait sur la route
Un parfum si lourd, si meurtri,

Voyez comme je suis pareille
A tous vos pétales blessés,
Moi dont chaque nerf insensé
Est plus piquant qu’aucune abeille.

— Ah ! comment ne viennent-ils pas,
Les rêveurs, en pèlerinage,
Ce soir, ainsi que des rois mages,
Vers ma vie et vers ce lilas !

Ah ! quelle insurmontable ivresse,
Dont on n’aurait jamais joui,
— O mon lilas évanoui,
Vaut votre odeur et ma tristesse !

Toutes les barques d’Orient
Pleines de roses et d’épices,
Dans l’air suave, ardent et lisse,
Font un sillage moins criant

Que ne fait sur la douce allée
L’arôme du commun lilas,
Et que ne fait dans le soir las
Une âme toujours désolée.

— Ces frissons mous, ces pleurs démens,
Ces jets de soupir et de rêve,
Ce tendre cœur des fleurs, qui crève,
Ces bienheureux titubemens,

Ces lacs d’odeur dans les branchages,
Et cette belle humilité
Du soir, molli de volupté,
Qui veut qu’on l’use et le saccage,

Etés ! vous les verrez encor,
Vous en qui l’infini respire,
Mais moi ! qui dira mon délire
Le jour où mon corps sera mort…


C’EST VRAI, JE ME SUIS BEAUCOUP PLAINTE…


C’est vrai, je me suis beaucoup plainte
De l’amer bonheur de mes jours,
Des étés avec leurs jacinthes
Qui me brisaient le cœur d’amour.

Je me suis plainte, âpre et pâlie,
De vous, cher univers troublant,
Et de cette mélancolie
Qui tombe, au soir, des rosiers blancs.

Je me suis plainte et désolée
De n’avoir aimé qu’en pleurant
La chaude torpeur de l’allée
Où des groseilliers sont en rangs

De ne m’être assise qu’émue
Aux chaises de fer des jardins,
A l’heure où la feuille remue
Son ombre sur les cailloux fins,

De n’avoir, quand le verger brille,
Contemplé qu’en souffrant de tout
La paix des doubles camomilles
Dans le massif luisant et doux.

Je me suis plainte, ô Juillet tendre.
Chaque fois que vous reveniez
Vous rafraîchir et vous étendre
A l’ombre du faux-ébénier.

Mais maintenant bien autre chose
Tourmente ce cœur éploré,
Je ramène sur moi vos roses
Pour que mes bras soient déchirés,

Je courbe au-dessus de ma bouche
Tous les vents avec leurs parfums
Afin que mon âme se couche
Dans un arôme de miel brun,

Et je ne veux pas d’autre force
Que ma fatigue et son ardeur,
Qu’aucune ombre, qu’aucune écorce
Ne protège un si faible cœur,

Qu’aucune flèche, aucune flamme,
Qu’aucune aride pâmoison
Ne soit épargnée à cette âme
Qui veut défaillir de frisson,

Et qu’aucun clocher dans le monde
Ne soit si haut, ne soit si fort,
Ni si fêlé de lourdes ondes
Que ce cœur meurtri d’échos d’or…

 — Ah ! aimer tout ce qui tourmente !
L’été avec ses lis ouverts,
Et la fraîche odeur astringente
Qui monte, au matin, des prés verts.

Aimer les trompettes, les flûtes,
Être prêt à s’évanouir
Quand le son qui se répercute
Bosselle l’âme de plaisir.

— Ma vie, ô vie ample et facile,
Me pardonnerez-vous cela :
Je ne veux pas être tranquille,
Je vous mènerai, ô cœur las,

Dans toutes les grottes de larmes,
Dans des endroits chauds et glacés,
Et sur des routes de vacarme
Où vos deux pieds seront percés,

Je vous mènerai, chère vie,
Dans de si torrides étés
Que vous crierez, inassouvie,
Et les genoux épouvantés ;

Ma belle vie échevelée,
Si sensible et fine de peau,
Vous serez roulée et foulée,
Vous serez en plaie et lambeaux ;

Mais je vous dirai : ô mon être,
Portez mieux ce destin fatal ;
Peut-être il nous reste à connaître
Quelque amour qui fera plus mal…

STANCES


A Anne-Jules de Noailles.

Mon enfant, vous marchez dans les mêmes chemins
Où j’allais à votre âge,
Les herbes ne sont pas plus basses que mes mains
Et que votre visage,

Vous croyez que le vent et les vagues de l’eau
Sont les seules tempêtes,
Il est des cris plus longs et des plaisirs plus beaux
Que le ciel sur nos têtes,

Tout vous est incertain et tout vous est réel,
L’âme et l’azur des sèves ;
Un jour vous ne tiendrez que le miel et le sel
Des larmes et des rêves.

Ces rêves si dolens, si tendres et si durs
Dont je suis comme morte,
Mon enfant, entreront chez vous malgré le mur,
Les rideaux et la porte.

Même si je restais auprès de votre lit
Et contre vos fenêtres,
Je n’empêcherais pas que le soir amolli
Arrive et vous pénètre,

Même si je mettais sur vos yeux mes deux mains,
Vous sentiriez l’espace
Empli des lourds désirs et du sanglot humain
De toute votre race.

Votre cœur est plus frais que celui des lis gais
Et de la jeune abeille,
Mais un jour, vos chers poings ardens et fatigués
Presseront votre oreille,

Ce sera le geste âpre, aride, épouvanté,
Qui s’irrite et qui jure,
Dont j’ai, à chaque fois qu’est revenu l’été,
Déchiré ma figure ;

Pareille à vous, j’étais, dans le matin uni
D’une faiblesse extrême,
Quand je me suis blessée à ce mal infini
Qui nous vient de nous-même,

Et peut-être aurez-vous, un jour proche et doré,
Cette ardente secousse,
Puisque tout mon passé est malgré vous entré
Dans vos veines si douces…


Cesse MATHIEU DE NOAILLES.