Défense des droits des femmes/00b

La bibliothèque libre.
Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 1-15).

INTRODUCTION.

Je n’ai pu lire l’histoire du passé, et porter des yeux pleins d’une sollicitude affectueuse sur le présent, sans que les mouvements les plus mélancoliques d’une indignation douloureuse aient abattu mes esprits. Oui, j’ai soupiré quand je me suis vu forcée de confesser de deux choses l’une, ou que la nature a mis une grande différence entre un homme et un homme, ou que la civilisation, du moins telle qu’elle a eu lieu jusques à présent, s’est montrée partiale à l’excès. J’ai parcouru beaucoup de livres sur l’éducation nationale ; j’ai examiné avec la patience de l’observateur, la conduite des parents et la tenue des écoles ; quel a été mon résultat ? une conviction intime que l’éducation négligée de mes semblables est la principale source des maux que je déplore ; et que les femmes en particulier ont été rendues faibles et misérables par le concours de différentes causes, émanées toutes d’une première, qu’on va bientôt reconnaître. Dans le fait, la conduite et les manières des Femmes prouvent que leurs âmes ne sont pas dans un état de santé morale. Je les comparerais volontiers aux fleurs doubles, dont on sacrifie la force et l’utilité à la beauté, en les plantant dans un sol trop gras où leurs feuilles épanouies, après avoir amusé quelque-temps les regards d’un possesseur capricieux, se sèchent sur la tige sans attirer l’attention, long-temps avant la saison qui devait les voir arriver à une maturité féconde. — J’attribue, en grande partie, ce luxe stérile au système faux d’éducation emprunté des livres écrits sur ce sujet, par des hommes, qui, considérant les femmes plutôt comme les instruments de plaisirs de l’autre sexe, que comme des créatures humaines, ont aussi été plus jaloux d’en faire des maîtresses charmantes que des épouses raisonnables : Avouons que cet hommage spécieux nous a fasciné l’esprit, au point qu’aujourd’hui les Femmes, à quelques exceptions près, ne veulent qu’inspirer de l’amour, tandis qu’elles devraient nourrir une plus noble ambition, et s’attirer le respect par les qualités du cœur et de l’esprit.

Je ne puis donc passer sous silence, dans un traité sur les droits et les devoirs des Femmes, les ouvrages particulièrement consacrés à leur perfectionnement ; sur-tout quand je démontre d’une manière directe que ces faux raffinements n’ont fait qu’affaiblir les âmes des Femmes, et que les livres composés pour leur instruction, par des hommes de génie, ont eu le même effet que les productions les plus frivoles ; qu’enfin, nous n’y sommes regardées dans le vrai style du Mahométisme, que comme des femelles, et non comme une partie de l’espèce humaine ; tandis qu’il est pourtant reconnu que c’est la raison seule, susceptible de perfectionnement, qui élève l’homme au-dessus de la brute, et a mis le sceptre de la nature dans ses faibles mains.

Je serois pourtant fâchée qu’eu égard à ma qualité de Femme, mes lecteurs supposassent que je veux agiter avec violence ; la question en litige sur l’égalité ou l’infériorité de mon sexe : Néanmoins, puisque ce sujet se trouve sur mon chemin, et que je ne saurois éviter de le traiter sans exposer l’intention de mes raisonnemens à être mal saisie, je vais m’y arrêter un instant pour en dire en peu de mots mon opinion. — On remarque en effet que dans l’ordonnance du monde physique, la femelle est inférieure au mâle. Le mâle presse ; la femelle cède. — Telle est la loi de la nature, et il ne paroît pas qu’elle doive être suspendue ou abrogée en faveur de la Femme. Cette supériorité physique est incontestable. — C’est même une prérogative brillante ! mais, non content de cette prééminence naturelle, l’homme essaye de nous abaisser encore davantage, uniquement pour nous rendre les objets attrayans d’un quart-d’heure d’attention ; et les Femmes énivrées des adorations que leur prodiguent des hommes qui n’obéissent alors qu’à l’empire de leurs sens, ont le tort impardonnable de ne pas chercher à faire naître un intérêt durable dans leurs cœurs, ou à devenir les amis de leurs semblables qui trouvent du plaisir dans cette société.

Je m’attends à une objection : — J’ai par-tout entendu crier contre des Femmes masculines qui, voulant ressembler aux hommes, cessent d’être elles, sans devenir eux. Mais où en trouve-t-on de ces Femmes-là ? Si par cette appellation les hommes prétendent s’élever contre leur propre ardeur à chasser, jouer et boire, je me joindrai de tout mon cœur à eux ; mais si c’est contre l’imitation des vertus viriles, ou, pour parler plus exactement, contre l’acquisition de ces talens et de ces vertus dont l’exercice ennoblit le caractère humain, et éleve les Femmes dans la balance des êtres animés jusques à leur vraie place, c’est-à-dire, à être comprises dans l’acception générique du mot espèce humaine : — j’espère que tous ceux qui les voyent d’un œil philosophique, se réuniront avec moi pour souhaiter qu’elles deviennent plus mâles de jour en jour.

Cette discussion partage naturellement mon sujet : Je considérerai d’abord les Femmes sous le grand point de vue de créatures humaines, placées sur cette terre, avec les hommes, et aussi bien qu’eux, pour y développer leurs facultés ; je montrerai particulièrement ensuite la destination qui leur est propre.

Je serai bien aise aussi d’éviter un écueil sur lequel ont donné beaucoup d’écrivains d’ailleurs estimables. Les instructions adressées jusqu’ici aux Femmes, n’ont guères été applicables qu’aux Ladies, aux Femmes d’un rang distingué ; j’en excepte pourtant le petit nombre d’avis indirects répandus dans l’ouvrage intitulé Sandford et Merton. Pour moi, en parlant à mon sexe, d’un ton plus ferme, j’ai principalement en vue les Femmes de la classe moyenne, parce que je les crois dans l’état le plus naturel. Peut-être les semences d’un faux rafinement, de l’immoralité, du sot orgueil, ont-elles toujours été versées dans la société par celles de la haute-classe. Des êtres foibles, factices, élevés d’une manière prématurée, et contre nature, au-dessus, ou pour mieux dire, hors de la Sphère des besoins et des affections de leur espèce, sappent les bases de la vertu, et répandent la corruption dans toute la masse sociale ? Comme classe du genre-humain, ces êtres semblent mériter la pitié. Il faut convenir que l’éducation des riches tend à les rendre vains et ineptes à s’aider eux et les autres. Leur cœur, quand il vient s’épanouir, n’est point fortifié par la pratique de ces devoirs, dont l’accomplissement donne de la dignité au caractère de l’homme. — Ils ne vivent que pour s’amuser, et d’après les mêmes lois qui produisent invariablement dans la nature de certains effets, ils ne sont bons non plus qu’à procurer de bonne heure aux autres des amusemens stériles.

Mais, me proposant d’examiner séparément les divers rangs de la société, et le caractère moral des Femmes de chaque classe, je crois que ces apperçus doivent suffire quant à présent ; et je me suis contentée d’éfleurer ce sujet, parce qu’il me paroît de l’essence d’une introduction d’indiquer rapidement, le contenu de l’ouvrage qu’elle prépare à lire.

J’espère trouver grâce aux yeux de mon propre sexe, si je traite les Femmes comme des créatures raisonnables, au lieu de flatter leurs attraits séducteurs, et de les regarder comme dans un état d’enfance perpétuelle, qui les rend incapables de se soutenir sans lisières. Je désire vivement de montrer en quoi consiste la véritable dignité, la félicité réelle de l’homme. — Je désire persuader aux Femmes qu’elles doivent tâcher d’acquérir la force de l’ame et du corps, et les convaincre que des phrases mielleuses, la sensibilité exagérée du cœur, la délicatesse outrée de sentimens, et le rafinement exquis du goût sont presque synonymes des différentes épithètes consacrées à exprimer la foiblesse. En un mot, que ces êtres qui ne sont que des objets de pitié, et de cette espèce d’affection qu’on a nommé tendresse, ne tarderont pas à devenir les objets du mépris.

Laissant donc de côté ces jolies petites phrases féminines, dont les hommes ont la complaisance de faire usage pour nous adoucir notre dépendance servile, et dédaignant cette élégance qui annonce la molesse de l’ame, cette sensibilité exquise, cette docilité si douce, cette souplesse de mœurs que l’on suppose les caractéristiques sexuelles d’une enveloppe plus foible, je souhaite faire voir que l’élégance est au-dessous de l’énergie de la vertu, que le premier objet d’une ambition louable doit être d’obtenir un caractère marquant, comme être humain, sans égard à la différence du sexe, et qu’on ne sauroit mieux juger les vues secondaires, qu’en les éprouvant à cette pierre de touche.

Telle est l’esquisse heurtée de mon plan ; et si je puis rendre ma conviction avec les émotions vives que j’éprouve toutes les fois que je médite sur ce sujet, quelques-uns de mes lecteurs sentiront dans cet ouvrage les leçons imposantes de l’expérience, et le caractère auguste de la réflexion. Animée par l’importance de cette matière, assurément je ne me rabaisserai pas jusqu’à la petite recherche d’arrondir des périodes, et de polir mon style. — Je vise à être utile ; la sincérité ne doit pas me permettre d’affectation. Je suis plus jalouse de persuader par la force de mes raisonnemens, que d’éblouir par le brillant de ma diction. J’en préviens d’avance, qu’on ne s’attende à trouver ici ni cet arrangement symmétrique de phrases, ni cette enflure sentimentale, qui, ne venant que de la tête, n’arrive jamais au cœur. — Économe d’un tems précieux, je m’occuperai de choses, et non de mots ; et m’efforçant de rendre les personnes de mon sexe des membres plus respectables de la société, j’éviterai soigneusement ce langage qui s’est glissé des essais moraux dans les romans, et des romans dans les lettres familières, et même dans la conversation.

Ces jolis petits riens, ces expressions chargées de la beauté réelle de la sensibilité, tombant nonchalamment des lèvres, gâtent le goût en créant une sorte de délicatesse que j’appelerois volontiers maladie de nerfs, et qui écarte toujours de la simple vérité sans atours ; en nous inondant de ces sentimens maniérés, de ces transports excessifs, capables d’étouffer les émotions naturelles du cœur, ils rendent insipides les plaisirs domestiques, qui devroient adoucir l’exercice de ces devoirs sévères, par lesquels un être raisonnable et immortel se prépare à agir un jour dans une sphère d’un ordre supérieur.

On s’est plus occupé dans ces derniers tems de l’éducation des Femmes, que par le passé. Cependant on les regarde encore comme un sexe frivole ; et les écrivains qui veulent les corriger par la satyre ou l’instruction, leur prodiguent encore les sarcasmes ou la pitié. L’on n’ignore pas qu’elles continuent de perdre les premières années de leur vie à se donner une teinture de connoissances, un vernis agréable, mais léger. Pendant ce tems, la force du corps et celle du caractère, se trouvent sacrifiées aux notions peu chastes, libertines même, tranchons le mot, que les hommes ont prises de la beautés, elles-mêmes les immolent au désir d’un établissement ; — car la seule voie, pour les Femmes de s’élever, dans le monde, c’est le mariage, et ce violent désir, étouffant toutes leurs idées morales pour n’en laisser subsister que de basses, à peine sont elles mariées, qu’elles se conduisent comme des enfans. Elles s’habillent, mettent du blanc, du rouge, et on nomme ces poupées le plus bel ouvrage’du créateur. — Ces êtres foibles et dégradés ne sont bons, suivant moi, qu’à figurer dans un harem ! — je le demande en bonne foi, de pareilles Femmes sont elles en état de gouverner une famille, ou de prendre soin des pauvres petites créatures si intéressantes qu’elles mettent au monde ?

Si donc on peut inférer justement de la conduite présente du sexe, de son amour effréné pour le plaisir qui remplace l’ambition ou ces passions d’un caractère plus noble, dont l’effet est d’élever et d’aggrandir l’ame, que l’instruction que les Femmes ont reçue jusqu’ici n’a tendu, comme la constitution civile de la société, qu’à les rendre les objets insignifians du désir des hommes, et les propagatrices d’une espèce insensée ! si l’on peut prouver qu’en visant à en faire des Femmes accomplies, sans cultiver leur intelligence, on les a tirées de la sphère de leurs devoirs, et rendues ridicules et inutiles, dès que la fleur passagère de leur beauté s’est évanouie[1] ; je présume que les hommes raisonnables me pardonneront d’essayer de persuader à mon sexe de devenir plus mâle et plus respectable.

Dans le fait, ce mot mâle, dont on s’épouvante, n’est qu’un fantôme ; rassurez-vous ! les Femmes n’acquèreront jamais trop de courage et de bravoure ; leur infériorité apparente, relativement à la force corporelle, les tiendra toujours jusqu’à un certain point dans la dépendance des hommes, dans les différens rapports de la vie ; mais pourquoi l’augmenter par des préjugés qui donnent un sexe à la vertu, et confondent des vérités simples avec des rêveries sensuelles ?

En effet, les Femmes sont si dégradées par les fausses notions de leur excellence, que je ne crois pas avancer un paradoxe, en assurant que cette foiblesse artificielle produit d’un côté un penchant à tyrannie, et de l’autre, donne naissance à la ruse, l’antagoniste naturel de la force ; ce qui engage les Femmes à prendre ces méprisables airs enfantins, par lesquels, en excitant le désir, elles détruisent l’estime. Qu’on n’entretienne plus ces préjugés, et ils retomberont naturellement à la place inférieure, mais respectable, qu’ils doivent occuper dans la vie.

Je me crois dispensée d’avertir que je parle à présent du sexe en général. Plusieurs individus ont plus de bon sens que leurs corrélatifs mâles ; et comme rien n’a de prépondérance où il y a un effort constant pour maintenir l’équilibre, que ce qui est doué naturellement d’une gravité plus grande, quelques Femmes gouvernent leurs maris sans se dégrader elles-mêmes, parce que c’est toujours l’intelligence qui tient le scèptre.



Fin de l’Introduction.
  1. Un écrivain brillant, dont je ne me rappelle pas le nom, demande sérieusement, et il n’a pas tort, dans l’ordre actuel de choses, à quoi les Femmes sont bonnes dans ce monde, quand elles ont atteint la quarantaine ?