Déficits et excédens des budgets européens

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Déficits et excédens des budgets européens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 75-102).
DÉFICITS ET EXCÉDENS
DES
BUDGETS EUROPÉENS

Le commencement du XXe siècle nous fait assister à de singuliers phénomènes. Pendant que le crédit de quelques Etals, tels que l’Italie, l’Espagne, s’élève dans une proportion notable, on voit celui de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, non pas péricliter, mais subir une éclipse. Alors que certains budgets qui, pendant de longues années, eurent à lutter contre des difficultés de toute sorte sont aujourd’hui en équilibre ou se soldent même en excédent, ceux de nations dont la puissance financière était jusqu’ici considérée comme de premier ordre donnent le spectacle fâcheux de dépenses sans cesse accrues, de crédits ouverts, sans compter, aux ministères dépensiers par excellence, de sacrifices toujours plus grands demandés aux contribuables, de surcharges d’impôts qui finissent par lasser leur patience et par avoir un contre-coup sur la situation économique générale. Les pays que nous avons choisis comme types de cette évolution récente nous donnent l’occasion de mesurer le chemin parcouru depuis quelques années, de montrer les progrès des uns et le recul des autres.


I

A tout seigneur tout honneur. Les budgets français luttent depuis plusieurs années contre un déficit chronique, qui emprunte un caractère exceptionnel de gravité au fait qu’il se produit en dépit des économies considérables obtenues par les conversions de rente, en présence d’une dette perpétuelle et amortissable qui ne diminue pas et d’une dette viagère qui augmente chaque année. Non seulement la dette perpétuelle ne diminue pas, mais à chaque instant elle croît en capital, comme cela a été le cas lors de la capitalisation de l’indemnité chinoise, qui a donné lieu à un emprunt de 265 millions, et lors de la conversion du 3 1/2 en 3 pour 100, au mois de juillet 1902, qui s’est traduite par un accroissement en capital de 69 millions de francs. Le déficit du budget de 1901 est évalué par M. Dubost, rapporteur général du Sénat[1], à 261 millions, et celui de 1902 à 279 millions, soit au total 540 millions. Ces 540 millions ont été fournis par l’emprunt en rentes jusqu’à concurrence de 218 millions et par les ressources de la trésorerie, c’est-à-dire par l’emprunt à court terme, jusqu’à concurrence de 322 millions. Hâtons-nous d’ajouter que ces chiffres ont été contestés, et à juste titre. Notre comptabilité publique et surtout la complication d’écritures qui résulte des rapports de l’Etat avec les Compagnies de chemins de fer, sont telles que la réalité budgétaire n’est pas toujours aisée à dégager. M. Berteaux, rapporteur général du budget de 1903 à la Chambre des députés, résumait les résultats de 1902 par un déficit de 115 millions, et rappelait qu’il avait fallu émettre, au cours de l’exercice, 64 millions d’obligations à court terme pour parer à divers besoins et servir les garanties d’intérêt aux chemins de fer.

En présentant le projet de budget pour 1903, le rapporteur général ne cachait pas au Sénat que cet équilibre apparent masque en réalité un déficit : sans parler de 60 millions de crédits supplémentaires qu’il s’attend à voir s’ajouter, en cours d’exercice, aux dépenses prévues, les recettes comprennent le produit de l’émission d’obligations à court terme pour 40 millions, de sorte que l’emprunt alimente, une fois de plus, des dépenses qui devraient être couvertes par les ressources normales. Aussi M. Dubost ne ménage-t-il pas au pays les avertissemens salutaires : les dépenses sont excessives, nous dit-il ; leur accroissement moyen, de 60 millions par an, est plus que double de celui des recettes. Le service de la dette viagère, c’est-à-dire des pensions civiles et militaires, atteint la somme formidable de 87 millions pour les unes et 169 pour les autres ; en face de ces sommes, il n’y a de rentrées au budget que pour un chiffre de 36 millions. Le moment semble venu de remplacer cette organisation pitoyable par un système rationnel d’assurance qui garantisse à chacun une retraite proportionnelle aux retenues qu’il a subies, alors qu’aujourd’hui, malgré ces énormes sacrifices budgétaires, il arrive à chaque instant qu’un fonctionnaire meure peu de temps avant d’avoir atteint la limite d’âge ou de service et laisse les siens sans droit à recouvrer aucune fraction des sommes qu’il a versées à l’Etat en vue de se constituer un droit à la retraite. L’analyse du budget de la Guerre, à laquelle M. Dubost s’est livré, est du plus haut intérêt. Il a montré combien les dépenses en étaient mal réglées, comment la partie purement administrative gagnerait à en être dégagée ; peut-être serait-ce là un moyen d’arrêter l’inquiétante progression d’un chapitre qui, de 1887 à 1900, a passé de 636 à 743 millions (dépenses ordinaires et pensions), sans compter une quarantaine de millions de frais extraordinaires. M. Dubost, avec un remarquable courage, proclame que nous ne pouvons, alors que notre population ne représente pas plus des deux tiers de celle de l’Allemagne, entretenir des effectifs égaux à ceux de cette dernière ; il développe un plan de remaniement des services d’approvisionnement, de fournitures, de remonte, de l’artillerie et du génie, duquel il espère une économie d’une centaine de millions. En attendant le jour heureux d’une semblable réforme, qui aurait le meilleur effet, non pas seulement sur nos finances, mais sur notre armée, qu’elle débarrasserait d’une série de besognes administratives, notre budget de prévision pour 1903 se présente en déficit de 40 millions : les impôts et revenus publics, les produits du domaine, de monopoles et exploitations de l’Etat atteignent 3 488 millions, alors que les dépenses sont prévues pour 3 528 millions.

En voici le résumé :

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Dépenses Millions Recettes Millions
Dette publique 1 180 Contributions directes et taxes assimilées 540
Pouvoirs publics 13 Enregistrement 570
Guerre et Marine 1 000 Timbre et opérations de bourse 183
Services généraux des autres ministères 856

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Dépenses Millions Recettes Millions
Frais de régie, de perception, d’exploitation, des impôts et revenus publics 438 Taxe 4 p. 100 sur revenu des valeurs mobilières. 82
Remboursements et restitutions, non-valeurs et primes 41 Douanes 411
Contributions indirectes 600
Sucres 134
Tabacs, allumettes, poudre 474
Postes, télégraphes, téléphones 273
Diverses exploitations 21
Domaine 55
Produits divers..... 70
Recettes d’ordre 73
Recettes en Algérie 2
Émission d’obligations à court terme 40
3528 3528

Ce budget ne comprend d’autre amortissement que le remboursement d’une série de la rente 3 pour 100 amortissable. On nous dit bien que, dans le service de la dette, se trouvent compris un certain nombre de remboursemens, d’annuités régulièrement servies, notamment à des Compagnies de chemins de fer ; que les 40 millions empruntés représentent un prêt d’égale importance fait par l’État aux grandes Compagnies de chemins de fer sous forme de garantie d’intérêt ; mais la date du remboursement de ces avances est incertaine ; pour plusieurs Compagnies, elle est, à coup sûr, très lointaine. Ç’avait été une des réformes les plus heureuses de nos précédens budgets que de faire rentrer dans les dépenses ordinaires ces garanties d’intérêt, qui constituaient, à condition d’être prélevées sur nos ressources normales, une réserve latente pour l’avenir. On sait combien nous en avons besoin. A part la nue propriété des voies ferrées, dont la jouissance reviendra à l’État vers le milieu du siècle, nous ne possédons aucun patrimoine dont la valeur puisse être mise fin regard du fardeau énorme de notre dette. Nous rappellerons dans un instant combien la situation d’autres puissances est différente : les unes, comme l’Angleterre, consacrent, en temps normal, des somme : ; considérables au rachat de leur dette ; d’autres, les États allemands, par exemple, possèdent un domaine dont la valeur et le revenu surpassent le capital et l’intérêt de la Dette publique.

C’est un fonds d’amortissement qui nous manque, celui que M. Thiers réclamait impérieusement au lendemain de la guerre de 1870 ; celui dont M. Rouvier rappelait l’autre jour la nécessité. Mais, puisqu’il n’existe pas, ou qu’il est insuffisant, ou qu’il est annihilé par des emprunts directs et occultes d’un montant supérieur, il faut que nous recherchions les moyens de le rétablir dans notre budget avec l’ampleur que commande une dette de plus de 30 milliards. Comment ne pas être effrayés d’une situation qui se manifeste par les symptômes suivans : accroissement de la dette consolidée et viagère, accroissement des dépenses de toute nature, fléchissement des plus-values qu’on peut appeler normales dans le rendement des impôts et qui résultent de la multiplication des habitans, chez des nations plus favorisées que la nôtre sous ce rapport, et du développement régulier de la richesse publique ? Aussi longtemps que la marche des dépenses ne dépasse pas celle de ces plus-values, on peut à la rigueur n’en être pas trop préoccupé, bien que, selon nous, la véritable destination de ces excédens doive être l’amortissement de la dette. Mais, lorsque la progression des dépenses s’accélère d’une façon inquiétante, que c’est par soixantaine de millions qu’elle se chiffre, et qu’en regard on voit les impôts et particulièrement les taxes indirectes, qui reflètent bien les mouvemens de la richesse publique, présenter des signes non équivoques de ralentissement, la situation devient dangereuse.

Si les chiffres indiqués plus haut par nous ne se suffisaient à eux-mêmes et ne parlaient pas avec une éloquence fâcheuse, nous trouverions d’autres preuves des difficultés au milieu desquelles nous nous débattons dans la recherche pénible de taxes nouvelles qui a marqué l’éclosion du dernier budget. Nous ne parlons pas des lois que le ministre a courageusement demandées au Parlement pour faire cesser les fraudes des bouilleurs de cru et les abus des consommations en franchise dans les zones douanières, mais de la taxe sur le pétrole, qui compromet une industrie organisée sur la foi des tarifs établis, de la taxe sur les contrats d’assurance, qui frappe la prévoyance du père de famille dans ce qu’elle a de plus légitime, et d’autres semblables qui, pour jeter quelques millions en proie au minotaure, apportent le trouble dans les affaires. De semblables mesures sont un avertissement, elles indiquent que le pays donne tout ce qu’il peut et doit donner à l’État, et que ce n’est pas dans l’accroissement des recettes qu’il convient de chercher l’équilibre budgétaire, mais dans la diminution des dépenses. C’est ici qu’il faut porter le fer rouge, c’est ici qu’il faut avoir le courage de regarder le mal en face et d’envisager, non pas un remède passager, mais une orientation courageuse de notre politique générale qui nous permette de retrouver la santé financière. Il semble qu’à cet égard des idées nouvelles commencent à pénétrer les milieux parlementaires : des paroles significatives ont été prononcées à la tribune du Palais-Bourbon. M. Ribot, dans un éloquent discours, s’écriait : « Si je ne veux pas que les dépenses militaires augmentent, c’est parce que je veux l’armée la plus forte que nous puissions avoir. L’armée ne sera forte qu’à la condition d’être proportionnée à la population et à notre budget... C’est une opinion réfléchie de ma part : je l’apporte à cette tribune parce que je considère comme mon devoir de l’exprimer... Il faut une armée appropriée, adaptée et à l’état de la population et aux ressources dont nous disposons. On a été imprudent, on a été entraîné à des charges exagérées, on a voulu suivre l’Allemagne, ce qui était impossible, puisqu’elle a une population de moitié plus considérable que la nôtre... On a voulu des unités plus nombreuses chez nous qu’en Allemagne. C’est une faute énorme, parce qu’au lieu de fortifier l’armée, on l’affaiblit[2]. »

M. Ribot n’a pas été le seul, dans la discussion du budget de l’année courante, à signaler le danger. Deux mois plus tard, M. le ministre des Finances a prodigué de salutaires avertissemens : « Dans les pays qui nous entourent, a-t-il dit, on a fait des dépenses considérables pour l’armement ; des efforts immenses ont été accomplis pour augmenter la marine et pour conquérir un domaine colonial ; comme les autres, nous avons poursuivi à la fois ces objectifs très divergens, fort difficiles à concilier, et nous sommes arrivés au même résultat... En Allemagne, en Autriche, dans les pays même secondaires qui nous entourent, partout on constate dans les budgets l’augmentation des dépenses et le déficit. Une seule nation fait exception, c’est l’Italie. »

Le même jour, M. Rouvier a ajouté les paroles mémorables que voici :

« Il faut que nous soyons convaincus que, si grandes que soient les ressources de la France, il est absolument impossible de poursuivre tout à la fois une politique militaire qui nous permette d’équilibrer nos forces avec celles de nos rivaux sur le continent, une politique maritime qui nous permette de tenir tête à ceux qui sont les maîtres de la mer, une politique coloniale qui, en s’étendant sans cesse, augmente chaque jour le chiffre des dépenses... Si vous vous laissez entraîner à des augmentations continuelles de crédits, comme le Parlement l’a fait dans la dernière législature quand il a proclamé le programme naval et celui de la défense des colonies au delà des demandes du gouvernement, vous serez exposés à manquer de ressources pour d’autres dépenses nécessaires. Après que vous aurez porté votre effort sur la guerre, la marine, les colonies, le budget vous apparaîtra encore sous son autre aspect, l’aspect pacifique et fécond ; et vous aurez à songer aux travaux publics, à l’instruction publique. Quelles que soient nos ressources, si nobles que soient les aspirations qui nous entraînent dans la voie féconde que je viens d’indiquer, il est chimérique de penser qu’aucun pays, aucun peuple, aucune puissance puisse à la fois poursuivre financièrement autant de buts si divers et, j’ose dire, si peu cohérens... Vouloir tout faire, tout aborder à la fois, ce serait préparer une situation dont, quelle que soit notre puissance financière, quelque grandes que soient les ressources de notre nation, il nous serait impossible de sortir ; ce serait briser d’avance tout effort en vue de reconquérir pour nos finances l’élasticité que notre premier devoir est de leur rendre. »

Ces déclarations devraient marquer le point de départ d’une évolution dans la gestion de nos finances. Ce n’est pas en établissant de nouveaux impôts que nous leur rendrons l’élasticité que le ministre a bien raison de considérer comme nécessaire. C’est du côté des dépenses que notre attention doit se porter. Le rapporteur général du budget au Sénat a tracé un commencement de programme. M. Ribot a montré qu’il était encore plus important d’avoir des réserves économiques que de tendre jusqu’à 1 extrême limite des préparatifs militaires, mal en rapport avec l’exiguïté relative de notre population ; le ministre s’est implicitement rallié à ces déclarations : c’est au Parlement à prendre les mesures qui traduiront et appliqueront ces idées.


II

Le pays du monde qui a vu depuis quelques années se transformer le plus radicalement sa situation financière et économique est la Grande-Bretagne. La guerre du Transvaal a marqué l’apogée de ce que l’on pourrait appeler l’impérialisme aigu de nos voisins. Depuis que la reine Victoria avait ajouté à son titre royal celui d’impératrice des Indes, l’esprit de conquête, si peu en faveur chez les Anglais de la première moitié du XIXe siècle, avait fait parmi eux de singuliers progrès : presque chaque année, de nouvelles expéditions coloniales l’attestaient. La guerre entreprise en octobre 1899 contre les Boers et qui ne se termina que trois ans plus tard, par la paix conclue le 31 mai 1902, mit à une singulière épreuve et l’énergie anglo-saxonne et les ressources du Trésor britannique. Ce fut le plus grand effort militaire et financier de nos voisins depuis la clôture des guerres de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe siècle. Au cours de cette période presque centenaire, l’Angleterre avait été entraînée dans une seule guerre européenne, celle de Crimée : grâce à notre concours chevaleresque, ce fut l’armée française qui porta le principal poids de cette longue et pénible campagne ; le contingent de nos alliés ne représenta qu’une faible proportion de nos effectifs. Le coût de l’expédition, qui ne dépassa pas 2 milliards de francs pour l’Echiquier britannique, fut couvert moitié par l’emprunt, moitié par l’impôt. Gladstone, qui était alors au pouvoir, insista pour que la plus grande partie de ces frais fussent demandés sans délai aux contribuables : les sacrifices qu’exige la guerre sont un frein, disait-il, que la Providence a mis à l’ambition des peuples, qui, sans cela, serait insatiable. Ce fut aussi la seule époque où, depuis la clôture de ce que l’on pouvait appeler le compte des guerres napoléoniennes, le grand livre de la Dette publique se rouvrit à la Banque d’Angleterre : une émission de 400 millions en consolidés eut lieu en 1855. Mais on peut dire que ce ne fut qu’un accident dans la politique admirable de réduction de la dette que les chanceliers de l’Echiquier poursuivirent à peu près sans interruption jusque vers la fin du XIXe siècle.

Nous avons décrit ici même les procédés multiples et ingénieux au moyen desquels des hommes d’Etat anglais ont travaillé à diminuer le fardeau qui pesait sur le contribuable[3], soit en rachetant au moyen d’excédens budgétaires des rentes qui étaient aussitôt annulées, soit en transformant des rentes perpétuelles en annuités terminables, soit en permettant aux propriétaires de s’affranchir de certains impôts moyennant remise au Trésor de titres de rentes. Le résultat de ces efforts était double : il allégeait la somme annuelle du service de la dette et, en raréfiant les titres de celle-ci, il en faisait monter le cours : le niveau du crédit britannique s’élevait sans cesse ; à la veille du XXe siècle, le 2 3/4 atteignit le cours de 115 pour 100. Or, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, les consolidés anglais viennent de tomber au-dessous de 90. Il est vrai que le revenu, qui en était de 2 3/4 depuis 1888, est ramené à 2 1/2 depuis le 1er avril 1903. Mais cette baisse n’en est pas moins frappante. En octobre 1899, au moment de la déclaration de guerre du Transvaal, les consolidés étaient encore cotés 103 ; depuis lors, nous avons assisté à une baisse progressive, interrompue par quelques reprises, comme celle qui se produisit au printemps de 1902, lors de la conclusion de la paix dans l’Afrique du Sud. Cette baisse est d’autant plus significative que le marché de Londres ne paraît point encore de force à l’enrayer et que la masse de titres flottans indique que les capitalistes, en dépit de l’attrait que cette chute profonde semblerait devoir exercer sur eux, ne se hâtent point de venir acheter le fonds national à un taux inconnu depuis longtemps.

Ce n’est pas seulement le gouvernement anglais qui, par ses emprunts répétés, pèse sur le marché. Les municipalités, en particulier celle de Londres, font des appels réitérés à l’épargne et contribuent dans une large mesure à l’abaissement du niveau du crédit public anglais. On a calculé que, d’ici au milieu de l’année 1904, le Conseil de comté de la capitale empruntera 460 millions de francs. Le socialisme municipal qui sévit en Angleterre impose aux villes des charges croissantes pour assurer l’exécution de services jusque-là confiés à des compagnies particulières. Le fonds des emprunts locaux (Local loans stock), créé par Goschen pour subvenir en partie aux besoins des autorités provinciales et communales, est aussi en augmentation constante et a donné lieu à la création de titres pour plus de 1 400 millions de francs. De toutes parts, les placemens de ce genre, considérés comme de premier ordre, sont offerts aux capitalistes : aussi le Financial News a-t-il pu dire que ces valeurs, connues sous le sobriquet de « dorées sur tranche » (giltedged securities), voient leur dorure pâlir rapidement.

Une autre cause de la situation monétaire difficile dans laquelle se trouve en ce moment le marché de Londres est la diminution du portefeuille étranger des Anglais ; ils n’ont pas cessé, depuis un certain temps, de vendre les fonds russes, autrichiens, hongrois, italiens, espagnols, portugais, américains, que, à d’autres époques, ils avaient absorbés en quantités considérables. Ils ont perdu de ce chef une ressource annuelle qui leur permettait de solder l’excédent de leurs importations sur leurs exportations de marchandises, et qui approche de 5 milliards de francs.

Et il n’est pas à prévoir que les placemens anglais en valeurs étrangères reprennent à brève échéance leur importance d’autrefois : car les appels de fonds aux capitaux indigènes pour des besoins intérieurs se multiplient. Voici que M. Wyndham a déposé un projet de loi ayant pour but de venir en aide à l’agriculture irlandaise, c’est-à-dire de faire des avances aux fermiers pour leur permettre de racheter les terres qu’ils occupent, et d’accorder en même temps aux propriétaires, aux frais du Trésor impérial, d’après une échelle établie par la loi, une bonification sur le prix qui doit leur être payé. On prévoit que ces paiemens donneront lieu à des créations successives d’un fonds 2 3/4 pour 100, dont le total pourra s’élever jusqu’à 2 milliards et demi de francs. Les Anglais estiment que, si cette mesure met fin à la guerre agraire qui désole l’ile-sœur, ce ne sera pas acheter trop cher la pacification de l’Irlande. Ils ont raison : mais cette nouvelle émission, si même elle ne dépasse guère, au début de l’opération, une centaine de millions par an, ne laissera pas que de peser sur le marché des fonds publics.

Les emprunts, d’ailleurs, ont été loin de suffire à équilibrer les budgets ; il a fallu, à diverses reprises, élever les impôts existans et en créer d’autres. Voici le détail de ces taxes nouvelles, divisées en deux catégories, celle des droits de douane et celle du revenu intérieur :

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Millions de francs.
Nouveaux droits de douane Thé, 20 centimes (2 d.) par livre 54
« Tabac, 40 centimes (4 d.) par livre. 34
« Alcool, 60 centimes (6 d.) par gallon 6
« Sucre, 5 fr. 23 (4 s. 2 d.) par quintal 122
« Charbon, 1 fr. 25 (1 s.) par tonne exportée 53
« Grains et farine, 30 et 50 centimes par quintal 67 336
Revenu intérieur Bière, 1 fr. 25 (1 s.) par baril 45
« Alcool, 60 centimes (6 d.) par gallon. 23
« Income tax (augment.) 4 d. en 1900-1901
« « 2 d. en 1901-1902
« « 1 d. en 1902-1903 444
« Glucose 2 514
Total général des augmentations d’impôt 850

D’autre part, la dette a été augmentée de 4 milliards, qui se décomposent comme suit :

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Millions de francs
Bons du Trésor 328
Bons de l’Échiquier 3 0/0. 605
Emprunt de guerre 2 3/4. 757
Consolidés 2 1/2 2 310
4 000

Le tableau que voici montre ce qu’a été la dette anglaise dans les temps modernes, depuis la fondation de la Banque d’Angleterre, qui suivit de près la chute définitive des Stuarts et l’avènement de la maison d’Orange

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Millions de francs. Millions de francs.
1694 15 1816 22 400
1700 120 1825 21 300
1725 1 220 1850 21 000
1750 1 830 1875 19 300
1775 3 270 1898 17 000
1800 12 000 1903 21 420

La dette actuelle comprend : ¬¬¬

Millions de francs
Consolidés 2 1/2 14 900
Bons 3 0/0 de l’Échiquier échéant en 1903 et 1905 605
Annuités 2 3/4 échéant en 1905 116
— 2 1/2 — 1905 789
Emprunt de guerre 2 3/4 échéant en 1910 756
Bons du Trésor 530
Annuités terminables 1 440
Avance permanente de la Banque d’Angleterre. 276
Divers 568
Fonds des emprunts locaux 1 420
21 420

L’Angleterre ressemble en ce moment à un homme qui se réveille après une nuit d’orgie. Pendant trois ans, il n’a été question de l’autre côté de la Manche que d’empire et d’impérialisme : les voix qui protestaient étaient étouffées sous le bruit du canon et les chants patriotiques de Rudyard Kipling. Aujourd’hui, les troupes en « khaki » ont cessé de défiler dans les rues de la Cité, qui acclame encore Chamberlain, mais commence à faire le compte de ce que la guerre a coûté. La mère patrie éprouve un mécompte du côté des colonies, de qui elle attendait un concours financier aux dépenses de l’Empire, et qui refusent d’entrer dans cette voie. Le Parlement actuel, qui a poussé ardemment à la politique de conquête, ne saurait brûler ce qu’il a adoré. Mais des élections partielles significatives ont envoyé à la Chambre des communes des députés libéraux et ouvriers, qui y apportent un esprit tout différent de celui des unionistes : ils seront moins disposés à consentir aveuglément toutes les dépenses que la majorité actuelle, à propos de laquelle l’Economist anglais disait spirituellement : « Jadis les souverains, engagés dans des aventures ruineuses, s’arrêtaient parfois, et licenciaient une partie de leurs troupes. Aujourd’hui, c’est le peuple lui-même qui se saigne et qui considère que dépenser sans compter, c’est faire de la politique nationale, c’est être bon patriote. »

Le budget de la Marine anglaise s’élève pour 1903-1904 à 870 millions de francs, en augmentation de plus de 80 millions sur l’année précédente. Le personnel de la flotte s’élève à 127 100 hommes, soit 4 600 de plus. Au cours de l’exercice 1902- 1903, il a été terminé 4 vaisseaux de ligne, 5 croiseurs cuirassés de première classe, 2 sloops, 4 destructeurs (destroyers), 3 torpilleurs et 6 sous-marins. Un très grand nombre de bâtimens de ces divers types sont encore en construction, et on s’attend à ce qu’avant le 1er avril 1904, 6 vaisseaux de ligne, 11 croiseurs cuirassés, 1 croiseur de seconde classe, 2 sloops, 4 destructeurs, 8 torpilleurs, 3 sous-marins soient livrés à l’amirauté. Un quatrième port militaire va être créé, sur la côte orientale du Royaume-Uni, au Firth of Forth, près d’Edimbourg. Le budget de la guerre, à quelques millions près, égale celui de la marine, et s’élève à 862 millions. Les deux réunis forment un total de 1 732 millions de francs.

Sous l’influence de ces énormes besoins, un double courant se manifeste en Angleterre : d’une part, les libéraux de l’ancienne école, ceux que l’on pourrait appeler les gladstoniens, ceux dont les dernières élections partielles font prévoir le retour aux affaires dans un avenir plus ou moins lointain, veulent réduire les dépenses. D’autres envisagent résolument le maintien des budgets de guerre et songent même à y ajouter des charges nouvelles, notamment pour l’instruction populaire et la construction de logemens ouvriers : ceux-ci prétendent remanier le budget des recettes en y inscrivant des droits protecteurs ; ils ne visent à rien moins qu’à un renversement complet de la politique économique dont la Grande-Bretagne s’enorgueillit depuis plus d’un demi-siècle ; ils parlent, comme sur le continent, de l’agriculture sacrifiée à l’industrie ; ils réclament un pacte colonial, par lequel ils prétendent cimenter l’union des colonies avec la mère patrie. M. Chamberlain mène ce mouvement.

Quoi qu’il en soit, le pays est arrivé à la limite des impôts qu’il peut payer ; il marque son mécontentement de la direction suivie, dont il est pourtant le premier responsable. Il voit le fruit d’une sagesse demi-séculaire perdu en trois ans ; sa rente, précipitée de plus de vingt points, est le témoignage irrécusable de cette décadence économique, tant il est vrai que les nations les plus fortes ne peuvent pas impunément s’écarter des règles fondamentales d’une bonne gestion financière, dont une politique mauvaise est le mortel ennemi.

« Extravagance nationale ! » tel est le titre sous lequel le Statist <[4] de Londres juge la situation : « Nos recettes n’augmentent pas, dit-il, par suite du développement normal des sources de revenu, mais parce que des taxes nouvelles ont été créées ; au contraire, elles manifestent même une certaine tendance à décroître, puisque, toutes choses égales, elles auraient dû être, en 1902-1903, de 3 900 millions de francs, tandis qu’elles n’ont été que de 3 820 millions. Le budget a passé de 2300 millions en 1893-1894 à 3 500 en 1903-1904. L’armée demande 67 pour 100, les services civils 42 pour 100 de plus qu’il y a dix ans. L’excédent des importations sur les exportations atteint en 1902 la somme colossale de 4 662 millions de francs au lieu de 2 040 en 1887 ; les bénéfices du pays, qui se plaçaient alors en valeurs étrangères, sont absorbés aujourd’hui par les dépenses improductives de l’Etat et des villes… Le moment est venu d’arrêter la croissance des dépenses d’Etat et de municipalités, qui constituent une menace sérieuse pour le développement de la prospérité nationale. »


III

Le budget allemand, lui aussi, se présente en déficit, même dans sa partie ordinaire, ce qui est contraire à la Constitution de l’Empire : car les dépenses ordinaires doivent en principe être couvertes par le produit des impôts, et, si celui-ci est insuffisant, par des contributions des États confédérés, dites matriculaires. Seul, le budget extraordinaire peut être équilibré au moyen d’emprunts. Or, cette année, les charges sont telles que le gouvernement n’ose pas demander aux royaumes et duchés, dont le groupement constitue l’Empire, la totalité des sommes dont il a besoin au budget ordinaire ; il propose de les couvrir en partie au moyen de l’emprunt. Cette situation amènera peut-être l’établissement de nouveaux impôts, notamment sur la bière et le tabac, qui seront particulièrement désagréables aux Allemands, à qui M. de Bismarck lui-même n’avait pu imposer sa volonté en cette matière. On commence aussi à reparler d’un impôt sur le revenu qui serait attribué à l’Empire, alors que jusqu’ici cette taxe (Einkommeîisteuer), en vigueur chez la plupart des États confédérés, appartient à leurs budgets particuliers.

Les dépenses du budget allemand se divisent en dépenses permanentes et en dépenses qui ne se renouvellent pas. Celles-ci figurent en partie au budget ordinaire et en partie au budget extraordinaire Rappelons que l’Empire remet aux États confédérés, après prélèvement de 160 millions de francs, les sommes fournies par le tabac, l’alcool, le timbre et les droits de douane. Les dépenses qui ne se renouvellent pas, couvertes en général par l’emprunt, ont donné naissance à la dette impériale, en provoquant de fréquentes émissions destinées à les alimenter. Pour la première fois en 1900, le budget ordinaire a été en déficit ; celui-ci s’est accentué l’année suivante ; pour l’exercice qui va du 1er  avril 1902 au 31 mars 1903, les prévisions évaluaient l’insuffisance à 60 millions de marcs (le marc vaut 1 fr. 24) ; le budget 1903-1904 annonce un déficit de 72 millions de marcs à l’ordinaire et des dépenses de 128 millions de marcs à l’extraordinaire. Afin de parer à ces diverses insuffisances, l’Empire a créé 290 millions de marcs en rentes 3 pour 100, qui ont été offertes au public, le 17 avril 1903, au cours de 92 pour 100, c’est-à-dire exactement celui auquel un précédent emprunt impérial avait été émis en 1899. Depuis lors, le prix d’émission avait baissé jusqu’à 87,50 en 1901, s’était relevé à 89,80 en 1902, de sorte que 1903 marque une nouvelle étape dans la période ascendante. Toutefois le crédit de l’Allemagne est loin d’être encore revenu à son plus haut point, puisque le 3 pour 100, dont la première émission remonte à 1890, atteignit le pair et le dépassa même légèrement en 1890, tandis qu’à l’heure où nous écrivons, il est retombé aux environs de 90.

Ici, comme en France et en Angleterre, le pays souffre à la fois d’une augmentation trop rapide des dépenses et d’un ralentissement dans la progression des recettes qui, à des époques antérieures, était régulière, et qui, en Allemagne, était due avant tout à la croissance de la population : en trente ans, celle-ci a grandi de 50 pour 100. De 1895 à 1 900, les droits de douane, le timbre, les taxes sur le sucre, le sel, l’alcool, la bière avaient chaque année donné 32 millions de marcs environ de plus que l’année précédente. Pour les exercices sui- vans, le produit en est presque stationnaire ; il en est de même pour les postes et télégraphes, les chemins de fer, l’imprimerie impériale.

Voici le budget allemand du 1er  avril 1903 au 31 mars 1904. Il est intéressant de remarquer que les ressources en sont fournies par les taxes indirectes, en particulier les droits de consommation ; les contributions des États confédérés sont presque exactement compensées par les viremens du Trésor impérial :

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Dépenses Millions de marcs Recettes Millions de marcs
Dépenses permanentes Douanes 473
Conseil fédéral, Reichstag, Chancelier, Affaires étrangères 15 Tabac 12
Intérieur 63 Sucres 114
Armée impériale 512 Sel 49
— bavaroise 64 Bière 157
Marine 93 Vins mousseux 5
Justice 2 Cartes à jouer, timbres des effets 13
Trésor impérial (viremens aux États particuliers) 549 Timbres de titres, d’arrêtés, de lots, de connaissemens 78
Chemins de fer, Dette, Cour des comptes 100 Statistique 1
Pensions 78 Postes et télégraphes 456
Fonds des invalides 49 Imprimerie impériale 8
Postes et télégraphes.. 399 399 Chemins de fer 88
Imprimerie impériale 6 Banque 16
Chemins de fer 67 Divers 42
1997 Fonds des invalides... 49
Dépenses qui ne se renouvellent pas Contribution du budget extraordinaire 18
Budget ordinaire (y compris un déficit de 48 millions en 1901) 220 Contribution de divers États pour recettes non communes 18
Budget extraordinaire (y compris 72 millions de concours au budget ordinaire) 200 Contributions matriculaires 566
Emprunt 195
Vente de terrains.... 5
Total... 2 417 Total. 2 417

La situation des finances allemandes n’a d’ailleurs rien de très inquiétant, à cause de l’actif considérable que possèdent l’Empire et surtout les États particuliers. D’après un tableau que nous empruntons à un excellent article de M. Jaray, voici comment se présentaient, en mars 1902, les dettes publiques, les domaines et les amortissemens :

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États Dette Valeur des chemins de fer Amortissement « Revenu net du domaine. «
Arrérages de la dette prévu pour 1902-1903 Chemins de fer Autres propriétés
Empire 3 512 2 030 (Revenu capitalisé à 4.) 127 « 81 «
Prusse 8 410 9 980 (Capital d’établissement.) 293 50 662 103
Bavière 2 123 1 536 (Revenu capitalisé à 4.) 65 3 57 30
Saxe 1 160 1 140 (Capital d’établissement.) 37 11 42 11
Wurtemberg 636 766 (Capital d’établissement.) 22 4 2 12
Bade 513 785 (Capital d’établissement.) 17 7 22 7
Hesse 394 « 12 1 14 2
Hambourg 596 « 21 « « 27
Autres États 374 « « « « «
17 718 16 257 594 3 880 «


0n voit que la valeur en capital des chemins di ; fer est sensiblement égale au montant du total des dettes, qui n’atteint pas 18 milliards de francs, et que les arrérages de ces dettes exigent une annuité inférieure aux trois quarts des revenus nets du réseau ferré. La propriété d’un actif qui rapporte des sommes pareilles justifierait, en cas de besoin, de nouveaux emprunts de la part des États allemands, qui possèdent là une véritable réserve. Leur situation est, sous ce rapport, bien supérieure à celle de pays qui ne peuvent gager leurs emprunts que par des impôts nouveaux. Nous ne prétendons nullement en conclure que le salut pour ces derniers consisterait à acquérir un réseau d’Etat : ce serait le remède de Gribouille qui dépenserait de l’argent pour pouvoir s’endetter. Mais nous constatons la situation qui est née d’un passé sur lequel il n’y a plus à revenir, et qui met en présence une Prusse, propriétaire de 30 000 kilomètres de chemins de fer, lui rapportant net 662 millions par an, et une France qui en possédera autant dans un demi-siècle, mais qui, en attendant, non seulement ne tire aucun revenu de ses voies ferrées, mais leur verse tous les ans une annuité plus ou moins importante du chef de diverses conventions, notamment à titre de garantie d’intérêt.


IV

Si nous tournons nos regards vers l’Italie, nous trouvons un spectacle tout différent, et nous comprenons les éloges que notre ministre des Finances adressait le 20 mars dernier, en une citation significative, aux finances de ce pays. Cette amélioration, qui se préparait lentement depuis une dizaine d’années, s’est affirmée aux yeux de tous par deux faits considérables : le retour du change italien au pair, et les excédens des quatre derniers budgets ; en même temps, la rente italienne 4 pour 100 dépassait le cours de 100, ce qu’elle n’avait point fait depuis 1886, et encore faut-il rappeler qu’à cette époque elle rapportait 4,34 pour 100 ; d’ailleurs, elle n’avait pas tardé ensuite à redescendre au-dessous de 100 et à être précipitée même jusqu’au cours de 74, en l’année 1893. L’ancien 5 pour 100 net d’impôts n’avait été coté au pair qu’une seule fois, en 1852. Cette marche des fonds publics donne la mesure du crédit que le royaume a mérité aux diverses dates de son histoire. S’il est aujourd’hui apprécié plus favorablement qu’à aucune autre époque antérieure, si le ministre du Trésor peut entrevoir la création d’un fonds 3 et demi pour 100 et escompter, avec un peu de hâte peut-être, la conversion du 4 pour 100, c’est que des progrès considérables ont été réalisés ; et ils l’ont été avant tout grâce à la politique financière suivie depuis plusieurs années, grâce à la restriction des dépenses, grâce à la fermeture du Grand Livre de la Dette, à la suppression des caisses spéciales et d’autres artifices comptables destinés en général à masquer des emprunts occultes. Alors que le budget de 1896-97 (l’année financière italienne va du 1er juillet au 30 juin) présentait encore un léger déficit de 9 millions et était grevé de 40 millions de dépenses extraordinaires pour l’Afrique, voici comment se sont clos les cinq exercices suivans, d’après les comptes définitifs (conti consuntivi) approuvés par la Cour des comptes de Rome :

¬¬¬

Années Recettes Dépenses Excédent Dépenses extraordinaires de Chine
1897-1898 1 629 1 629 9 «
1898-1899 1 659 1 626 33 «
1899-1900 1 672 1 633 39 «
1900-1901 1 721 1 652 69 15
1901-1902 1 743 1 680 63 10

[5]

Seule parmi les grandes puissances européennes, l’Italie a couvert au moyen des ressources normales de son budget les dépenses de l’expédition d’Extrême-Orient, si bien que les annuités de l’indemnité chinoise constitueront un boni pour ses exercices futurs. Pour avoir de ses finances une idée complète, il convient de rappeler qu’à côté du budget ordinaire dont nous venons de résumer les chiffres, l’Italie en a deux autres, celui des chemins de fer et celui qu’elle appelle « du mouvement des capitaux » et qui comprend les dettes contractées ou remboursées. Voici les résultats de la combinaison des trois budgets pour les cinq derniers exercices :

¬¬¬

Années Construction de chemins de fer Mouvement des capitaux Total des colonnes Excédens des budgets ordinaires Solde actif ou passif
A B C ou A + B D E ou D - C
1897-1898. — 20 + 10 — 10 + 9 — 1
1898-1899. — 19 + 1 — 18 + 33 + 15
1899-1900. — 21 — 12 — 34 + 39 + 5
1900-1901. — 18 — 9 — 27 + 69 + 42
1901-1902. — 17 — 14 — 31 + 63 + 32
Totaux. — 95 — 24 — 120 + 213 + 93


M. Maggiorino Ferraris, à qui nous empruntons l’instructif tableau qui précède, insiste avec raison, dans son étude intitulée « Progrès des finances italiennes », sur le budget du mouvement des capitaux, qui enregistre les variations du compte « capital » de la nation, de son patrimoine : à l’entrée (entrata), figurent les dettes contractées ; à la ‘sortie (spesa), les sommes employées à amortir. Ainsi l’entrée de 10 millions pour l’exercice 1897-98 signifie que, cette année-là, il a été, par solde, emprunté ou aliéné en valeurs patrimoniales 10 millions. Au contraire, quand l’exercice 1899-1900 montre une sortie de 12 millions, c’est qu’il a été amorti par solde une somme supérieure de 12 millions à celle des dettes contractées. Le résultat global des cinq derniers exercices est le suivant : il y a eu, après avoir payé 25 millions pour frais de l’expédition en Chine, 213 millions d’excédent de rentrées budgétaires, qui ont servi à construire pour 95 millions de chemins de fer, à amortir pour 24 millions de dette ; il est resté, en fin de compte, à la disposition du Trésor une somme de 93 millions. Pour l’année 1902-03, il a été prévu 1 767 millions de recettes contre 1 690 millions de dépenses au budget ordinaire : après avoir consacré 30 millions aux chemins de fer et aux mouvemens de capitaux, il restera un excédent de 47 millions, mais il faut reconnaître qu’une bonne partie de cet excédent est dû à un excès d’importation de céréales, dont la récolte a été mauvaise. Les bons du Trésor, qui, au 30 novembre 1892, circulaient pour 270 millions, ne s’élevaient plus qu’à 204 millions au 30 novembre 1902. A la même date, les 30 millions avancés au gouvernement par les banques d’émission leur avaient été remboursés. La circulation et les engagemens à vue des trois instituts d’émission n’avaient pas varié dans ce même intervalle décennal ; le total en était de 1 311 millions ; mais les réserves métalliques avaient passé de 447 à 663 millions, dont les deux tiers en or. Le portefeuille de ces mêmes instituts va sans cesse en s’améliorant ; les immobilisations se liquident, c’est-à-dire que la qualité du billet se fortifie. Il en est autrement de la circulation de billets d’Etat, qui, en dix ans, s’est élevée de 333 à 445 millions ; il est vrai que la réserve correspondante en numéraire a passé de 137 à 177 millions. Le pays a racheté une partie notable de ses rentes, qui se trouvaient aux mains de capitalistes étrangers : il en est rentré, en huit ans, pour un capital de plus de 800 millions en Italie. La situation budgétaire est donc remarquable. Le courage des hommes d’Etat qui se sont imposé à eux-mêmes un frein en consolidant, c’est-à-dire en s’interdisant d’augmenter les dépenses des plus importans départemens ministériels, est digne d’être cité.


V

Après l’Italie, c’est un autre pays méditerranéen qui a droit à nos éloges. L’Espagne, dont, pendant une partie du XIXe siècle, le budget souffrait d’un déficit chronique, dont les fonds publics faisaient tour à tour le profit des banquiers, appelés sans cesse à l’aide du Trésor, et le désespoir des capitalistes qui les avaient souscrits, dont la gestion économique soulevait presque autant de critiques que ses mœurs politiques et administratives, l’Espagne semble entrée, comme sa voisine orientale, dans la voie de la régénération financière ; elle est peut-être même plus avancée dans le progrès économique proprement dit, en ce sens que la population est moins chargée d’impôts et que la richesse y croît plus rapidement, au moins dans certaines provinces favorisées soit au point de vue minier, soit au point de vue agricole. Mais la question du change, qui se rattache étroitement à celle de la monnaie et de la circulation fiduciaire, et qui a été si heureusement résolue en Italie, s’est au contraire aggravée en Espagne au cours des dernières années ; — et si nous pouvons louer ses budgets, nous devons regretter le peu d’empressement qu’elle met à résoudre cet autre problème, alors qu’elle pourrait y parvenir aisément.

Nous n’aurions pas à remonter bien haut dans l’histoire de la péninsule pour retracer le sombre tableau de budgets en déficit, d’emprunts répétés, de réductions d’intérêt, de conversions plus ou moins arbitraires imposées aux porteurs de titres, et, conséquence inévitable de toutes ces fautes, de fluctuations violentes des fonds publics, soumis, sur les diverses places européennes où ils se négocient, à tous les orages d’une politique financière qui n’était d’ailleurs souvent que le corollaire inévitable d’une politique intérieure agitée. Cependant, déjà il y a une dizaine d’années, les budgets s’établissaient en excédent. Celui du 1er juillet 1896 au 30 juin 1897, que nous avions devant les yeux lorsque nous publiâmes en 1897 une étude sur les finances espagnoles, présentait un surplus de 8 millions de pesetas. Nous le sentions compromis par les insurrections renaissantes à ce moment-là de Cuba et des Philippines, mais nous ajoutions : ,

— « Le jour où, d’une façon ou de l’autre, la guerre cubaine et celle des Philippines seront terminées, le problème du budget espagnol se résoudra. Il est certain que cette double insurrection a fait reculer de plusieurs années l’époque de l’équilibre, dont on approchait il y a deux ans. Mais il ne faut pas désespérer de la voir arriver... Le conseil le plus pressant à donner à l’Espagne, celui que ses meilleurs amis doivent l’adjurer d’écouter et de suivre, est de ne pas enfler davantage sa circulation fiduciaire... L’Etat devrait avoir le courage de diminuer ses engagemens vis-à-vis d’elle, l’obliger en particulier à réaliser 400 millions de rente amortissable qu’elle garde en portefeuille, ou tout au moins ne pas lui permettre de les faire figurer dans le portefeuille qui s’ajoute à l’encaisse pour gager la circulation. Il faudrait suspendre les frappes d’argent, qui ne servent qu’à inonder le pays d’un métal déprécié. »

Si une partie seulement de ce programme a été jusqu’ici remplie, le budget témoigne d’une volonté évidente de contenir les dépenses dans des limites raisonnables. Le ministère de la Guerre y figure pour 145 millions de pesetas contre 140 en 1896-97 : mais, à cette époque, un budget extraordinaire sur ressources spéciales prévoyait en outre une soixantaine de millions de dépenses d’armement. La Marine demande 30 millions, contre 24 il y a sept ans : mais, là aussi, nous avions alors un état supplémentaire de 71 millions. La grosse augmentation est celle de la Dette publique, qui demande 100 millions de plus ; il a fallu emprunter pour faire face aux frais de la guerre contre les Etats-Unis, et accepter l’héritage partiel de la dette cubaine, aujourd’hui transformée en dette espagnole. Les contributions directes donnent 120 millions, les indirectes 34 millions, les monopoles et services exploités par l’État 35 millions de plus, sans que ces augmentations, qui proviennent en majeure partie de la plus-value des anciens impôts et pour une fraction seulement de taxes nouvelles, pèsent sur la population

Le budget se présente donc sous un aspect favorable. Il représente par tête d’habitant une charge d’environ 45 pesetas, soit 34 francs, le tiers à peu près de ce que notre budget impose à chaque Français. Il suffira à l’Espagne d’appliquer son énergie à la solution de la question monétaire et fiduciaire, pour conquérir une situation enviable parmi les puissances européennes.


VI

Si nous consacrons quelques lignes, avant de résumer notre travail, aux Etats-Unis d’Amérique, ce n’est ni pour louer ni pour critiquer les finances de cette jeune et puissante nation, dont l’éclatante prospérité attire l’attention du monde. Tout en constatant, non sans quelque envie, l’abondance inépuisable des ressources du Trésor fédéral, il faut reconnaître que la sagesse du Congrès n’a pas toujours été aussi complète dans la gestion des deniers publics que celle de ses prédécesseurs, qui, après la grande guerre civile, restaurèrent les finances, rétablirent la circulation métallique, et amortirent en grande partie la Dette. Mais une richesse aussi luxuriante que celle de nos voisins d’outre-Atlantique supporte des épreuves qui affectent plus douloureusement les budgets hypertrophiés et les contribuables anémiés de la vieille Europe.

Il faut d’autant moins nous attendre à tirer de l’étude des finances américaines des comparaisons utiles à notre but que nous sommes en présence d’un pays où l’intervention de l’Etat dans la vie économique est, heureusement pour les citoyens de la grande République, réduite au minimum. Nous n’y trouvons ni chemins de fer, ni télégraphes, ni téléphones publics ; point de monopoles d’aucune sorte : ni tabacs, ni poudres et salpêtres, ni allumettes, ni produits de manufactures nationales. On ferait sourire les Yankees à la pensée de confier à des fonctionnaires le soin de fabriquer certaines marchandises ou de les transporter. Le réseau de l’Union Pacific qui, par suite d’avances consenties par le Trésor fédéral, devait retomber entre ses mains, a été vendu par lui a un groupe de capitalistes qui l’ont réorganisé et l’exploitent. Aussi le budget est-il d’une grande simplicité : les seules dépenses sont celles de l’armée, de la marine, des affaires étrangères, des affaires indiennes, de la perception des impôts fédéraux et du service postal, qui a paru devoir être réservé au gouvernement central pour former une sorte de lien entre les États particuliers. Le budget militaire y présente un caractère spécial : ce n’est pas à des augmentations d’effectifs que les crédits sont en majeure partie consacrés. Aussitôt la guerre espagnole terminée, les Américains ont eu la sagesse de résister à ceux qui leur conseillaient de mettre sur pied des cadres beaucoup plus considérables qu’auparavant : ce n’est ni dans le budget de la Marine, ni dans celui de la Guerre proprement dite que nous trouvons les plus gros chiffres ; c’est dans le célèbre chapitre des pensions allouées aux survivans de la guerre de Sécession et à leurs familles, que s’engloutissent des centaines de millions de francs.

En dépit de cette extravagance, — car la plupart de ces fonds servent d’instrument politique, et non pas de soulagement à des infortunes réelles, — le budget fédéral se solde en excédent. Il serait donc aisé de supprimer ou de réduire les droits de douane qui frappent à l’importation un grand nombre de marchandises étrangères ; des intérêts industriels tout-puissans s’y opposent. Le problème consiste alors à trouver un emploi à ces excédens. Tandis qu’en France, nous votons des dépenses, sans nous préoccuper de savoir comment nous nous procurerons ensuite les ressources nécessaires, et que nous sommes à chaque instant acculés à l’emprunt ou à l’impôt nouveau, à Washington, les caisses fédérales regorgent de millions qu’y verse chaque jour l’administration des douanes. Le secrétaire du Trésor essaie de les rendre à la circulation, mais se trouve à chaque instant arrêté par les entraves que la législation met à sa libre action en cette matière. Nous souffrons d’un déficit ; eux, d’une pléthore de leurs excédens au rachat de leur Dette, parce que les titres de celle-ci servent à gager la circulation des billets des Banques nationales.

Les recettes de l’année fiscale terminée le 30 juin 1902 aux États-Unis se sont élevées à 684 millions et les dépenses à 593 millions, laissant un excédent de 91 millions de dollars (le dollar vaut 5 fr. 18). Il a été racheté pour 70 millions de titres de la Dette. Pour l’année fiscale 1902-1903, le secrétaire du Trésor prévoit un excédent de 52 millions de dollars. Le commerce étranger se soldait, en 1901-1902, par 903 millions de dollars d’importations et 1 381 millions d’exportations, soit 478 millions d’excédent d’exportations.

En face de la prospérité qu’attestent ces chiffres et que les statistiques des chemins de fer, de l’agriculture, de la métallurgie, des mines, démontreraient d’une façon encore plus éclatante, il serait inutile de parler de modération ou de restriction dans les dépenses. La fécondité et l’étendue d’un territoire merveilleux, l’esprit d’entreprise de ses habitans, créent là-bas une richesse dont l’effet se fait sentir dans l’univers. Il importe de ne pas compromettre la nôtre, si nous voulons conserver notre force en face de cette nouvelle puissance, dont l’ombre se projette déjà sur le XXe siècle.


VII

Nous venons de tracer le tableau de la situation financière de six grands pays. Par un singulier retour des choses d’ici-bas, ce sont trois des principaux d’entre eux qui nous offrent le spectacle du malaise le plus sérieux. Celui dont le crédit n’avait cessé, au cours du XIXe siècle, de tenir le premier rang dans le monde est aujourd’hui déchu de cette suprématie, conquise par les États-Unis de l’Amérique du Nord. Si la richesse totale de la Grande-Bretagne est encore supérieure à celle de la France ou de l’Allemagne, elle ne dépasse peut-être pas la moitié de celle de Frère Jonathan. Le 2 1/2 anglais est à 90, quand le 2 pour 100 américain est à 109. Il est vrai qu’en Europe, le crédit britannique est encore le premier, puisque sa rente, même tombée à dix points au-dessous du pair, ne rapporte que 2,75 pour 100[6], tandis que le 3 pour 100 français est à 97, et que le 3 pour 100 allemand, coté à 90, rapporte 3,33 pour 100. Mais, à, d’autres époques, l’écart entre les fonds publics anglais et les nôtres, par exemple, était différent : il y a six ans, le 2 3/4 anglais ne rapportait, au cours de 114, que 2,40, tandis que notre 3 pour 100 rendait 2,90 pour 100. Dans la même période, les fonds italiens ont monté de dix points ; leur 4 pour 100 paraît solidement assis au-dessus du pair ; et le 4 pour 100 espagnol s’est élevé, du cours de 70 environ, auquel il s’échangeait avant la guerre cubaine, à celui de 90.

Tel a été le déplacement de l’échelle des crédits, que résume le tableau suivant :

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1897[7]. Taux du rendement p. 100 1903 (2 avril) Taux du rendement p. 100.
2 0/0 américain (cours de création en 1900) 100 2 109 1,83[8]
2 3/4 anglais (converti en 2 1/2 depuis le 1er avril 1903) 112 2,45[9] 91,40 2,73
3 0/0 français 103 2,91 98,60 3,04
3 0/0 allemand 98 3,06 91,80 3,30
4 0/0 italien 97 4,12 102,50 3,80
4 0/0 espagnol 61 6,55 88 4,54

L’ordre des revenus est toujours le même, mais les échelons sont beaucoup plus rapprochés ; si le taux du crédit des Etats-Unis s’est encore élevé (et il y a pour cela, en dehors de la prodigieuse richesse de la nation, des raisons techniques que nous avons exposées), celui de l’Espagne a fait le plus notable progrès : entre le revenu de sa rente en 1903, 4,54 pour 100, et celui de la rente américaine, il n’y a plus que 2,71 d’écart, tandis qu’en 1897 il y avait 4,55 pour 100. Si nous faisons abstraction de l’Amérique et que nous ne considérions que les cinq nations européennes, les changemens survenus sont encore plus saisissans : l’écart extrême entre le crédit anglais et le crédit espagnol a diminué, en six ans, de plus de moitié : il n’est plus que de 1,80, au lieu de 4,10.

Si, de l’examen de ces cours, qui ne sont après tout qu’une notation en quelque sorte externe de la situation de chaque pays, nous passons à celui des budgets, qui nous renseignent, eux, d’une façon précise et irréfutable, sur la réalité des choses, nous voyons que les marchés financiers ont sagement apprécié celle-ci et que leurs indications barométriques sont exactes. Nous avons montré le budget anglais démesurément enflé par la guerre du Transvaal, les impôts surélevés, le Grand Livre de la Dette rouvert pour des sommes presque égales à celles qui avaient été amorties pendant un demi-siècle de sagesse ; le budget français régulièrement accru chaque année, les dépenses civiles et militaires se multipliant sans raison, en pleine paix, le fisc devenant chaque jour plus exigeant et plus âpre, menaçant de tarir les sources de l’activité nationale, le Parlement gaspillant sans compter, votant des lois sans vouloir considérer leurs conséquences financières, vivant d’expédiens, escomptant, par l’emprunt, des ressources aussi lointaines que celles de l’indemnité chinoise ; le budget allemand souffrant, lui aussi, de la mégalomanie gouvernementale, de dépenses coloniales dont beaucoup contestent l’utilité, d’armemens excessifs sur terre et sur mer.

Chez les trois puissances, la politique a été l’auteur responsable du mal financier. L’histoire jugera plus tard la guerre sud- africaine : nous ne croyons pas qu’elle y découvre un élément de force ni de grandeur vraie pour la Grande-Bretagne. En France, nous craignons fort que la conduite imprévoyante qui consiste à tendre à l’extrême en pleine paix tous les ressorts de la force contributive du pays ne soit un jour condamnée avec sévérité par nos descendans. L’Allemagne souffre d’un mal semblable au nôtre, mais avec cette différence que la dette impériale est légère et que les États particuliers ont un actif considérable, composé surtout de chemins de fer, dont la valeur est souvent supérieure au total du capital de la Dette. Là aussi néanmoins, la croissance régulière des dépenses a conduit à un état de choses fâcheux, dont témoigne le tableau suivant, qui rapproche les budgets des six pays examinés par nous à six ans d’intervalle :

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Budget 1897 (résultats) Millions de francs « « Budget 1903 (prévisions) Millions de francs « «
Dépenses Recettes Excédent ou déficit Dépenses Recettes Excédent ou déficit
États-Unis, dollar = 5 fr. 20 2 217 2 027 — 190 2 630 2 900 + 270
Angleterre, 1 livre st. = 25 fr. 20 2 584 2 604 + 20 4 964 3 835 — 1 129
France 3 314 3 332 + 18 3 528 3 488 — 40
Allemagne, marc = 1 fr. 24 1 660 1 585 — 76 3 020 2 770 — 250
Italie, une lire = 1 franc 1 620 1 629 + 9 1 720 1 767 + 47
Espagne, une peseta = 75 centimes 656 662 + 6 718 728 + 10

Ce tableau demande quelques explications Le déficit du budget américain de 1897-1898 était dû à la guerre cubaine, dont le coût total n’a d’ailleurs guère dépassé 615 millions de francs. Celui du budget anglais de 1902-1903 provient de la guerre du Transvaal : il a été couvert par l’emprunt, sauf une fraction prélevée sur les disponibilités de l’Echiquier. Le déficit français est la portion de nos dépenses de 1903 couverte au moyen de l’émission des bons du Trésor ; il est à craindre que les crédits supplémentaires n’en élèvent le chiffre. Le déficit allemand de 1903-1904 est comblé par l’emprunt. L’excédent italien est celui du budget ordinaire, diminué des dépenses du budget des chemins de fer et de celui des « mouvemens de capitaux. »

Les budgets espagnol et italien sont en progrès soutenu, et ce progrès coïncide avec une politique de sagesse. L’Italie a renoncé à la mégalomanie et à la gallophobie crispiniennes ; elle a abandonné sa tentative de colonisation en Erythrée ; elle se contente d’essaimer dans l’Amérique du Sud et de peupler plusieurs républiques de ce continent de travailleurs sobres, énergiques, économes, qui envoient le plus clair de leurs salaires dans la mère patrie. Elle a consolidé les budgets de ses principaux ministères et arrêté dans une large mesure la crue annuelle des dépenses ; elle a conclu un arrangement commercial avec la France. De même l’Espagne est entrée, un peu malgré elle, mais avec une résignation pleine de dignité, dans la voie qui lui est tracée depuis sa lutte contre les États-Unis. N’ayant plus de colonies, — et depuis longtemps elles lui coûtaient plus qu’elles ne lui rapportaient, — elle a eu la sagesse de réduire, s’il est permis de s’exprimer ainsi, son train de maison.

Nous n’avons pas à discuter ici la politique qui dicte les dépenses ni à en examiner les conséquences pour telle ou telle nation, considérée en particulier. Mais nous avons le droit d’attirer l’attention des hommes d’État sur un point, que certains d’entre eux ignorent ou veulent ignorer : les forces contributives d’un peuple ont des limites ; elles ne peuvent être indéfiniment mises à l’épreuve ; les budgets ne doivent pas s’enfler chaque année, sans trêve ni merci, surtout là où la population est stationnaire et où par conséquent une somme sans cesse accrue se répartit entre le même nombre de contribuables. Ce qu’on a appelé « l’obsession fiscale » paralyse l’activité nationale ; un budget congestionné, des déficits chroniques que l’on bouche à coup d’emprunts occultes ou avérés, en les dissimulant à l’aide d’une comptabilité artificielle, l’accroissement des charges permanentes, engendrent, tôt ou tard, des maux inéluctables ; le crédit public baisse, la dette s’accroît d’autant plus rapidement que le taux auquel l’État débiteur emprunte devient plus défavorable ; les agens du fisc recherchent avec une sorte de fureur les moindres manifestations de la vie économique pour les atteindre à leur source ; le Trésor, comme une immense pompe aspirante, attire à lui tous les canaux de la richesse nationale, pour les déverser à son tour avec une égale rapidité au profit de légions de fonctionnaires budgétivores. Peu à peu un ralentissement des affaires légitimes, de l’initiative individuelle, apparaît ; une sorte d’épuisement, comme le disait éloquemment M. Paul Leroy-Beaulieu, s’empare du corps social et pourrait à la longue ébranler les constitutions les plus robustes, si les yeux des gouvernans et des citoyens ne se dessillaient et si, par un brusque effort de volonté, les uns et les autres, rappelés enfin à la réalité des choses, ne procédaient à une de ces réformes radicales qui, dans la vie des peuples comme dans celle des individus, marquent le retour à la santé.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Rapport général sur le budget de 1903, p. 18.
  2. Séance de la Chambre du 20 janvier 1903.
  3. Voyez notre article sur la Dette anglaise, dans la Revue du 15 septembre 1898.
  4. 4 avril 1903.
  5. La lire, étant aujourd’hui revenue au pair, vaut un franc français.
  6. Si on tient compte de l’income tax, le revenu est encore plus faible : mais il y a de grandes probabilités pour que cet impôt sur le revenu soit, sinon supprimé, du moins réduit au cours des prochaines années, en sorte que nous ne le faisons pas entrer en compte dans notre calcul.
  7. Moyenne des cours de la première semaine de chaque trimestre.
  8. Sans tenir compte de la perte par suite du remboursement au pair.
  9. Sans tenir compte de l’income tax.