Dégel (Verhaeren)

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Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 137-138).


DÉGEL


Il neige blanc sur l’Escaut jaune,

Tout est déteint, brouillé, fondu ;
Et par les bois et les chemins perdus
Les mendiants n’arrivent plus

Chercher l’aumône,


L’âpre et mordant hiver enserre les hameaux ;

Les vieux autour des feux se racontent leurs maux,
À gestes lents et péremptoires ;
On jette un charbon rare au ventre du fourneau.
Tandis que les enfants font claquer leurs sabots

Violemment, aux carrefours, sur les glissoires,


Et le mur est humide, et le sable est mouillé

Qui festonne les pieds de l’armoire en noyer,

Où le pain dort non loin du beurre ;
Et le jardin précis de houx et de palmiers,

Qu’inscrivit sur la vitre un givre régulier,

Dans son châssis de bois se dissout d’heure en heure.


La tour d’église, au cœur du bourg, ne se voit pas.

Si drus sont les flocons qui s’égrènent par tas.
Tuiles rouges et vernissées,
Et vous, pignons, vous vous cachez sous les frimas ;
À peine un aboiement s’entend, torpide et las,

Là-bas où le chien veille en sa niche glacée.


Dans sa cage d’osier, l’oiseau boude et se tait ;

Près des fournils déserts grincent, dans l’air muet,
Les verrous durs d’une poterne ;
Et pour l’instant du soir où la traite se fait,
Parmi les bidons gras et les luisants baquets,

La servante épand l’huile en de creuses lanternes.


Et la nuit tombe et se ferment les lourds volets ;

Et le docteur, tapi dans son cabriolet,
Revient, au petit trot du fond de la bruyère,
Et l’on parle du mort lointain
Qu’il faudra bien conduire en terre,
Demain,
Dieu sait par quels chemins
Mornes et vides,

Dans la fange compacte et la neige livide.