Désobéir aux lois

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Désobéir aux lois

[Cet américain, Henry David Thoreau, est un écrivain de la famille des Emerson et des Walt Whitman. Trente-deux ans après sa mort, ses œuvres sont encore inconnues en France. Mais assez de jeunesse persiste en elles pour que les traduire ne soit pas inopportun.

Compagnon de Bronson Alcott, d’Ellery Channing, de Margaret Fuller, de Nathaniel Hawthorne, de Ralph Waldo Emerson, — peut-être subit-il, à ses débuts, l’influence de celui-ci, qu’en retour il influença dans le sens d’une manière plus simple et plus large de penser et de vivre, à une époque où Emerson inclinait vers une direction toute opposée.

Les pages qu’on va lire sont extraites d’Anti-Slavery and Reform Papers. Autres œuvres de Thoreau : The Week on the Concord and Merrimack Rivers, The Maine Woods, Cape Cod, Excursions, etc. La plus populaire est Walden or Life in the Woods. Cette vie dans les bois, qui ne prit qu’une part bien minime de son existence — deux ans et demi — impressionna vivement l’opinion. Les préjugés se coalisèrent contre le présomptueux moraliste de village, le « Diogène Yankee », qui mettait en question les neuf dixièmes des institutions les mieux assises : il fut accusé de misanthropie, de scepticisme, d’orgueil, de mauvaise foi, de cynisme. À la vérité, le « retour à la nature », comme il l’entend, n’implique pas un regret correspondant de la civilisation vers la barbarie ; il considère la civilisation comme « un réel progrès dans la condition de l’homme », mais il veut « montrer au prix de quel sacrifice cet avantage est aujourd’hui obtenu, et suggérer que l’on pourrait s’assurer tous les bénéfices de la civilisation sans pâtir de ses inconvénients actuels ».

Il ne se désintéressa jamais des affaires humaines, et quand John Brown fut arrêté et condamné, la première voix qui s’éleva en faveur de l’insurgé fut celle de Thoreau, dans son superbe « Plea for Captain John Brown ».

Thoreau est né à Concord (Massachusetts) le 12 juillet 1817. Son père, d’origine française, était fabricant de crayons ; sa mère, Cynthia Dunbar, était fille d’un pasteur du New Hampshire. De 1833 à 1837, il étudia à l’Université Harvard. À l’exception de brèves absences, il vécut à Concord, où il subvenait à ses besoins par les occupations les plus diverses, et où il mourut le 6 mai 1862. Sa vie a été écrite par M. Henry S. Salt.]



J’accepte de bon cœur la formule : « Ce gouvernement est le meilleur, qui gouverne le moins » ; et j’aimerais la voir réaliser plus vite et plus systématiquement, — ce qui aboutit à ceci, à quoi je souscris également : « Ce gouvernement est le meilleur, qui ne gouverne pas du tout » ; et quand l’éducation des hommes sera faite, ce sera là le genre de gouvernement qu’ils auront. Un gouvernement peut tout au plus prétendre à être opportun ; mais la plupart sont ordinairement inopportuns, et tous le sont quelquefois.


Dans un État populaire, quand la majorité détient le pouvoir, ce n’est pas qu’elle soit plus probablement dans le vrai que la minorité, ni que son pouvoir semble à celle-ci équitable, c’est qu’elle est matériellement la plus forte. Mais un gouvernement dans lequel la majorité règle tout ne peut être basé sur la justice. Le citoyen doit-il, fût-ce un moment et si peu que ce soit, sacrifier sa conscience au législateur ? Je pense que nous devons être d’abord des hommes, et seulement ensuite des citoyens. Il est inadmissible de confondre le respect de la loi avec le respect du juste. La seule obligation que j’aie à assumer est de faire ce que je crois bien. On a assez dit qu’une communauté n’a point de conscience, mais une communauté d’hommes consciencieux est une communauté avec une conscience. Jamais la loi ne rendit le moins du monde les hommes plus justes ; et souvent les bien intentionnés deviennent, de par leur respect pour elle, les agents de l’injustice. Comme illustration au respect abusif de la loi, voici une colonne de soldats, colonel, capitaine, caporaux, singes à poudre. Tous marchent dans un ordre admirable par monts et par vaux, contre leur volonté, en dépit du bon sens et malgré leur conscience, vers les guerres. Ils savent que c’est là une besogne damnable et tous s’inclinent. Que sont-ils ? des hommes ? ou des petits forts, des arsenaux ambulants au service de quelque gaillard sans scrupule qui détient le pouvoir ? Visitez le Navy-Yard, et considérez un marin, un homme tel que le gouvernement américain peut en faire, ou cette chose qu’il peut faire d’un homme avec sa magie noire : c’est une ombre, une réminiscence d’humanité, un être consumé vivant et debout, et enterré sous les armes, avec accompagnements funéraires.

La masse des hommes servent l’État non comme des hommes, mais comme des machines, avec leurs corps. Ils sont l’armée permanente, et la milice, et les geôliers, et les constables, la force publique. Il n’y a plus ici exercice libre du jugement ou du sens moral. Peut-être pourrait-on en fabriquer qui fonctionneraient aussi bien. Ces hommes-là s’élèvent à la dignité d’un épouvantail en torchis ou d’un tas de boue. Cependant de tels hommes sont généralement considérés comme de bons citoyens. D’autres, — comme les législateurs, les politiciens, les hommes de loi, les ministres, les fonctionnaires, — mettent, eux, leur intelligence au service de l’État, et comme il est rare qu’ils soient capables de faire quelque distinction morale, ils sont bien aussi propres à servir le diable qu’à servir Dieu. Un très petit nombre, tels les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs, dans le grand sens du mot, et les hommes, servent aussi l’État, mais avec leurs consciences. Nécessairement ils résistent : et l’État les traite en ennemis. Un sage voudra être utilisé comme homme ; il ne consentira pas à être de « l’argile » avec quoi « boucher un trou pour arrêter le vent ». Il laisse cet office à ses cendres.

Je suis d’une naissance trop haute pour appartenir à quelqu’un,
Pour être soumis à un contrôle
Ou pour être l’utile serviteur et l’instrument
De n’importe quel maître au monde.

Tous les hommes admettent le droit à la révolution, c’est-à-dire le droit de refuser obéissance et de résister au gouvernement quand sa tyrannie ou son incapacité passent les limites. Presque tous disent que tel n’est pas le cas aujourd’hui, — mais ils pensent que tel était le cas lors de la révolution de 1775. On me dit que le gouvernement ne valait rien à cette époque, parce qu’il imposait certaines denrées étrangères amenées dans les ports. Il est plus que probable que cela m’eût laissé indifférent, car je puis me passer de ces denrées. Mais quand, dans un pays qui a la prétention d’être le refuge de la liberté, le sixième de la population est composé d’esclaves, quand toute une contrée est injustement envahie[1], conquise par une armée étrangère, et soumise à la loi martiale, je crois qu’il n’est pas trop tôt pour que les honnêtes gens se rebellent et fassent une révolution.

Nous disons que la masse des hommes n’est pas préparée. Mais le progrès est lent, parce que ceux qui forment le petit nombre ne sont ni plus sages ni meilleurs que le grand nombre. Ce qui importe n’est pas que beaucoup soient bons, mais qu’il y ait, là ou là, quelque vertu effective, parce que c’est ce qui fera lever toute la masse. Il y a des milliers d’hommes opposés, en principe, à l’esclavage et à la guerre et qui cependant ne font rien pour y mettre fin, qui, suffisamment fiers d’être les enfants de Washington et de Franklin, restent assis sur leur derrière, les mains dans les poches, disent qu’ils ne savent que faire et ne font rien, qui même placent la question de liberté après la question de commerce, et tranquillement lisent les prix courants tout au long, en même temps que les derniers avis de Mexico, après dîner, et peut-être s’endorment dessus. Quel est aujourd’hui le prix courant d’un honnête homme, d’un patriote ? Ils hésitent, ils regrettent, quelquefois même ils pétitionnent ! Mais en réalité ils ne font rien qui produise un résultat. Ils attendront, tout disposés du reste à les applaudir, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir pas à déplorer plus longtemps son existence. Tout au plus accordent-ils un vote bon marché, un petit encouragement et un « Dieu te bénisse » au bon droit quand il passe à portée. Il y a 999 patrons de la vertu pour un homme vertueux. Mais il est plus facile de traiter avec le possesseur réel d’une chose qu’avec son gardien temporaire.

Tout vote est une sorte de jeu, comme les échecs ou le tric-trac, avec une légère teinte morale ; on joue le bien et le mal, et il y a un betting. Le caractère des votants n’est pas en cause. Je jette mon vote, admettons-le, comme je crois juste ; mais il n’y a pas là pour moi de question vitale. Volontiers je m’incline devant la majorité. Voter pour ce qui est bien et ne rien faire pour le bien, c’est simplement exprimer, et d’une façon si timide, votre désir de justice. Un sage ne laissera pas le droit à la merci de la chance, pas plus qu’il ne souhaitera le voir triompher de par la majorité. Il n’y a que petite vertu dans l’œuvre des masses. Quand la majorité votera l’abolition de l’esclavage, c’est qu’elle sera indifférente à l’esclavage, ou que, en fait, l’esclavage sera déjà aboli. Ils seront alors les seuls esclaves.

Oh ! un homme qui soit un homme et, comme le dit mon voisin, ait dans le dos un os au travers duquel on ne puisse passer la main ! Vos statistiques sont inexactes : la population a été évaluée trop haut. Combien d’hommes y a-t-il dans ce pays par mille milles carrés ? à peine un. L’Amérique n’offre-t-elle donc pas quelque prime qui engagerait des hommes à s’établir sur son territoire ? L’Américain est dégénéré en un drôle de corps reconnaissable à sa manie de vivre en troupe.

Ce n’est pas un devoir, une chose toute naturelle, que de se dévouer à la destruction de telles et telles injustices, fussent-elles des plus scandaleuses : un homme peut fort bien être absorbé par d’autres soins. Mais au moins est-il de son devoir de s’en laver les mains et de ne pas donner en pratique son appui à l’injustice. Voyez quelle contradiction énorme entre les idées et les actes. J’ai entendu de mes concitoyens dire : Je voudrais voir qu’ils m’ordonnassent d’aider à écraser l’insurrection des esclaves, ou de marcher sur Mexico ; vous verriez si j’irais ! Et cependant chacun d’eux a fourni un remplaçant… Ceux qui, tout en désapprouvant le caractère et les actes d’un gouvernement, lui accordent leur allégeance, sont indubitablement ses soutiens les plus sûrs et les obstacles les plus sérieux aux réformes. Certains pétitionnent à l’État pour dissoudre l’Union. Pourquoi ne rompent-ils pas eux-mêmes leur union avec l’État ? Pourquoi ne refusent-ils pas de payer leur quote-part au trésor ? Ne sont-ils point par rapport à l’État dans une situation semblable à celle où l’État se trouve par rapport à l’Union ? Et les raisons qui ont empêché l’État de résister à l’Union sont tout simplement celles qui les empêchent, eux, de résister à l’État.

Comment un homme peut-il se contenter de concevoir une opinion, simplement, et de s’y complaire ? Y a-t-il une jouissance à savoir qu’on est lésé ? Si vous êtes volé d’un seul dollar par votre voisin, il ne vous suffit pas de savoir que vous êtes volé, ni de dire que vous êtes volé, ni de l’obliger à avouer le vol : immédiatement vous faites le nécessaire pour lui faire rendre gorge, puis vous prenez des mesures pour l’empêcher de recommencer. Il y a des lois injustes. Leur obéirons-nous bénévolement, ou travaillerons-nous à les réformer ? Obéirons-nous à ces lois jusqu’à ce qu’elles soient modifiées, ou les enfreindrons-nous tout de suite ? Généralement les gens pensent qu’ils doivent attendre d’avoir persuadé à la majorité de modifier les lois. Ils pensent que, s’ils résistaient, le remède serait pire que le mal. Mais si le remède est pire que le mal, la faute en est au gouvernement lui-même. C’est lui qui le fait pire. Pourquoi n’est-il pas plus apte à présenter les réformes et à y pourvoir ? Pourquoi n’écoute-t-il pas sa sage minorité ? Pourquoi crie-t-il et résiste-t-il avant d’être blessé ? Pourquoi n’encourage-t-il pas les citoyens à signaler ses fautes, pourquoi ne fait-il pas mieux qu’ils ne feraient eux-mêmes ?

Une fois l’an, pas plus, je rencontre face à face le gouvernement américain ou son représentant, le gouvernement de l’État, en la personne du percepteur d’impôts. C’est le seul mode selon lequel un homme dans ma situation soit forcément en rapports avec lui. Par la voix de ce fonctionnaire, il dit alors distinctement : Reconnais-moi. Et la façon la plus simple, la plus effective et, dans l’état présent des affaires, la meilleure de lui exprimer votre peu de satisfaction et votre mince amour est de refuser de le reconnaître à ce moment là. Mon voisin le percepteur d’impôts est justement l’homme avec lequel j’ai à traiter, — car c’est après tout avec des hommes que je me querelle, non avec des parchemins, — et il a, lui, volontairement choisi d’être un agent du gouvernement. Comment saura-t-il jamais ce qu’il est et ce qu’il fait comme fonctionnaire du gouvernement, ou comme homme, avant qu’il soit obligé de se demander comment il me traitera, moi, son voisin pour lequel il a de la considération : comme un voisin et un homme sociable, ou comme un maniaque et un perturbateur de la paix ?

Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la vraie place d’un homme juste est la prison. C’est la vraie place aujourd’hui, la seule que l’État des Massachusetts ait préparée pour ses esprits les plus libres, afin qu’ils soient écartés, mis hors l’État par l’État lui-même, comme ils se sont mis eux-mêmes hors l’État par leurs principes. C’est là que les trouveraient l’esclave fugitif, le mexicain prisonnier sur parole, l’indien qui vient plaider pour sa race, oui, là, sur ce terrain écarté, mais plus libre et mieux fréquenté, où l’État envoie ceux qui ne sont pas avec lui, mais contre lui, en cette seule maison, où, dans un État d’esclaves, un homme libre puisse résider avec honneur. Si certains pensent que leur influence se perdra là, que leur voix n’atteindra plus l’oreille de l’État, qu’ils ne seront pas là tels que des belligérants derrière les murs de leur ville, c’est qu’ils ne savent pas combien la vérité est plus forte que l’erreur, ni combien plus éloquemment et plus efficacement peut combattre l’injustice celui qui a payé un peu de sa propre personne. Que votre volonté ne se manifeste pas uniquement par le dépôt d’un morceau de papier dans une urne. Une minorité n’est impuissante qu’aussi longtemps qu’elle se conforme à la majorité ; alors elle n’est même pas une minorité. Mais elle est irrésistible quand elle pèse de tout son poids. Si l’État se trouve dans cette alternative : garder en prison tous les hommes justes, ou renoncer à la guerre et à l’esclavage, il n’hésitera pas dans son choix. Si un millier d’hommes refusaient de payer l’impôt cette année, ce ne serait pas là une mesure violente ni sanguinaire, comme c’est une de les payer et de mettre ainsi l’État à même de commettre une violence et de verser le sang innocent. En fait cela constituerait une révolution pacifique, si ces termes sont conciliables…

Si le percepteur de taxes ou quelque autre fonctionnaire, sur mon refus de payer l’impôt me demande — comme l’un d’eux me l’a demandé : Que dois-je faire ? voici ma réponse : Si réellement vous désirez faire quelque chose, résignez vos fonctions ! — Quand le sujet a refusé obéissance et que le fonctionnaire a résigné ses fonctions, la révolution est accomplie. Supposez même que le sang coule, n’y a-t-il pas une sorte de sang versé quand la conscience est blessée ? Par cette blessure la virilité réelle et l’immortalité de l’homme s’écoulent, et elle saigne jusqu’à une mort éternelle. Ce sang-là, je le vois couler maintenant.

J’ai parlé d’emprisonnement plutôt que de la saisie des biens, parce que ceux qui sont les soutiens du droit le plus pur et par conséquent sont les plus dangereux pour un État corrompu n’ont généralement pas passé beaucoup de temps à accumuler des richesses. À de tels, l’État rend comparativement peu de services, et une faible taxe leur paraît souvent exorbitante, surtout si c’est par un travail supplémentaire qu’ils sont obligés d’acquérir de quoi la payer. Si un homme vivait entièrement sans argent, l’État lui-même hésiterait à lui en réclamer. Mais le riche, sans faire aucune allusion personnelle, est toujours vendu à l’institution qui le fait riche. Et nous pouvons dire d’une manière absolue : plus d’argent moins de vertu. L’accroissement des moyens de vivre est proportionnel à la diminution de l’opportunité de vivre.

Quand je parle aux plus indépendants de mes voisins, je m’aperçois, quoi qu’ils disent d’ailleurs, qu’ils ne savent pas se passer du gouvernement, qu’ils craignent pour leurs biens et leurs familles les conséquences d’une désobéissance. Pour ma part, je n’aimerais pas sentir que je ne puisse me passer de la protection de l’État. Si je dénie l’autorité de l’État en refusant de payer l’impôt, il s’emparera de mes biens, nous ruinera et nous accablera, mes enfants et moi. Cela est dur et fait qu’il est impossible, en apparence, de vivre à la fois honnêtement et confortablement. Si l’on était certain de perdre ses biens, ce ne serait pas la peine de les accumuler : il faut donc payer, — ou se blottir quelque part et ne faire lever qu’une faible récolte, et la manger rapidement. Il faut vivre en soi-même, ne dépendre que de soi, être prêt à tout événement et n’être pas surchargé d’affaires. Un homme peut s’enrichir, même en Turquie, s’il veut être un bon sujet du gouvernement turc. Confucius dit : « Si un État est gouverné selon les principes de la raison, la pauvreté et la misère sont sujets de honte ; si un État ne se conforme pas à ces principes, les richesses et les honneurs sont des sujets de honte. » Il m’en coûte moins, de toute façon, d’encourir les pénalités qui frappent la désobéissance qu’il ne m’en coûterait d’obéir. Il me semblerait que je vaux moins.

Il y a quelques années, l’État m’ordonna de payer une certaine somme pour soutenir un pasteur, au prêche duquel mon père assistait, moi, non. Payez, disait-il, ou vous serez mis en prison. Je refusai de payer. Malheureusement quelqu’un paya. Je ne comprenais pas que le maître d’école dût payer un impôt pour entretenir le prêtre, et non le prêtre, le maître d’école ; je n’étais pas instituteur de l’État, et vivais de souscriptions volontaires. À la requête qui m’en fut faite, je déclarai ce qui suit : « Que tous sachent, par ces présentes, que moi, Henry Thoreau, je ne désire pas être considéré comme membre d’une société constituée quelconque », et je remis cette déclaration au commis de la ville. L’État ayant appris ainsi que je ne désirais pas être membre de l’Église en question ne m’a pas inquiété à ce sujet depuis lors. Si j’avais su comment les appeler, j’aurais retiré alors mon adhésion, en détail, à toutes les sociétés auxquelles je n’ai jamais accordé ma signature, mais j’ignorais où en trouver la liste complète.

Pendant six ans, je n’ai pas payé l’impôt de capitation. Je fus mis en prison pour ce fait, et y restai une nuit[2]. Comme je considérais les murs de pierre, la porte de bois et de fer, et la grille de fer par où filtrait la lumière, je ne pus m’empêcher d’être frappé de la bêtise d’une société qui me traitait comme si j’étais fait uniquement de chair, de sang et d’os. Je m’étonnais qu’on eût conclu à la longue que ce fût là le meilleur moyen à employer envers moi, et qu’on n’eût jamais songé à demander mes services de quelque façon que ce fût. Je vis que s’il y avait une muraille de pierre entre mes concitoyens et moi, eux en avaient une autre bien plus rude encore à franchir ou à percer pour être aussi libre que j’étais. Je ne me sentis pas un moment enfermé ; et ces murs me semblaient un grand gaspillage de pierre et de mortier. Je me sentais le seul de tous mes concitoyens qui eût acquitté la taxe. Eux, franchement, ne savaient comment me traiter. D’eux, tout, menace ou approbation, était une bévue, car ils croyaient que mon principal désir était de me trouver de l’autre côté de cette muraille de pierre. Je souriais de voir combien industrieusement ils fermaient la porte sur mes méditations, qui les suivaient quand même au dehors, sans obstacles — et ces méditations seules étaient dangereuses. L’État m’apparut un pauvre idiot, je perdis tout ce qui me restait de respect pour lui, et je le plaignis.

Ainsi, jamais l’État n’attaque de front le sens intellectuel et moral d’un homme ; il s’attaque uniquement à son corps. Il n’est pas armé d’une sagesse ni d’une honnêteté supérieure, mais d’une force physique supérieure. Je ne suis pas né pour être contraint. Je veux respirer à ma mode. Voyons qui est le plus fort. Quelle est la force de la multitude ? Seuls peuvent me faire plier ceux qui obéissent à une loi plus haute que moi. Ceux-là m’obligent à devenir comme eux. Je n’admets pas qu’il y ait des hommes forcés de vivre de telle ou telle façon par des masses d’hommes. Quelle vie serait-ce là à vivre ? Quand je me trouve en présence d’un gouvernement qui me dit : « l’argent ou la vie ! » pourquoi me hâterais-je de donner mon argent ? — je puis être dans une grande gêne, et ne savoir que faire. Que le gouvernement s’aide lui-même, comme je fais. Ce n’est pas la peine de pleurnicher pour cela. Je ne suis pas responsable de la réussite du travail de la machine sociale : je ne suis pas le fils de l’ingénieur.

Je n’ai pas refusé de payer la taxe des routes, parce que je suis aussi désireux d’être un bon voisin que je le suis d’être un mauvais citoyen, et, quant au fonctionnement des écoles, j’y contribue maintenant en éduquant mes compatriotes. Ce n’est pas pour tel ou tel article de l’impôt de capitation que je refuse de payer cet impôt. Je refuse obéissance à l’État pour m’éloigner de lui d’une façon effective. Je ne me soucie pas de suivre à la trace la course de mon dollar, le pourrais-je, jusqu’à ce qu’il achète un homme ou un mousquet ; le dollar est innocent ; mais je suis intéressé à suivre les effets de mon allégeance. En fait, je déclare paisiblement la guerre à l’État, à ma façon, quoique d’ailleurs je veuille l’utiliser quand il peut m’être utile à quelque chose. Dans de tels cas, que l’on se garde d’être esclave de son entêtement ou d’un souci exagéré des opinions des hommes. Il faut que chacun agisse selon soi-même et selon l’heure.

Je me dis quelquefois : Quand des millions d’hommes, sans colère, sans mauvais vouloir, sans nul sentiment personnel d’aucune sorte, réclament de vous quelques shillings, sans la possibilité, telle est leur servitude, de renoncer à leur demande ou de la modifier et sans la possibilité, de votre côté, d’un appel à d’autres millions d’individus, pourquoi vous exposer à cette écrasante force brute ? Vous ne vous insurgez pas contre le froid et la faim, contre le vent et les vagues ; vous vous soumettez docilement à mille nécessités analogues. Vous ne mettez pas votre tête dans le feu. Soit. Mais la force contre quoi je lutte n’est pas strictement une force brute ; elle est partiellement une force humaine ; elle n’est pas formée de matière inanimée, mais d’hommes, et je vois que je puis faire appel, d’abord et instantanément, d’eux à leur maître, et, secondement, d’eux à eux-mêmes. Si je mets délibérément ma tête dans le feu, il n’y a pas d’appel possible au feu ou au maître du feu, et j’ai fait une sottise. Et je n’ignore pas que je ne puis changer, comme Orphée, la nature des rochers, des arbres et des bêtes.

Je ne désire pas me quereller avec homme ou nation qui soit. Je ne désire pas fendre des cheveux, faire de subtiles distinctions ou supplanter mes voisins ; bien plutôt, je cherche même, je puis dire, des défaites. Je suis trop disposé, presque, à me conformer aux lois du pays. En vérité, je suis sujet à caution, et, chaque année, quand le percepteur d’impôts rôde, je me sens enclin à revoir les actes et la situation du gouvernement général et du gouvernement des Massachusetts et l’état d’esprit du peuple, pour y découvrir prétexte à adhésion.

Oui, la Constitution, avec toutes ses erreurs, est vraiment belle, la loi et les tribunaux sont bien respectables, cet État et ce gouvernement américain sont, à maints égards, d’admirables, rares et bienfaisantes choses, — comme force publicistes les ont décrits, d’un peu bas ; mais, vus d’un peu plus haut, ils sont bien tels que je les ai décrits ; et d’un point de vue plus élevé encore, qui dira qu’ils méritent seulement qu’on les regarde et qu’on y pense ?

Au surplus, le gouvernement m’importe assez peu, et je penserai à lui le moins possible. Ils sont rares les moments où je vis sous un gouvernement. Si un homme pense librement, aime librement et voit clair, ce qui n’est pas ne lui paraîtra pas longtemps être, et de bas législateurs ou réformateurs s’agiteront sans qu’il soit à leur merci.

L’autorité du gouvernement, même d’un gouvernement auquel je consentirais à me soumettre — car j’obéirais de bon cœur à ceux qui peuvent faire mieux que moi et, en maintes choses, même à ceux qui ne sauraient faire aussi bien — est impure : pour être strictement juste, elle doit avoir la sanction et le consentement des gouvernés. Il ne peut avoir de droit légitime sur ma personne et ma propriété que celui que je lui concède. Le passage d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle, et de celle-ci à une démocratie est intéressant parce qu’il constitue un progrès vers le respect de l’individu. Le philosophe chinois était assez sage pour considérer l’individu comme la base de l’empire. Une démocratie comme celle que nous connaissons est-elle le dernier progrès réalisable ? N’est-il pas possible de faire un pas de plus vers la reconnaissance et le jeu des droits de l’individu ? Il n’y aura jamais d’État réellement libre et harmonieux que l’État ne reconnaisse l’individu pour un pouvoir supérieur et autonome, duquel son propre pouvoir est issu et qui doit être traité en conséquence. Je me plais enfin à imaginer un État qui serait juste pour tous et traiterait l’individu avec respect, comme un voisin ; qui même n’estimerait pas inadmissible que quelques hommes vivent absolument en dehors de lui, hors de la bienveillance de ses grands bras, tranquillement à l’écart. Un État qui porterait cette sorte de fruit, et consentirait à s’en aller peu à peu tandis que ce fruit mûrirait, préparerait l’avénement d’un État plus parfait et plus glorieux encore, que je n’ai vu nulle part, mais que j’imagine fort bien.


Traduit de l’anglais par A. Phélibé.
  1. Le Mexique, qui était en guerre avec les États-Unis.
  2. En 1847.