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D’un nouvel Essai de philosophie religieuse

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D’un nouvel Essai de philosophie religieuse
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 689-728).


LE
ROMAN RELIGIEUX
EN ANGLETERRE


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The Heir of Redclyffe, 1 vol. in-8o, London 1854 ; — Heartsease or the rother’s wife, 2 vol. in-12 ; London 1855, John Parker. — The Warden, by Anthony Trollope, 1 vol. in-8o ; London 1855, Longman.


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Ce qui a caractérisé de tout temps la civilisation anglaise, c’est d’avoir su agir prudemment avec l’esprit du passé, d’avoir su ne pas l’effaroucher, ruser avec lui au besoin, et lui arracher une conquête bien réelle au prix de quelque satisfaction insignifiante ou même puérile : par exemple, une liberté en échange de la conservation d’un vain cérémonial, ou la sanction d’une charte en échange de la conservation de privilèges que cette charte allait réduire à l’impuissance. C’est ainsi que l’aristocratie a procédé vis-à-vis de la royauté, maintenant au roi son prestige antique, son antique garde-robe, sa couronne féodale, et faisant passer entre ses mains à elle le pouvoir réel et l’exercice du pouvoir. C’est ainsi que la chambre des communes a procédé vis-à-vis de la chambre des lords, qui était au dernier siècle encore une si grande institution, qui dominait les autres corps de l’état de toute la puissance de ses privilèges immuables, de ses droits sans contrôle et de sa sécurité aristocratique. La noble chambre est restée debout, mais elle a dû abandonner aux communes l’initiative politique et la meilleure part du pouvoir législatif. C’est ainsi encore que l’esprit protestant a jeté en Angleterre des fondemens indéracinables en acceptant une église à demi réformée, transition purement politique entre l’ancienne église romaine et les opinions des réformateurs. Grâce à cette tactique prudente, l’esprit nouveau s’est emparé de tout, des institutions, de l’église, des relations sociales, des âmes et des cœurs, — bien plus, des simples méthodes matérielles de travail, si bien que la société anglaise, en dépit de ses préjugés et de ses coutumes, est la plus moderne des sociétés contemporaines. On pourrait dire qu’elle est la société moderne elle-même, sous des formes du moyen âge. Elle est plus moderne que notre société française, où il ne subsiste plus rien des antiques formes, balayées par le vent de l’orage, mais où persistent au fond des âmes je ne sais quels sentimens d’ancien régime que toutes les révolutions n’ont pu déraciner. Elle est plus moderne que l’Allemagne avec tous ses hardis penseurs et toutes ses savantes universités, mais qui n’est moderne que d’intelligence et de désir. Chez nous, on a voulu changer à la fois le fond et la forme des choses ; en Angleterre, la méthode contraire a prévalu : la substance des choses, leur âme a été changée, leurs formes ont été conservées.

Ce caractère moderne perce dans les plus petites choses. Notre agriculture, par exemple, est encore pleine de routines et de vieilles habitudes chéries et conservées avec amour ; l’agriculture anglaise est singulièrement nouvelle et n’est devenue si florissante que par la répudiation complète des vieilles méthodes de culture et des vieux instrumens agricoles. La peinture anglaise, comme chacun peut s’en convaincre par ses propres yeux, n’est point de l’art certainement dans le vrai sens du mot et ne satisfait pas à ses conditions les plus élémentaires, mais elle témoigne d’un laborieux effort pour exprimer des sentimens nouveaux. Tout est nouveau dans cette singulière peinture, procédés, sujets, personnages, situations. La même différence se fait remarquer jusque dans le costume et la manière de le porter. Ce costume moderne, qui a reçu l’empreinte des deux événemens qui ont fait la société actuelle, ce costume bourgeois et protestant, les Anglais le portent avec plus d’aisance peut-être que nous, et il semble mieux fait jusqu’à un certain point pour eux. Ils le portent sans recherche, sans essayer de lui donner ce qu’il ne peut pas avoir. Nous essayons de donner à nos vêtemens coupés géométriquement en carrés ou en triangles, à nos étoffes vulgaires de drap et de coton, la tournure, la souplesse, les plis gracieux, la coquetterie des anciens vêtemens de soie et de velours. Les Anglais les portent sans prétentions ; ils leur laissent toute leur uniformité et leur simplicité.

Cet esprit moderne a maintenant consommé toutes ses usurpations ; il ne lui reste plus rien à conquérir. Cela étant, n’est-il pas dans la logique des choses qu’il ne se contente plus des anciennes formes, qu’il avait respectées jusque-là, et qu’il veuille en créer de nouvelles qui soient en harmonie avec lui ? C’est la seule tâche qui lui reste à accomplir, et ce n’est pas, en y regardant de près, la moins difficile : elle est pleine de périls et grosse de catastrophes. Laissera-t-on au temps le soin de détruire ces formes ? Mais elles paraissent déjà à un grand nombre d’Anglais comme autant de costumes de mascarade et de travestissemens. Il serait donc oiseux d’espérer qu’ils consentiront patiemment à rester affublés de toute une défroque gothique qui leur semble ridicule, que leurs écrivains se sont mis à railler depuis une trentaine d’années, et qui, conservée trop longtemps, finira par leur paraître odieuse. Se bornera-t-on à suivre, pour changer la forme des choses, la tactique employée pour en changer la substance ? Mais cela serait aussi absurde que de porter un vêtement de couleurs différentes ou de ne vêtir qu’une partie du corps, tandis que l’autre resterait nue. Fera-t-on table rase de toutes les formes existantes ? Mais alors se dresse ce fantôme de l’anarchie, si redouté du peuple anglais. Bon nombre de préjugés, de vieilles formules et de vieux abus se maintiennent encore, grâce à cette crainte si légitime et si respectable. Ce changement des simples formes politiques ou religieuses, qui rencontre tant d’obstacles dans un pays où l’esprit nouveau a tout envahi, indique assez les limites que les conditions terrestres imposent à l’esprit humain. Ce qui est pour lui le plus difficile à accomplir, c’est le secondaire et le relatif ; ce n’est pas le principal et l’absolu. Il peut découvrir le système du monde et compter les étoiles ; mais s’agit-il d’appliquer un remède convenable à une indisposition passagère ou à une maladie accidentelle, il s’égare. Il peut transformer les cœurs et les âmes, changer les opinions reçues sur Dieu et le culte qui lui est dû, sur l’homme et ses devoirs. Vienne cependant une question mesquine de costume, d’étiquette, de cérémonial et de liturgie : alors il chancelle, trébuche, ou même quelquefois tombe pour ne plus se relever.

De grands changemens se préparent en Angleterre : espérons que ces changemens seront, comme par le passé, de simples métamorphoses ; mais un mot terrible a été prononcé depuis bientôt trente ans contre les vieilles formes et les vieux préjugés sociaux par tous les écrivains anglais ; c’est celui de mensonge, et ce mot, lorsqu’il ne porte point à faux, agit comme un talisman magique et porte le coup de mort aux institutions contre lesquelles il est prononcé. L’Angleterre est entrée dans une sorte de XVIIIe siècle, dans une ère d’anarchie et de négation ; seulement il est curieux d’observer comment ce XVIIIe siècle anglais diffère de notre XVIIIe siècle français. Tandis que chez nous on s’attaquait plutôt aux institutions qu’aux hommes et aux doctrines qu’aux institutions, en Angleterre on s’attaque plutôt aux hommes qu’aux institutions et aux institutions qu’aux doctrines. Ainsi les écrivains les plus révolutionnaires pouvaient attaquer la royauté sans nourrir aucun sentiment hostile à Louis XV, et vivre en bonne intelligence avec les prêtres tout en sapant les doctrines chrétiennes et en disséquant les livres saints. Le contraire a lieu généralement en Angleterre ; là on attaque beaucoup plus volontiers les ministres que le gouvernement, les classes gouvernantes que les principes traditionnels en vertu desquels elles gouvernent, et le clergé que l’église. Ce qu’on reproche à l’aristocratie, ce n’est pas comme chez nous d’être une aristocratie, c’est de ne pas être assez une aristocratie ; ce n’est pas de gouverner, c’est de mal gouverner. Ce qu’on reproche au clergé, ce n’est pas d’être un ordre sacerdotal, c’est d’oublier ce que doit être un ordre sacerdotal ; c’est de prétendre être chrétien sans l’être. Ce qu’on reproche à toutes les classes, sectes, églises et institutions, ce n’est pas d’exister en vertu de tels ou tels principes, mais de ne pas croire à ces principes. L’absence de sincérité chez les hommes, tel est le grand argument, cher de tout temps aux révolutionnaires de race anglo-saxonne, et dont se servent les modernes écrivains. L’hypocrisie règne et gouverne partout, disent-ils ; ces principes dont vous vous vantez, vous n’y croyez plus naïvement et fortement, vous y croyez par intérêt, par routine, par ruse. Vous essayez de ruser avec l’esprit saint, comme le fit Simon le magicien. Vous ne croyez plus à vos doctrines, et cependant vous êtes tout prêts à traiter d’anarchistes ou d’hérétiques ceux qui n’adoptent pas ces doctrines. Que vos principes soient vrais ou faux, bons ou mauvais, vous n’y croyez pas, et dès lors ils sont frappés de stérilité. Les devoirs qu’ils vous imposent, vous ne les pratiquez pas. Votre bouche est pleine de bonnes paroles, mais votre cœur est vide de bonne volonté. Guerre donc à l’hypocrisie et au mensonge ! Tel est le cri des écrivains modernes, qui, très habiles à découvrir ces deux vices sous toutes les formes, les poursuivent chez l’aristocrate endurci, faux philanthrope, faux libéral, grand prôneur de doctrines à demi chartistes ; chez l’évêque anglican, personnage fastueux, mondain, chrétien des lèvres seulement ; chez le ministre dissident, bigot fanatique, à l’esprit étroit, aux ongles crochus, bassement intéressé.

La discussion s’est donc portée sur la conduite des corps constitués plutôt que sur les doctrines. Cependant il ne faudrait pas croire que la controverse purement philosophique n’ait joué aucun rôle dans ce mouvement. Cette discussion s’est en grande partie concentrée sur l’église anglicane, institution extrêmement populaire, mais illogique et étroite, et qui par cela même pèse comme une tyrannie à bien des intelligences. L’église anglicane n’est pas en elle-même plus mauvaise que telle ou telle autre secte protestante, elle est même plus compréhensive, elle admet un plus grand nombre d’élémens religieux ou humains, elle satisfait plus largement que beaucoup d’autres sectes aux différens instincts de l’âme humaine. Seulement son union intime avec l’état, qui lui prête une grande force politique et terrestre, lui enlève en même temps toute indépendance spirituelle et toute liberté morale d’action. Cette fausse position de l’église anglicane ne s’est révélée que de nos jours, où elle a frappé tous les yeux. Les âmes qui avaient adopté jusqu’alors l’église établie comme un préservatif contre les dangers extrêmes de la liberté religieuse, — par haine des interprétations arbitraires des sectaires, des périls d’une foi sans conseils ou appuis extérieurs, des bizarres visions auxquelles peut aboutir une foi individuelle sans contrôle, — ont fini par s’apercevoir que cette église anglicane ne donnait pas satisfaction à leurs pensées et ne les rassurait que fort incomplètement contre leurs craintes, qu’il y avait à côté d’elle une église infiniment plus logique, plus compréhensive, plus universelle en un mot, l’église romaine. D’un autre côté, les personnes qui dans le protestantisme voient surtout le triomphe de la liberté religieuse et de la foi individuelle ont fini par apercevoir que l’église anglicane était moins une église qu’une institution politique, et ils se sont retournés vers les dissidens. C’est cette disposition des esprits qui a donné tant d’animation aux controverses religieuses des vingt dernières années, et tant d’audace à la propagande catholique ; mais cet état moral et ces controverses sont purement négatifs et ne peuvent qu’affaiblir l’église anglicane sans grand profit pour le catholicisme. Le catholicisme ne pourra enlever à l’église établie que quelques-uns de ses sectateurs les plus cultivés et les plus opulens, un Henri Newman, un lord Spencer ; il ne convertira pas un paysan des comtés ou un batelier de la Tamise. La grande erreur de la propagande catholique a été de croire que la chute de l’église anglicane pourrait jamais entraîner la chute du protestantisme, et de ne pas voir que le peuple anglais était plus protestant que son église, église dont sans doute il n’a pas fait une étude philosophique bien approfondie, mais qui a le grand mérite d’exprimer à ses yeux un préjugé si l’on veut, un préjugé invétéré, la négation de l’église romaine.

L’église anglicane conserve ainsi son influence sur le peuple, et si quelques idées hostiles ont été répandues dans les rangs populaires pendant les dernières années, ce sont de misérables idées qui n’auront jamais un grand avenir, des déclamations à la française contre les prêtres et leurs richesses, éditées par quelque journal chartiste hebdomadaire, œuvre de quelque méprisable écrivain « journaliste de la canaille, » me disait un jour un des écrivains les plus anti-anglicans du royaume-uni. Ce sont de sottes doctrines sur la Bible, le déluge ou la création, renouvelées du baron d’Holbach, élucubrations de quelques croyans à la phrénologie ou au magnétisme. Dans les hauteurs de la société anglaise au contraire, dans les trois classes les plus influentes de toute nation, — l’aristocratie, les classes moyennes, les écrivains, — l’hostilité contre l’église anglicane a pris une tournure réellement sérieuse et dangereuse. Dans l’aristocratie, c’est le mouvement catholique qui a prévalu. Tout ce monde oisif et opulent, tourmenté, comme les autres classes de la société, de l’esprit du siècle, s’est maintes fois tourné vers le catholicisme pour lui demander des consolations : c’est alors qu’ont eu lieu ces apostasies ou ces conversions, chacun les nommera comme il lui plaira, qui ont fait tant de bruit dans ces dernières années. Il est remarquable que, tandis que plusieurs membres de l’aristocratie se tournaient vers le catholicisme, il n’y en ait eu presque aucun qui soit devenu dissident ou rationaliste pur. Ce fait n’a rien d’étonnant toutefois ; les classes traditionnelles ont une tendance prononcée à se tourner vers les choses traditionnelles. Même au milieu de leurs aspirations vers l’avenir, c’est vers le passé qu’elles se tournent, et elles aiment volontiers à prendre pour les lueurs de l’aurore les reflets du soleil couchant. Dans les classes moyennes et parmi les écrivains, les choses se sont passées tout autrement, et le catholicisme a fait peu d’adeptes. En revanche, le socinianisme et le rationalisme, ou plutôt une certaine fusion de l’un et de l’autre, ont fait un progrès rapide. C’est là l’élément intellectuel le plus original de l’Angleterre contemporaine. Une espèce de christianisme philosophique dépassant l’unitarisme lui-même, et persistant encore obstinément à se donner le nom de religion, est né de l’alliance du vieux sentiment protestant de l’Angleterre, — sentiment opiniâtre et persistant au fond du cœur, même lorsque l’esprit est imbu des doctrines les plus contraires, — et de la moderne philosophie allemande.

Il y aurait un chapitre très curieux à écrire sur cette lutte du sentiment protestant de l’Angleterre et des idées critiques de l’exégèse allemande. La lutte a commencé dès longtemps et a trouvé une manière de héros dans le fameux Coleridge. Lui aussi fut sur le point d’être subjugué par les idées allemandes, mais il se débattit violemment et finit par triompher ; le lecteur assidu de Kant et de Goethe finit par redevenir un protestant orthodoxe et par mourir selon la formule de l’église anglicane. De telles luttes n’ont pas agité l’esprit du grand initiateur Thomas Carlyle, l’homme qui a le mieux expliqué à l’Angleterre la littérature allemande. Les doctrines anglicanes et l’orthodoxie protestante sont choses dès longtemps mortes pour lui. C’est lui qui, jusqu’à un certain point, a commencé tout le mouvement religieux et philosophique qui se continue sous nos yeux, et cependant, malgré ses tendances germaniques, il est remarquable qu’à mesure qu’il avançait en âge, l’élément mystique et idéaliste prédominant dans sa jeunesse faiblissait, et le sentiment pratique, humain, purement anglais, s’accusait davantage. Le vieux levain puritain s’est réveillé chez Carlyle, quoiqu’il n’appartienne de fait à aucune église protestante ; il a mis en fuite dans son esprit bien des rêves mystiques, bien des enthousiasmes de jeunesse. C’est surtout à partir de la publication des lettres de Cromwell que ce changement s’est opéré. La même lutte, lutte du reste tout instinctive, se fait remarquer chez les écrivains philosophiques de l’Angleterre ou de l’Amérique qui ont abandonné les doctrines orthodoxes et embrassé les doctrines allemandes. Ils nient toutes les croyances chrétiennes, et ils persistent néanmoins à se dire chrétiens et protestans : telle est notamment la manie de l’éloquent Théodore Parker, qui a abandonné même l’église unitaire, et qui cependant s’obstine adonnera sa philosophie le nom de religion. Presque tous reculent devant le nom de rationalistes et rendent ainsi involontairement hommage au sentiment protestant qu’ils ont respiré dès l’enfance, et qui est si profondément enraciné chez la race anglo-saxonne.

Mais qu’il y ait lutte ou non, l’infidélité, comme on dit en Angleterre, a fait des progrès rapides. Ce mélange de socinianisme et de philosophie allemande, que nous baptiserons, faute d’un autre mot, du nom de rationalisme chrétien, a formé un parti, il est devenu une puissance. Son influence sur la partie cultivée des classes moyennes est considérable. Chaque jour cette doctrine modifie leurs idées, leur manière de penser, leurs préjugés, et répand les germes d’un grand changement non-seulement religieux, mais politique. Nous appelons sur ce point l’attention des observateurs et des philosophes. Voici tout un ensemble de doctrines souvent en contradiction, mais toutes reliées les unes aux autres par une grande unité d’intention, doctrines qui s’adressent surtout à l’élément moderne de la société, aux classes moyennes ; doctrines qui, par ce procédé éclectique et pratique particulier à l’esprit anglais, se composent des élémens religieux, moraux et politiques les plus modernes, le protestantisme, le socinianisme, le rationalisme allemand, plus une très forte dose de républicanisme politique à l’américaine. Quels résultats peuvent-elles amener dans le monde des faits ? Il en est deux que nous pouvons signaler : c’est que les changemens provoqués par ces doctrines, et que je crois plus prochains qu’on ne le suppose, se feront sous une forme toute contraire à celle qu’ils ont revêtue chez nous. Le voltairianisme et l’incrédulité morale, la pure négation religieuse, n’y joueront aucun rôle important ; l’élément révolutionnaire français leur sera complètement étranger, et c’est dans l’antique patrie allemande, dans la terre germanique, d’où les idées nouvelles sont sorties, que les Anglo-Saxons iront chercher pour la deuxième fois les élémens de rénovation. Le second résultat, très remarquable aussi, est déjà obtenu en grande partie. La philosophie allemande, impuissante et réduite à régner dans le seul empire dès rêves tant qu’elle reste dans son pays natal, transportée en Angleterre, y devient pratique comme l’esprit du pays même, entre dans le domaine des faits, et commence à exercer une influence notable dans le monde réel. Quel rôle lui est réservé dans l’avenir ? Nul ne peut le dire ; mais on peut, sans crainte de s’avancer, dire dès à présent qu’il sera considérable.

Cette armée semi-germanisante, qui égale presque l’audace du docteur Strauss, est nombreuse, et compte dans la presse anglaise des organes importans. Le plus remarquable peut-être de ces audacieux théologiens est M. William Newman, le propre frère du célèbre oratorien Henri Newman, l’auteur de deux ouvrages qui ont fait grand bruit en Angleterre. L’un est une autobiographie philosophique intitulée : Phases de la foi, épisodes de l’histoire de mes croyances, et le titre du second en dit assez les tendances et le but : l’Ame, ses aspirations et ses chagrins. Après lui, on peut citer M, Froude, sorti, comme M. Newman, de l’université d’Oxford, et frère comme lui d’un anglican célèbre converti à l’église romaine. L’organe principal de ce parti, ou pour mieux dire de ces tendances, est le Westminster Review, le recueille plus original de l’Angleterre contemporaine par la singularité et même la nouveauté des doctrines qui y sont exposées. Derrière le Westminster Review marchent deux autres recueils fort curieux aussi, mais plus spécialement consacrés à la controverse religieuse, — le Prospective Review et l’Eclectic Review. Ces infidèles sont appuyés par les incrédules complets, les philosophes de la nature, les nombreux partisans de la philosophie positive de M. Auguste Comte, — M. Martineau et sa sœur, plus célèbre que lui, puis l’ami de l’un et de l’autre le matérialiste M. Atkinson, et les rédacteurs du Leader, journal radical en politique et singulièrement infidèle en religion. On voit que l’armée est nombreuse, et il s’en faut que nous ayons épuisé l’énumération. Il y a bien d’autres influences que nous pourrions citer, l’influence sourde et latente de Shelley sur tous les esprits capables de sentiment, l’influence toujours agissante de Carlyle sur tous les esprits capables de pensée, et les sonores échos des doctrines allemandes renvoyés par l’Amérique et les transcendentalistes du Massachusetts.

Le mal est allé plus loin toutefois, et il a attaqué l’église anglicane elle-même. Le poison du rationalisme commence à couler dans les écrits de ses défenseurs. Ceux qui ne veulent pas sortir de l’église pour se jeter dans l’incrédulité ou le papisme, ceux qui, tout en restant bons protestans, ont l’intelligence trop ouverte pour ne pas reconnaître qu’il y a dans l’air une foule d’aspirations, de sentimens et de désirs que l’orthodoxie et les trente-neuf articles ne peuvent ni satisfaire ni apaiser, sont obligés de faire les plus singuliers compromis avec l’esprit du siècle, et s’épuisent en efforts pour concilier les tendances nouvelles avec la doctrine qui leur est chère. Le plus remarquable de ces anglicans libéraux a été dans ces dernières années l’excellent M. Charles Kingsley, recteur d’Eversley et auteur de divers écrits intéressans dont nous avons parlé ici même[1]. Dans un livre intitulé Yeast (choses en fermentation), il a décrit cette situation morale de l’Angleterre sortant peu à peu de ses croyances traditionnelles, oubliant ses institutions nationales, et flottant du papisme à l’incrédulité rationaliste. Dans la préface de ce livre incomplet et confus, mais où se laisse mieux apercevoir que dans les autres la pensée de l’auteur sur son temps, M. Kingsley revendique hautement la qualification d’anglican. Mentiris impudentissme, dit-il d’avance aux lecteurs et aux critiques qui l’accuseraient de ne point croire aux doctrines de l’église dont il est membre. Du fond de sa paroisse, il multiplie les polémiques. Il se bat vaillamment contre tous les ennemis du christianisme ou contre ses tièdes amis, contre Shelley, contre Emerson, contre l’école d’Alexandrie, contre les ariens et les sceptiques, en un mot contre tous les vieux ennemis sous des formes nouvelles, ainsi qu’il les appelle lui-même. Et cependant, ô contradiction ! cet ardent polémiste chrétien est imbu de l’esprit et des idées de Carlyle ; c’est du style de Carlyle qu’il se sert pour combattre Emerson, les alexandrins et tutti quanti, c’est au moyen des idées de Carlyle qu’il fait l’apologie du protestantisme anglican ; il s’intitule lui-même socialiste chrétien. Il est anglican, et il sort à chaque instant de l’orthodoxie !

Telle est la situation de l’église anglicane : c’est l’institution la plus menacée de toutes les institutions de la vieille Angleterre. Les défauts et les faiblesses de l’aristocratie traditionnelle, qui subit en ce moment la loi imposée à toutes les choses humaines, qui vieillit et périclite, et ne présente plus le même ensemble imposant de grandes intelligences et de grands caractères qu’autrefois, ces défauts commencent aujourd’hui à frapper tous les yeux. L’aristocratie néanmoins n’a pas encore été attaquée en principe ; on lui a reproché ses fautes politiques, son exclusivisme de caste ; on s’est élevé avec beaucoup d’amertume contre tel ou tel homme, on n’a pas encore attaqué l’aristocratie comme institution. Au contraire, l’église a été attaquée en fait et en principe, attaquée dans ses hommes et dans ses doctrines. Cependant, ainsi que nous l’avons dit, malgré toutes les controverses théologiques et les idées nouvelles répandues depuis quelques années, ce qu’on a combattu en elle, ce sont beaucoup moins les croyances religieuses qu’elle enseigne que les abus politiques consacrés par le temps. Rapacité, népotisme, amour trop peu chrétien pour les biens de ce monde, hypocrites et tyranniques formalités religieuses (la trop stricte observation du dimanche par exemple), tous ces scandales ont été surtout dénoncés, et ont, comme on peut le croire, beaucoup plus agité le public que les controverses sur la trinité ou la régénération par le baptême. Les romanciers les ont ridiculisés, les journaux les ont enregistrés, le parlement s’en est occupé. Ce sont ces scandales dont l’auteur d’un roman intitulé the Warden, M. Anthony Trollope, nous retrace l’histoire. Le sujet de ce roman est un épisode vivement et dramatiquement reproduit de l’histoire contemporaine. Les personnages sont tous du jour et de l’heure présente ; l’évêque, l’archidiacre, le révérend M. Harding, les légistes, le radical de province John Bold, sont des types actuels, des types de l’année 1855 ou 1854. La situation contre laquelle ils se débattent est la situation précise de l’année où nous sommes. L’opinion publique y a ce degré de susceptibilité qu’elle n’avait pas les années précédentes ; les journaux y crient un peu plus haut qu’autrefois, le radical y a ce degré d’audace que donnent les succès obtenus déjà et la certitude qu’on est soutenu ; il y a dix ans, il n’aurait pas osé s’avancer autant. Les membres de l’église et leurs soutiens sont aussi plus timides et ne sont plus capables de braver l’opinion aussi facilement qu’ils le faisaient naguère. Ces personnages, leur tactique, leurs sentimens, tout révèle une de ces situations délicates et périlleuses, qui indiquent que tout à l’entour est éveillé, que des milliers d’yeux sont ouverts, que des milliers d’oreilles écoutent, que toute sécurité s’est évanouie, que l’impunité n’est plus possible. Le caractère de tous ces personnages, membres, partisans ou ennemis de l’église, c’est une grande indécision et une grande perplexité d’esprit. Les premiers n’osent point défendre trop ouvertement leurs privilèges, et les plus hardis réformateurs n’osent point eux-mêmes trop brutalement les attaquer. Un dernier sentiment de vénération et de respect retient la main prête à frapper. « Qui ne se sentirait saisi de crainte ? dit l’auteur. Quoique des mousses rongeuses défigurent maintenant le vieil arbre et qu’il ne soit en grande partie que bois mort, de combien de bons fruits ne lui sommes-nous pas redevables ! Qui pourrait sans remords abattre les branches sèches du vieux chêne maintenant, inutile, mais encore si beau et si majestueux ? Qui pourrait emporter de la forêt ses branches parasites et gourmandes sans se rappeler qu’autrefois elles protégeaient les tendres arbrisseaux auxquels on leur ordonne de céder maintenant la place d’un ton si péremptoire et si dur ? »

Dans la ville imaginaire de Barchester vit le révérend Septimus Harding, warden, ou directeur d’Hiram’s Hospital, et par malheur pour lui, pour sa famille, et surtout pour sa charmante fille, vit aussi dans la même ville le jeune radical John Bold. L’hôpital dont le révérend est directeur fut fondé, il y a longtemps de cela, à l’époque des donations pieuses et sous l’empire de l’église romaine, par un ouvrier enrichi, nommé John Hiram, qui eut l’idée très pratique et très anglaise de sauver son âme, non par des vœux à la Vierge ou des pèlerinages aux tombeaux des saints, mais en coopérant au bonheur de ses semblables en général, et de ses anciens compagnons de métier en particulier. En conséquence il laissa par testament à l’église la maison dans laquelle il mourut et certaines terres environnantes, à la condition qu’un hôpital serait bâti sur cette propriété pour le logement de douze vieux cardeurs de laine infirmes ou hors d’état de travailler, et que les revenus seraient consacrés exclusivement à l’entretien de ces pauvres gens, sauf la somme fixée par lui-même pour les honoraires du directeur de l’établissement, lequel devait être (à moins d’obstacles imprévus) le maître de chœurs de la cathédrale. C’est en cette qualité que M. Harding était devenu warden de l’Hiram’s Hospital ; mais depuis l’année 1434, où mourut John Hiram, bien des changemens étaient survenus, le temps et les passions des hommes avaient fort altéré les clauses du testament. Ainsi, par exemple, il n’y avait plus de cardeurs de laine à Barchester, et en conséquence le doyen, l’évêque, le directeur, répandaient les bienfaits du vieux donateur sur leurs gens ou leurs créatures, bedeaux hors de service, vieux sacristains, fossoyeurs infirmes, etc., qui recevaient strictement la petite rente d’un shilling quatre pence par jour allouée à chacun par le testament, leur disait-on. En réalité, cette somme avait été fixée par M. Harding lui-même, qui s’était montré fort généreux, car naguère, sous les précédentes administrations, les vieillards ne recevaient que six pence. A vrai dire, cette générosité n’avait pas coûté grand’chose à M. Harding ; les revenus de la propriété laissée par John Hiram s’étaient accrus de siècle en siècle ; les pâturages où paissaient des vaches étaient couverts de bonnes maisons d’un bon rapport, si bien que, outre ses honoraires, l’honorable M. Harding avait pu vivre comfortablement et bien établir sa fille aînée, mariée au docteur Théophile Grantley, le propre fils de l’évêque de Barchester. Les esprits scrupuleux diront peut-être que l’intention du brave John Hiram n’avait pas été sans doute d’engraisser de génération en génération les familles d’ecclésiastiques appartenant à une église qui n’existait pas de son vivant ; mais, quoi ! un père a toujours des entrailles, qu’il soit prêtre ou laïque, roi ou manant. L’avenir de nos enfans n’est-il pas notre souci le plus cher ? C’était fort innocemment que M. Harding s’était laissé tenter ; homme faible, excellent, d’un caractère apathique, bon père de famille, il vivait en paix, avec sa conscience. Les vieillards d’Hiram’s Hospital n’étaient-ils pas aussi bien soignés qu’ils pouvaient espérer de l’être ? N’étaient-ils pas bien nourris, bien vêtus ? n’avaient-ils pas autant d’argent qu’il leur en fallait pour satisfaire aux besoins d’hommes qui avaient toujours vécu dans la pauvreté ? M. Harding lui-même n’avait-il pas augmenté leurs rentes ? Le maître des chœurs de la cathédrale de Barchester vaquait donc paisiblement à ses fonctions, éditant avec un grand luxe la vieille musique religieuse, lorsqu’éclata le coup de tonnerre qui vint troubler la sécurité de cette douce et paisible existence.

On chuchotte depuis quelque temps dans la ville que tout ne va pas bien à Hirams Hospital, et que M. Harding met indûment la main sur un argent qui appartient aux pauvres. Ce n’est pas que personne envie la prospérité du révérend, homme doux et bon ; cependant voyez la contagion de l’exemple ! le parlement s’est occupé de cas semblables, les journaux en ont entretenu leurs lecteurs, et les lecteurs se sont dit à l’oreille qu’il se passait autour d’eux des choses pareilles à celles dont on les entretenait. Ces chuchotemens sont allés si loin, qu’ils ont atteint les oreilles à moitié sourdes pourtant de quelques-uns des vieillards de l’hôpital, qui marmottent, — les ingrats ! — qu’on les vole, et que si justice leur était rendue, ils jouiraient chacun d’un revenu annuel de cent livres sterling. Le conseil municipal de Barchester s’est ému et a exprimé le désir de faire une enquête ; mais personne n’a pris la chose à cœur autant que John Bold, jeune chirurgien radical, qui veut porter résolument la cognée dans tous les vieux abus, répandre la lumière dans tous les coins ténébreux de la société, et que possède un désir effréné de travailler au bonheur du genre humain. Il est l’ami de M. Harding ; peu importe, il se conduira aussi bravement que Brutus, et, dût-il lui en coûter l’amitié de M. Harding et l’amour de sa fille Éléonore, morbleu ! la lumière se fera, et justice sera rendue à qui de droit. Le gendre de M. Harding, le docteur Théophile Grantley, fier champion de l’église, toujours prêt à combattre pour ses droits et ses possessions, avait bien raison lorsqu’il refusait d’accepter John Bold pour beau-frère. Ses pressentimens ne l’avaient pas trompé. Il n’y a jamais rien de bon à attendre de ces démagogues.

Cependant, avant de rien entreprendre, Bold ira faire une visite à M. Harding pour lui apprendre la triste nécessité où il se trouve d’agir contre lui et voir s’il n’y a pas moyen d’arranger à l’amiable cette vilaine affaire. Il se rend donc le cœur tremblant, malgré son radicalisme, à l’hôpital d’Hiram, et trouve M. Harding entouré de ses pensionnaires et jouant du violoncelle dans le jardin. « — Ah ! bonjour, dit cordialement le sociable directeur ; vous avez eu une bonne inspiration de venir ce soir. Nous allons faire un tour ensemble jusqu’à ce qu’Éléonore nous appelle pour le thé. — Merci, monsieur Harding, répondit John ; je suis réellement désolé de venir vous troubler à une pareille heure, à propos d’affaires. — D’affaires ! dit M. Harding d’un air étonné et ennuyé à la fois. — Oui, je désirerais vous parler au sujet de l’hôpital. — Bien ! je serais très heureux… — C’est à propos des comptes. — Ah ! là-dessus, mon cher ami, je ne puis rien vous dire, car je suis ignorant comme un enfant. Tout ce que je sais, c’est qu’on me paie huit cents livres par an. Allez trouver Chadwick, il connaît tous les comptes. » Enfin le directeur finit par comprendre le but de la visite de John Bold, et il ne trouve pas un mot à dire pour sa défense. La parfaite innocence de cet homme qui s’est approprié un revenu qui ne lui appartenait pas, sans penser faire mal, perce dans les dernières paroles qu’il adresse à John Bold, qui lui demande pardon de la nécessité où il est réduit. « — Monsieur Bold, dit-il, si vous agissez justement dans toute cette affaire, si vous ne dites que la vérité et si vous ne vous servez pas de moyens illégitimes pour atteindre votre but, je n’aurai rien à vous pardonner. Je suppose que vous pensez que je n’ai pas droit au revenu que je tire de l’hôpital et que d’autres y ont droit à ma place. Quoi que vous fassiez, jamais je ne vous attribuerai de mauvais motifs parce que vous avez des opinions opposées à mes intérêts. Faites ce que vous regardez comme votre devoir. Je ne vous donnerai aucune assistance, je ne vous créerai non plus aucun obstacle. Toute discussion est inutile entre nous. Voici Éléonore, allons prendre le thé. » C’est avec cette incroyable candeur que M. Harding avait touché depuis son administration huit mille livres sterling auxquelles il n’avait pas droit, et qu’il eût été parfaitement incapable de rembourser.

Ce roman a une singulière physionomie. Il attaque les vices humains tels qu’on peut les observer dans les castes sacerdotales. Or on sait quelle tournure équivoque et désagréable ils prennent dans ces castes et dans tout ce qui les entoure. La convoitise, la rapacité, la sensualité n’y marchent pas comme chez nous le front levé ou sous un masque perfide ; tous ces vices se déforment et se rapetissent, louchent, grimacent, et, pardonnez-nous cette expression hardie, s’enlaidissent de vertu. Ils n’osent pas être ce qu’ils sont en réalité ; ils ont des timidités puériles, ils craignent le jour, ils marchent à pas de loup ; ils se transforment et deviennent des vices spéciaux qui n’existent pas dans la nature humaine telle qu’elle est sortie des mains de Dieu. Pour ces formes nouvelles du vice, il a fallu inventer un nom particulier, la cafardise. La cafardise, comme la cuistrerie, n’est pas, à vrai dire, un vice ; c’est une olla podrida nauséabonde de vices et de vertus, une habitude d’esprit, résultat des habitudes de la vie et de la profession. La cafardise n’est pas l’hypocrisie, et c’est à tort qu’on les confond. Je crois sincèrement qu’il existe peu d’hypocrites parmi les prêtres, et que Tartufe serait absolument faux, si, au lieu d’être une sorte de gentilhomme et un captateur d’héritages, il appartenait en chair et en os à la caste sacerdotale. Non, le vice principal de tous les clergés de toute religion, sans exception aucune, c’est précisément ce vilain et déplaisant avortement du vice ; ce sont ces demi-convoitises que le scrupule pieux, naturel à une profession sainte, rend ridicules comme le spectacle de l’impuissance. Le vice clérical par excellence, ce n’est pas ce vice criminel et sinistre qu’a flétri Molière ; c’est ce vice puéril et ridicule qu’a si gaiement chanté le grave Boileau dans son Lutrin, et qui a toujours excité la verve ironique, non des impies, mais des hommes les plus réellement religieux et pieux. Les violens, les libertins, les incrédules ne sont pas ceux qui ont le plus crié contre ce vice, car ils ne le connaissent guère, pas plus qu’un ignorant ne connaît le pédantisme. Ceux qui le connaissent et qui en ont souffert, ce sont précisément les modérés, les esprits honnêtes et religieux. Vous avez peut-être reçu parfois quelqu’une de leurs confidences. « J’aimerais mieux, je crois, la société du curé Meslier que celle de ces gens-là, » disait un jour, en accentuant fort énergiquement ses paroles, un homme très austère, poussé à bout par toutes sortes de doucereuses platitudes. Et quel supplice en effet pour une tête saine que d’avoir à subir ces patenôtres à double sens, que d’être assommé de pieux projectiles, de prières ou de bénédictions intéressées, que d’avoir à se démêler dans l’écheveau embrouillé de la logique sacerdotale ! C’est un tourment que les hommes les plus pieux avoueront avoir éprouvé mille fois, et cependant le vice de la cafardise, si vilain qu’il soit, n’a jamais rien prouvé contre l’institution du clergé d’aucune religion, pas plus que le pédantisme a prouvé quelque chose contre les académies, les corps savans et les lettrés. Au contraire, ce vice prouve l’excellence du ministère religieux, car ce qui le constitue, c’est précisément la honte du vice, la connaissance de ce qu’il a de hideux et de coupable, la crainte de se laisser aller à la tentation. Les passions humaines forcément contenues s’ouvrent une issue timide et honteuse, comme un tempérament échauffé se purifie en déposant sur l’épiderme des rougeurs et des boutons.

Ce n’est jamais ce vice qui a fait périr aucune église ; les dangers des religions sont d’une nature beaucoup plus grave. Les polémistes qui attaquent les abus extérieurs de l’église anglicane feront tomber sous la honte bien des clergymen trop rapaces, ils livreront au ridicule quelques évêques trop zélés pour les biens de l’église ; mais ils ne peuvent pas toucher à l’institution même du clergé. Je donne au clergé anglican le conseil de se défier plutôt des apostats germanisans, des chrétiens rationalistes. Là est son plus grand danger.

Le roman de M. Trollope roule tout entier sur ces vices cléricaux. Il ne dogmatise pas, et de plus il ne nie pas les vertus qui se trouvent dans le clergé de l’église établie. Si ces vertus n’y apparaissent pas davantage, c’est que la fable du roman ne le veut point. Il a donné à M. Harding un caractère intéressant, coupable plutôt par étourderie que par préméditation ; mais en dépit de ces précautions, la cafardise cléricale s’y manifeste sous ses aspects les plus variés, avec son doucereux langage, ses voies tortueuses, sa molle violence, comparable, dans les affaires insignifiantes, à l’inoffensive sangsue que nulle force ne peut détacher de la veine qu’elle a percée, et dans les grandes occasions à la poulpe marine, créature irrésistible armée de membres élastiques, et répandant autour d’elle, lorsqu’elle est menacée, un liquide noirâtre qui la dérobe à son ennemi. Quelle excellente figure est celle du bon évêque de Barchester, aussi honnête qu’on peut l’être, et pour qui il n’existe qu’un seul monde, celui du clergé ! Il ne commettra jamais une injustice avec ses recteurs, ses ministres, ses vicaires, et il aura soin de favoriser leurs intérêts autant que possible ; mais l’idée qu’en favorisant ces intérêts, il peut blesser ceux des fidèles, l’idée qu’un laïque peut même avoir des intérêts n’est jamais entrée dans son esprit. C’est l’homme qui ne comprend pas qu’un laïque se plaigne, et qui, lorsqu’il est accusé d’une injustice quelquefois involontaire, joint les mains, fait le signe de la croix et s’écrie pieusement : Oh ! mon Dieu, les impies ! Son fils, le docteur Théophile Grantley, est le type absolument opposé ; c’est le pharisien clérical au complet, le Machiavel de sacristie, l’homme qui n’a du sacerdoce que le nom et les vices humains qu’il engendre ; le politique violent, dominateur, l’homme injuste sous un masque de vertu, pour qui les hôpitaux sont une institution politique et non pas l’asile des pauvres, qui voit dans l’église des prêtres et non pas des fidèles, qui tonne contre les hérétiques, les dissidens, les théologiens hétérodoxes sans se soucier du plus ou moins de vérité des opinions, et qui ne voit dans les controverses dogmatiques que la conservation de l’église. Il est très beau à contempler dans son attitude d’orgueil et de domination avec sa figure carrée et massive, sa large poitrine d’où s’échappent comme un tonnerre des sons impérieux ; — une main dans sa poche, dit l’auteur, comme pour symboliser l’étreinte puissante avec laquelle notre mère l’église retient ses possessions, l’autre main ouverte, étendue, prête pour l’action et la défense de son ordre. Les satellites, les acolytes, tous ceux qui dépendent du clergé à des titres divers, qui vivent de l’église et qui participent des défauts du prêtre ne sont pas oubliés dans le roman ; ils y sont représentés par le doyen des pauvres de l’hôpital d’Hiram, un vieux sacristain tory, mendiant highchurchman, excellent type de bedeau superstitieux, flatteur de ses maîtres, et qui dans toute attaque à l’église voit une atteinte portée à sa propre dignité. Bunce est respectueux et prudent ; admis à la familiarité de son supérieur, jamais il n’a dépassé les limites des convenances, et un seul fait montrera combien il pousse loin le tact de ce qu’il doit ou ne doit pas se permettre. M. Harding appelait souvent Bunce après le dîner et l’invitait familièrement à boire un verre de porto avec lui. Bunce ne refusait jamais et avalait un premier verre de vin par respect et par déférence pour son supérieur ; il en avalait un second par sociabilité, pourrait-on dire, et parce qu’il sentait que son patron l’invitant, c’est qu’il éprouvait le besoin d’un certain sans-gêne momentané, d’un certain abandon et relâchement d’esprit, mais il refusait toujours le troisième parce qu’il comprenait que l’abandon poussé trop loin pourrait déplaire à son maître. Quelle connaissance des subtilités du cœur humain et des imperceptibles nuances du sentiment ! Il n’y a que les serviteurs des gens d’église pour avoir de ces finesses de moraliste.

Le vieux Bunce domine tous ses confrères de l’hôpital d’Hiram : cependant tout son pouvoir n’a pu empêcher une révolte, et six d’entre eux signent une pétition pour réclamer l’application du testament d’Hiram. La scène où tous ces pauvres diables, sourds, manchots, tremblotans, à moitié idiots, signent leur pétition, est curieuse et triste comme le spectacle de la dégradation humaine inoffensive. Toutes ces volontés affaiblies par l’âge, la dépendance, la misère, tremblotent comme la lumière dans de vieilles lampes graisseuses, rouillées et perforées, d’où le liquide s’échappe, et où la mèche à demi alimentée brûle sans éclairer.


« — Pensez un peu, vieux Billy Gazy, dit Spriggs, qui était beaucoup plus jeune que ses confrères, mais qui, étant tombé dans le feu un jour qu’il était ivre et s’étant brûlé un œil, une joue et à peu près un bras, n’était pas le plus beau des hommes ; pensez un peu, vieux Billy Gazy ! cent livres sterling par an à dépenser. » Et Spriggs fit une grimace hideuse qui démontra son infortune dans toute son ampleur.

« Le vieux Billy Gazy n’était pas capable de beaucoup d’enthousiasme, et ces perspectives dorées ne purent le pousser qu’à frotter avec la manche de sa robe ses pauvres yeux chassieux et à marmotter qu’il ne savait pas, qu’il ne savait pas en vérité.

« — Mais vous, vous savez en revanche, Jonathan, continua Spriggs en se tournant vers un autre malheureux qui était assis sur un escabeau près de la table, et regardait la pétition d’un air hagard. Jonathan Crumple était un homme doux et faible qui avait connu des jours meilleurs. Ses enfans avaient mangé son avoir, et il avait vécu dès lors misérable jusqu’au jour assez récent où il avait été reçu dans l’hôpital. Depuis ce jour, il n’avait connu ni chagrin, ni trouble, et cette tentative pour allumer en lui de nouvelles espérances était réellement une cruauté.

« — Cent livres par an sont une bonne chose certainement, voisin Spriggs, dit-il ; je les ai possédées presque moi-même autrefois, et cela ne m’a fait aucun bien. » Et il poussa un profond soupir en pensant aux enfans de sa chair qui l’avaient rendu misérable.

« — Vous les aurez encore, Jonathan, dit Handy (le chef de la révolte), et cette fois vous aurez quelqu’un qui vous les gardera solidement et scrupuleusement.

« Crumple soupira de nouveau. Il avait appris l’impuissance de la richesse temporelle, et aurait été bien aise qu’on le laissât tranquillement vivre avec son shilling et six pence par jour sans l’obséder de tentations.

« — Approchez, Skulpit, dit en s’adressant à un autre pensionnaire Handy, qui devenait impatient ; vous n’iriez pas, j’imagine, soutenir le vieux Bunce et aider ce prêtre à nous voler tous. Prenez la plume et faites-vous droit à vous-même. Bien, ajouta-t-il en voyant que Skulpit doutait encore ; voir un homme qui craint d’avoir sa volonté à lui, c’est la plus pitoyable chose que je connaisse.

« — Qu’on les noie, tous ces prêtres ! voilà mon opinion, grogna Moody. Vieux mendians affamés, ils ne se croient jamais le ventre plein que lorsqu’ils ont volé tout, et tout le monde.

« — De quoi avez-vous donc peur ? dit le logicien Spriggs ; ils ne sont pas si terribles que cela ; ils ne peuvent vous mettre à la porte lorsque vous êtes une fois reçu ici, non, pas même le vieux catgut (M. Harding) avec toute une armée de têtes de veau pour le défendre. — J’ai le regret de dire que c’était l’archidiacre qui était désigné par ce déplaisant sobriquet.

— Mais, dit Skulpit, M. Harding n’est pas un si mauvais homme. Il nous a donné deux pence de plus par jour.

« — Deux pence par jour ! s’écria Spriggs avec mépris en ouvrant d’une manière effroyable la rouge caverne de l’œil qu’il avait perdu.

« — Deux pence par jour ! murmura Moody avec un juron ; au diable ses deux pence !

« — Deux pence par jour ! s’écria Handy. Et ainsi donc j’irai chapeau en main remercier un individu pour deux pence par jour, lorsqu’il me doit cent livres par an ! C’est peut-être bon pour vous, mais non pas pour moi. Voyons, Skulpit, voulez-vous mettre votre croix sur ce papier, ou ne le voulez-vous pas ?

« Skulpit se tourna avec indécision vers ses deux amis : — Qu’en pensez-vous, Billy Gazy ? dit-il.

« Mais Billy Gazy ne pensait rien du tout. Il fit, pour exprimer les angoisses de ses propres doutes, un bruit assez semblable au bêlement d’un vieux mouton, et murmura de nouveau qu’il ne savait pas.

« — Allons donc, vieil infirme ! dit Handy en mettant la plume dans la main du pauvre Billy. Ici, à cette place… Vieux fou ! vous avez taché tout le papier. Allons, cela suffira. Cette marque vaut tout autant que la meilleure signature. — Et une large tache d’encre fut supposée représenter l’assentiment de Billy Gazy à la pétition.

« — À vous, Jonathan, dit Handy en se tournant vers Crumple.

« — Cent livres par an sont une bonne somme certainement, dit encore Crumple. Qu’en dites-vous, voisin Skulpit ? Que faut-il faire ?

« — Faites à votre guise, dit Skulpit ; je ferai ce que vous ferez.

« La plume fut mise dans la main de Crumple, qui fit un signe indécis, tremblotant et vague.

« — Venez ici, Joë, dit Handy adouci par le succès ; ne laissez pas dire que le vieux Bunce tient un homme comme vous sous son pouce, vous, un homme qui a toujours porté sa tête dans l’hôpital aussi haut que Bunce, quoique vous ne soyez jamais allé mendier du vin, cancaner et flatter vos supérieurs comme il le fait.

« Skulpit prit la plume et décrivit de petites arabesques en l’air ; mais il hésita encore.

« — Si vous voulez me croire, dit Handy, vous n’écrirez pas votre nom, mais vous ferez une marque comme les autres.

« Le nuage qui assombrissait le front de Skulpit commença à se dissiper.

« — Nous savons tous que vous pouvez écrire votre nom, mais peut-être n’aimeriez-vous pas à passer pour supérieur aux autres. Vous savez ?

« — Oui, la marque vaut mieux, dit Skulpit. Une seule signature et des croix pour tous les autres, cela ne ferait pas bien, n’est-ce pas ?

« — Certainement, cela ferait le plus mauvais effet du monde. Là, à cette place…

« Et le lettré de l’hôpital fit une large croix à la place qui avait été laissée pour sa signature.

« — Voilà l’affaire, dit Handy en empochant sa pétition d’un air de triomphe ; nous sommes tous dans un même bateau maintenant, neuf en tout, et quant au vieux Bunce et à ses suppôts, ils peuvent…

« Mais comme il se traînait vers la porte, une béquille d’un côté et un bâton de l’autre, il se trouva face à face de Bunce lui-même.

« — Eh bien ! Handy, et le vieux Bunce, que doit-il faire ? dit le doyen à tête grise.

« Handy marmotta quelque chose et voulut s’en aller ; mais le large thorax du nouvel arrivant lui ferma le passage.

« — Vous n’avez rien fait de bon ici, Abel Handy, dit-il, il est facile de le voir, et vous ne faites jamais grand’chose de bon, je pense.

« — Je me mêle de mes affaires, monsieur Bunce, murmura l’autre ; faites la même chose. Mes actions ne vous regardent pas, et quant à votre espionnage, il ne me fait ni chaud ni froid.

« — Je suppose, Skulpit, continua Bunce sans faire attention à son interlocuteur, que si vous dites la vérité, vous avouerez que vous avez fini par mettre votre nom au bas de leur pétition.

« Skulpit rougit, et son visage prit une expression pleine de confusion et de honte.

« — Qu’est-ce que cela vous fait qu’il ait signé ? dit Handy. Je suppose que si nous voulons réclamer notre bien, nous n’avons pas à vous en demander d’abord la permission, monsieur Bunce, et quant à venir vous faufiler ici, dans la chambre de Job, lorsqu’il est occupé et qu’on n’a pas besoin de vous…

« — Je connais Job Skulpit depuis soixante ans, je l’ai connu enfant et homme, dit Bunce en regardant du côté de ce dernier, je l’ai connu depuis le jour de sa naissance. J’ai connu la mère qui l’a engendré alors qu’elle et moi, enfans du même âge, nous allions cueillir des marguerites dans le clos qui est là-bas, et j’ai vécu sous le même toit que lui plus de dix ans. Après tout cela, je puis bien venir dans sa chambre sans en demander la permission et sans avoir besoin de me cacher.

« — Vous le pouvez, monsieur Bunce, dit Skulpit, vous le pouvez à toute heure du jour et de la nuit.

« — Et je suis libre aussi de lui dire mon opinion, continua Bunce en regardant un des interlocuteurs et en s’adressant à l’autre, et je lui dis maintenant qu’il a commis une action folle et injuste, qu’il joue le jeu de gens qui ne se soucient en rien de lui, qu’il soit pauvre ou riche, bien portant ou malade, vivant ou mort. Cent livres par an ? Êtes-vous tous assez simples pour croire que ce sont des gens comme vous qui peuvent jouir de cent livres par an, si quelqu’un les donne ? — Et il montra du doigt Billy Gazy, Spriggs et Crumple. — Quelqu’un d’entre nous a-t-il jamais fait quelque chose valant la moitié de cet argent ? Était-ce pour faire de nous des gentlemen qu’on nous a reçus ici, lorsque le monde nous tournait le dos et que nous ne pouvions plus gagner notre pain quotidien ? Ne sommes-nous pas aussi riches dans notre genre que lui dans le sien ? — Et l’orateur désigna du doigt la partie de l’édifice dans laquelle demeurait le directeur. — N’avez-vous pas obtenu tout ce que vous espériez, et même plus que vous n’espériez ? Chacun de vous n’aurait-il pas donné son membre le plus précieux pour être sûr d’obtenir ces bienfaits qui ont fait de vous des ingrats ?

« — Nous voulons ce que John Hiram nous a laissé, dit Handy ; nous voulons ce qui nous appartient de par la loi ; peu importe ce que nous espérions. Ce qui nous appartient de par la loi doit être nôtre, et, par tous les diables ! nous l’aurons.

« — La loi ! dit Bunce avec tout le mépris dont il était susceptible. La loi ! A-t-on jamais vu qu’un pauvre homme profitât de la loi, et n’est-ce pas plutôt le légiste qui profite d’un pauvre homme ? M. Finney sera-t-il jamais aussi bon pour vous que l’a été cet homme, Job ? Viendra-t-il vous voir lorsque vous serez malade, ou vous consoler lorsque vous serez misérable ? Viendra-t-il ?…

« — Non, et même il ne vous donnera pas de vin de Porto pendant les froides soirées d’hiver, n’est-ce pas, vieux farceur ? — Et, riant de son bon mot, Handy se retira avec ses collègues, emportant la toute puissante pétition.

« Lait versé ne peut se ramasser ; c’est un accident irréparable. M. Bunce dut donc se retirer dans sa chambre, dégoûté du spectacle de la fragilité humaine ; Job Skulpit se gratta la tête ; Jonathan Crumple fit de nouveau la remarque que cent livres par an étaient chose fort agréable, et Billy Gazy frotta ses yeux et grommela sourdement qu’il ne savait pas. »


Les pauvres diables, en dépit de toutes leurs velléités de révolte, ne sont pas bien redoutables, et dans une visite à l’hôpital d’Hiram le terrible archidiacre, le docteur Théophile Grantley, a bientôt apaisé la rébellion. De son geste triomphant, il écrase tous ces misérables idiots. « Ah ! vous vous plaignez ! ah ! vous trouvez que vous n’avez pas assez ! mais peut-être aurez-vous moins ; peut-être Mgr l’évêque fera-t-il des changemens ; peut-être votre directeur fera-t-il… — Non, non, mes amis, s’écrie M. Harding, dont le cœur se fendait en écoutant les dures paroles de son gendre, non, je ne ferai jamais aucun changement qui puisse vous rendre plus malheureux tant que je vivrai à côté de vous. » Ce cri explique toute la situation d’âme de M. Harding. S’il a pris l’argent des pauvres, c’est le plus innocemment du monde, sans songer un seul instant qu’il faisait mal ; mais aujourd’hui sa conscience est éveillée depuis qu’on lui a si rudement ouvert les yeux, et elle n’aura plus de repos. Ces huit mille livres illégitimement acquises et dépensées, ce revenu annuel qui avait fait la joie de son foyer, qui avait payé les dépenses de ses publications musicales et les toilettes de sa fille chérie, pèsent sur sa conscience comme un cauchemar. Chaque jour lui apporte quelque tourment nouveau. L’affaire commence à faire du bruit. John Bold est allé à Londres, il a vu les journalistes influens, les membres radicaux du parlement ; l’affaire est maintenant complètement lancée, et voulût-on l’arrêter, on ne le pourrait plus. Le journal le Jupiter vient de faire gronder sa foudre, et un de ses éclats de tonnerre a atteint le pauvre M. Harding. Que va-t-on penser de lui en Angleterre ? Tous les clergymen d’Angleterre vont lire cet article ? Oui, il est maintenant éclairé, cet argent ne lui appartient pas : il abandonnera le bénéfice, de tels scandales sont un poids trop lourd pour son honnête conscience ; mais s’il l’abandonne, que deviendra sa fille ? lui faudra-t-il la voir vivre dans la misère ? Lui, il mendierait joyeusement pour se débarrasser de ce fardeau moral qui l’accable, mais elle… Ah ! si John Bold voulait seulement renoncer à poursuivre cette affaire !

Le pauvre clergyman ne dort plus, ne mange plus, ne cause plus avec son cher Bunce, ne joue plus de son cher violoncelle. Sa fille se dévoue : elle ira trouver John Bold. C’est en effet une preuve de grand dévouement qu’elle donne à son père, car elle aime le jeune homme et en est aimée. Cette misérable affaire a mis fin à ses amours, et la démarche qu’elle va tenter mettra fin à toutes ses espérances ultérieures ; on n’épouse pas l’homme qu’on est allé solliciter, on n’épouse pas l’homme duquel on s’expose à recevoir un refus. Éléonore Harding s’arme de courage et va trouver John Bold. Qui pourrait résister aux prières et aux larmes d’une femme que l’on aime et dont on sait être aimé ? John Bold veut sauver le monde, et peut-être le sauverait-il au prix de son propre bonheur ; mais le sauver au prix du bonheur de ceux qui nous sont chers, voilà qui est plus difficile. Il cède donc, et se rend chez le docteur Grantley pour lui annoncer qu’il renonce aux poursuites. L’archidiacre le reçoit du haut de sa grandeur. « Vraiment vous renoncez ! mais nous ne renonçons pas, nous. Ah ! vous jetez le trouble dans une famille paisible et heureuse, vous remuez les montagnes pour faire du mal à un homme inoffensif, vous donnez naissance à mille calomnies ; grâce à vous, les journaux attaquent cet homme dans son honneur, vous le traînez à la barre de l’opinion publique, et quand tout cela est fait, vous venez tranquillement dire à cet homme que vous renoncez à le poursuivre. Faites ce qu’il vous plaira ; quant à nous, nous poursuivrons l’affaire. Voici une consultation de l’illustre sir Abraham Haphazard qui établit nos droits. Bonsoir. » Le pauvre Bold sort désespéré de l’entêtement de l’archidiacre ; néanmoins il a fait une promesse à Éléonore, il doit la tenir. Il se rend à Londres et frappe à la Porte d’une des grandes puissances du XIXe siècle, d’une puissance d’autant plus formidable qu’elle est anonyme, irresponsable, sans contrôle public, le directeur d’un grand journal, le Jupiter (lisez le Times si vous voulez).

Le directeur le reçoit dans son cabinet de travail décoré à la mode anglaise de 1855, orné d’un portrait de sir Robert Peel, emblème des opinions politiques du propriétaire, et d’une tête de femme, par M. Millais, emblème de ses préférences artistiques. Le grand journaliste tory et préraphaélite écoute avec étonnement les révélations de John Bold, et refuse péremptoirement de lui promettre d’étouffer l’affaire. « Mais vous ignorez donc que si je voulais ne plus dire un mot, je ne le pourrais pas ? dit-il à la fin à son ami. Vous ignorez donc absolument ce qu’est un journal ? Du jour où, pour des intérêts particuliers et à la demande des particuliers, le journal cesserait de parler, il perdrait toute valeur pour le public. D’ailleurs l’affaire a fait plus de bruit que vous ne supposez. Avez-vous lu le dernier pamphlet du docteur Pessimist Anticant (lisez Thomas Carlyle) et le premier numéro du nouveau roman de M. Sentiment (lisez Charles Dickens) ? » Et le journaliste tend à Bold une petite brochure. M. Harding avait fourni au docteur Anticant le thème d’un éloquent parallèle entre l’homme religieux d’aujourd’hui et l’homme religieux du moyen âge. Le directeur de l’hôpital y était mis en opposition avec le fondateur de l’hôpital, et très peu à son avantage, comme on peut croire. M. Sentiment, dans le premier numéro de son roman d’Almshouse, avait tracé une de ces caricatures odieuses qu’il sait si bien dessiner, caricatures qui n’existent pas dans la vie réelle, mais qui sont nécessaires au romancier pour frapper l’esprit de la multitude et qui symbolisent admirablement un préjugé, un abus, un égoïsme, un vice. C’est en employant ce procédé un peu grossier, mais infaillible, que M. Sentiment avait obtenu sa popularité immense, sa grande puissance sur l’opinion publique, et qu’il était parvenu à démolir tant de préjugés et d’odieux abus. John Bold soupira profondément en voyant les anathèmes si peu mérités qu’il avait amassés sur la tête de M. Harding, et les caricatures si peu ressemblantes que le plus populaire des écrivains anglais avait tracées du père de sa bien-aimée. Ainsi donc la promesse qu’il avait faite à Éléonore, il ne pouvait la tenir, et dans cette misérable aventure il n’aurait pas même le mérite d’avoir été conséquent avec lui-même. Témérité coupable, voilà le nom que méritait sa conduite.

Heureusement pour le pauvre Bold, qui ne peut plus arrêter l’affaire, le faible M. Harding a pris sa résolution, et il ne veut plus qu’elle soit arrêtée. Lorsqu’Éléonore revient de la maison de John Bold toute joyeuse, pour porter à son père la nouvelle du désistement de son adversaire, elle le trouve tout botté, faisant ses malles et prêt à partir pour Londres. M. Harding a pris son parti : cette rente qu’il tire de l’hôpital lui est insupportable, il résignera ses fonctions et vivra tranquillement d’un petit bénéfice bien insuffisant ; mais la gêne pécuniaire est préférable à une conscience sans repos. Le docteur Grantley dira ce qu’il voudra, pour le moment il s’agit de lui échapper et de partir sans qu’il le sache. Éléonore approuve son père, l’encourage dans sa résolution, et se dévoue bravement à la misère pour assurer à la vieillesse de son père la tranquillité et la paix.

Voilà le docteur à Londres, dans un hôtel d’aspect clérical, situé auprès de la cathédrale de Saint-Paul. Il fait demander une audience au grand légiste sir Abraham Haphazard (lisez sir Édouard Sugden ou tel autre célèbre jurisconsulte tory). Le temps presse. Si le docteur Grantley allait arriver avant que M. Harding n’eût résigné ses fonctions, peut-être n’aurait-il plus le courage de faire ce sacrifice, et il va venir, il n’en faut pas douter. Pour l’éviter, M. Harding sort toute la journée, et, naïf clergyman, ignorant des habitudes de Londres, ne sachant d’ailleurs où reposer sa tête, il va le plus innocemment du monde dîner dans une de ces tavernes interlopes, désertes le jour, remplies de bruit et d’animation quand vient minuit. Enfin l’heure du rendez-vous assigné par sir Abraham Haphazard est arrivée. Sir Abraham le reçoit avec courtoisie et prend le premier la parole ; il n’a rien à craindre, tout est fini. Ses adversaires ont retiré leur plainte, et tous les frais sont à leur charge. M. Harding prie alors sir Abraham de lui expliquer les termes du testament de John Hiram. A-t-il droit réellement à l’argent qu’il tire de l’hôpital ? Pour lui, il croit que les affaires sont loin d’être réglées selon la volonté du testateur.


« — La vérité, sir Abraham, est que l’état des choses ne me satisfait point. Je vois, je ne puis m’empêcher de voir que les affaires de l’hôpital ne sont pas conduites selon la volonté du fondateur.

« — Toutes les institutions du même genre sont dans le même cas, monsieur Harding ; les changemens survenus dans notre société ne permettent pas de faire autrement.

« — Très vrai, très vrai ; mais je ne vois pas que ces changemens me donnent droit à huit cents livres par an. Je ne sais pas si j’ai jamais lu le testament de John Hiram, et si je le lisais maintenant, je ne le comprendrais peut-être pas. Tout ce que je vous prie de me dire, sir Abraham, est ceci : Ai-je, comme directeur, un droit légal et évident aux revenus de la propriété, la somme nécessaire à l’entretien convenable des douze pensionnaires une fois mise de côté ?

« Sir Abraham déclara qu’il ne pouvait exactement dire que M. Harding eût légalement le droit, et finit en exprimant l’opinion qu’il serait insensé de soulever une nouvelle question.

« — Mais je puis résigner mes fonctions, dit M. Harding.

« — Quoi ! abandonner l’hôpital, répondit l’attorney général en regardant son client de l’air le plus étonné.

« — Avez-vous lu les articles du Jupiter ? dit piteusement M. Harding en faisant un appel aux sympathies du légiste.

« Sir Abraham dit qu’il les avait lus. Ce pauvre clergyman jeté dans le plus extrême découragement par un article de journal paraissait à sir Abraham un être si ridicule, qu’il ne savait comment lui répondre.

« — Vous feriez mieux d’attendre que le docteur Grantley soit arrivé. Ne vaudrait-il pas mieux retarder toute décision sérieuse jusqu’à ce que vous ayez discuté l’affaire avec lui ?

« M. Harding déclara avec véhémence qu’il ne pouvait pas attendre, et sir Abraham commença à douter sérieusement de l’état de sa raison.

« — Après tout, dit ce dernier, si vous avez une fortune suffisante pour vivre, et si ce…

« — Je n’ai pas six pence de propriété, sir Abraham, dit le directeur.

« — Dieu me bénisse, monsieur Harding, et avec quoi comptez-vous vivre ? En outre n’avez-vous pas une fille, une fille qui n’est pas mariée ?

« — Mais si ce revenu ne m’appartient pas, ne vaut-il pas mieux qu’elle et moi nous allions mendier notre pain ? dit M. Harding vivement et d’un ton de voix si différent du ton précédent, que sir Abraham tressaillit. S’il en est ainsi, il vaut mieux mendier.

« — Mais, mon cher monsieur, personne ne prétend plus que ce revenu ne vous appartienne pas.

« — Pardon, sir Abraham, quelqu’un le prétend, quelqu’un, le plus important de tous les témoins à ma charge, c’est-à-dire moi-même. Dieu sait si j’aime ma fille, mais je préférerais qu’elle et moi allassions mendier que de la voir vivre dans le luxe avec un argent qui appartient réellement aux pauvres. Cela peut vous sembler étrange, sir Abraham, et cela est étrange pour moi-même, car j’ai vécu dix ans dans cette heureuse maison, et je n’ai jamais pensé à toutes ces choses jusqu’au jour où on les a fait si durement retentir à mes oreilles. Je ne puis me vanter bien haut de ma conscience, puisqu’il a fallu pour l’éveiller la violence d’un journal ; mais maintenant qu’elle est éveillée, je dois lui obéir. Lorsque je suis venu, je ne savais pas que M. Bold avait renoncé aux poursuites, et mon dessein était de vous supplier d’abandonner ma défense. Comme il n’y a pas d’action intentée, il ne peut plus y avoir de défense ; mais il est bon, en tout cas, que vous sachiez qu’à partir de demain je cesserai d’être directeur de l’hôpital. Mes amis et moi nous différons sur ce sujet, sir Abraham, et ceci ajoute beaucoup à mon chagrin, mais ma résolution est prise irrévocablement. »


M. Harding se démet donc de ses fonctions, malgré les remontrances du docteur Grantley. Il est facile de deviner la conclusion de l’histoire : John Bold répare le tort qu’il a fait à la fortune d’Éléonore en l’épousant.

M. Trollope a-t-il voulu donner dans le personnage de M. Harding un modèle à suivre aux clergymen de l’église anglicane ? il est à craindre en ce cas que l’exemple ne soit pas suivi, et qu’il n’y ait au sein du clergé anglican plus de docteurs Grantley que de M. Harding. Le caractère humain est moins susceptible malheureusement que celui du bon révérend, et il est beaucoup plus raide. Les luttes politiques seraient bien vite terminées, si toutes les fois qu’un abus est attaqué, ceux qui en vivent y renonçaient aussi spontanément. Si c’est un conseil que M. Trollope donne aux clergymen détenteurs de bénéfices illégaux ou injustes, il est permis de croire, même sans avoir trop mauvaise opinion de la faible nature humaine, que le conseil ne sera pas suivi. Quoi qu’il en soit, son récit est curieux comme indice du sentiment public sur ces questions délicates et dangereuses.

Cependant l’église anglicane est encore très puissante malgré les attaques de ses ennemis. Dans toutes ses entreprises extérieures, dans tout ce qu’on pourrait appeler sa politique étrangère, missions. sociétés bibliques, propagande protestante, elle a l’appui du sentiment national et mérite la reconnaissance de tous les protestans de toutes les églises, reconnaissance qui ne lui a jamais fait défaut. Dans certaines questions importantes de dogme et même de discipline, elle peut même compter sur l’appui des ministres dissidens contre ses ennemis rationalistes et infidèles. C’est ainsi (pour prendre un exemple) que lorsqu’il y a deux ans s’éleva la question de savoir si le palais de Sydenham serait ouvert le dimanche au peuple, les ministres des sectes dissidentes tonnèrent non moins vivement que les évêques anglicans en faveur de la stricte observation du dimanche. On put voir dans Londres des affiches par lesquelles les ministres baptistes recommandaient à leurs fidèles de s’abstenir soigneusement de prendre part à ces divertissemens et aux réclamations des meetings. Les intérêts de l’aristocratie et de la monarchie elle-même sont intimement liés à la conservation de l’église. Enfin le clergé possède une force immense dans le monde des femmes : dames patronesses, comme on dirait chez nous, occupées de bonnes œuvres, et vieilles misses opulentes employant leur fortune et leurs nombreux loisirs à envoyer au Congo des missionnaires anglicans, ou à former des ragged schools et autres institutions de charité, dont le gouvernement passe entre les mains du clergé. On a beaucoup parlé de l’influence que la confession donnait au clergé catholique ; mais cette influence est une influence indirecte, et je crois qu’elle est fort contrebalancée par la puissance que la charité féminine donne au clergé anglican. Ce clergé n’a pas dédaigné non plus certains moyens jésuitiques qui ne manquent jamais leur effet sur l’imagination féminine, et c’est ainsi que les protestans austères ont eu à gémir bien des fois, dans ces dernières années, sur les pratiques papistes qu’introduisaient dans le culte certains ministres, altérations de la liturgie, chants profanes, luxe extérieur, fleurs et parfums ou autres sensualités mystiques. Enfin les dames anglaises écrivent beaucoup, et beaucoup d’entre elles ont un sentiment anglican très prononcé.

C’est à cette catégorie qu’appartient miss Yonge, l’auteur de deux romans qui ont obtenu un certain succès dans ce monde, très nombreux en Angleterre, qui s’occupe de quintessences religieuses, et qui aime à mêler la pratique du monde à la dévotion. Le ton de l’auteur est très calme, pourtant il est aisé de voir qu’elle n’est pas indifférente aux questions qui s’agitent autour d’elle ; il est douteux seulement qu’elle les comprenne toujours parfaitement. Çà et là éclatent des paroles assez vives contre les écrivains du jour. Il y a dans l’Héritier de Redcliffe quelques mots légèrement hautains contre Charles Dickens et ses tendances : « Oui, dit avec un certain dédain un des personnages du roman, ces livres ouvrent à l’esprit de nouveaux horizons, et comme leurs principes sont purement négatifs, ils ne peuvent faire courir aucun risque à une personne en possession de la vérité. » La vérité, c’est la foi dans l’église anglicane. Dans Heartsease, Théodora, l’orgueilleuse jeune fille, se vante d’avoir joué un bon tour à une gouvernante allemande qu’elle détestait à cause de ses tendances par trop philosophiques, et qui nommait sans se gêner la Genèse une belle histoire symbolique, sehr schöne mythische Geschichte. « Fi ! dit le frère aîné, pourquoi jouer un aussi vilain tour à une gouvernante même infidèle ? Ne suffisait-il pas de prévenir ma mère et ma tante ? » L’auteur pense probablement comme ce dernier interlocuteur. Elle voudrait être impartiale, mais en dépit de toute sa modération, on sent que ses antipathies sont plus fortes que son désir de justice, et elle se contente sagement d’insinuer ses pieuses pensées, en s’abstenant de faire la moindre allusion aux controverses du jour.

Il y a beaucoup de talent, de délicatesse et d’esprit d’observation de la vie habituelle, journalière, terre à terre pourrions-nous dire, dans ces deux romans, dont la composition mérite les plus grands reproches. Miss Yonge pousse à l’excès le défaut de ses compatriotes, la prolixité et les longueurs sans fin. En vérité on ne voit pas bien pourquoi ces romans finissent, ils pourraient continuer encore après leur conclusion. On éprouve un certain sentiment de dépit lorsqu’on a achevé la lecture de ces deux énormes livres, et l’on se dit qu’après tout on n’a pas été payé en émotions, en pensées et en sentimens, du temps qu’on a employé à les lire. Voilà deux romans dont la lecture demande deux fois le temps nécessaire pour lire les deux poèmes d’Homère ou le Don Quichotte, et cent fois le temps nécessaire pour lire Hamlet ou le Misanthrope. Les conversations succèdent aux conversations, nous assistons minute par minute à la vie monotone des personnages, nous savons ce qu’ils disaient en se couchant, nous écoutons ce qu’ils disent en se levant, en déjeunant, en prenant le thé, en montant en voiture, en dînant. Nous voyons naître l’enfant, nous le voyons baptiser, sevrer, et lorsque l’auteur nous annonce qu’il a un mois, nous n’en sommes pas surpris, car nous savons, à n’en pas douter, qu’un mois s’est écoulé également pour nous depuis que nous avons lu le récit de sa naissance. Les personnages sont pour ainsi dire immobiles. Ce sont leurs conversations qui déterminent leurs situations. En toute franchise, nous ne voudrions pas être condamné à lire une douzaine de romans semblables dans toute notre vie, car nous ne serions pas sûr d’arriver à la fin de cette tâche avec les limites naturelles de notre existence. On lit ces romans, mais avec quelle lenteur ; nous donnerions volontiers un brevet de courage à celui qui aurait eu la force d’en lire de suite plus de trente pages. Et cependant on lit ; ces personnages et leurs interminables conversations ne vous fatiguent pas plus, pendant une heure ou deux, qu’une entrevue avec d’honnêtes gens, bien élevés, polis, instruits, ne vous fatiguerait pendant le même espace de temps. On lit, car après tout on respire dans ces livres une atmosphère de moralité supérieure, un peu raffinée, et qui serait à la longue écœurante, si nous étions habitués à une atmosphère morale bien saine ; mais après tous les pimens et tous les alcools littéraires que nous avons avalés, de tels livres font l’effet d’une boisson rafraîchissante et salubre, insipide prise à trop forte dose, agréable prise, comme nous l’avons fait, à petites gorgées, et toujours inoffensive.

Il y a du reste une excuse à ces longueurs : c’est la disposition d’esprit du public auquel s’adressent ces romans. Les Anglais ont une manière de lire qui n’est pas la nôtre. Lorsqu’un Français lit, c’est toujours pour s’instruire ou pour s’amuser, et lorsqu’il prend un livre par désœuvrement et ennui, ou pour telle ou telle cause frivole et même absolument étrangère à tout plaisir littéraire, il faut qu’il trouve encore dans le livre qu’il a ouvert l’une ou l’autre de ces satisfactions. De cette disposition naturelle de l’esprit national découlent toutes les qualités et tous les défauts de notre littérature ancienne et moderne ; de ce besoin d’être amusé est sorti le récit vif, rapide, animé ; de cette tendance à vouloir être instruit est résultée cette forme didactique, méthodique, logique, qui ne permet pas à la pensée de s’arrêter, de regarder autour d’elle, de rêver, et qui la fait marcher droit au but que s’est proposé l’auteur, comme un conscrit marche sous la discipline d’un sergent. Dans les livres qui peignent les mœurs humaines, dans le roman par exemple, le Français ne se contente pas de la reproduction de la vie telle qu’elle existe ; il veut voir cette image de la vie marcher plus vite que la vie elle-même. L’Anglais au contraire aime à voir marcher lentement ce panorama colorié, à contempler longtemps les mêmes personnages ; il cherche plus que nous dans un roman les émotions de la vie ordinaire. Le spectacle des mille et une trivialités de l’existence ne l’effarouche pas plus dans un roman qu’il ne l’effarouche dans la réalité ; les conversations interminables des personnages ne l’ennuient pas plus que ne nous ennuient les conversations que nous tenons chaque jour ; il jouit des mille et un petits détails du récit comme on jouit des mille et un petits incidens de la vie ; par exemple, la description inutile d’un personnage introduit par l’auteur sans aucune raison le divertit autant que s’il rencontrait accidentellement ce même personnage dans Regent street ou Pall Mall. La différence entre la manière de lire d’un Français et celle d’un Anglais peut se résumer d’un mot : pour un Français, la lecture est une interruption momentanée de la vie ordinaire ; pour l’Anglais, c’est une continuation de la vie ordinaire. De là les qualités et les défauts de la littérature des deux peuples. Le mouvement, la grâce, la vive allure, la passion des œuvres françaises, et aussi tant de rêves malsains, de conceptions immorales et impossibles, proviennent de ce désir d’être arraché à la vie ordinaire ; le vif sentiment de la réalité, la minutieuse analyse, l’humour plein de flânerie, le lent bavardage, la prolixité et la trivialité souvent puériles des œuvres anglaises, proviennent au contraire du besoin de ne pas perdre de vue la vie réelle, même dans le domaine de la fiction.

Les personnages que miss Yonge met en scène appartiennent tous à la high life ; c’est un monde absolument aristocratique, depuis le plus important jusqu’au plus insignifiant des personnages. Je ne sais pourquoi la littérature qui s’applique à reproduire exclusivement le monde élégant me semble ressembler de tout point à notre littérature réaliste, qui s’obstine au contraire à ne vouloir reproduire que le monde des bourgeois de province ou des boutiquiers parisiens. Le même ennui plane sur l’une et sur l’autre : c’est que l’art, comme la nature, ne vit que de contrastes, et que le mérite réel des caractères humains ne se révèle pleinement que lorsqu’ils entrent en lutte ensemble et se heurtent hardiment. Un personnage aristocratique n’a tout son prix que lorsqu’il se trouve en opposition avec un caractère vulgaire, ou dans des conditions qui le font sortir de la sphère où il vit. Il en est de même pour tous les autres caractères humains, quels qu’ils soient. C’est une loi à laquelle tout grand artiste ou tout grand poète se gardera bien de manquer, car lorsqu’elle ne sera pas observée, l’auteur aura beau dire qu’il a reproduit la réalité, son œuvre ne sera jamais qu’une œuvre de convention. Il ne faudrait pas croire qu’on reproduit des sentimens humains parce qu’on s’applique à copier servilement les surfaces qu’on a sous les yeux : les trois quarts de nos sentimens n’ont rien de réel et sont de pure convention. Une observation bien simple suffira pour le faire comprendre. Chaque fois qu’un groupe humain se forme et se sépare du reste de l’humanité, chaque fois que, volontairement ou par suite de circonstances fatales, il s’enferme dans une sphère restreinte, s’assigne des limites, ou se voit par la nécessité privé de relations libres et larges avec la vaste mer de la vie humaine, alors il s’opère un singulier phénomène. Une atmosphère particulière se forme, atmosphère dans laquelle ce groupe seul peut vivre, dans laquelle étoufferait toute personne qui y serait introduite trop brusquement. La proportion naturelle des choses disparaît ; les sentimens et les pensées se dénaturent et se dépravent ; l’intelligence n’est plus éclairée que d’un côté ; l’esprit a pour un certain ordre de faits des yeux de lynx et de presbyte, pour tous les autres des yeux de taupe. Des cinq ou six sentimens qui font battre le cœur de l’humanité, la moitié au moins s’éteignent, en revanche ceux qui survivent deviennent d’une susceptibilité excessive, maladive et dangereuse. Pour régler ce monde à part, il faut nécessairement un code à part, et alors naissent des conventions et des préjugés que ce groupe prend pour la règle absolue des actions humaines. Le langage aussi se déprave dans ses efforts pour reproduire des nuances de sentiment inconnues à la véritable humanité, il devient du jargon. En vérité, le poète ou le romancier qui croirait peindre une image de la vie humaine en peignant quelqu’un de ces groupes que l’on appelle castes, classes, professions, que sais-je ? se tromperait autant que s’il croyait peindre un homme en peignant un Chinois. La Chine en effet, tel est le type agrandi de toutes les sociétés humaines exclusives, restreintes, séparées ; aristocrates, bourgeois, plébéiens, boutiquiers, prêtres, écrivains, tous sont plus ou moins des Chinois tant qu’ils restent dans leur monde particulier ; mais abattez la grande muraille qui les sépare et voyez le miracle qui s’accomplit. La robe du mandarin tombe, le jargon enfantin disparaît, les révérences cérémonieuses cessent, et le Chinois devient un homme.

Ces réflexions ne manquent jamais de nous revenir à l’esprit toutes les fois que nous lisons certains de ces livres modernes où l’auteur reproduit, sans aucun souci de cette grande loi des contrastes, la manière de vivre de quelques-uns de nos groupes sociaux, et elles se sont présentées tout naturellement à la lecture des romans de miss Yonge. Ces personnages ont toute l’élégance et toute la politesse imaginables, mais en vérité c’est à peine si leurs joies et leurs douleurs nous touchent, car elles ne ressemblent en rien à celles des autres hommes. A force de se raffiner, le sentiment devient d’une ténuité excessive et n’a plus aucun caractère humain. On dirait ces fils de la Vierge qui, étincelant au soleil, insaisissables au toucher et cependant visibles, vous font croire à une illusion des sens. Les caractères sont dessinés avec habileté, mais ils n’ont pas de force et de solidité ; ils manquent aussi d’originalité ; nous ferons exception toutefois pour deux ou trois d’entre eux, Guy et Philippe de Morville de l’Héritier de Redclyffe, et Théodora de Paix du cœur (Heartsease). Récit, personnages, sentimens, en un mot tout cela est trop raffiné, trop subtil, trop quintessencié, trop féminin. Je ne sais qui a dit ce mot cruel, qu’une femme auteur ne devait pas avoir de sexe : il y a du vrai dans ce mot. On sent trop que l’auteur de ces romans est une femme, et qu’elle voit la société sous un aspect tout féminin. C’est là, après leur longueur, le très grand défaut de ces romans. Hâtons-nous d’ajouter que ce défaut est amplement racheté ; les scènes familières et gracieuses y abondent et pourraient fournir les plus ravissans sujets de vignettes anglaises. Chaque scène est, pour ainsi dire, une de ces images de keepsake si finement dessinées, remplies de détails poétiques, d’accessoires charmans, de figures plus belles que la réalité, brillantes et polies comme l’acier sur lequel elles sont gravées, froides aussi comme lui. J’ouvre Heartsease, par exemple ; on pourrait prendre chacune de ses pages et les transformer en gravure ; il n’y a pas une ligne qui ne puisse servir de texte à une vignette : première entrevue de John Martindale et de Violette, Violette donnant à manger au paon du parc de Marlindale, M. Fotheringham et Théodora pendant l’orage, il n’y aurait que l’embarras du choix.

La religion de miss Yonge a, comme l’aspect sous lequel elle voit la société, un caractère tout féminin. Cette religion n’a aucune des ardeurs de la controverse, elle ne cherche pas à convertir les incrédules, elle s’applique tout simplement aux devoirs de la vie domestique. Elle suppose une religion déjà préexistante dans le cœur de ceux auxquels elle s’adresse, des instincts qui ne demandent qu’à être dociles, des semences qui ne demandent qu’à germer et à grandir. Elle se rétrécit en quelque sorte dans les étroites limites du foyer et de la chambre nuptiale ; c’est assez dire qu’elle s’adresse à peu près exclusivement à un public féminin. C’est surtout pour la mère tendrement inquiète auprès du berceau de ses enfans, pour la femme délaissée par un mari mondain, volage et imprudent, pour la jeune fille blessée dans ses affections, c’est pour toutes les souffrances secrètes et solitaires du cœur féminin que cette religion a des baumes et des consolations. Quant à la partie masculine de l’humanité, quoique miss Yonge ne l’oublie pas, je crains que ses remèdes moraux ne puissent avoir aucun effet sur sa nature plus rude, et qu’il ne soit besoin, pour opérer sur elle, de cordiaux plus puissans. La religion, chez les hommes, agit d’une manière plus générale et moins directe que chez les femmes ; elle agit chez elles davantage par détails, si nous osons nous exprimer ainsi. Aussi la religion de l’homme consiste-t-elle dans une vue plus large des choses divines et dans l’intelligence du but général de la vie et des desseins providentiels, tandis que la religion de la femme consiste plutôt dans une pratique scrupuleuse, constante des enseignemens moraux de la religion. Les limites entre la religion de l’homme et celle de la femme sont donc plus nettement tranchées qu’on ne le suppose communément, et il faut ajouter que ces limites ne sont jamais dépassées avec impunité. Telle pratique dévotieuse, par exemple, qui chez la femme est naturelle et gracieuse, devient chez l’homme une mièvrerie, quelquefois une demi-hypocrisie, et accuse presque toujours une nature subalterne. D’un autre côté, la femme qui essaie trop de s’affranchir des pratiques du culte, qui essaie de trop dominer les enseignemens qui lui sont donnés, qui veut trop comprendre au lieu de se contenter de sentir, devient aisément un être choquant, et court un plus grand risque encore, — celui de comprendre imparfaitement et de ne plus sentir qu’imparfaitement aussi. Nous ne sommes pas surpris que Violette eût tant de peine à persuader son mari, Arthur Martindale, d’approcher de la table sainte. Si Arthur n’avait pas de religion, ce n’était évidemment pas par la pratique du culte qu’il pouvait commencer à en avoir.

C’est donc une religion essentiellement féminine que la religion de miss Yonge ; elle a aussi un autre caractère, elle est strictement anglicane. Ses sentimens sont indécis et équivoques, ils manquent de force et de logique. Elle n’a ni l’absolue humilité du catholicisme ni la grave et sérieuse soumission du protestantisme dissident. Elle participe de l’un et de l’autre, mais sans les unir dans un sentiment supérieur. Comme l’église anglicane elle-même, elle est une manière de compromis. Elle s’attache plus que le protestisme pur aux symboles extérieurs, elle attribue une certaine importance aux croix, au choix des prières, elle aime à rêver auprès des anciennes cathédrales, elle a un certain amour pour les madones des peintres italiens. Elle n’a donc pas l’austérité du puritanisme, mais elle n’a pas non plus toute la belle poésie des symboles catholiques, si propres à frapper tout esprit féminin, et cette admirable croyance, la véritable consolation des femmes, la vierge Marie, n’existe pas pour elle. J’ajouterai que cette religion a, comme l’église anglicane, un caractère tory et aristocratique qui est à la longue déplaisant ; elle ne nous entretient que des douleurs heureuses, si l’on peut parler ainsi, de chagrins raffinés et mondains, de souffrances pour lesquelles certainement Jésus n’est jamais venu sur la terre, et de péchés si subtils qu’ils ne méritaient pas, pour être rachetés, le sang d’un Dieu.

Généralement la religion de miss Yonge est toute de sentiment ; elle est présentée comme un baume et une consolation. Miss Yonge ne prêche point et n’entre point sur le terrain du dogme. Pourtant une ou deux fois le dogme théologique perce à travers le sentiment, et cela assez mal à propos. Nous en citerons un exemple où la croyance à un dogme défini et arrêté vient fort peu naturellement se mêler aux affections humaines. L’enfant d’Arthur Martindale vient d’être baptisé à l’insu de sa mère :


« — Y a-t-il longtemps que vous êtes éveillée ?

« — Oui, mais je me suis sentie si à mon aise… J’ai pensé au nom que l’on donnerait à l’enfant.

« — Il est trop tard, Violette, on l’a nommé John. Ils prétendent que j’ai voulu qu’il fût ainsi baptisé.

« — Quoi ! a-t-on eu déjà besoin de le baptiser ? Est-il donc si délicat ? Arthur ! dites-moi : je sais qu’il est bien petit et bien faible, mais je ne le croyais pas malade !

« Arthur essaya de la rassurer en lui donnant de bonnes nouvelles de la santé de l’enfant, nouvelles que la nourrice corrobora ; mais, quoiqu’elle fit tous ses efforts pour croire à ce qu’on lui disait, elle ne se sentit pas rassurée jusqu’à l’arrivée du médecin, qui, sur un billet d’Arthur, avait avancé sa visite du matin. Elle lui adressa tant de questions, qu’il fut tout surpris, lui qui la nuit dernière l’avait quittée si faible qu’elle ne pouvait ni parler, ni même ouvrir les yeux. Il apaisa ses inquiétudes en donnant quelques légères entorses à la vérité ; mais après cette conversation sa conduite envers l’enfant parut avoir changé : elle n’avait plus seulement pour lui les caresses d’une mère, il y avait une sorte de respect réfléchi dans la manière dont elle le regardait, qui lui fit demander par Arthur ce qu’elle étudiait donc sur ce drôle de petit visage.

« — Je pensais combien il est bon, répondit Violette.

« Arthur sourit, mais ne comprit pas la pensée de sa femme. »


Nous croyons sans peine qu’Arthur ne comprit pas, et peut-être, le lecteur ne comprend-il pas davantage le regard de respect que Violette jeta sur son enfant. Cela signifie qu’à l’amour de la mère pour l’enfant était venu s’ajouter le respect pour l’âme chrétienne régénérée par le baptême. La doctrine de la régénération par le baptême vient ici, on en conviendra, se mêler intempestivement aux sentimens naturels d’une mère. Les pensées de religion tombent ainsi d’une manière inattendue dans les romans de miss Yonge, et prennent pour ainsi dire le lecteur par surprise. Cela est charmant quelquefois, car tous ces rayons religieux ne se révèlent pas d’une manière aussi intempestive que dans l’exemple que nous venons de citer ; souvent ils traversent et sillonnent comme des éclairs, présages des orages futurs de la vie, les scènes de bonheur intime et de joie domestique, et mêlent une pensée de mélancolie à la joie de vivre qui anime les heureux de ce monde. Un jour, par exemple, Arthur Martindale surprend au cou de sa femme une petite croix de corail. « — C’est un présent de John, dit-il, je connais cette croix. — Hélène, répondit Violette, avait exprimé le souhait que cette croix fût donnée à quelqu’un qui pût y trouver autant de consolations qu’elle-même y en avait trouvé. — De quelles consolations avez-vous besoin ? — Seulement lorsque je suis insensée. — Je le pense bien ; mais, je vous en prie, quelles consolations peut-on trouver dans un morceau de corail comme celui-là ? — Ce n’est pas le corail, c’est la pensée qu’il suggère, cher Arthur, dit Violette en rougissant et en cachant la croix dans son sein. »

Voilà les défauts et les sentimens de ces livres, voilà la pensée qui les anime. Des deux romans que nous avons mentionnés, celui que nous préférons est Paix du cœur (leartscase). La pensée en est plus simple, la narration plus dégagée, moins chargée de détails parasites, les conversations, quoique fort longues encore, moins interminables. Il s’en échappe d’ailleurs un sentiment particulier et qui prête beaucoup à la réflexion : c’est que non-seulement la religion est un baume pour les douleurs de la vie, mais qu’elle est encore un acide qui corrode nos préjugés, et que cet acide est le seul qui puisse dissoudre ces montagnes d’injustices que, sous des noms hypocrites, nous élevons contre nos semblables. L’histoire est très simple : le fils d’un noble lord, Arthur Martindale, officier aux gardes du corps, a épousé, à l’insu de ses parens, une jeune fille bourgeoise, miss Violette Moss. Faire accepter sa femme à ses parens n’est pas difficile, mais la leur faire aimer est chose toute différente. Le frère aîné, John, qui a été éprouvé dans ses affections, et qui a eu à souffrir des préjugés de sa famille, n’a pas de peine à aimer la douce et timide jeune fille, non plus que lord Martindale ; mais les femmes sont plus difficiles à conquérir. Il y a là une preuve de bon sens donnée par l’auteur ; il est rare en effet qu’un homme, à quelque classe qu’il appartienne, maintienne impitoyablement ses préjugés contre une femme d’une classe différente de la sienne, et réciproquement ; nos préjugés à nous tous tant que nous sommes ne s’appliquent jamais qu’à un seul sexe. La pauvre Violette put en faire l’expérience. Elle est bientôt l’idole de tous les hommes, mais elle ne rencontre chez les femmes qu’injustice et dédain. Il y a là une certaine vieille tante, mistress Nesbit, qu’il est dangereux de mécontenter, car d’elle dépend en partie la fortune des siens, qui est un puits intarissable de préjugés, et qui, par son amour pour les unions bien assorties, ferait le malheur de toute sa famille. Elle a déjà brisé le cœur de l’aîné en s’opposant à son mariage ; elle désapprouve l’affection de sa nièce pour le fiancé de son choix : on peut imaginer de quel œil elle voit le mariage d’Arthur. Il y a là aussi lady Martindale, bonne dame d’un caractère faible, soumise à la domination de la tante, et qui n’ose pas sentir et penser autrement qu’elle. Il y a là enfin Théodora, la sœur d’Arthur, jeune fille orgueilleuse, d’un caractère volontaire et bien trempé, qui a pour son frère une affection profonde, et qui s’indigne presque de voir que maintenant cette affection va être partagée par une étrangère introduite subrepticement dans la famille. C’est ce monde féminin que Violette doit conquérir, et elle le conquiert par la patience, l’humilité et la religion.

Tout l’intérêt du roman se concentre sur deux femmes, Théodora et Violette. Les deux belles-sœurs arrivent enfin à la paix du cœur par le même moyen, mais en suivant des voies bien différentes : Violette en acceptant humblement les douleurs et les injustices, en s’armant de la religion contre les préjugés de famille, contre les ennuis du ménage, contre la solitude remplie d’amertume que lui fait un mari aimant et bon, mais léger, étourdi et mondain ; Théodora, en essayant de lutter contre la force des choses et en maintenant d’une main ferme ce drapeau d’orgueil sous lequel elle s’abrite jusqu’à ce qu’enfin elle tombe brisée et se voie forcée d’avouer sa faiblesse. C’est une lutte qui dure longtemps et qui est pleine de petites péripéties dont la description accuse chez l’auteur une grande connaissance de ce petit monde, si restreint et si plein de douleurs infinies, le foyer domestique ; mais toutes ces douleurs sont enfin apaisées par la religion, et l’auteur insinue heureusement, à la fin de son roman, que ces chagrins que nous nous créons seraient considérablement réduits, si la religion présidait à notre vie et dirigeait nos actions. « Oh ! Arthur, dit Violette, ne voulez-vous point vous agenouiller avec moi, afin que nous rendions grâces à Dieu de tant de bonheur ? Ah ! ce qui paraissait d’abord devoir être des couronnes d’épines et des croix de douleur s’est changé en bénédictions. »

Pour donner une idée du style de conversation et du ton général de sentiment de ces livres, nous choisirons deux passages non parmi les meilleurs, mais parmi ceux qui peuvent se passer de longues explications, car c’est là encore un défaut des récits de miss Yonge, chacune de leurs situations prise isolément ne se comprend pas sans des commentaires, et n’offre pas à l’esprit un intérêt dramatique suffisant. Arthur vient d’introduire sa femme dans sa famille et de la présenter à sa tante mistress Nesbit, qui ne cesse de faire des allusions désagréables à ce mariage malheureux :


« Arthur s’assit auprès de sa tante et se mit à causer avec elle dans ce langage familier qui, lorsqu’il était écolier, lui avait si souvent conquis bank-notes et souverains. Toutefois son empressement fut moins bien reçu qu’autrefois, et il ne reçut en récompense que des coups de griffe. Il espérait, dit-il, qu’elle avait bien passé l’hiver, et que cette saison ne lui avait pas paru trop ennuyeuse. — Il était impossible de s’ennuyer avec une personne telle que Théodora, répondit-elle ; la solitude avec elle était un plaisir, et démontrait tout l’avantage de la société d’un esprit cultivé.

« — Jadis elle n’avait pourtant pas de bien grandes dispositions à l’étude, dit Arthur.

« — Non, lorsqu’elle était enfant ; mais les bonnes années pour l’étude viennent plus tard. L’éducation ne commence guère avant dix-sept ans.

« — Les jeunes femmes ne vous seront pas très reconnaissantes de cette maxime.

« — L’expérience ne fait que la confirmer en moi. Une femme ne vaut jamais rien lorsqu’il ne s’est pas écoulé quelques années entre son mariage et sa nubilité, et bien plus, il est impossible de savoir ce qu’elle est lorsqu’elle est fraîchement échappée de l’école. Ce n’est pas une femme alors, c’est la matière première d’une femme !

« Arthur rit d’un rire embarrassé.

« — Nous avons par ici mistress Hitchcock par exemple : la connaissez-vous ?

« — Qui ? la dame qui sort avec des chiens de chasse et qui court des steeple-chase ? Je l’ai vue aujourd’hui traverser Whiteford à cheval, et elle a regardé si effrontément dans notre voiture, que la pauvre Violette a été obligée de baisser son voile jusqu’à notre sortie de la ville.

« — Eh bien ! elle s’est mariée lorsqu’elle est sortie de l’école. C’était alors une créature douce, timide, toute craintive, les yeux toujours baissés et rougissant à chaque mot.

« Arthur pensa que sa tante faisait une allusion malicieuse aux regards toujours baissés de sa femme ; il essaya de cacher son embarras en tournant entre ses doigts les glands d’un des coussins du sofa et observa en riant que la timidité de la dame en question devait remonter très haut, et qu’elle l’avait sans doute épuisée tout entière avant qu’il l’eût connue.

« — Nous avons aussi lord George Wilmot, qui s’enfuit avec la fille d’un fermier. Elle fit presque sensation : elle était presque présentable, très jolie et très bien élevée ; mais quel caractère ! On avait coutume de les appeler George et le Dragon. Pauvre homme ! il avait l’air le plus humble !

« — Il y avait un de ses fils dans les dragons, dit Arthur essayant de détourner la conversation ; un gros garçon très lourd.

« — Exactement ; il en était de même de tous les enfans : le fermier du Yorkshire perçait dans toute leur personne, et le pauvre lord George en était si honteux, qu’il était positivement pénible de le voir en compagnie de ses filles. Et cependant la mère avait toute l’apparence d’une grande dame.

« Arthur fit soudainement une remarque sur l’amélioration de la santé de John.

« — Oui, maintenant que cette malheureuse affaire est terminée, nous allons le voir renaître à la vie. Il formera de nouveaux attachemens. Il est très important qu’il soit bien marié, et en vérité nous avons toute raison d’espérer que… — Et elle regarda Arthur avec triomphe et d’un air significatif. »


Tel est généralement le style de conversation des romans de miss Yonge : voici maintenant un échantillon du ton habituel des sentimens religieux qu’elle exprime ; ils sont doux, modérés, plus insinuans que violons, familiers dirons-nous, mais ils n’ont aucun accent très prononcé. Par un de ses caprices d’orgueil, Théodora Martindale s’est aliéné l’affection de son fiancé ; elle va chercher des consolations auprès de sa belle-sœur, qu’elle a maintenant appris à aimer, et qui est pour la jeune fille, naguère si fière, un appui et un soutien dans la vie.


« Violette venait de se coucher lorsque Théodora entra, s’assit au pied du lit en regardant sa belle-sœur, et répondant à peine aux quelques paroles que celle-ci osait prononcer. Ce ne fut qu’à minuit qu’elle se leva pour se retirer.

« — Allons, il faut partir ; mais je ne puis me lasser de vous contempler. Je pars, et il me semble que c’est comme si j’étais chassée du lieu unique où je puis être bonne.

« — Non, chuchota Violette, partout où nous avons un devoir à accomplir, nous pouvons être bons.

« — Je le pourrais, si je vous avais avec moi pour me calmer et me dire de telles paroles.

« — Vous n’avez pas besoin de moi pour vous les dire : vous avez la Bible et le Prayer Book.

« — Je n’ai jamais connu la manière de suivre leurs maximes, et maintenant que j’ai trouvé la route à suivre, il me faut m’éloigner de vous.

« — La même grâce divine qui vous a montré le chemin vous conduira plus loin encore, chérie, si vous voulez la suivre, quoique la route soit rude à parcourir.

« — La grâce divine peut être avec vous, elle est avec vous, dit Théodora d’un ton de voix morne et désespéré ; mais, Violette, pensez combien de temps je me suis écartée de la bonne voie !

« Violette s’assit sur son lit, prit sa main, la serra entre les siennes, et s’écria avec des larmes : — Il ne faut pas parler ainsi ; si vous n’aviez pas la grâce, auriez-vous tant de chagrin maintenant ?

« — Je ne sais, je puis espérer et voir distinctement la route qui conduit à la paix, lorsque vous me regardez ou que vous me parlez ; mais pourquoi suis-je obligée de rentrer dans le désert de mon propre cœur, abandonnée à la solitude et à la tentation ?

« — Si c’est sur moi que vous vous reposez réellement, au lieu de vous reposer sur le seul véritable appui que nous ayons, il vaut mieux que vous soyez obligée de le chercher vous-même. Théodora chérie, voulez-vous me permettre de vous raconter quelque chose de mes propres expériences ? Lorsque je vis pour la première fois les difficultés de la vie et que je ne pus plus chercher l’appui de ma mère, il me sembla d’abord que je ne pourrais plus trouver aucun soutien ; mais l’appui cependant ne me fit pas défaut. Je vis que je pouvais trouver des conseils et des consolations dans la Bible et dans la religion, et je n’ai jamais été aussi heureuse que depuis cette époque.

« — Il guidera le jugement de ceux qui sont doux, à ceux qui sont humbles il montrera la route, murmura Théodora en se penchant vers sa belle-sœur, tandis que les larmes coulaient de ses yeux.

« — Il se manifeste lui-même à ceux qui veulent le suivre et dompter leur volonté personnelle, répondit Violette. »


Encore un mot sur ce sujet. L’anglicanisme de miss Yonge, avons-nous dit, n’affecte jamais de formes dogmatiques. Il n’aime pas la controverse ; il se borne à faire appel au sentiment. De tels livres semblent comme un écho affaibli des doctrines traditionnelles de l’Angleterre. Que nous voilà loin des romans d’Hannah More et des écrits moraux du dernier siècle ! La confiance, l’assurance qui règne dans ces livres et qui les fait ressembler aux leçons d’un pédagogue enseignant des enfans incapables de le contredire, ou aux sermons d’un prédicateur sûr que ses auditeurs sont en communauté de principes avec lui, qu’il n’a qu’à leur en expliquer la pratique, que ces auditeurs ne peuvent errer que sur des points de détail, cette confiance n’existe pas au même point dans les romans de miss Yonge. On sent vaguement que les cœurs sont plus partagés qu’autrefois, les âmes plus tièdes, et que de nouvelles doctrines prennent lentement la place des anciennes.

Les romans de miss Yonge ne sont point une exception ; la plus grande partie des romans qui se publient chaque année en Angleterre ou en Amérique, surtout lorsque les auteurs sont des femmes, sont empreints d’un sentiment religieux très prononcé. Il ne faudrait pas attribuer aux tendances de l’esprit féminin ce genre de littérature, qui est un des fruits naturels de la civilisation protes- tante, et qui n’a pu s’acclimater dans aucun des pays catholiques, — heureusement pour le goût et la distinction nécessaire des genres, diront les puristes sceptiques, qui prouveront sans peine qu’un roman n’est pas un sermon, et que l’accouplement de ces deux genres ne peut produire que de mauvais romans et de mauvais sermons ; — malheureusement pour l’éducation et les mœurs de famille, diront à leur tour ceux qui cherchent dans la littérature un but d’utilité. Les uns et les autres ont peut-être raison et tort alternativement. Nous ferons remarquer aux premiers que les sentimens religieux font partie du cœur de l’homme aussi bien que les passions les plus mondaines, et qu’à ce titre ils doivent avoir une place dans une peinture de la vie humaine. Quant aux seconds, sans contester la justesse de leur point de vue, nous leur dirons qu’un roman n’est pas précisément un prêche, et que les sentimens religieux ou les questions religieuses, lorsqu’ils se présentent dans un roman, ne doivent pas s’y établir en maîtres, sous peine de faire ressembler ce roman à une allégorie. Le roman, comme le drame, ne connaît que des personnages humains, qui ne sont pas composés d’une seule passion ou d’une seule vertu, mais de plusieurs passions et de plusieurs vertus. Les oppositions que nous présentent les romanciers religieux n’existent point dans le monde sous une forme aussi tranchée que dans leurs récits, les hommes religieux que nous rencontrons dans la vie réelle ne représentent point la religion d’une manière aussi absolue ; les hommes mondains ne personnifient pas aussi exactement l’esprit du monde, ni les hommes vicieux le vice ; ils ne sont point et ne peuvent pas être des symboles, ils sont des hommes. Aucun de nous n’arrive heureusement et malheureusement à un tel degré de perfection ou d’infamie, qu’il ne fasse plus qu’un avec une vertu ou avec un vice. Voilà le très grand défaut de la littérature religieuse non didactique et philosophique : les personnages qu’elle crée sont presque toujours des personnages de convention. Aussi, parmi tous les livres religieux où la passion s’unit à l’enseignement, je n’en connais que deux qui aient échappé absolument à ce défaut : l’un, c’est l’Imitation de Jésus-Christ, peinture d’une âme solitaire, ascétique et aspirant à la perfection, chez laquelle le drame est tout intérieur ; l’autre est le Pilgrim’s Progress de John Bunyan, pure allégorie dont les vices et les vertus sont les seuls personnages, mais où les êtres abstraits remplacent avantageusement des acteurs réels, car ils vivent d’une vie véritable et forment une sorte de société humaine. Naïvement inspiré, et avec ce bon sens qui ne fait jamais défaut au génie, Bunyan a renversé le procédé ordinaire des romanciers religieux. Tandis que ces derniers transforment les êtres vivans en personnages de convention représentans d’idées abstraites, Bunyan transforme les êtres abstraits en personnages vivans ; Faithful, Talkative, Wordly Wiseman, sont des hommes, ils en ont tout le courage, toute la lâcheté, tout le désintéressement et tout l’égoïsme. Nous craignons, pour toutes ces raisons, que le roman religieux, excellent comme but et comme leçon morale, ne soit jamais littérairement qu’un genre hybride, absolument ce que serait un traité de philosophie qui chercherait à être dramatique.

Dans nos pays catholiques, nous avons connu à peine ce genre de littérature, et l’exemple du bon évêque Camus n’a jamais jusqu’à nos jours tenté aucun homme doué d’un véritable talent littéraire. De notre temps, un écrivain a essayé ce genre avec assez peu de succès, et a fini par trouver un meilleur emploi de son talent et de sa grande verve comique. C’est qu’en effet dans les pays catholiques, où l’influence classique a prévalu, on a poussé si loin la distinction des genres, que l’église et la société, la religion et la vie humaine existent séparément, sans aucune relation, chacune dans sa sphère. La religion habite l’église et y est exposée aux regards des fidèles comme le saint sacrement tiré du sanctuaire aux jours de grande solennité ; le fidèle va vers elle, elle ne va pas vers lui ; à son foyer domestique, il n’en a qu’une incomplète image ; buis bénit, saintes reliques, bénitier de famille, tout cela ne peut agir sur lui qu’à de certains momens, sous l’empire de certaines émotions, très courtes et très rares. Pour trouver la religion dans toute sa splendeur, il faut absolument que le fidèle aille à l’église de sa paroisse ; là, elle habite, et non dans son foyer, non dans les occupations de sa vie journalière, non dans son âme et dans son cœur. Très pittoresque, la religion catholique n’est cependant pas dramatique, et c’est au protestantisme que cette épithète revient de droit. La confession, l’assistance habituelle du prêtre font bien vite cesser le drame dès qu’il se présente dans la vie, car il n’y a pas drame là où il n’y a pas lutte, combat, passion, là où la paix du cœur est conquise trop facilement. C’est la raison pour laquelle il n’y a point de roman religieux dans les pays catholiques, et en généralisant davantage, on pourrait dire que c’est la raison pour laquelle le roman est de sa nature essentiellement protestant.

Nous avons saisi cette occasion de dire quelques mots sur la situation présente de l’église anglicane, le travail des esprits en Angleterre et le mouvement religieux qui s’y opère ; nous n’avons pas à porter de jugement sur de tels faits, à les approuver ou à les condamner : nous devons nous borner à les constater. Un étranger surtout, lorsque ses opinions ne sont pas directement intéressées, doit s’abstenir de prendre parti pour ou contre des événemens douteux, dont l’issue est incertaine, et qui, s’ils font quelque bien, peuvent faire aussi beaucoup de mal. Il en est de l’église anglicane comme de l’aristocratie : l’une et l’autre ont commis des fautes, c’est possible ; mais au fond, aujourd’hui qu’elles sont attaquées, sont-elles pires qu’il y a cent ans, alors qu’elles exerçaient un pouvoir sans contrôle, et qu’aucun audacieux (si ce n’est quelque philosophe dont la voix s’éteignait dans le désert des écoles savantes, et dont nul ne s’occupait, à l’exception de deux universités) n’osait les contester ? Certainement non. Il est évident que la masse du clergé est sinon plus convaincue et plus pieuse, au moins plus tolérante, plus éclairée, plus instruite qu’autrefois ; il n’est pas douteux que l’aristocratie soit plus humaine, que ses mœurs se soient améliorées. Certes, pris individuellement, un gentleman anglais d’aujourd’hui est infiniment préférable à quelqu’un de ces grossiers squires pleins de passions, de préjugés et de haines qui siégeaient au parlement dans les derniers siècles. Toutefois nous ferons deux observations. La première est celle-ci : les institutions sont souvent moins menacées par les fautes des hommes qui les représentent que par l’esprit de la nation chez laquelle elles sont établies. L’histoire anglaise en particulier est pleine d’exemples qui prouvent cette vérité. Il y a eu des époques de grande corruption parmi l’aristocratie anglaise ; jamais cette corruption n’a jeté sur elle aucune défaveur, tandis qu’aujourd’hui elle est plus morale et se voit beaucoup plus attaquée. C’est que l’institution aristocratique répondait beaucoup mieux alors qu’aujourd’hui à l’esprit général de l’époque. En outre l’aristocratie pouvait être corrompue, elle était vigoureuse et fournissait de génération en génération une douzaine d’hommes de génie qui faisaient comprendre la vérité de cette parole de la Bible : dix justes sauvent une ville. Ces dix ou douze personnages composaient un faisceau de forces suffisant pour mener les affaires du pays, et présentaient un ensemble de caractères et de talens imposant et admirable contre lequel il eût été vain et insensé de s’élever. Il en est de même pour l’église anglicane : elle ne répond plus au sentiment national aussi fortement qu’autrefois, elle ne vaut pas non plus ce qu’elle valait autrefois ; son bas clergé peut être plus instruit et plus éclairé, mais les chefs de ce clergé ne valent pas leurs prédécesseurs. Or ce qui constitue essentiellement l’église anglicane, ce n’est pas le clergé inférieur, c’est la hiérarchie épiscopale, ou autrement dit la haute église ; c’est là ce qui la sépare des autres églises protestantes et ce qui en fait une institution politique vraiment puissante. L’ère des grands évêques anglicans est passée depuis longtemps ; il n’y a plus là de Jérémie Taylor, de Leighton, de Tillotson, de Burnet, même de factieux Atterbury. Il y a longtemps que cette décadence a commencé dans la haute église ; le sentiment chrétien et le souffle religieux ont passé maintenant dans la basse église. Depuis John Wesley et l’apparition du méthodisme, c’est là que l’esprit protestant s’est maintenu. Aussi ce qui est attaqué, c’est précisément la Haute église, c’est sur elle que les novateurs dirigent leurs coups ; c’est surtout contre ses abus que le radicalisme s’est élevé dans ces dernières années. Il est certain que jusqu’à présent le protestantisme n’est nullement intéressé dans cette attaque contre la haute église et que le clergé anglican inférieur n’a même pas à craindre pour son existence ; mais la lutte s’arrêtera-t-elle là ? et la controverse rationaliste, gagnant en forces de jour en jour, ne ruinera-t-elle pas non plus seulement l’église anglicane, mais le principe même de toute église, le christianisme ? Une révolution religieuse se prépare dans le monde entier, et certes elle est nécessaire ; mais au prix de quelles perturbations politiques, de quelles hérésies philosophiques et de quelles folles doctrines s’accomplira-t-elle ? C’est le secret de l’avenir.


Émile Montegut.
  1. Voyez, sur les romans de M. Kingsley, les livraisons du 1er mai 1851 et du 16 février 1852.