Danaë ou Le malheur/Chapitre 2

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Édition Montaigne (p. 155-161).
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La nuit momtait à l’ouest comme une vapeur bleue. Il n’y avait pas de lune. Les étoiles paraissaient faiblement, ici et là, en gouttelettes. La mer était devenue si calme qu’elle reflétait la lueur la plus indécise, et le petit bateau semblait suspendu au centre d’une sphère céleste.

Pourtant ce miroir se troubla, et si Danaë n’eût dormi, elle eût sans doute frémi d’effroi : une main était sortie de l’eau.

Cette main n’était pas semblable à celles des femmes de la terre, car elle était bleue au dehors, et la paume était de couleur d’or, comme si elle avait caressé le soleil plongé sous la mer.

La main s’éleva, saisit le rebord du bateau ; le bras tout entier apparut, et bientôt flottèrent sur l’eau les premières boucles d’une chevelure verte, puis les yeux mouillés et la bouche et le corps luisant émergèrent. Et c’était Phérousa aux joues douces, l’une des divines Néréides.

Elle prit l’enfant dans ses bras, non certes pour le ravir, mais pour lui sauver la vie, car elle lui mit entre les lèvres le bout allongé de sa mamelle fraîche, et l’enfant but, et fut rassasié.

Et auprès d’elle apparut, non moins belle, mais son égale par la grâce des mains et des bras, la parfaite Evagorê, née comme elle du vieillard Néreus et de Dôris aux beaux cheveux. Elle tenait à la main un lange de pourpre claire dont elle vêtit le petit être, afin que le souffle mortel de la nuit ne le fît pas descendre avant l’heure fixée dans les noires demeures souterraines.

Et auprès d’elles surgit encore Autonoë au bon caractère, qui prit l’enfant à son tour et le berça au-dessus des eaux. Puis Nôso et Kymothoë, Aktaië, Protomédéïa, toutes quatre irréprochables ; et elles élevaient avec elles du plus profond de l’abîme une vasque si large et si éclatante, que les plongeurs les plus hardis n’ont rien vu qui en approche. Et Psamathê parut, elle aussi, Psamathê aux mains transparentes, et Melitê aux ongles verts et Thaliê aux oreilles rouges. Et elles s’emparèrent doucement de Danaë endormie et elles la déposèrent dans la vasque évasée sur un lit d’algues molles et de fleurs sous-marines. Et Prôtô qui dépasse toutes ses sœurs à la nage, et Eukratê aux lèvres tendres, et Saô qui sonne de la conque, et Spéô qui chasse les dauphins, tirèrent le bateau par la poupe, et la mer stérile y entra, et il s’engloutit en tournant. Toutes les autres Néréides émergèrent alors, tout à coup, Eratô qui jette sur la mer les feuilles de rose du crépuscule, Euneikê dont les cheveux sous l’eau arrêtent les vaisseaux rapides, Amphitritê dont les yeux brillants apparaissent au creux des vagues vertes, Galênê qui sait aplanir la houle, Pontoporéïa, qui soulève les eaux, Nesaiê qui parut une île aux voyageurs d’Occitanie, Themistô qui ravit l’étoile Iryllis et la mit pour bague à son orteil blanc, Kymatolêgê qui recueille et qui boit la mousseuse écume, Lysianassa qui commande au fond ténébreux de l’Océan, Hippothoë qui laisse passer les nefs noires entre ses jambes nues sans que les plus hauts mâts l’atteignent, Dôris et Halimêdê qui se tiennent par la main, Evarné aux longs cils, Agavê aux doigts légers.

Quand elles furent toutes réunies comme un grand nuage flottant autour de la vasque lunaire, le grand Vieillard de la Mer apparut en avant : c’était Nereus, couronné d’algues, l’immortel de qui était née la race charmante des Déesses.

Il fit un signe, et le cortège de ses filles le suivit ; et au milieu d’elles flottait, entraînée, la vasque pleine de clarté glauque où dormait la blanche Danaë, avec l’enfant Perseus, sauvé des eaux inexorables.

Et l’apparition des figures divines se continua démesurément. On vit surgir tour à tour Protée et ses phoques monstrueux nés de la belle Halosydnê ; Atlas qui devait être vaincu par l’enfant ; Thaumas, l’éclatant époux d’Elektrê - père de la cérulée Iris et des trois vierges Harpyes : Ino-Leukothe qui subit l’immortalité par amour pour son fils, le Melicertes ; Glaukos qui aima Skylla ; Kharybdê redoutable aux marins, et Phorkys, dieu des orages et de la mort sur la mer.

Et les plus terribles de ces dieux s’étaient apaisés pour mener vers la terre la jeune femme enveloppée dans son rêve. La foule brune des Tritons aux bouches lippues, aux mains calleuses, nageait plus doucement qu’un passage de sardines. Ils avaient bourré de goëmons la gueule torse de leurs conques afin que même la brise du matin n’en fît pas vibrer la rumeur lointaine, et ils s’avançaient gauchement comme s’ils avaient peur de remuer la mer. Mais le sillage de cette multitude s’épanouissait jusqu’aux deux horizons.