Dans l’Inde du Sud/1

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 1-37).


I

CEYLAN : Colombo ; Kandy ; la faune de la montagne.


Colombo, 8 mai 1901.

… Colombo. C’est ma seconde étape depuis le départ de Marseille. Quand on prend la ligne d’Australie, on ne fait pas relâche à Aden. Voici la dixième fois que je reprends cette route de l’Océan indien, et j’y trouve toujours du nouveau, tant les aspects du ciel, de la terre et de l’eau varient pour qui a le goût de les observer.

Les entours du Canal de Suez se modifient d’un jour à l’autre sous l’influence de l’homme. S’il ne peut, à son gré, y faire la pluie et le beau temps, il est capable de diriger la nature dans, si j’ose dire, la « partie botanique ». La conduite d’eau douce qui longe, depuis quelques années, la rive droite, laisse échapper en bien des points le précieux liquide qui est la vraie manne du désert. À la végétation très humble que j’avais vue, il y a quelque dix ans, égayer de ses taches vertes les sables gris ou fauves, a succédé aujourd’hui une brousse fournie. Que l’eau continue de fuir, on verra, d’ici un demi-siècle, de véritables bois animer ce rivage désolé.

Si lentement que notre paquebot glisse au fil de l’eau, il m’est impossible, même à l’aide de ma forte jumelle, de différencier les essences variées qui s’essayent à pousser dans cette oasis en longueur. Il faudrait l’œil exercé d’un botaniste, et ce n’est pas mon cas. Je crois reconnaître, cependant, ces légumineuses à bois dur qui se propagent avec une si grande rapidité dans tout le désert éthiopien. La plupart de ces acacias, mimosas, dahlbergias, gleditschias sont des espèces importées. Ils font le désespoir de l’entomologiste qui bat en vain leur feuillage vert tendre et leurs rameaux épineux sans voir tomber dans son parapluie un seul insecte indigène. Car les animaux s’importent tout comme les plantes. Depuis qu’il a multiplié les moyens de transport, l’homme est devenu un agent de dispersion à nul autre pareil. De mon bateau, je vois ce que chacun de ces arbres pourrait me fournir. Plus d’une espèce circa-méditerranéenne doit fréquenter dans ces bosquets en miniature. Depuis les eumènes, grandes guêpes solitaires au ventre en alambic, qui voltigent affairées à la recherche des chenilles et des araignées qu’elles entasseront dans les cellules de leur nid maçonné, jusqu’aux lourdes xylocopes noires aux ailes violettes, abeilles charpentières qui fourragent parmi les petites fleurs d’or, c’est autour des acacias un bourdonnement continu. Encore un peu, et je distinguerais, courant sur le sable, les pimélies épineuses, les adesmies bancales, les zophosis qui ont la forme d’une nacelle, les arthrodes globuleux, population nègre, avide, affamée, à l’affût du moindre déchet, pour qui un noyau de datte ou une pelure de pastèque est un festin sans pareil.

A défaut de ces hôtes des solitudes, je me rabats sur les oiseaux. Ceux-là sont perceptibles à l’œil nu, et leur nombre est immense. Entre les infimes passereaux qui se glissent parmi les touffes de roseaux couleur de cendre, les barges, les bécasseaux, et les grands palmipèdes, l'observateur n'a que l'embarras du choix. Les essaims d'oiseaux aquatiques couvrent la surface des lacs : pélicans gris, pélicans blancs frisés de rose, fous, marabouts gigantesques, cigognes blanches et noires, tous sont là en troupes compactes, flottant sur l'eau ou posés sur un seul pied, parmi les bancs. Les flamants roses, rangés par milliers, et aussi hauts que des hommes, simulent les alignements d'une armée.

Quant aux vautours, c'est une bonne distraction que d'observer leurs ébats. Les percnoptères étiques dont la livrée varie suivant le sexe, planent de toutes parts autour de nous ou bien disputent aux chiens des riverains entrailles et têtes de poisson. Vulgairement on appelle poules de Pharaon ces petits vautours (Neophron percnopterus) que les Egyptiens tenaient pour divinités solaires. Un grand vautour fauve (Gyps fulvus), haut de près d'un mètre attira mon attention. Gravement, il marchait le long du talus déclive. Son dos voûté, sa tête chauve, son allure mélancolique que ne diminuaient point ses pas sautillants, lui donnaient quelque ressemblance avec ces gnomes des solitudes qui gardaient jalousement les trésors enfouis dans les sépulcres des Rois.

Ce vautour, dont les ancêtres tinrent jadis entre leurs serres le disque du soleil, sur le portique des temples, errait dans l'attente d'une aubaine possible. Par la coupée des cuisines tombe souvent à l'eau plus d'une cliose mangeable. Peut-être attendait-il aussi une plus importante occasion. Mais la police du Canal, toujours sévèrement observée, interdit absolument d'y jeter les corps morts. L'observance de ce règlement me fut rappelée, le jour même, par un exemple à noter.

Vers cinq heures du soir passa, à nous ranger, la Medinah, le vaisseau du Shérif de la Mecque, lourde, noire et silencieuse, comme le Vaisseau Fantôme. Sous sa charge de pèlerins maures et syriens, elle allait, sans qu'on entendît une parole, à faire croire que tous ces hommes, de couleurs et de costumes variés, ne fussent que des ombres. C'est à peine si le commandant turc et son état-major, dressés sur la passerelle, donnèrent signe de vie quand on les salua : rien ne remua dans ce groupe d'hommes vêtus de noir, coiffés de rouge, couturés d'or. Tout passa, jusqu'aux femmes enveloppées dans dans des mousselines blanches et dont les yeux seuls luisaient, entre les voiles opaques, aux fenêtres carrées du château d'arrière. Et quand cette apparition brillante eut passé, à son tour, on ne vit plus que la poupe basse et massive, d'où pendait une corde. Au bout, venait un long ballot ficelé qui, tour à tour, saluait et plongeait dans le remous du sillage. Ainsi ce sac de toile grossière, tiré à la traîne par la Medinah du Shérif, terminait-il la procession, pour montrer, sans doute, la fin nécessaire de toutes choses. C'était le corps d'un pèlerin, lié par les pieds, dans sa rude enveloppe de chanvre, que l'on transportait ainsi hors du Canal où l'on ne doit point laisser ses morts. Sans doute, ce musulman qui remplit son vœu de Hadji en visitant la Mecque, s'était-il laissé mourir ce matin même, au sortir de Suez. Maintenant il dort au fond de la Méditerranée son éternel sommeil, pour le grand préjudice du vautour fauve, victime en la circonstance des édits sanitaires qui protègent la grande voie de transit jadis percée par ses adorateurs, puis obstruée par les conquérants orientaux, enfin rouverte par M. de Lesseps. Au temps où l’isthme de Suez servait de voie de terre, les vautours ne voyaient point leur attente frustrée.

À mon grand regret, je ne pus observer longtemps mon Gyps fulvus. Le paquebot, un instant arrêté, se remit à marcher. Tout s’obscurcit sous le vent qui chassait le sable, brusquement. Nous fûmes pris dans un nuage de poudre roussâtre, et la température, douce jusque-là, devint étouffante. Cela nous présageait une mauvaise traversée de Mer Rouge. Il n’en fut rien. Nous eûmes des nuits presque fraîches. Puis dans l’Océan indien la mousson nous prit, nous berça sous des torrents de pluie. Mais quelques éclaircies me valurent de curieux spectacles. Je pus voir, avant d’atteindre aux Laquedives, une flotte d’argonautes. C’est chose plaisante que ces coquilles pales s’avançant par rangs, toutes voiles déployées, telle une escadrille de galères. Les légers mollusques prennent le vent au moyen de leurs bras véliformes, mais ils ne font que s’en aider. Au vrai, ils progressent à la surface des flots par bonds, d’avant en arrière, en rejetant l’eau par leur entonnoir. Ou bien ils rament au moyen de ces mêmes bras élargis. Vienne le moindre danger, l’argonaute se rétracte, plonge et disparaît. Seules, les femelles sont munies de cette jolie coquille enroulée, symétrique, concentriquement plissée, de la grosseur d’une pomme. Les mâles, longs à peine d’un centimètre, ressemblent à de petits poulpes, ils ne possèdent ni coquille ni bras épanouis en voiles.

Quoique les navires à vapeur effrayent les bêtes de la mer qui s’en tiennent toujours à de grandes distances, j’ai eu la bonne fortune de voir distinctement quelques gros cétacés et deux de ces grands scombres voisins des Xiphias ou poissons-épées, dont la mâchoire supérieure est prolongée en une immense pointe. Ces espadons étaient des Histiophorus, et on les a ainsi appelés à cause de leur vaste nageoire dorsale qui rappelle une voile triangulaire...

... Le tribut que doit le voyageur arrivé à Colombo ne s’étend pas seulement à cette nuée « d’officieux » qui le pourchassent jusqu’à l’hôtel sous couleur de transporter son bagage, il s’étend aussi aux oiseaux du ciel qui exigent la dîme de son petit déjeuner. Malgré la pluie qui tombe a flots, par rais verticaux, — ce qui me permet de garder ma fenêtre largement ouverte sur la mer, — les corneilles s’occupent de moi. À ce moment même, l’une d’elles envahit ma chambre, et deux autres, perchées sur l’appui de la croisée, l’assistent de leurs hochements de tête. La théière de métal blanc appelle sa convoitise. D’un coup de bec l’oiseau attaque le vase brillant, le renverse, puis il s’échappe à grands coups d’aile, croassant à gorge déployée. Et ses compagnons, sans quitter la place, semblent approuver l’entreprise.

Je reconnais, à ces signes, que je suis sur une terre indienne, et je me réjouis à penser que sur le continent, depuis le zébu qui va quêter de porte en porte la poignée de riz que ne lui refuse jamais la brahmine, jusqu’au singe entelle qui maraude librement au marché, je vivrai dans une promiscuité familière avec les bêtes de la terre. Déjà, voici un petit gecko qui trotte sur ma table. On dirait un lézard jaunâtre, très plat ; sa tête est en façon de cœur, ses yeux glauques ont leur pupille fendue, et la peau de sa gorge est si fine qu’on voit dessous palpiter son cœur rose. Attiré par les mouvements de ma plume, l’aimable reptile se hâte dans l’espoir d’un insecte possible. À une poutre du plafond, je reconnais un pélopée acharné à son travail. L’insecte jaune et noir, élancé, dont l’abdomen en poire semble relié à son corselet par un fil, tant son pédoncule est délié, travaille, maçonne, gâche de la terre, construit son nid. Celui-là, au contraire du gecko, est vraiment nuisible, car, en tout pareil aux eumènes de Port-Saïd, il donne la chasse aux araignées, les engourdit d’un coup d’aiguillon, puis les empile dans les cellules de son édifice. Ainsi les araignées curarisées seront rongées, sans défense, par les larves du pélopée. Juste revanche des insectes ailés contre l’araignée qui en détruit tant dans sa toile.

Mais les observations à faire sur la faune d’un hôtel de Colombo sont forcément limitées, tant les appartements sont entretenus avec une minutieuse propreté. Je me prends à regretter cet ineffable hôtel parsi de Kurrachi où je descendis jadis. Mal logé, mal couché, mal nourri, peu ou point servi, j’y vivais des jours heureux, parce que j’étais le seul occupant. Le respect humain ne m’interdisait pas de prendre mes repas solitaires dans la plus simple des tenues d’intérieur. Les enfants de l’hôte circulaient sous la table, des papillons nocturnes, des blattes agiles couraient dessus, d’énormes fourmis emportaient les fragments de mie de pain, une chauve-souris poussait des cris perçants en voltigeant autour de la lampe, et un animal, demeuré malheureusement inconnu, lançait de temps à autre un appel pareil au bruit d’une trompette.

Au Galle-Face Hôtel, le luxe m’entoure, me poursuit, m’étreint dans le cercle étroit des nécessités mondaines, jusqu’à me forcer d’endosser, chaque soir, le smocking ou l’habit pour dîner aux accords, pour moi sans charmes, d’un orchestre de tziganes. Les brillants luisent sur les épaules nues, les face-à-mains vous observent. On se présente de petite table à petite table. La soirée se continue par des concerts et des tours de valse. Mon séjour au Galle-Face Hôtel sera bref. Cette continuation de la vie métropolitaine à travers l’espace me déplaît comme tout ce qui n’est pas à sa place. La semaine ne s’écoulera pas que je ne parte pour Kandy.

Mon séjour à Colombo sera très court. La pluie d’hier ne fut qu’un accident. La saison sèche n’est en rien favorable à mes travaux de naturaliste.

La différence essentielle entre le naturaliste voyageur et le touriste est dans ce que le premier doit rapporter des objets, tandis que le second n’est tenu, en somme, qu’à rapporter des impressions d’autant plus vagues qu’elles sont plus personnelles, ou même à ne rapporter rien du tout, s’il le juge bon.

Le système de voyage devient donc pour eux radicalement différent. L’un doit avoir un bagage énorme, un domestique considérable, un matériel de campement. L’autre s’en va, une simple valise à la main, de Marseille à Darjeeling par les étapes indiquées. Il connaîtra Agra, dont le Taj fut bâti par des Italiens dirigés par un Français, Delhi où se dresse le pilier du roi Dhava, Bénarès cher aux amateurs de foules, Luknow, Djeypour, d’autres villes encore que je ne verrai jamais, pour ma part... Le touriste vole comme l’oiseau, le savant marche lourdement, comme la tortue, et le poids de son bagage va toujours s’augmentant, tant les plus petits animaux, convenablement emballés, arrivent à occuper de place. En outre, comme voyageur, il ne visite guère que les endroits déserts et sauvages qui rebutent la majorité des gens. Les routes battues ne sont pas les siennes : s’il en profite, c’est pour gagner plus vite les solitudes, les broussailles, les marais et les friches.

Mais si je me propose de visiter Kandy en simple touriste, vous pensez bien que je ne négligerai pas la petite zoologie. Je n’ai gardé avec moi que le nécessaire, mon matériel est réduit à l’indispensable. Toute mon encombrante installation de laboratoire s’en va, par mer, vers Pondichéry. Tout, jusqu’à la moindre fiole, a été, comme vous le savez, empaqueté de nos mains. Soyons tranquilles. La brutalité classique des transbordements de Colombo ne m’effraye point. Je suis sûr de trouver tout en bon état à Pondichéry. Une valise, une cantine contenant le petit matériel entomologique, mon ombrelle à manche brisé, ma trique fidèle jadis achetée à un Somali et avec laquelle je bats depuis huit ans les arbres de l’Ethiopie, de l’Arabie et du Sind, un filet à papillons non moins éprouvé et qui, pareil au couteau de Jannot, a vu changer trois fois son cercle, deux fois son manche, et vingt fois sa poche, voilà qui est suffisant pour un court séjour dans l’antique Taprobane. J’attends des merveilles en cicindèles des montagnes de Ceylan !

Colombo, 12 mai 1901. ------

... Vous dirai-je qu’à Colombo même, les résultats de mes excursions entomologiques ont été au-dessous de mon attente, si modeste fût-elle ?Cette jolie ville qui étend tout le long d’une plage sablonneuse, bordée de quais, ses pelouses de gazon et ses maisons noyées dans des amas de verdure, est aussi bien tenue que notre avenue du Bois de Boulogne. De légères palissades enclosent des parcs, des prairies rases, où broutent paisiblement les buffles gris de fer, ancêtres de ceux qui pâturent dans la campagne romaine, les plaines du Danube et la vallée du Nil. Et, comme le Bois de Boulogne, Colombo possède aussi son lac. Découpé en étoile, il enserre des îles en miniature où des arbres d’essences variées mêlent harmonieusement leurs feuillages. C’est une nature sagement agreste, émondée et sarclée. Pas un cottage des rives qui n’ait ses ombrages de cocotiers, de manguiers, de hauts bambous en buissons, de flamboyants aux fleurs pourprées. Le ciel est bleu, la terre est rouge. La latérite qui compose le sol se détrempe sous la pluie en une boue orangée qui colle aux roues des chars. Les murs blancs des maisons réfléchissent les rayons du soleil. Tout vibre, luit, scintille dans ce tableau aux tons tranchés, cru, criard, éclatant, à faire penser aux toiles des impressionnistes et au plumage des toucans.

À mesure que j’avance, je me sens mieux en terre indienne. Les petites maisons basses s’alignent avec leurs boutiques en échoppes. Les étalages de fruits, de graines, abrités sous des auvents en feuilles de palmier, abondent en essaims de mouches. Les corneilles noires sautillent jusque sous les pieds des gens et des bêtes, s’essayent à marauder dans les ruelles d’un bazar à demi enfoui sous la verdure. Les aigles pêcheurs marrons, à tête blanche, incarnation du génie Garouda qui sert de monture à Vishnou, planent au-dessus des palmes. Les petits bœufs zébus, blancs ou chamois, trottinent deux par deux sous le joug des étroites charrettes que recouvre une natte voûtée en façon de berceau. Leurs cornes sont arquées suivant le galbe des lyres, leur museau fin que traverse un anneau de fer, leur fanon mince à contour circonflexe, sont bien ceux de cette vache Hathor adorée par les vieux Egyptiens et qui venait de l’Inde. Leur front disparait sous des bandeaux en perles bleues. Les essieux crient, les roues grincent, les bouviers excitent leur attelage de la voix. Partout il faut se garer, sur cette chaussée sans trottoirs où l’indigène a depuis longtemps perdu la coutume de se ranger devant l’homme blanc.

La foule se fait plus dense. L’attention dont je suis l’objet n’a rien de bienveillant. On n’est pas habitué à voir les Européens sortir à pied. Je m’étais arrêté devant une petite statue d’albâtre, un bodhisatva qu’un bonze exposait en plein vent, sur une chaise houssée de dentelles, afin de recueillir des offrandes. Cette image, d’un joli travail, soigneusement polie, avec ses draperies peintes et dorées, m’apparut là comme une figure amie. J’y reconnaissais ce travail de Delhi ou d’Agra, où l’on excelle à travailler le marbre, à le rehausser discrètement de couleurs vives et d’or, peut-être d’après la tradition grecque, et surtout depuis que les Italiens, appelés au xviie siècle par les empereurs Mogols, familiarisèrent les Hindous avec cette technique du marbre qu’ils connurent pratiquement mieux que personne.

Mais ce peuple d’hommes bronzés, portant chignon et dont la figure et l’allure sont celles de filles, m’observe, m’entoure. J’en suis réduit à m’éloigner. Prenez, si vous voulez, cela pour une boutade, mais Colombo serait le plus charmant des pays si l’on en supprimait les habitants. Toujours ces Cinghalais m’ont déplu, et cela pour des raisons où vous me dispenserez de m’étendre. Je viens de vous laisser entendre la cause première de cette aversion. Au contact des Européens, ils n’ont su qu’augmenter leurs vices. Des Indonésiens, dont ils sont tellement prochains qu’on les peut dire identiques, ils ont les mauvais penchants sans en posséder la réserve. Paresseux, cupides, dissolus, ils se sont faits audacieux et insolents depuis les réformes libérales. Gavroches de l’Asie, il ne leur manque que le courage pour se rendre turbulents. La faute en est à l’Européen passager et aussi à ces trafiquants qui, à chaque exposition universelle, amènent à Paris l’écume de cette plèbe des ports qui travaille, une fois rapatriée, à répandre parmi les Indiens la tradition de mépris pour les habitants des capitales de l’Occident... Mais à quoi bon revenir là-dessus ? Rappeler à nos contemporains que l’on gouverne les colonies par le prestige, c’est donner la preuve de l’esprit le plus rétrograde, lorsque souffle l’esprit nouveau... Laissons les Cinghalais et intéressons-nous à leur île.

J’ai échappé à cette foule en montant vivement dans une djatka, brouette suspendue sur de hautes roues et que traîne un coolie. De celui-là, le principal effort est de faire contre-poids, entre les brancards, au voyageur assis dans la chaise. Quand on dépasse les soixante-dix kilogrammes, et que le coolie est chétif, la chose ne va pas sans ennuis. Mais on arrive toujours, et la course ne se paye pas cher. Je me dirige ainsi vers le musée de Colombo. À défaut de récoltes autour de la ville même, je verrai ce qu’on y pourrait trouver. Depuis tantôt vingt ans que je le visitai pour la dernière fois, ce petit musée a fait de sérieux progrès. Les collections de toutes sortes y abondent ; celles d’histoire naturelle sont, en général, bien rangées et déterminées dans la mesure du possible. C’est que les conservateurs suivent cette excellente méthode, que nos musées commencent aussi d’adopter, de communiquer leurs collections aux spécialistes qui veulent bien les étudier. Plus d’une fois j’ai reçu, à Paris, un envoi venant de quelque musée du fin fond de l’Inde, avec prière de déterminer les insectes qui voyageaient ainsi en quête d’un état civil. Malheureusement, le dernier conservateur du musée de Colombo, qui était un bon zoologiste, est mort récemment, et son successeur est en Europe. Je dois donc me contenter de regarder les objets en « simple public ». Cependant, un gardien indigène, qui paraît assez intelligent, m’accompagne, son carnet et son crayon à la main, et prend note de tout ce que je lui signale.

Vous devez comprendre avec quel amour j’ai examiné les cicindélides. De ces coléoptères, j’ai vu là une assez jolie suite. Je reconnais les étiquettes de la main du docteur Walter Horn, le savant entomologiste de Berlin. Mon actif confrère m’a partout devancé. Parcourant les villes et les déserts, gravissant les montagnes, il a chassé les cicindèles sur tout le globe, visité toutes les collections publiques et privées. Après lui, il n’y a plus qu’à glaner. Mais je ne perds pas courage. Dans une des boîtes vitrées, sous mes yeux, s’étalent quelques superbes Ci-cendela discrepans, avec la mention : « Kandy » et l’indication des mois « Mai à Novembre ». C’est donc à Kandy que je trouverai la reine des Cicindèles, encore qu’au commencement de sa saison. Demain matin, sans faute, je prendrai le train pour Kandy !


Kandy, 20 mai 1901. .....


... Je ne vous raconterai pas le voyage de quelques heures, en chemin de fer, que j’ai fait pour arriver dans ce petit pays de Kandy, où je suis installé depuis une semaine. Pour qui n’a jamais vu les grandes forêts de la Malaisie et de la Nouvelle-Guinée, le trajet entre Colombo et la montagne de Kandy abonde en merveilleux spectacles. La « nature tropicale » y déploie toutes ses richesses. L’expérience me rend plus sévère. Ce n’est qu’une suite de gentils paysages où les modestes bouquets de bois alternent avec des fourrés de bambous, des rizières, des champs cultivés et des friches envahies par la jungle. À mesure qu’on monte vers le massif central dont les pics d’Adam et de Pedrotallagala sont les points culminants, les aspects se diversifient. Les rivières coupent, par places, les murailles de roches rouges, au loin le pic d’Adam dresse, à plus de deux mille mètres, sa haute cime où le Bouddha laissa l’empreinte de son pied. La silhouette indistincte du pic est perdue dans les nuages, il pleut toujours. Des éléphants, réjouis par l’ondée, se baignent gravement dans l’eau jaunâtre où ils se dressent, immergés jusqu’au ventre, et s’aspergent de leur trompe, comme si la pluie ne leur apportait pas une suffisante fraîcheur.

Lentement, le train poussif continue de monter. Il grimpe à flanc de coteau, s’enlace autour des buttes, tel un serpent, s’arrête devant des gares rustiques où des indigènes s’empressent, chargés de paquets ; l’un d’eux s’introduit dans un wagon avec un matelas roulé, deux fois plus gros que lui. Par endroits, la voie est si étroite qu’on côtoie le vide. Mais on peut se pencher à la portière : le précipice n’a rien d’effrayant, tant ses parois sont tapissées de verdure. D’ailleurs les travaux des ingénieurs anglais ont la réputation de valoir par la solidité. Partout où je suis passé, dans l’Inde, je n’ai rien vu qui contredît cette renommée. Malgré les éboulements dus aux infiltrations, malgré les inondations qui affouillent le sol, descellent les traverses, suspendent les rails au-dessus de fondrières, le trafic se fait sans interruption. La main d’œuvre n’est point chère ; ce sont des femmes qui transportent la terre, les briques, la chaux, dans des corbeilles. Par files, les modestes canéphores vont et viennent, leur démarche lente indique la pesanteur du fardeau. Un homme cependant les accompagne, chargé seulement d’un petit bâton. Je ne serais pas surpris que cet homme noir à chignon fût payé plus cher que les femmes de somme.

De Kandy même, rien de particulier à citer et qui ne se trouve dans les guides. Tout comme Colombo, la vieille capitale des rois Cinghalais, aujourd’hui devenue simple lieu de plaisance, possède son lac. Il est ombragé de belles rangées d’arbres, entouré par une bonne route en ceinture. Kandy possède aussi de confortables hôtels et jouit d’un excellent climat, grâce à son altitude moyenne qui n’excède pas six cents mètres. Des coteaux boisés l’enserrent de deux côtés, entre eux s’allonge le chemin de Péradényia qui possède le plus beau jardin botanique du monde, si l’on en excepte ceux de Calcutta et de Buitenzorg à Java.

C’est donc entre les coteaux dits « de Lady Horton » et l’établissement botanique de Péradényia que j’ai partagé mon temps. Je ne l’ai perdu nulle part. Négligeant le temple peu intéressant de Kandy où est conservée la fameuse dent du Bouddha sous sa coupole d’orfèvrerie moderne, négligeant ses bonzes imposteurs qui ignorent tout de leur religion, au dire des orientalistes les plus compétents en la matière, j’ai passé mes matinées et mes journées à courir par les bois qui s’étagent au-dessus du temple et de la résidence du Gouverneur. Bien que la saison fût peu favorable, j’ai été payé de mes peines et mes récoltes ont été fructueuses.

Les coteaux de Lady Horton sont couverts d’une végétation assez dense qui reproduit en miniature celle des forêts de l’intérieur. Les clusiacées, magnoliacées, ébénacées et d’autres essences dressent leurs troncs hauts et grêles le long des chemins et se relient aux buissons par des plantes grimpantes telles que des Eutada, Pathos, Freycinetia et Medinilla. Les grands Dipterocarpus et des malvacées non moins puissantes forment des voûtes au-dessus d’allées ombreuses où le sol humide, spongieux, manque sous le pied. De chaque feuille des arbustes s’allonge vers vous une petite sangsue verte et brune, à raies jaunes [Hœmafodipsa zeylanica], qui s’attache aux vêtements, passe sous eux, se fixe sournoisement à la peau et ne se laisse tomber qu’une fois gorgée de sang. Ces minuscules vampires, semblables à une chenille arpenteuse, entament la peau avec un tel art, qu’on ne sent point leur attaque. La morsure n’est pas douloureuse. Et si le sang ne continuait pas de couler après que la perfide créature vous a quitté, on ne s’apercevrait pas du dommage.

Combien de fois, jadis, dans les forêts de Java et de Sumatra n’ai-je pas été victime de ces sangsues ! Aujourd’hui, leur ponction m’est presque agréable, pour me rappeler ces solitudes magnifiques que je ne reverrai jamais plus, pour cette raison surtout que les défrichements du planteur détruisent de jour en jour ces superbes forêts vierges dont les lisières me fournirent tant de remarquables spécimens d’animaux rares et curieux.

Je dis les lisières, car, et vous le savez tout comme moi, dans les forêts vierges, on ne trouve absolument rien. Chacune d’elles est un désert de verdure où manquent et l’air et la lumière, où aucun animal ne peut trouver à vivre. Les troncs abattus par la vieillesse pourrissent lentement, se résolvant en terreau, sans que les larves d’insectes ou les myriopodes concourent à leur dissociation. Ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, pas une mouche, pas un papillon. En Nouvelle-Guinée, j’ai marché des heures, il m’en souvient, sous des arceaux de verdure, dressés sur des colonnes lisses, droites, hautes de plus de deux cents pieds, et qui ne laissaient point tamiser les rais du soleil. Dans une buée bleuâtre, j’avançais, enfonçant parfois dans l’humus jusqu’à mi-cuisse, y voyant tout juste assez pour suivre le Papou agile qui me montrait le chemin. Autour de nous le silence régnait, plus lourd que la température étouffante ; on eût pu entendre tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front. Mais quand on sortait de la forêt obscure, tout vivait, volait, vibrait, pantelait dans l’air léger et la lumière. Les ornithoptères grands comme des oiseaux, les souimangas plus mignons que des papillons, planaient au-dessus des fleurs, et tout au-dessus, à soixante mètres en l’air, dans les branches d’un Mesua géant, des mâles de paradisiers croassaient à gorge déployée, dansant, étalant les gerbes jaunes issues de leurs flancs, et les loris bariolés se querellaient dans les lianes.

Certes, ces modestes bois de Ceylan ne me fournissent point aujourd’hui de pareils spectacles. Mais vous me pardonnerez ces souvenirs qui m’assaillent, après vingt-cinq ans, et cela à propos de sangsues. Les buveuses de sang trouvent une proie facile dans le naturaliste qui travaille le plus souvent à genoux, penché sur la terre, débitant au couteau les vieux troncs pourris dont la tannée abrite tout un monde d’êtres fourchus, cornus, armés de scies, de vrilles, de tenailles. L’outil pacifique est souvent remplacé chez ces créatures par l’arme venimeuse. Beaucoup d’entre elles ne se contentent pas d’avoir l’aspect redoutable de cette thélyphone dont la région céphalique porte des bras épineux et dont l’abdomen se prolonge en soie déliée. Les scorpions et les scolopendres sont toujours prêts à accueillir la main imprudente par un coup de leurs cisailles empoisonnées ou une bonne piqûre de leur dard venimeux. Ces articulés malfaisants trouvent dans le terreau, que recouvrent des lambeaux d’écorce, à la fois le vivre et le couvert. Les grosses blattes chagrinées du genre Panhestia comptent parmi leurs victimes les plus habituelles. Mais ces coriaces orthoptères échappent souvent à l’ennemi, comme le prouvent les individus mutilés, à pattes tronçonnées, à abdomen entamé, que je vois s’enfoncer, vivement, dans les trous.

Des insectes moins répugnants abondent autour d’un petit étang d’où s’échappe un mince ruisseau perdu sous les plantes aquatiques. À la surface tourbillonnent rapidement, par cercles, des petites troupes d’un gyrin (Orechiochilus discifer). Chaque individu glisse sur l’eau comme un globule de mercure. De belles libellules jaunes ou orangées (Pantala flava) rasent les pointes des joncs, tandis qu’une autre, encore plus élégante, avec ses ailes variées de soufre et d’ébène (Libellula variegata) voltige autour des arbustes de la rive.

Mais je ne m’arrête là qu’un instant. C’est à la grande cicindèle, à la Cicindela discrepans, que j’en ai. Vous dirai-je les heures passées à la chasser ? Vous la connaissez bien, la bête agile, habillée de velours et de bronze, avec des taches couleur de miel, pareilles à des larmes semées sur le vert sombre de ses élytres. Je puis vous renseigner sur ses mœurs, aujourd’hui, et c’est ce que l’on n’avait point encore fait. Plus légère que les plus fugaces de ses congénères qui volent sur nos plages ensoleillées ou sur les sentiers sablonneux de nos bois, l’admirable insecte fréquente ici dans les allées les plus obscures, où le soleil ne réussit pas à percer le dôme épais de feuillage. Ce n’est pas une fantaisie de dire qu’on ne pourrait point lire un journal en cet endroit. Le sol de ces allées désertes disparaît sous les feuilles sèches. Et dans la jonchée des feuilles qui crient sous le pied, voltigent, sautillent, courent divers insectes, tous de forte taille. D’abord deux hyménoptères, deux sphex, l’un couvert de poils argentés, l’autre couvert de poils roux. Ils creusent la terre avec leurs pattes épineuses et font entendre cette forte stridulation par laquelle tout fouisseur, digne de ce nom, annonce qu’il se livre au travail et qu’il désire n’être point dérangé. Ces sphex sont des chasseurs de criquets, sans doute. Mais je ne les ai pas vus rapporter leur proie au nid. Viennent ensuite des longues mouches carnassières, des asiles, diptères noirs, hérissés de crins rudes, qui cherchent fortune, avec un bourdonnement strident. Enfin, les cicindèles !

Elles sont bien peu nombreuses et volettent en rasant le sol. On voit briller comme un éclair bleuâtre. Et c’est tout : la bête est posée. Si, par cet effort d’attention, que peut obtenir le naturaliste grâce à une longue habitude, on arrive à fixer la place et à poser le filet, au jugé, la difficulté ne fait que commencer. La cicindèle, ainsi emprisonnée sous la gaze, ne monte pas dans la poche. Elle file sous le cercle, s’esquive entre les feuilles mortes, et s’envole avec ce bruit particulier, encore qu’imperceptible, qu’on n’oublie jamais, tant la déconvenue est grande. Le seul souvenir que laisse la fugitive de cette lutte à tâtons, est la forte et tenace odeur de rose et de jasmin qui émane de toutes ces belles espèces indiennes, perles de l’écrin entomologique oriental.

Je ne vous en parlerai pas plus longtemps. Sachez, pour finir, qu’en douze jours de séjour, je n’ai réussi à prendre que trois Cicindela discrepans, et que, sur ces trois, une s’est envolée de mon flacon à cyanure, avant que j’aie eu le temps de replacer le bouchon. Ne vous étonnez donc pas de l’amour que portent les entomologistes à ces bestioles aussi fragiles après leur mort qu’elles sont insaisissables de leur vivant.

Avec d’autres espèces, j’ai été un peu plus heureux.

Mais laissons les cicindèles, tant le naturaliste peut observer de choses intéressantes, amusantes, dans les endroits même les plus rebattus, pourvu, toutefois, qu’il ait ses coudées franches et puisse travailler loin du « profane ».

Sous les feuilles sèches, recouvrant de leurs amas roussâtres le pied des arbres, vit tout un peuple de myriopodes, d’araignées, d’insectes. Je vous fais grâce des lépismes et autres thysanoures et de la légion des petits coléoptères qui se tiennent blottis dans les gerçures des écorces ou entre les feuillets des champignons.

Dans les buissons, parmi les rameaux bas des arbres, se cachent des populations de clairons à élytres chevronnées, de charançons pollineux, gris ou vert tendre, argentés ou roses, encore plus brillants que nos Pofydrosus. Tout cela tombe dans le parapluie, quand on bat le feuillage, avec des longicornes élégants, des chrysomêles métalliques, des cassides plus éclatantes que les pierres précieuses de leur île. Un phasme singulier[1], que je ne connais point, m’a, un matin, récompensé de mes peines. Car, à vrai dire, ce n’est pas un métier de fainéant que celui qui consiste à frapper de sa gaule, à tour de bras, pendant des heures, les arbrisseaux et les branches basses des gros arbres, tandis que de la main gauche on tient un parapluie tendu pour recevoir ce qui tombe.

Quant aux papillons, Kandy est, pour les amateurs, une station de premier choix. Aux premières heures du matin, c’est, autour des buissons, un vol de gemmes et d’émaux. Les ornithoptères jaunes et noirs, grands comme des hirondelles (Ornithoptera Minos) planent au-dessus des arbres. Plus bas, vole d’une allure incertaine le beau Papilio Polymnestor dont les ailes sont éclairées de cendre bleue. Puis c’est toute la cohorte des papillons couleur d’émeraude et de saphir (Papilio Crino ; Papilio Agamemnon, Papilio Sarpedon) au vol saccadé, coupé de crochets. Ce sont aussi les Hebomoia et les Ixias, piérides d’un blanc de craie dont le bout des ailes semble garder la lueur du soleil levant. Des Callosime plus petites, d’un jaune de soufre, paraissent avoir trempé les leurs à moilié dans du sang. Et un grand papillon noir et blanc, tacheté de carmin, commun de la Perse jusqu’au Bengale (Papilio Hector), montre cette poitrine ensanglantée qui le fit ranger jadis par Linné parmi ses « chevaliers troyens ». Dans les endroits humides apparaissent les grandes Hesties (Hestia Idea), au vol faible et hésitant ; celles-là sont vêtues d’un tulle gris brodé de soie brune. Je n’en finirais pas d’énumérer toutes les créatures légères et gracieuses qui s’empressent, après l’ondée, dans les chemins ensoleillés, autour des touffes de Lantana, puis s’enfuient pour chercher pâture sur quelque fleur indigène.

Les Lantana sont, en effet, d’importation à Ceylan, comme dans l’Inde. Ils y devinrent rapidement subspontanés. Vous connaissez ces jolies verbénacées buissonnantes dont les fleurs orangées et rouges se groupent en capitules, qui tranchent si heureusement sur le vert luisant de leurs feuilles opposées et de leurs rameaux tétragones. Ces plantes proviennent de l’Amérique tropicale. Aucun insecte cinghalais ne m’a paru les rechercher, à l’exception, peut-être, d’une coccinelle (Verania discolor) dont la dispersion géographique considérable semble indiquer une grande facilité à s’accommoder de tous les régimes. Sans doute le petit coléoptère aphidiphage trouve-t-il là quelques pucerons égarés. Mais un hôte assurément beaucoup plus curieux des Lantana est une petite araignée (Sphecolypus taprobanicus), qui appartient à un groupe exclusivement néo-tropical et qui a, sans doute, été transportée en Asie avec ces végétaux. La ressemblance du Sphecotypus avec une fourmi est telle que les meilleurs chasseurs s’y sont souvent trompés. Notre savant ami Eugène Simon découvrit cette araignée, à Kandy même, il y a plusieurs années. J’ai eu la bonne fortune de l’y retrouver.

Mais ce que cet excellent observateur ne put prendre, — et je n’ai pas été plus heureux que lui, — c’est la remarquable mygale (Pœcilotheria fasciata) que les Cinghalais nous offrent toujours en vente avec leurs tableaux de papillons et de vulgaires coléoptères. Chose singulière, cette grosse araignée grise et fauve, élégamment variée de brun, a toujours échappé à l’observation. Latreille qui la décrivit au commencement du siècle dernier ne savait rien de ses mœurs. Walckenaër qui en parle, peu après, sur la foi de Seba et de Percival, ne s’aperçut pas qu’il confondait cette mygale avec une grande épeire du genre néphile. Et au bout de cent ans, nous ne sommes pas plus avancés. Je ne crois pas qu’un Européen ait jamais pris la Pœcilotheria. J’ai interrogé les indigènes. Ils m’ont répondu évasivement, m’ont apporté la bête, et c’est tout ce que j’ai pu obtenir. Nous croyons que la Pœcilotheria vit dans les cases des indigènes, qu’elle s’y tient dans les recoins les plus sombres et les plus humides, d’où elle sort peut-être le soir, attirée par la lumière, comme cette Heteropoda regia, puissante araignée du groupe des sparassides qui est aujourd’hui à peu près cosmopolite, au moins dans les pays chauds.

Je vous parle des bêtes qui viennent aux lumières. Le soir, autour du grand réverbère électrique qui se dresse à dix mètres en l’air devant le Queens Hotel, c’est une fête pour le naturaliste. La gerbe lumineuse, rabattue par un large abat-jour, inonde le sol sur un espace de trente pas. Les ombres des papillons nocturnes, projetées, tourbillonnent ainsi que des aigles qui mesureraient jusqu’à dix pieds d’envergure. Le spectacle est fantastique. Pour s’emparer de ces sphinx et de ces bombyx, un filet à manche long de neuf mètres ne serait pas de trop, si l’on pouvait le manier. Mais, de temps en temps, un insecte se laisse choir. Alors il convient de se presser, car on trouve là un concurrent dont l’activité peut faire échec à la nôtre. Des musaraignes grises (Pachyura marina, variété minor) s’avancent sournoisement dans la zone de lumière, trottent vivement, gobent le scarabée ou le capricorne et se perdent dans l’ombre avec leur proie… Un instant de plus, et la musaraigne me privait hier d’un des plus jolis coléoptères aquatiques du monde (Sandracottus festivus), dont les élytres sont marquetées comme une écaille de tortue. Je vous le dis en vérité, pour l’entomologiste, Kandy est un merveilleux pays. Mais en dehors des insectes on n’y voit presque rien, peu ou point d’oiseaux, aucun reptile…

Sans doute trouverez-vous que j’abuse un peu de l’histoire naturelle. Excusez mon ardeur. Voici près de cinq ans que je suis resté loin de cette faune indienne pour qui je nourris toujours la même aflection. Cette petite excursion de naturaliste est une simple distraction avant que j’entreprenne dans l’Inde continentale des études plus méthodiques et plus suivies. Aussi bien Ceylan, si l’on ne visite que Colombo et Kandy, en y passant quelques jours, ne présente-t-il rien de particulier à l’observateur. On a trop parlé de la beauté de ses sites, du charme de son climat, de la richesse de ses plantations, pour que j’entreprenne de vous en retracer le tableau…

J’ai visité ces jours derniers le Jardin Botanique de Péradényia et son laboratoire d’études. Les naturalistes anglais m’y ont fait le meilleur accueil, particulièrement M. Green. Et si je ne craignais pas de retomber dans la zoologie, je vous parlerais longuement des intéressantes études auxquelles ces savants se livrent sur place, dans l’intérêt des plantations de thé que tant de parasites ravagent. Nos colonies peuvent envier à l’Angleterre cette institution des Naturalistes d’État qui rend de si grands services. À Pondichéry, d’où vous parviendra ma prochaine lettre, je crains de ne rien trouver de pareil, quoique cette ville possède aussi son jardin colonial. Si je m’en rapporte à ce que j’ai vu il y a vingt ans, je n’aurai pas à en dire grand bien…


  1. Cet orthoptère appartient au genre Sipyloidea et constitue une espèce nouvelle décrite en 1902 par M. Brunner sous le nom de Sipyloidea bistriatulata. L’exemplaire type est déposé au Muséum d’Histoire naturelle.