Histoire d’une minute

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Le Figaro, supplément littéraire, 17 mars 1888 (p. 1-9).


Histoire d’une Minute


NOUVELLE

Elle entra craintive, rougissante ; et, rabaissant, sur les lèvres, sa voilette, d’un geste menu, elle demanda :

M. Derbois, s’il vous plaît ?

Des deux garçons de bureau dont l’un taillait un crayon et l’autre ficelait un paquet, le premier leva la tête, dévisagea brutalement la visiteuse, avança un « bloc », présenta un porte-plumes.

— Votre nom ? fit-il.

Elle posa sur le bureau son petit manchon d’astrakan terni et, se penchant, elle écrivit.

Le garçon détacha la feuille du bloc, la secoua en l’air pour en faire sécher l’encre fraîche.

— Je vais voir si M. Derbois y est, dit-il, en lisant le nom qu’avait inscrit la femme.

Puis, il traversa l’antichambre d’un pas noble, et, au fond, derrière les vantaux d’une double porte capitonnée de moleskine verte qui retombèrent sur lui, avec un bruit étouffé, il disparut.

Le regard un peu indécis et peureux, elle s’assit sur une banquette de velours rouge qui longeait une partie du mur, d’un côté. En face d’elle, contre un panneau tendu de papier sombre, une grande carte géographique se déployait : des pays roses, des pays bleus, des pays omnicolores, rayés, en tous les sens, de lignes droites, courbes, tremblées, ornés d’ellipses, de spires et de paraboles, baignés, tout autour, d’un lavis vert d’eau qui figurait des océans. Les yeux de la femme, d’abord hésitants, comme le vol perplexe d’un oiseau qui ne sait où se poser, se fixèrent enfin sur la carte, vagues et perdus. Et les deux mains dans son manchon, le corps un peu incliné en avant, dans une attitude d’angoisse résignée, elle ne bougea plus.

Quelques solliciteurs occupaient, çà et là, des fauteuils capitonnés de la même moleskine que la porte. En gens habitués aux longues stations dans les antichambres, ils avaient un engoncement de paquet, une lourdeur somnolente de brute, l’impassible massivité des choses inertes. Dans un coin, un jeune homme, juif, jaune, malsain, les paupières orbiculées de rouge gâté, considérait d’un air de contentement ses bottines pointues et vernies, puis ses mains, dont il agitait les doigts pour faire reluire les bagues qui les cerclaient. Un vieux monsieur, raide, à tournure d’officier, se promenait, de long en large, les yeux au plafond, des yeux froids, implacables et blancs comme des pièces de vingt sous. De temps en temps, il examinait furtivement la femme qui ne remuait pas et, très triste, ne prêtait attention à rien ni à personne.

J’étais, non loin d’elle, assis sur la même banquette de velours rouge, attendant, moi aussi, M. Derbois. Je l’attendais depuis une heure. « Il est en conseil ! » m’avait-on dit. Et je commençais à m’impatienter. Même, l’ennui me poussant, j’éprouvais une véritable honte à être là, dans cette antichambre, à la discrétion d’un Derbois. Il en prenait vraiment trop à son aise, ce Derbois que j’avais connu — il n’y avait pas si longtemps, mon Dieu ! — pauvre, humble, mendiant, à qui, bien souvent, j’avais prêté cent sous, pour qu’il pût manger, le misérable ! Maintenant, à peine s’il me reconnaissait ; à peine si, dans le hasard des rencontres, il daignait m’envoyer — avec quelle hauteur méprisante ! — un petit bonjour de la main, protecteur et honteux. Des amis d’autrefois, il n’avait gardé aucun souvenir, si ce n’est un souvenir de haine ; il rougissait de ses misères passées comme d’une tare. « Quelle sale âme ! » pensais-je, en maugréant intérieurement, tandis que le garçon, ficelant son paquet avec des gestes autoritaires et dédaigneux, m’agaçait. Et le dépit d’être ainsi traité par un ancien camarade, puissant et riche, venant s’ajouter aux énervements de l’attente, j’essayais de me consoler en me rappelant de vilaines aventures dont le Derbois avait été le héros, jadis ; de louches actions, qu’il me serait doux de lui reprocher, un jour, dans des circonstances que je ne définissais pas nettement, mais que j’imaginais, à l’avance, émouvantes et dramatiques. Ai-je besoin de dire que j’étais là pour lui emprunter de l’argent ? Et la crainte de ne pas plus y réussir cette fois que les fois précédentes, — car je passais une partie de mon temps à l’accabler de sollicitations de toute sorte — me jetait contre lui dans une irritation, dans une malveillance extrême. Avant d’essuyer son refus, je méditais déjà de cruelles et raffinées vengeances. Combien plus raffinées et plus cruelles, s’il m’eût donné quoi que ce soit !

C’est sous l’influence de cette particulière disposition morale, que je me pris subitement à examiner ma voisine, la femme qui venait d’entrer et qui continuait de regarder la carte géographique, où des petits paquebots fuyaient, parmi le vert d’eau des océans, sur l’arc aminci des lignes grises.

Au premier coup d’œil, l’inconnue me sembla élégante et jolie. Ensuite, lorsque je détaillai plus intimement sa toilette et sa physionomie, il me parut qu’elle était misérable et qu’elle n’était plus jeune… Oh ! non plus jeune : presque vieille, même. À ce moment terrible de la vie où les femmes qui ont encore de l’amour doivent voir avec d’affreuses tortures s’écrouler l’orgueilleux et doux édifice de leur beauté… Oh non ! plus jeune… Peu à peu, je distinguai des rides autour des yeux, aux tempes et aux coins déjà tombants de la bouche des meurtrissures mal dissimulées sous un maquillage discret et décent de poudre de riz. Les chairs coulaient avec des ondulations canailles, dans la descente des joues, s’affaissaient en flaccidités définitives, sous le menton. À chaque attache des muscles je n’eus pas de peine à remarquer une distension de la peau, une ombre molle, un trou, quelque chose de très mélancolique, comme un coup de pouce empreint sur des carnations mortes. Et l’ossature, par places, dans l’évidement de cet attristant visage, raidissait de brèves, de dures apparences d’animale carcasse. Cependant, à ne la considérer que dans son ensemble, elle gardait réellement dans la flexion du corps, dans la tombée lente des bras, dans le dessin noble et svelte des lignes, elle gardait l’illusion d’une beauté, la beauté de la race qui survit, parfois, aux déformations de la vieillesse, elle gardait aussi le charme indéfinissable d’une volupté éparse en elle.

Et quel navrement en sa toilette ! Sa robe, son manteau étaient d’étoffes précieuses et de coupe savante. Mais combien râpés, élimés, recousus, retaillés, resoutenus par d’héroïques, patients et successifs raccommodages ! Son manchon d’astrakan montrait des plaques chauves, entre le défrisement terne de la fourrure que les vers mangeaient ; son chapeau balançait au bout de ses plumes tout un poème de souffrance. En vain je cherchai ses bottines qui devaient être pitoyables, elle les tenait soigneusement cachées sous ses jupes effilochées. Ces restes de visage et de toilette qui se ressemblaient par les mêmes usures, et par des douleurs pareilles, qui disaient si éloquemment, en leur actuelle détresse, le passé disparu d’opulence et de beauté, me furent comme une soudaine révélation de la vie de cette femme, une explication de sa présence ici, dans cette antichambre de banquier véreux, et je ressentis une immense pitié, puis une immense joie, car je la devinai très malheureuse, et je ne doutai point un instant qu’elle ne fût une victime de Derbois.

L’inconnue, à ce moment, tourna la tête vers moi, comme si elle avait eu conscience des pensées qui m’agitaient. Je pus observer ses yeux. Ils étaient beaux encore, dans l’enchâssement des paupières avilies, et doux et tristes infiniment ; des yeux habitués à toujours pleurer, à toujours supplier, à toujours être rebutés ; des yeux dont l’étrange éclat était fait des suprêmes flammes ardentes d’une passion près de s’éteindre et des calmes lueurs aurorales d’un amour maternel qui commence. Elle aimait Derbois de ce double amour qu’ont les vieilles maîtresses.

Alors, avec la promptitude d’une imagination sensible et malhonnête, je reconstituai tous les détails du roman douloureux de cette femme, et, simultanément, je combinai des plans pour en tirer profit contre Derbois. Elle aimait Derbois ; elle avait longtemps vécu avec lui, dévouée, soumise, lui donnant tout, son cœur, son esprit, son argent. Indélicat comme je connaissais mon ancien camarade, il avait tout accepté, édifiant sa fortune avec cette tendresse prête à tous les sacrifices, à toutes les humiliations. Et puis, ruinée, il l’avait abandonnée… Il ne la recevait plus que de loin en loin, par peur d’un éclat dont sont capables les femmes désespérées, même les plus vaincues. Elle devait posséder des lettres de lui, des lettres terribles, des aveux d’infamie peut-être, et il craignait sans doute que, dans une heure de révolte, elle ne s’en servît pour le déshonorer, comme si l’on pouvait quelque chose contre l’homme défendu par l’argent ! Mais les coquins ont de ces bizarres idées… de ces tremblements injustifiés… Aujourd’hui, elle était à bout de courage… En examinant son teint plombé par les nourritures rares et mauvaises, je supposai qu’elle n’avait pas mangé depuis deux jours… peut-être aussi, faute de quelques francs, allait-elle être chassée du logis misérable qu’elle habitait… peut-être… peut-être… J’imaginais les choses les plus noires, les plus navrantes détresses… Et cette idée me poursuivait qu’elle devait posséder des lettres de Derbois, des lettres, des lettres, des lettres… Ces lettres, je les voyais, rangées au fond d’un tiroir… Cela m’enhardit et me calma tout ensemble. — Mentalement, armé du seul soupçon de ces lettres, je doublai, je triplai, je quadruplai la somme que j’avais l’intention de demander à Derbois… Tout à l’heure, j’entrerais dans son cabinet, non plus timide, non plus rampant, non plus suppliant, j’entrerais le front haut, la moustache ironique, l’œil plein de menaces !… j’entrerais et je dirais : « Cette femme… ha ! ha ! je la connais, cette femme qui… cette femme que… ha ! ha !… Et ces lettres, tes lettres, je les ai lues, ha ! ha !… Ces lettres qui… ces lettres que… ha ! ha ! » Derbois pâlirait, se troublerait, et, ouvrant sa caisse avare, il couvrirait d’or mon silence…

Satisfait de ce dénoûment qu’il ne m’était pas possible de concevoir autre, je me recalai sur la banquette de velours rouge, dans une pose plus fière, avec des gestes plus abandonnés. Dans son coin, le jeune homme juif, jaune, malsain, continuait d’admirer ses bottines pointues et ses bagues ; le vieux monsieur continuait d’arpenter l’antichambre, ses mains derrière le dos, ses yeux blancs et froids au plafond, et la femme continuait de regarder la carte géographique, les prunelles vagues et perdues en son rêve de douleur. Le garçon apparut dans l’entrebâillement de la double porte capitonnée de moleskine. Mon cœur battait très fort. Tout cela n’avait pas duré une minute.

Le garçon s’approcha de la femme :

M. Derbois n’y est pas, prononça-t-il d’une voix où il me sembla qu’il y avait une ironie et un contentement.

Et il poursuivit, en déchirant la feuille de papier sur laquelle la pauvre femme avait inscrit son nom.

— Il ne rentrera pas aujourd’hui.

Elle se leva toute droite. Incertaine d’abord, étonnée ensuite, puis subitement résignée, elle partit, les coudes au corps, le dos triste. Ah ! quelle tristesse dans ce dos !

Et je continuai d’attendre.