Dans la rue (Bruant)/Heureux

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Aristide Bruant (Volume IIp. 203-207).


HEUREUX


Fait rien froid… j’ai la gueule en feu…
Et les deux arpions à la glace,
Et l’blair’ qui coul’ comme eun’ Wallace…
S’rait ben temps que j’me chauffe un peu.
J’vas ’core aller av’nu’ Trudaine
Oùsque la Compagni’ des eaux.
Pour remplacer celles d’la Seine,
Fait poser des nouveaux tuyaux.



L’gardien des travaux fait du rif
À ménuit… et comme il est zigue,
I’ laiss’ toujours chauffer mézigue
Et rôtir mon morceau d’lartif.
Presque tout’s les nuits c’est ma rente,
Moi j’gouap’ pas à la faridon,
J’aim’ ben m’chauffer la peau du vente
Quand ej’ n’ai rien d’cuit dans l’bidon.


C’est d’jà rupin, mais c’est pas tout :
Ya les tuyaux oùsque l’on couche,
Pour pas s’enrhumer on les bouche
En pendant un sac à chaqu’ bout ;
Fait chaud là-n’dans comm’ dans eun’ cave,
Et quand on yest bâché… Barca !
Mon vieux salaud, minc’ qu’on l’entrave :
On s’lèv’rait pas pour fair’ caca.


Et pis, doucett’ment on s’endort,
On fait sa carne, on fait sa sorgue,
On ronfle, et, comme un tuyau d’orgue,
L’tuyau s’met à ronfler pus fort…

Alors on sent comme eun’ caresse,
On s’allong’ comm’ dans un bon pieu…
Et l’on rêv’ qu’on est à la messe
Où qu’, dans l’temps, on priait l’bon Dieu.