Dans le ciel/20

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XX

Au milieu de ces préoccupations nouvelles, je reçus, de Lucien, la lettre suivante :

Écluses de Porte-Joie.

Dès que tu auras lu cette lettre, cher petit, fais un paquet de tout ce qui me reste, à l’atelier, de tubes et de toiles blanches. Tu me l’adresseras au café de la Marine, Écluses de Porte-Joie. Un joli nom, hein ? et qui rassure ! Un pays admirable où l’on doit être heureux, si le nom ne ment pas, comme l’enthousiasme. Porte-Joie ! C’est là que je suis, pour l’instant ; là que je vais demeurer un mois encore, peut-être plus longtemps, peut-être toujours, car il m’a poussé, dans la tête, des projets considérables, et je suis dans l’attente de vertigineux événements qui te confondront, s’ils arrivent. Je ne puis t’en dire davantage, aujourd’hui. Contente-toi de rêver sur ce que je ne te dis point. Ne va pas t’imaginer surtout qu’il y a une femme dans cette aventure. Tu connais mes idées à ce propos. Les femmes, ah ! non !… C’est trop inesthétique !

Tu trouveras, épinglés à cette lettre, deux billets de cent francs. Avec cet argent, tu paieras mon terme, le mois de la concierge, et le marchand de couleurs, qui te présentera sa note, vers le 15. Elle est de quatre-vingt-trois francs. Tu feras le garçon avec le reste. J’ai calculé qu’il te restera soixante-dix centimes… Ohé !… Ohé !…

Voilà pour les affaires sérieuses.

Autre chose, maintenant.

Depuis que je t’ai quitté, j’ai beaucoup marché, et j’ai rencontré des motifs inouïs, des paysages épatants, un entre autres, mazette ! Figure-toi dans une vallée resserrée, entre des coteaux, moitié craie rose, moitié pins, et d’une merveilleuse ondulation, la Seine très large. Parmi les eaux laiteuses, sous le ciel doux, des quantités de petites îles plantées de peupliers. De loin, à mi-côte, cela ressemble à de vagabondes cathédrales, à de gigantesques escadres, ou plutôt à des Atlantides, victorieuses de leur engloutissement séculaire, et ressurgies, des fonds noirs de fucus, dans l’éclatant soleil de la vie. Oui, mais va donc rendre la majesté de ça !

J’ai beaucoup peint aussi, et n’ai fait que d’innommables saloperies. Presque toutes mes toiles, je les ai crevées de rage, sauf deux esquisses, qui ne sont pas trop mal, et qui me serviront, plus tard, pour un grand décor que je rêve. Du moins, j’aime à me consoler avec cette illusion. En ai-je rêvé, comme cela, des choses qui jamais ne se réaliseront !

À propos de ces deux esquisses, figure-toi que je rentrais, avec tout mon attirail. Pour monter dans ma chambre, il faut que je traverse la grande salle du café. Il y avait là un bourgeois. Les bourgeois sont rares dans ces parages. Il y a trop d’air, trop de vent, trop de ciel pour eux, ils ne pourraient pas vivre dans cette lumière et dans cette beauté. C’était un bourgeois d’un pays voisin. Il avait des bottes jaunes, armées d’éperons, une cravache, et, peut-être, un cheval, attaché à l’anneau, dans la cour. Mais je n’ai pas vu le cheval. Sans penser à mal, sans nulle intention agressive, je dépose contre une chaise, la face au jour, mes toiles qui m’embarrassaient. D’abord, le bourgeois ne les vit point. Il était fort occupé à réclamer, en termes autoritaires, un vermouth qu’on tardait à lui servir. Et l’intrusion d’un personnage suspect, mal vêtu et barbouillé de peinture, comme j’étais alors, n’était pas faite pour le calmer. En même temps qu’il maugréait contre la bonne, il me dévisageait avec mépris. Tout à coup, il aperçoit, contre la chaise, les esquisses, les grands sabrages de vermillon, les tourbillonnantes virgules de jaune. Et ce fut comme s’il venait de recevoir un coup de pied au derrière. Dans une série de mouvements rapides, expressifs et simultanés, voilà que le malheureux bourgeois qui se remonte les épaules en avant, se renverse l’échine en arrière, rentre les fesses, qu’il empoigne à deux mains, se tord la bouche, se convulse les yeux, dans la plus horrible grimace que puisse inventer un singe. Puis, comme la bonne lui apportait, en cette pathétique seconde, son vermouth, il l’avale d’un trait, et de travers, s’enroue, s’ébroue, éternue, et s’enfuit, les fesses serrées, de nouveau protégées contre les bottes idéales, par la double cuirasse de ses mains. Pendant quelques minutes, j’ai tiré vanité de la foudroyante sincérité de ce mouvement évidemment réflexe et pourtant puissamment critique. Mais plus tard, seul, dans ma chambre, en face de ces toiles, je me suis dit que ce bourgeois, après tout, avait raison, et que cette peinture était ignoble.

Je me sens, cher petit, de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l’inexprimable et surnaturel mystère qu’est la nature, j’éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l’exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu’est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines. Et puis, pourquoi faire ? qu’importe à la si misérable humanité que je peigne des peupliers, en rouge, en jaune, en bleu ou en vert, et que je distribue tranquillement des violets et des orangés, pour simuler l’eau d’un fleuve, et l’impondérable éther d’un ciel, alors que, dans la vie, à chaque pas, on se heurte à de monstrueuses iniquités, à d’inacceptables douleurs. Est-ce avec mon pinceau que je les détruirai, est-ce avec mon couteau que je les guérirai ! Oui, je souffre cruellement, à l’idée de plus en plus ancrée en moi que l’art n’est peut-être qu’une duperie, une imbécile mystification, et quelque chose de pire encore : une lâche et hypocrite désertion du devoir social !

À la campagne, dans les petits villages silencieux, où l’homme est moins dense et moins caché que dans les grandes villes impersonnelles et hurlantes, on voit mieux tout ce qui pèse sur lui, tout ce qui l’écrase ; on se rend compte davantage de la servitude effroyable à laquelle il est condamné, éternel forçat…

Tiens ! l’autre jour, j’ai rencontré un petit vieux qui se lamentait. Et voici ce qu’il me raconta. Il réparait, un matin, le mur de sa chaumière qui borde la route. L’agent-voyer vint à passer, et lui dressa un procès-verbal. Il paraît — le croirais-tu ? — qu’on n’a pas le droit de remettre une pierre à son mur qui tombe, sans y être préalablement autorisé par le préfet. Le pauvre bonhomme a dû interrompre son travail, et il paiera cent francs d’amende, pour avoir commis le crime de coller, contre son mur en ruine, deux truelles de mortier. Et ce qu’il était beau, derrière sa barrière, le vieux paysan, quand il me narrait ses malheurs ! Et le ton fané de sa blouse bleue !… Un coin de ciel d’avril !

Et c’est comme ça toujours. L’homme n’a pas le droit de marcher vers la joie, d’étreindre le bonheur, de penser, d’imaginer, de créer, de sentir même. C’est épouvantable quand on y réfléchit… Dès que l’homme s’éveille à la conscience, dès qu’il reconnaît qu’il a des jambes et qu’il veut marcher vers quelque part, l’État arrive et lui brise les jambes d’un coup de bâton. Mais l’homme a des bras ; s’il ne peut plus marcher, il peut étreindre quelque chose. Alors l’État revient et lui brise les bras d’un coup de bâton. L’homme gît à terre. Mais il a un cerveau qui le rend toujours redoutable, car il peut penser, il peut rêver, là germe et florit l’idée de la rédemption humaine, là s’épanouit la fleur sublime de la révolte. Alors l’État revient une troisième fois, fend, d’un coup de maillet, le crâne de l’homme, et lui dit : « Maintenant, tu es un bon citoyen. »

Oui ! j’aime les pauvres gens, je les aime d’une tendresse immense, comme la douleur humaine. Je les aime, non pas seulement parce qu’ils sont beaux de ligne et d’accent, mais parce que toute l’infamie sociale s’avive aux apophyses de leur ossature, aux calus de leurs mains, et je voudrais… Ah ! je ne sais pas ce que je voudrais… Mais je sens qu’il y a quelque chose de plus beau, peut-être, de plus grand que l’art… l’amour !

Enfin, voilà ! Tout cela ne m’empêchera pas de me remettre au travail avec acharnement !

Je t’embrasse.

Lucien.

P. S. — Dès que l’événement se sera produit, je t’écrirai. N’oublie pas le terme, la concierge et le marchand de couleurs. Tu sais combien j’ai horreur des réclamations. Je compte sur toi. »

Cette lettre me laissa tout triste. J’avais le cœur bien gros en achevant de la lire. Car il n’y avait pas un mot pour moi, pas un mot de tendre intérêt, pas un mot de curiosité même, sur ma vie… Je sentis au cœur comme une morsure de la jalousie… Et, pendant une minute, il me sembla que je n’aimais plus Lucien.