Dans le ciel/8

La bibliothèque libre.

VIII

Ces pages que j’écris ne sont point une autobiographie, selon les normes littéraires. Ayant vécu de peu, sans bruit, sans nul événement romanesque, n’ayant commis que des actes incohérents, toujours solitaire, même dans ma famille, même parmi mes amis d’autrefois, même au milieu des foules, un instant coudoyées, je n’ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le moindre agrément, à être racontée. Je n’attends donc, de ce travail, nulle gloire, nul argent, ni la consolation de songer que je puis émouvoir l’âme d’une dame vieille et riche. Je suis, dans le monde qui m’entoure de son ignoré, un trop négligeable atome et personne n’a souci de moi. Et, pourquoi, quelqu’un, sur la terre, se préoccuperait-il du silencieux insecte que je suis ? J’ai volontairement ou par surprise, je ne sais, rompu tous les liens qui m’attachaient à la solidarité humaine, j’ai refusé la part d’action, utile ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant… Je n’existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l’universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-être unique : rien ! J’ai des bras, l’apparence d’un cerveau, les insignes d’un sexe ; et rien n’est sorti de cela, rien, pas même la mort. Et si la nature m’est si persécutrice, c’est que je tarde trop longtemps, sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette menue pincée de pourriture qui est mon corps, et où tant de formes, charmantes, qui sait ? tant d’organismes curieux, attendent de naître, pour perpétuer la vie, dont réellement je ne fais rien et que, lâchement, j’interromps. Qu’importe donc si j’ai pleuré, si, parfois, j’ai labouré, du soc de mes ongles, ma sanglante poitrine ? Au milieu de l’universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que signifie ma voix, déchirée de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento, qui secoue les mondes, affolés par l’impénétrable énigme de la matière, ou de la divinité ?

Si j’ai dramatisé ces quelques souvenirs de l’enfance qui fut mienne, ce n’est pas pour qu’on me plaigne, pour qu’on m’admire, pour qu’on me haïsse. Je sais que je n’ai droit à aucun de ces sentiments dans le cœur des hommes. Et qu’en ferais-je ? Est-ce la voix du suprême orgueil qui parle en moi, à cette heure ?… Tentai-je d’expliquer, d’excuser par de trop subtiles raisons la retombée de l’ange que j’aurais pu être, à l’immonde, à la croupissante larve que je suis ? Oh ! non ! Je n’ai pas d’orgueil, je n’ai plus d’orgueil ! Chaque fois que ce sentiment a voulu pénétrer en moi, je n’ai eu, pour le chasser, qu’à porter les yeux vers ce ciel, vers ce gouffre épouvantant de l’infini, où je me sens plus petit, plus inaperçu, plus infinitésimal que la diatomée perdue dans l’eau vaseuse des citernes. Oh ! non, je le jure, je n’ai plus d’orgueil.

Ce que j’ai voulu, c’est, en donnant à ces souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie, dont je n’ai pas été seul à souffrir, hélas ! — C’est-à-dire l’autorité paternelle. Car tout le monde en souffre, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l’âme se révèle, où l’émotion intérieure afflue en lumières attristées, en spéciales déformations, le signe caractéristique et mortel, l’effrayant coup de pouce de cette initiale, ineffaçable éducation de la famille. Et puis, il me semble, que ma plume qui grince sur le papier, me distrait un peu de l’effroi de ce silence, de l’effroi de cette solitude, de l’effroi de ces poutres, où pèse sur ma tête quelque chose de plus lourd que le ciel du jardin, la terreur de la nuit. Et puis, il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent… — ah ! concevez-vous la douceur de cette chose inespérable ?… — qui me parlent !

J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et à l’heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu’ils sont, tous les deux, là-bas, sous l’humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j’ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée indicible que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, sans doute, ce qu’ils m’ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu. Toute la faute en est à la société, qui n’a rien trouvé de mieux, pour légitimer ses vols et consacrer son suprême pouvoir, surtout, pour contenir l’homme dans un état d’imbécillité complète et de complète servitude, que d’instituer ce mécanisme admirable de gouvernement : la famille.

Tout être, à peu près bien constitué, naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu’ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ?

J’avais un amour, une passion de la nature, bien rare chez un enfant de mon âge. Tout m’intéressait en elle, tout m’intriguait. Combien de fois suis-je resté, des heures entières, devant une fleur, cherchant, en d’obscurs et vagues tâtonnements, le secret, le mystère de sa vie ! J’observai les araignées, les fourmis, les abeilles, avec des joies profondes, traversées aussi de ces affreuses angoisses, de ne pas savoir, de ne rien connaître. Souvent, j’adressais des questions à mon père, mais mon père n’y répondait jamais, et me plaisantait toujours.

— Quel drôle de type tu fais, me disait-il… Où vas-tu chercher tout ce que tu me racontes !… Les abeilles, eh bien ! ce sont les femelles des bourdons, comme les grenouilles sont les femelles des crapauds… Et elles piquent les enfants paresseux… Es-tu content ?

Je n’avais ni livres, ni personne pour me guider. Rien ne me rebutait, et c’était une chose vraiment touchante que cette lutte d’un enfant contre la formidable et incompréhensible nature.

Un jour qu’on creusait un puits, à la maison, je conçus, tout petit et ignorant que je fusse, la loi physique qui détermina la découverte des puits artésiens. J’avais été souvent frappé, dans mes quotidiennes constatations, de ce phénomène de l’élévation des liquides dans les vases se communiquant ; j’appliquai, par ce raisonnement, cette théorie innée et bien confuse encore dans mon esprit, aux nappes d’eau souterraines, et je conçus la possibilité d’un jaillissement d’eau de source, au moyen d’un forage, dans un endroit déterminé du sol.

Je fis part de cette découverte à mon père, je la lui expliquai du mieux que je pus, avec un afflux de paroles et de gestes qui ne m’était pas habituel.

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ? s’écria mon père… mais c’est le puits artésien que tu as découvert !

Et je vois encore le sourire ironique, qui plissa son visage glabre, et dont je fus tout humilié.

— Je ne sais pas, — balbutiai-je, — je te demande…

— Mais petite bourrique ! Il y a longtemps que c’est découvert… Ah ! ah ! ah !… Je parie que demain tu découvriras la lune.

Et mon père éclata de rire. Ce rire, comme il me fit mal !

Ma mère survint.

— Tu ne sais pas ?… Nous avons un grand homme pour fils… Le petit vient de découvrir les puits artésiens.

— Oh ! l’imbécile ! dit ma mère !… Il ferait bien mieux d’apprendre son histoire sainte.

Ce fut au tour de mes sœurs qui accoururent, avec leurs visages pointus et curieux.

— Saluez votre frère… Il vient de découvrir les puits artésiens.

— Il ne sait quoi inventer pour être ridicule, glapirent-elles, en me tirant la langue…

Puis enfin, les voisins, les amis, tout le pays, surent bientôt que j’avais découvert un moyen de creuser les puits, comme on enfonce une cuiller dans un pot à beurre. Et ce fut autour de ma pauvre petite personne humiliée un éclat de rire, les moqueries universelles. Je sentis le mépris de toute une ville peser sur moi. Et je faillis mourir de honte.

Il fut décidé qu’on me mettrait au collège pour m’apprendre à vivre.