Dans le nid d’aiglons, la colombe/05

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Texte établi par Fides (p. 33-38).

Au carrefour

Jacques Le Ber poursuit avec succès son commerce d’importation et de détail ; il a, il aura des établissements à Ville-Marie, à Québec ; ensuite, il fait défricher sa concession de l’Île Saint-Paul, il construit. Son commerce exige des transports continuels entre Québec où s’arrêtent les navires de France, et Ville-Marie. C’est sans doute dans l’un de ses bacs que Jeanne Le Ber voyage pendant ces trois ans, entre les deux postes. Elle peut voir les terres qui s’ouvrent à la culture un peu partout ; et les manoirs qui se construisent, où iront vivre, à titre de seigneuresses, quelques-unes de ses compagnes. Elle a quinze ans quand elle revient pour la dernière fois. Elle est une adolescente, elle passe par un âge critique. Des rêves profanes la troublent-elle quand elle aperçoit la montagne montérégienne bleuâtre se dessiner là-bas, allongeant son ombre sur Ville-Marie ? Pense-t-elle aux oncles, aux tantes, aux nombreux cousins et cousines, aux amies qui l’accueilleront dans un instant ? La reconnaîtront-ils bien la jeune fille pétulante et loquace qui sautera sur la grève ?

C’est une autre période nette de trois ans, de 1677 à 1680, de quinze à dix-huit ans, qui s’offre maintenant. Comme pour la précédente, nous n’avons que des indications parcimonieuses. On dira que Jeanne « se vit exposée aux visites inévitables de ses parantes de son âge ». Il faudrait certainement y ajouter les colloques avec sœur Catherine Macé qui reprennent leur cours, avec Marie Charly. Puis Jacques Le Ber, probablement aussi sa femme, Jeanne Le Moyne, pensent à la bien marier. Déjà, elle est une riche héritière et il importe de bien choisir. La tiennent-ils si étroitement sous le boisseau ? Ce n’est pas tellement certain.

Toutefois, ils appartiennent à un temps plus sévère que le nôtre : l’évêque lui-même s’occupait de la tenue modeste des écolières, des jeunes filles et des femmes. Un jour, le père intervient pour refréner la vanité de Jeanne qui n’en a pour ainsi dire pas. Mais la mère à son tour lui achète « une coiffe toute de dentelle selon la mode du temps ». Quand elle la lui ajuste, un cordon se brise. On tente de le réparer. L’adolescente dit alors qu’elle l’endosse par obéissance, que cet accident est une manifestation de la volonté de Dieu, et elle prie sa mère de la dispenser de ce devoir. Celle-ci abandonne sa tiède tentative de parer sa fille. On peut en conclure que celle-ci s’habillait convenablement, mais pas plus.

Cette première génération de jeunes filles de Ville-Marie est, d’autre part, en fermentation. Plusieurs opteront pour le mariage sans doute. Mais plusieurs autres se consacreront à Dieu. L’influence de Marguerite Bourgeoys est énorme dans ce milieu. Le premier noyau de sa communauté séculière est formé. Pas de règle définitive encore ; pas de vœux réguliers. Maintenant, l’enseignement est bien organisé. Une sainteté dynamique exerce son attraction. Marguerite a apporté de France une statue de la Vierge, et, grâce à ses efforts, la chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Secours s’ouvre en 1678 pour les pèlerinages et une ardente dévotion à Marie. Malgré des travaux harassants et les affres d’une fondation, plusieurs adolescentes se destinent à la Congrégation. Parmi les premières, celle que la tradition représente comme l’amie intime de Jeanne Le Ber, Marie Charly, fille d’André Charly, le boulanger, et d’une protégée de Monsieur de la Dauversière, Marie du Mesnil. Telle qu’on nous la peint, elle est une jeune sainte, tout entière consacrée au service de Dieu. En second lieu, mentionnons Françoise Le Moyne, une cousine entre quelques autres. Elle prendra sa résolution définitive dans le même temps que Jeanne et au même âge. Jacques Le Ber sera présent à la rédaction du contrat qui liera son sort à la Congrégation ; il apposera sa signature à côté de celle du père, Jacques Le Moyne, et sa femme, Jeanne, fournira le trousseau.

Dans sa recherche, Jeanne Le Ber peut apprendre facilement ce que lui offrent les autres communautés établies au Canada. Sa tante, Marie Le Ber, est Ursuline, et elles ont vécu, très rapprochées, pendant trois ans. Jeanne entretient aussi des relations d’amitié avec sœur Macé qui est Hospitalière.

Même facilité pour se renseigner sur les ordres contemplatifs de France. Toutes les personnes d’un certain âge viennent de ce pays et peuvent, par exemple, lui parler des Carmélites. Marguerite Bourgeoys pourrait lui en dire long sur le sujet, elle a failli en devenir une dans sa jeunesse.

En résumé, si Jeanne Le Ber a des inclinations pour la vie religieuse, elle peut découvrir autour d’elle les renseignements dont elle a besoin. Les Sulpiciens et ses parents peuvent l’orienter. On ne peut pas du tout supposer que sa décision s’élabore dans l’inconnu, au hasard. Toutefois, avec toute sa piété et ses méditations, elle demeure mystérieuse ; bien plus, elle se refuse aux courants qui se dessinent autour d’elle. On ne peut que signaler les dispositions profondes qui l’animent. On mentionne « l’horreur quelle avoit de la mondanité ». Il lui faut assister aux messes, continuer un peu l’existence bien réglée du couvent, s’adonner à la prière, communier souvent.

« Car quoy quelle satisfît à tous les devoirs dela Bienséance avec beaucoup d’agrément, dit M. de Belmont, elle me laissoit point de ressentir un continuel Degout pour le monde ». Puis, voici un signe plus révélateur encore chez cette adolescente à la parole intarissable : elle sait se soustraire à la conversation. « Malgré son enjouement naturel, elle s’engagea à Dieu par des quarts d’heure de prière quelle lui consacra à la même heure du jour, pour penser uniquement à Lui. Puis, au milieu des parties les plus réjouissantes quoy que permises, elle sortoit de l’assemblée pour son temps de méditation, dans le moment où la nature était le plus flattée ».

Sa mère a dû l’entrevoir plus d’une fois, s’esquivant ainsi en catimini pour une oraison ; cédant à un besoin de recueillement, de silence, de solitude. Goûtait-elle déjà la saveur de Dieu ? Courait-elle à l’odeur des parfums comme l’Épouse du Cantique des Cantiques ? Elle est fidèle aux rendez-vous.

Quoi qu’il en soit, le temps passe et Jeanne ne révèle pas d’inclinations spécifiques. Elle est encore très jeune, dix-sept ans et peut-être un peu plus. Supposons aussi que sa voie particulière n’est pas facile à découvrir. On dirait qu’il faut le choc des événements extérieurs pour la dégager de sa gangue.

Le premier est une demande en mariage que son père reçoit pour elle. On répète que le soupirant offrait toutes les garanties qu’on pouvait exiger. On ne sait pas son nom ; on ignore s’il était jeune ou âgé. Jacques Le Ber est satisfait et il est un juge qui ne manque pas de sévérité. Jeanne Le Moyne est-elle du même avis que lui ? Rien n’indique qu’elle soit animée d’intentions différentes. D’autre part, dans ce ménage, c’est certainement l’époux qui garde l’autorité.

Alors, il expose le projet à sa fille. En elle, éclate tout de suite la violence d’une réaction qui l’éclaire sur elle-même. Elle se rejette instantanément du côté de la virginité. Elle veut prononcer le vœu de chasteté. Un conflit éclate entre elle et ses parents. Tout indique qu’il fut assez dur. Un Sulpicien, son confesseur, ou des Sulpiciens intervinrent. Dans l’abondance de son verbe, Jeanne trouvait un instrument pour se défendre et pour gagner les autres à ses idées. Mais le père ne manquait pas de fermeté, il désirait un grand avenir pour sa maison. Toutefois, l’affaire bien discutée, il ne peut violenter les dispositions de sa fille unique : son catholicisme l’en empêche. Il cède, mais avec prudence, et, l’engagement pris n’aura rien de perpétuel. Il aura le caractère d’un essai pour cinq ans.

Mais la solution n’offre de satisfaction à personne. S’engager dans la virginité et demeurer dans le monde semble bien insolite. Car, dans le même temps, Jeanne n’opte ni pour la Congrégation, ni pour les Hospitalières, ni pour les Ursulines, ni pour un ordre de contemplatives de France.