Daphné (La Fontaine)/Test

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Barbin et Thierry (p. 132).


DAPHNÉ

OPÉRA



Personnages du Prologue

JUPITER
L'AMOUR
VÉNUS
MINERVE
MOMUS
PROMÉTHÉE
CHOEUR
UN MODÈLE DE NOUVEAUX
HOMMES QUE PROMÉTHÉE
A FORGÉ.


DAPHNÉ

OPÉRA

PROLOGUE

Le théatre s’ouvre, & laiſſe voir dans le fond & aux deux coſtez une ſuite de
nuages à dix pieds de terre, & dans ces nuages les palais des dieux. Les dieux
y paraiſſent aſſis & dormant. Au-deſſous de ces nuages, la terre eſt
repréſentée telle qu’elle étoit incontinent après le déluge, avec les débris
qu’il a laiſſez. Pendant que la plupart des dieux dorment, Jupiter deſcend de ſa
machine, accompagné de Momus. Vénus, l’Amour & Minerve deſcendent auſſi de la
leur.

JUPITER

Vous, qui voulez qu’à la fureur de l’onde
Jupiter mette un frein, & repeuple ces lieux,
Vous vous laſſez trop toſt d’eſtre ſeul dans le monde ;
Mille vœux vont troubler cette paix ſi profonde
Dont la terre à préſent laiſſe jouir les cieux.

VÉNUS

Charmante oiſiveté, repos délicyeux !

MINERVE

Ou plutoſt, repos ennuyeux !

VÉNUS

Quoi ! le ſommeil pourroit aux déeſſes déplaire !
Ne point ſouffrir,
Ne point mourir,
Et ne rien faire,
Que peut-on ſouhaiter de mieux ?
Ce qui foit le bonheur des dieux,
C’eſt de n’avoir aucune affaire,
Ne point ſouffrir,
Ne point mourir,
Et ne rien faire.

MINERVE

Eſt-ce ainſi qu’on a des autels ?

JUPITER

Eh bien, faiſons d’autres mortels :
Vos talents & nos ſoyns deviendront néceſſaires.

MOMUS

Ne vous faites point tant d’affaires.

JUPITER

Les premiers des humains ſont péris ſous les eaux :
Fille de ma raiſon, forgeons-en de nouveaux.
Prométhée en foit des modèles ;
Vents, allez le chercher, qu’il vienne ſur vos ailes.

À ce commandement de Jupiter, les Vents partent de tous les coſtez du théatre, et
apportent Prométhée.

PROMÉTHÉE

Que me veut Jupiter ?

JUPITER

Ouvre tes magaſins.

PROMÉTHÉE

Paraiſſez, nouveaux humains.

À ce commandement de Prométhée, les toiles qui repréſentent la terre s’ouvrent
de coſté & d’autre, & au fond auſſi, & laiſſent voir de toutes parts une
boutique de ſculpteur avec force outils & morceaux de toutes matières, & des
ſtatues d’hommes & de femmes debout ſur des cubes.

MOMUS

Sont-ce là des humains ?
Quelle race immobile !
J’aimais mieux la première, encor que moins tranquille.

PROMÉTHÉE

Vous ne les connaiſſez pas.

MOMUS

Fais-leur faire quelques pas.

PROMÉTHÉE

Deſcendez.

Les ſtatues deſcendent, & viennent à pas lents & graves faire une entrée,
danſant preſque ſans mouvement, & d’une façon compoſée, comme feraient des
ſages & des philoſophes.

MOMUS

Quelles gens ! Ce n’eſt qu’une machine.

PROMÉTHÉE

C’eſt l’idole d’un ſage.

LES DIEUX

Hé quoy ! la paſſion Jamais chez eux ne domine !

PROMÉTHÉE

Leur cœur en eſt tout plein ; ce n’eſt qu’ambition,
Colère, déſeſpoir, crainte, ou joie exceſſive.
Machine, on veut voir vos reſſorts ;
Quittez tous ces trompeurs dehors.

Les nouveaux hommes, qui paraiſſaient de véritables ſtatues, quittent une partie
de l’habit qui les enveloppe, & ſe font voir tels qu’ils ſont dans l’intérieur,
l’un repréſentant l’ambition, l’autre, la colère, la crainte, le déſeſpoir, la
joie exceſſive, etc. En cet état ils danſent en confuſion & d’une manière auſſi
impétueuſe & auſſi vive que l’autre étoit grave & peu animée.

MOMUS Conſidérant les divers reſſorts de cette machine, dit ces paroles :

Je la trouvais trop lente, & la voilà trop vive.

MINERVE

Laiſſez-moi régler ces tranſports.

VÉNUS

Mon fils, par de ſecrètes cauſes,
Peut encor mieux que vous les calmer à ſon tour :
Rien n’a d’empire ſur l’Amour,
L’Amour en a ſur toutes choſes.
Le plus magnifique don
Qu’aux mortels on puiſſe faire,
C’eſt l’amour.

MINERVE

C’eſt la raiſon.
Le don le plus néceſſaire
Aux hoſtes de ce ſéjour,
C’eſt la raiſon.

VÉNUS

C’eſt l’amour.

L’AMOUR

L’effet en jugera : ſervez-vous de vos armes,
Et moy j’emploierai mes charmes.

MINERVE (Aux hommes : )

Que vous vous tourmentez, mortels ambitieux,
Déſeſpérez & furieux,
Ennemis du repos, ennemis de vous-meſmes !
À modérer vos vœux mettez tous vos plaiſirs :
Régnez ſur vos propres déſirs ;
C’eſt le plus beau des diadèmes.

Les hommes qui s’étaient arreſtez quelques moments pour Ouïr Minerve, attendent à
peine qu’elle a achevé, & ne laiſſent pas, malgré ſes conſeils, témoigner
toujours la meſme fureur & le meſme emportement. L’Amour leur faiſant ſigne qu’il
veut parler, ils s’arreſtent.

L’AMOUR (À Minerve)

De vos ſages diſcours voyez quel eſt le fruit
Je ne dirai qu’un mot.

L’AMOUR (Aux hommes)

Aimez.

À ce mot, ceux qui danſaient en confuſion & en tumulte danſent deux à deux
comme perſonnes qui s’aiment.

Vous le voyez.

L’AMOUR

On obéit :

VÉNUS

Amour, qu’il eſt doux de te ſuivre !

JUPITER (Aux nouveaux hommes)

Vivez, nouveaux humains.

CHŒUR DES DIEUX

Vivez, nouveaux humains.

VÉNUS

Laiſſez-vous enflammer.
Que vaut la peine de vivre,
Sans le doux plaiſir d’aimer ?

CHŒUR

Que vaut la peine de vivre,
Sans le doux plaiſir d’aimer ?

MOMUS

D’où vient que ſi mal aſſortie
Cette belle a foit choix d’un vieillard pour amant ?

L’AMOUR

C’eſt l’effet merveilleux d’un ſecret ſentiment
Que j’appelle ſympathie.

VÉNUS

Le démon oppoſé n’a pas moins de pouvoir.
Souvent nous haïſſons ce qui devroit nous plaire.

JUPITER

Tel dieu ſçait l’avenir, qui n’a pas ſu prévoir
Quels maux ce démon luy va faire.
Mais un jour un prince viendra
Qui plaira plus qu’il ne voudra.
Le Deſtin parmi nous luy garde un rang inſigne,
Et je luy veux accorder,
Afin qu’il en ſoyt plus digne,
L’art de ſavoir commander.
Mars luy promet en apanage
La grandeur d’ame & de courage.

MINERVE

Moi, la vertu.

VÉNUS

Moi, l’agrément.

L’AMOUR

Et moy le don d’aimer & d’eſtre heureux amant.

VÉNUS, L’AMOUR ET MINERVE enſemble :

Amour & la Raiſon s’accorderont pour faire
Qu’aux cœurs comme aux eſprits ce prince plaiſe un jour

CHŒUR

Heureux qui par raiſon doit plaire !
Plus heureux qui plaît par amour !

Acte premier

La décoration de cet acte repréſente la vallée de Tempé, & au fond les eaux du
Pénée, avec une prairie couverte de fleurs ; le Parnaſſe en éloignement.

Scène première

CLORIS, AMINTE.

Chloris & Aminte, Nymphes, entrent ſur la ſcène en ſe tenant par la main, et
chantent enſemble cette chanſon :

Allons dans cette prairie :
C’eſt un tranquille ſéjour ;
Jamais les larmes d’amour
N’y baignent l’herbe fleurie ;
Les moutons y ſont en paix,
Et les loups n’y font jamais
D’outrage à la bergerie.

CLORIS

Viens, ma sœur.

AMINTE

Je te ſuis.

CLORIS

Viens goûter une vie
Dont le calme eſt digne d’envie.
Notre Nymphe a banni de ces lieux ſi charmants
Ce peuple d’importuns que l’on appelle amants.
La voicy.

AMINTE

Que d’appas, de beautez, & de graces !
Dirait-on pas que l’air s’embellit à ſes traces ?

Scène II

DAPHNÉ ; CLYMÈNE, ſa confidente ; MEROÉ, ſa nourrice & ſa gouvernante ; CLORIS,
AMINTE.

DAPHNÉ

Amour, n’approche point de nos ombrages doux,
De nos prez, de nos fontaines ;
Laiſſe en repos ces lieux ; aſſez d’autres que nous
Se feront un plaiſir de connaître tes peines.

DAPHNÉ (À Chloris)

Chloris, n’eſt-ce pas la ta sœur que tu m’amènes ?

CLORIS

Je vous la viens offrir. Nous cherchions en ces lieux
Ce que Flore a pour vous de dons plus précieux.

DAPHNÉ

Cherchons, cherchons des fleurs ; l’age nous y convie :
Parons-nous de bouquets pendant noſtre printemps :
Les plaiſirs ont chacun leur temps,
Comme les ſaiſons de la vie

Daphné, ayant achevé ces paroles, ſe baiſſe pour cueillir des fleurs, & les
Nymphes de la ſuite en font autant ; pendant quoy un chœur de bergers, demeuré
par reſpect derrière le théatre, répète ces mots :

Cherchons, cherchons des fleurs ; Daphné nous y convie.

DAPHNÉ

J’entends de nos bergers le concert plein d’appas.
Qu’ils chantent, je le veux, mais qu’ils n’approchent pas.

CHŒUR DE BERGERS

Cherchons, cherchons des fleurs ; Daphné nous y convie
Il en renaît ſous ſes pas.

DAPHNÉ

Déployons nos tréſors.

CLORIS

J’ai cueilli les plus belles.

AMINTE

Et moi, les plus nouvelles.

MEROÉ

Moi, les plus vives en couleur.

DAPHNÉ (à Clymène)

Et vous ? Quel mauvais choix vous avez fait, ma sœur !
Vous nous direz, pour votre peine,
Une chanſon contre l’Amour.
Cependant je veux que ma Cour
Jure de luy porter une éternelle haine ;
Jurez la première, Clymène !

CLYMÈNE

Tout ſerment
De n’avoir jamais d’amant
Eſt choſe fort incertaine ;
Il en eſt peu que l’on tienne
Plus d’un jour, plus d’un moment :
Tout ſerment
De n’avoir jamais d’amant
Eſt choſe fort incertaine.

DAPHNÉ

Je veux que vous juriez ; dites donc après moy :
Amour,

CLYMÈNE

Amour,

DAPHNÉ

Si jamais ſous ta loi
Je reſpire,

CLYMÈNE

Si jamais ſous ta loi
Je reſpire,

DAPHNÉ

Je conſens de mourir.

CLYMÈNE

Mourir ? c’eſt beaucoup dire.

DAPHNÉ

Je conſens de mourir, ſi jamais je ſoupire.

CLYMÈNE

Je conſens de mourir, ſi jamais je ſoupire.

DAPHNÉ

Clymène, acquittez-vous ; accompagnons ſes ſons,
Et que nos pas animent nos chanſons.

Daphné & les perſonnes de ſa ſuite ſe prennent alors par la main, & Clymène
chante cette gavotte que toute la troupe danſe, la répétant après elle :

L’autre jour ſur l’herbe tendre
Je m’aſſis près de Philandre :
Il me conta ſes tourments ;
Ma mère alors me querelle.
" Petite fille, dit-elle,
N’écoutez point les amants.

Ils ſont indiſcrets, volages,
Téméraires, & peu ſages ;
Ils font mille faux ſerments :
Ils ſont jaloux, ils ſont traîtres,
Et tyrans quand ils ſont maîtres,
N’écoutez point les amants. "

Écoutez ma chanſonnette,
Et l’écho qui la répète,
Et ces roſſignols charmants :
Leur muſique eſt ſans pareille ;
Mais ne preſtez point l’oreille
Au ramage des amants.

DAPHNÉ

Méroé, pourſuivez nos divertiſſements.

MEROÉ

J’ai vu le temps qu’une jeune fillette
Pouvait, ſans peur, aller au bois ſeulette.
Maintenant, maintenant les bergers ſont loups :
Je vous dis, je vous dis : « Filles, gardez-vous. »

Scène III

APOLLON, MOMUS.

Pendant que ces Nymphes danſent, Apollon & Momus paſſent. C’étoit incontinent
après la défaite du ſerpent Python. Toute la troupe des jeunes filles, à la vue
de ces étrangers, s’enfuit, l’une d’un coſté, l’autre de l’autre. Apollon et
Momus demeurent.

APOLLON

Voicy Tempé, cette vallée
Dont on vante partout l’ombrage & les beautez ;
Et voilà les flots argentez
Qu’y foit couler le dieu Pénée.
Plus loin vers ces ſommets mon empire s’étend.
N’y veux-tu pas venir, Momus ? on nous attend.

MOMUS

Demeurons encore où nous ſommes :
Ai-je pu voir en un inſtant
Toutes les ſottiſes des hommes ?
Par vos puiſſants efforts, invincible Apollon,
On ne craint plus icy les fureurs de Python.
Les habitants de ces rivages
Devenus plus heureux, n’en ſeront pas plus ſages :
Le temps de la ſottiſe eſt celuy du bonheur.

APOLLON

Mais que dis-tu de ma victoire ?

MOMUS

Elle vous a comblé d’honneur,
Et rien n’égale votre gloire.

APOLLON

Que le fils de Venus ceſſe de ſe vanter
Qu’ainſi que nous il ſçait porter
Un carquoys, un arc, & des flèches ;
C’eſt un enfant qui foit des brèches
Dans les cœurs aiſez à dompter.
Il remporte toujours des victoires faciles ;
Je défais des ſerpents qui dépeuplent des villes.

MOMUS

Vous mépriſez celuy qui tient tout ſous ſa loi.
Si l’Amour vous entend ?

APOLLON

Et que crains-tu pour moy ?

MOMUS

Parlez bas, c’eſt un dieu ; s’il venoit à paraître ?

APOLLON

Un dieu ! c’eſt un enfant : quitte ce vain ſouci.

MOMUS

Qui donne à Jupiter un maître,
Vous en pourroit donner auſſi.

Scène IV

Dans le temps que Momus achève ces mots, l’Amour deſcend du ciel comme un trait,
et ſe vient placer entre Apollon & Momus.

CUPIDON (à Apollon)

Quel eſt l’orgueilleux qui me brave ?
Quel téméraire oſe attaquer l’Amour ?
Ah ! je vous reconnais : vous ſerez mon eſclave
Avant la fin du jour.

Ces paroles dites, Cupidon s’en revole dans les airs.

Scène V

APOLLON, MOMUS.

MOMUS

Que cet enfant eſt fier ! Voyez comme il menace !
Ne le prendrait-on pas pour l’aîné des Titans ?
Je plains le dompteur de ſerpents ;
Il ne foit pas sûr en ſa place.

Tandis que Momus dit ces paroles, Daphné avec ſes compagnes, par une curioſité
de jeunes filles, avance un peu la teſte ſur le théatre, & foit quelques pas
dans la ſcène pour voir ces deux étrangers. Apollon la voit un moment ; auſſitoſt
l’Amour, qui eſt demeuré dans l’air, foit ſon coup, & Daphné avec ſa troupe s
’enfuit encore une fois.

APOLLON

Ah ! qu’ai je vu, Momus ! que de traits éclatants !
Que de jeuneſſe, que de grace !

MOMUS

Elle fuit.

APOLLON

Mille amours avec elle ont paru.

MOMUS

Mille amours ? C’eſt beaucoup ; je n’en ay pas tant vu.
Vous aimez ; vous voyez d’un autre oeil que le noſtre :
De quelques qualitez qu’un objet ſoyt pourvu,
L’amant y voit toujours ou plus ou moins qu’un autre.

APOLLON

Déeſſe, tu me fuis ? T’ai-je déjà déplu ?
C’eſt pourtant Apollon qui t’aime, qui t’adore.
Je n’en puis plus, je ſens un feu qui me dévore :
Reviens, charmant objet ! Et vous, Olympe, cieux,
Je vous dis d’éternels adieux ;
Je vous mépriſe, je vous laiſſe :
Qu’eſtes-vous près de ma déeſſe ?
Tout votre éclat vaut-il un ſeul troit de ſes yeux ?
Ne la verrai-je plus ? Faut-il que cette belle
Emporte mes plaiſirs & mon cœur avec elle ?
Demeurons ſur ces bords, je ne les puis laiſſer.

MOMUS

Paſſerons-nous pour dieux ?

APOLLON

Et pour qui donc paſſer

MOMUS

Pour mortels, car les dieux, par leur grandeur ſupreſme
Ne font ſouvent qu’embarraſſer :
On les craint plus qu’on ne les aime.

Les vrais amants doivent toujours
Sous un maître commun vivre d’égale ſorte :
Ou monarques ou dieux, n’entrez chez vos amours
Qu’après avoir laiſſé vos grandeurs à la porte
Je te croirai ; changeons de nom :
Je m’appelle Tharſis, ſatrape de Lycie.

MOMUS

Et moi, ſon ſuivant Télamon
Que ſi ſur mon chemin quelque Nymphe jolie
Se rencontre en paſſant, je prétends bien auſſi
La cajoler, m’approcher d’elle,
Non pas en amoureux tranſi :
Je vous veux ſervir de modèle
Et cependant, allons conquérir votre belle.

Scène VI

VÉNUS (deſcendant dans une machine)

Qu’eſt devenu mon fils ? Mortels, le ſavez-vous ?
Je ſouffre, je languis, je meurs en ſon abſence :
Si l’Amour ne me ſuit, rien ne me ſemble doux.
Heureux les lieux qu’anime ſa préſence !
Heureux tout l’Univers qui me doit ſa naiſſance !
Qu’eſt devenu l’Amour ? Échos, le ſavez-vous ?
Quel nouveau cœur aujourd’hui de ſes coups
Éprouve la puiſſance ?
Qu’eſt devenu l’Amour ? Échos, le ſavez-vous ?
Je ſouffre, je languis, je meurs en ſon abſence.

Ce récit fait, l’Amour ſe vient jeter dans le giron de ſa mère.

VÉNUS

Ah ! mon fils, d’où viens-tu ?

L’AMOUR

De bleſſer Apollon.
Je l’ai rendu pour Daphné tout de flamme ;
Tandis qu’un autre trait, par un autre poiſon,
Fait que pour luy Daphné n’a que haine dans l’ame.

VÉNUS (à ſon fils)

Amour, tu ſais dompter les cœurs & les eſprits.

Aux dieux & aux hommes :
Que la terre & les cieux célèbrent de mon fils
La dernière victoire !
Mortels & dieux, chantez ſa gloire.

Pour obéir à ce commandement de Vénus, on chante & on danſe ſur la terre, et
dans la gloire, qui eſt au fond du théatre : ſur la terre, des perſonnes de
toutes conditions, & dans la gloire, des enfants qui repréſentent les Amours,
les Jeux & les Ris. La danſe achevée, Vénus, dont le char eſt entouré d’enfants
chante ces paroles :

Allez de toutes parts, courez, Amours & Ris ;
Faites connaître de mon fils
Le doux & le ſupreſme empire :
Ne laiſſez rien qui ne ſoupire.
Allez de toutes parts, courez, Amours & Jeux ;
Rendez l’Univers amoureux

ACTE II

Le théatre repréſente le palais d’un dieu de fleuve, avec de l’eau véritable,
qu’on voit tomber & ſaillir de tous les coſtez.

Scène première

PÉNÉE, avec ſa Cour, compoſée des fleuves SPERCHÉE, AMPHRISE, APIDAME, & autres
dieux des ſources voiſines.

PÉNÉE

Dieux tributaires de mon onde,
Je veux, par les beautez de ce moite ſéjour,
Arreſter quelque temps deux princes à ma Cour ;
Que votre zèle me ſeconde !

LES FLEUVES

Commandez.

PÉNÉE

Que le Sort vous a rendus heureux !
Hyménée & l’Amour fréquentent vos rivages :
Vos grottes quelquefois leur preſtent des ombrages :
Ces dieux me mépriſent tous deux.

APIDAME

Laiſſez agir le temps ; il peut tout auprès d’eux.
À peine a-t-il encor foit paſſer la princeſſe
Des appas de l’enfance à ceux de la jeuneſſe :
Deux ſoleils ont à peine éclairé ſon printemps.

PÉNÉE

Combien de cœurs depuis ce temps
Ont en vain ſoupiré pour elle !
Ah ! ſi Tharſis pouvoit la rendre moins cruelle !

SPERCHÉE

Conſultez la Sibylle Iſmèle :
Les dieux peut-eſtre par ſa voix
Obligeront Daphné de ſuivre votre choix

PÉNÉE

Hélas ! jamais Daphné n’aimera que les bois.

AMPHRISE

Ces plaiſirs paſſeront : tout paſſe dans la vie ;
De différents déſirs elle eſt entre-ſuivie ;
On y change d’humeur, on y change d’envie ;
On y veut goûter de tout.
Le plus libre enfin ſe lie ;
Toſt ou tard on s’y réſout.

APIDAME

Il faut peu pour changer ces ames ſi ſévères ;
L’exemple à ce doux nœud les amène toujours.
Des bergers chantant leurs amours,
Dans les bras de l’hymen voir mener des bergères,
Et leurs folatres jeux ſur les vertes fougères,
Apprivoiſent les cœurs, qui, devenus plus doux,
S’accoutument aux mots d’amour, d’amant, d’époux ;
Des mots on en vient au myſtère.

PÉNÉE

J’approuve vos raiſons ; & Daphné, pour me plaire,
Doit faire en mon palais les honneurs de ce jour.
On y va célébrer l’hymen du jeune Amphriſe
Il s’engage avecque Floriſe ;
La feſte arreſtera ces princes à ma Cour :
Allons en prendre ſoyn. Daphné vient, & Clymène ;
Entrons dans la grotte prochaine.

Scène II

DAPHNÉ, CLYMÈNE.

DAPHNÉ

Ah, Clymène ! plains-moi.

CLYMÈNE

Princeſſe, vous pleurez ; puis-je ſavoir pourquoy ?

DAPHNÉ

Je ne me connais plus ; ce n’eſt plus moi, Clymène :
Ces puiſſants dédains, cette haine,
Ces ſerments contre Amour, que ſont-ils devenus.
Un mortel les rend ſuperflus.
Hélas ! il vient de me dire ſa peine,
Et depuis ce moment je ne me connais plus.

CLYMÈNE

Un des princes, ſans doute, a cauſé ces alarmes.
Serait-ce point Tharſis ? Je luy trouve des charmes
Contre qui je ſens bien que ma ſévérité
N’employeroit pas toutes ſes armes.

DAPHNÉ

Je crois ? ſi tu le veux, qu’on en eſt enchanté,
Cependant il me cauſe une invincible haine ;
Contre luy dans mon ame un dieu me ſemble agir.

CLYMÈNE

Je le connais, ce dieu : c’eſt Leucippe.

DAPHNÉ

Ah, Clymène !
Ne me regarde point, tu me ferais rougir.

CLYMÈNE

Pourquoy rougir ? commettez-vous un crime ?
Le Ciel permet-il pas d’aimer ou de haïr ?
Eſt-il rien de ſi légitime ?
Tircis eſt des plus charmants,
Je mépriſe ſon martyre ;
Cependant ſous mon empire
Il languit depuis longtemps.

Philandre à peine y ſoupire,
Son ſervice eſt reconnu ;
La raiſon, je vais la dire :
Mon temps d’aimer eſt venu.

DAPHNÉ

Hélas ! le mien auſſi ; mais garde-toy, Clymène
De découvrir ma flamme, & l’expoſer au jour :
Plains-toy que de Tharſis je mépriſe la peine ;
Notre ſexe veut bien que l’on ſache ſa haine,
Mais il met tous ſes ſoyns à cacher ſon amour.

CLYMÈNE

Le voilà, ce Tharſis ; ſon malheur vous l’amène.

Scène III

THARSIS, DAPHNÉ.

THARSIS

Que je dois au Deſtin de m’avoir arreſte
En des lieux ou l’on voit briller votre préſence !
Vous y régnez par la beauté,
Auſſi bien que par la naiſſance :
Souffrez que j’y demeure au rang de vos ſujets.

DAPHNÉ

Non, Seigneur, je ne puis recevoir vos hommages ;
Offrez-les à d’autres objets ;
Abandonnez nos rivages :
Quel plaiſir aurez-vous parmi des cœurs ſauvages ?

THARSIS

Je vous verrai.

DAPHNÉ

Fuyez cette triſte douceur.
Il vaut mieux qu’une prompte abſence
Rende le calme à votre cœur,
Que de vous voir enfin guéri par ma rigueur,
Ma haine, ou mon indifférence.

THARSIS

Ô Ciel ! luy dois-je ajouter foi ?
Quoi ! ne pouvoir m’aimer ! me haïr ! me le dire !
Amour, tyran des cœurs, depuis que ſous ta loi
On gémit, on pleure, on ſoupire,
Fut-il jamais amant plus malheureux que moy ?
Que je ſache au moins, inhumaine,
Ce qu’a Tharſis en luy de ſi digne de haine ?

DAPHNÉ

Son amour ; c’eſt aſſez : je le dis à regret.
Vous avez dans mon cœur quelque ennemi ſecret
Qui met un voile ſur ces charmes
À qui d’autres auraient déjà rendu les armes.
Enfin quittez nos bords, Seigneur, vous ferez mieux ;
Qui ne peut eſtre aimé doit s’éloigner des lieux
Où ſans ceſſe il peut voir le ſujet de ſes peines.
Faut-il livrer ſon cœur à d’éternelles geſnes
Pour le plaiſir de ſes yeux ?

Je vous laiſſe, & me tais ; ma fuite & mon ſilence
Vous ſeront des tourments plus doux.

THARSIS

Princeſſe, demeurez : je trouve votre abſence
Plus cruelle encor que vous.

Scène IV

THARSIS, TÉLAMON.

TÉLAMON

Ceci vous trouble & vous étonne.

THARSIS

Suis-je donc le fils de Latone ?
Ai-je dompté Python ? Suis-je un dieu ? Je n’ai pu
Gagner une mortelle ! un enfant m’a vaincu !
Qu’il m’oſte mes autels : que ſert-il qu’on me donne
En ces lieux l’encens qui m’eſt dû ?
Et qu’eſt-ce que l’encens qu’une choſe frivole
Près des moindres faveurs que nous font de beaux yeux ?
Daphné, vous me pourriez d’une ſeule parole
Mettre au-deſſus des autres dieux.

TÉLAMON

Eſpérez ce mot favorable :
Il n’eſt amant ſi miſérable
Qui n’eſpère.

THARSIS

Tu ris.

TÉLAMON

Jupiter vous vaut bien :
Je ris auſſi quand l’Amour veut qu’il pleure.
Vous autres dieux, n’attaquez rien
Qui, ſans vous étonner, s’oſe défendre une heure :
Sachez que le temps ſeul en a plus couronné
Que tous les efforts qu’on peut faire.

THARSIS

Je n’oſe plus parler de mes feux à Daphné.

TÉLAMON

Laiſſez dormir ſa colère.
Après que l’on vous aura
Contraint longtemps de vous taire,
Un moment arrivera
Que l’on vous écoutera.

Scène V

Pénée & ſa Cour entrent ſur la ſcène, & la noce enſuite. Daphné conduit
l’épouſée, & un des fleuves le marie. Toute cette troupe foit le tour du
théatre en cérémonie. Deux bergers chantent ces paroles, que le chœur répète :

Hymen, Hyménée.

Après que chacun s’eſt rangé & a pris ſa place, les deux bergers chantent ce
premier couplet de l’épithalame :

Floriſe eſt donnée
À l’un des plus beaux
Qui porte à Pénée
Tribut de ſes eaux :
Qu’il ait chaque année
De nombreux troupeaux,
Et chaque journée
Des plaiſirs nouveaux.
Hymen, Hyménée.

Daphné préſente au ſacrificateur l’épouſée, & un des fleuves le marié..

LE SACRIFICATEUR, prend leurs mains, & dit ces paroles :

Amants, je vous unis ; vivez ſous meſmes nœuds.

CHŒUR

Parmi les plaiſirs & les jeux.

MOMUS

À quelques filles de la noce, près deſquelles il ſe rencontre :
Pour un pareil lien formez-vous point des vœux ?
Songez-y bien, bergères :
Hyménée eſt un dieu jeune, charmant, & blond ;
Mais les jours avec luy ne ſe reſſemblent guères :
Le premier eſt amour, amitié le ſecond,
Le troiſième froideur ; ſongez-y bien, bergères.

MEROÉ

Interrompant Télamon :
Vrayement, Télamon,
La leçon
Eſt jolie.
Changez de place, Iris ; venez icy, Célie,
Pholoé, ne l’écoutez plus.
J’en ſuis d’avis ; mes ſoyns deviendront ſuperflus ;
Télamon corrompra cette troupe innocente.

MOMUS

Que vous eſtes reprenante,
Gouvernante !
Laiſſez-nous cauſer en paix :
Laiſſez la jeuneſſe rire :
Elle inſpire
Toujours d’innocents ſecrets.

Je crois que vous eſtes ſage :
À votre age
On le doit eſtre, ou jamais.
Vingt ou trente ans de veuvage,
C’eſt dommage,
Ont refroidi vos attraits.

Ah ! ſi ſelon vos ſouhaits
Vous redeveniez aurore,
Vous vous ſerviriez encore
De vos traits.

MEROÉ

Me faudra-t-il auſſi ſouffrir la raillerie ?

PÉNÉE

À Méroé & à Télamon :
Laiſſez-nous achever cette cérémonie.

LE SACRIFICATEUR

Hymen, Amour, joignez vos nœuds,
Et rendez ces amants heureux.

Les gens de la noce danſent, & pendant qu’ils ſe repoſent on chante ces deux
autres couplets de l’épithalame :

Des pas de Floriſe
Loin, bien loin les loups ;
Et de ceux d’Amphriſe
Les ſoupçons jaloux !
Que leur deſtinée
N’ait rien que de doux,
Et que la lignée
Reſſemble à l’époux.
Hymen, Hyménée.

Jamais la conſtance
Aux amants ne nuit ;
On vit d’eſpérance,
Puis le reſte ſuit.

L’amour obſtinée
Porte fleur & fruit.
Ô douce journée !
Ô plus douce nuit !
Hymen, Hyménée.

Le chœur répète à chaque fois ces deux dernières paroles.

ACTE III

La décoration de cet acte eſt une foreſt meſlée d’architecture, comme d’un temple
de Diane.

Scène première

CLYMÈNE

Tout me ſemble parler d’amour
En ces lieux amis du ſilence :
Ici les oiſeaux nuit & jour
Célèbrent de ſes traits la douce violence.
Tout me ſemble parler d’amour
En ces lieux amis du ſilence.
Heureux les habitants de ces ombrages verts,
S’ils n’avaient que ce mal à craindre !
Mais nous troublons leur paix par cent moyens divers :
Humains, cruels humains, tyrans de l’Univers,
C’eſt de vous ſeuls qu’on ſe doit plaindre.

Après ces paroles, on entend un bruit de cors & de cris de chaſſe.

CLYMÈNE

Vois-je pas Télamon, confident de Tharſis ?
Hélas ! il vient en vain me conter les ſoucis
D’un prince que Daphné devroit trouver aimable.
Plût au Ciel qu’elle fut à ſes vœux favorable !

Scène II

TÉLAMON CLYMÈNE.

TÉLAMON

Que vous avez de grace à porter un carquoys !
Rien ne vous ſied ſi bien.

CLYMÈNE

On me l’a dit cent fois.

TÉLAMON

On ne vous l’a pas dit peut-eſtre au fond d’un bois.
En ces foreſts, je vous prie,
Écartons-nous un moment,
Et mettons de la partie
L’ombre & l’amour ſeulement.

CLYMÈNE

Tout rendez-vous un peu ſombre
Doit toujours eſtre évité :
Quand je vois l’amour & l’ombre,
Je vais d’un autre coſté.

TÉLAMON

C’eſt trop s’en défier. Mais, dites-moi, Clymène,
Daphné montre en ſes yeux une ſecrète peine ;
Qui la cauſe ? Leucippe eſt-il ce bienheureux ?
Ou plutoſt eſt-ce un dieu qui s’attire ces vœux ?
Je m’y connais, l’Amour la touche.

CLYMÈNE

On ſe laiſſe aſſez toucher,
Mais on aime à le cacher ;
Et d’une jeune farouche
L’Amour eſt plus toſt vainqueur
Qu’il n’a tiré de ſa bouche
Le nom qu’elle a dans le cœur.

TÉLAMON

N’en ſaurai-je pas plus ?

CLYMÈNE

Je n’ai rien appris d’elle.

TÉLAMON

Vous voulez garder ce ſecret :
Je ſerais importun auſſi bien qu’indiſcret
Si je vous preſſais trop, & la chaſſe m’appelle.
Adieu, Nymphe cruelle.

Scène III

DAPHNÉ, CLYMÈNE.

DAPHNÉ

Je vous ay tous deux entendus :
Heureuſe, ſi Tharſis ne me preſſçait pas plus !

Scène IV

DAPHNÉ, LEUCIPPE.

LEUCIPPE

Puis-je interrompre le ſilence
Qu’en ces paiſibles lieux peut-eſtre vous cherchez ?
Me le permettez-vous ?

DAPHNÉ

Oui, Leucippe, approchez ;
On ne craint pas votre préſence ;
Venez me conſoler de celle de Tharſis.

LEUCIPPE

Et qu’ordonnerez-vous de mes propres ſoucis ?
Mon rival ne peut plaire à l’objet qu’il adore,
Un ſentiment jaloux ne me peut alarmer :
C’eſt beaucoup ; mais que dis-je ? ah ! ce n’eſt rien encore
Vous ſavez bien haïr, mais pourriez-vous aimer ?

DAPHNÉ

J’ai ſouffert votre amour ; répondez-vous vous-meſme.

LEUCIPPE

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ? quelle gloire ſupreſme !
Quel bonheur ! Doux tranſports qui venez me ſaiſir,
Exprimez, s’il ſe peut, ma joie & mon plaiſir,
Et votre juſte violence.
Princeſſe, après l’aveu qui vient de me charmer,
Je ne ſais rien, pour m’exprimer,
Que le langage du ſilence.

DAPHNÉ & LEUCIPPE, enſemble :

Ô bienheureux ſoupirs, favorables moments
Où l’un & l’autre cœur, plein de doux ſentiments,
Aime, & le dit, & ſe foit croire !
Les dieux, dans leurs raviſſements,
Les dieux, au milieu de leur gloire,
Sont moins dieux quelquefois que ne ſont les amants.

LEUCIPPE

Je bénis mon deſtin, & cependant Pénée
Favoriſe mon rival.

DAPHNÉ

Quand il auroit pour luy le dieu meſme Hyménée,
Ce n’eſt pas ſon bonheur qui fera votre mal.

LEUCIPPE

Et mon bien ?

DAPHNÉ

Attendez la réponſe d’Iſmèle :
Peut-eſtre elle ſera favorable à nos vœux.
Allez : il reviendra quelque moment heureux ;
Daphné craint qu’on ne trouve un amant avec elle.

Scène V

DAPHNÉ, demeurée ſeule :

Que noſtre ſexe a d’ennemis !
À combien de tyrans le deſtin l’a ſoumis !
Des amants importuns, un père inexorable,
Un devoir impitoyable ;
Tout combat nos déſirs : trop heureuſes encor
Si nous n’avions que cette peine !
Mais il faut, par un double effort,
Ainſi que noſtre amour, ſurmonter noſtre haine.

Scène VI

PÉNÉE, DAPHNÉ, THARSIS.

PÉNÉE

Daphné, rendez graces aux dieux :
Cet ours fatal aux bergeries,
Fatal aux autres ours, teint de ſang nos prairies ;
Tharſis a vaincu ſeul ce monſtre furieux.

THARSIS

L’Amour m’accompagnoit ; luy ſeul en a la gloire :
Ce n’eſt pas à mes mains qu’on doit cette victoire,
Belle Daphné, c’eſt à vos yeux.

PÉNÉE

Ma fille, venez voir auſſi l’énorme beſte.
Réjouiſſez-vous, bergers ;
Que les ours ſoyent de la feſte :
Ils avaient part aux dangers.

Scène VII

THARSIS, TÉLAMON.

THARSIS

Daphné ne peut ſouffrir ma flamme.
Si je parlais au Sort ?

TÉLAMON

Changera-t-il ſon ame ?

THARSIS

Je vais le conſulter. attends icy Tharſis.

Scène VIII

MOMUS, demeuré ſeul, & quittant le perſonnage de Télamon :

Vous qui de votre ſort, voulez eſtre éclaircis,
Conſultez, comme moi, le démon de la treille ;
Mon oracle eſt Bacchus, quand j’ai quelques ſoucis,
Et ma ſibylle eſt la bouteille.
Cette chaſſe m’altère. Ah ! ſi Bacchus… Je croi
Que ce dieu m’entendait.

Scène IX

BACCHUS, qui deſcend ſur ſon berceau tiré par des tigres :

Momus, monte avec moi
Viens écouter d’icy tous les chants de victoire.
Ces gens m’ont au ſpectacle invité, les voicy.
Quoi ! la peau de leur ours auſſi ?

Scène X

BACCHUS, MOMUS, troupe de Sylvains, de chaſſeurs, & de bergers.

Momus monte dans le berceau, qui s’arreſte au milieu des airs. Cependant quatre
chaſſeurs, & autant de Sylvains qui mènent chacun un ours, entrent ſur la
ſcène. Un autre Sylvain les ſuit, portant en guiſe de trophée la peau de l’ours
au bout d’un épieu. Des chœurs de bergers les accompagnent. Toute cette troupe
foit le tour du théatre, au ſon des cors & de leurs fanfares. Le Sylvain chargé
du trophée ſe place au milieu de la ſcène, & un chaſſeur chante ces paroles :

Tharſis, nous érigeons ce trophée à ta gloire

UN SYLVAIN

Par ta valeur, le monſtre a vu finir ſon ſort.

UN BERGER

L’ennemi commun eſt mort.

MOMUS, comme s’il chantoit en éloignement :

Noyez-en dans le vin la funeſte mémoire.

UN CHASSEUR, ſe tournant vers l’endroit où eſt le char de Bacchus :

N’eſt-ce pas Télamon qui nous invite à boire ?

TOUTE LA TROUPE, l’ayant aperçu, dit :

Ô le mortel heureux, d’eſtre aimé de Bacchus !

UN SYLVAIN

Amis, laiſſons à part les diſcours ſuperflus.
L’ours eſt mort.

UN CHASSEUR

L’ours ne vit plus.

UN BERGER

L’ours a paſſe l’onde noire.

TOUS, enſemble :

Noyons-en dans le vin la funeſte mémoire.

Les chaſſeurs & les Sylvains danſent à l’entour du trophée & font une forme de
bacchanales. Les Sylvains ſont ſuivis de leurs ours, qui vont en cadence.
Pendant que les danſeurs ſe repoſent, Bacchus & Momus, faiſant la débauche ſous
le berceau ſuſpendu, animent toute cette troupe par leur exemple.

BACCHUS, à Momus :

Cher compagnon, me veux-tu croire ?
Courons enſemble le pays ;
Tu ſais médire, & je ſais boire :
Nous ne manquerons point d’amis.

MOMUS

Toujours le vin & la ſatire
Tiennent aux tables le haut bout ;
Tu ſais boire, & je ſais médire :
Voilà de quoy paſſer partout.

ACTE IV

La décoration de cet acte eſt un antre, dont les avenues ont quelque choſe
d’inculte, de ſauvage, & de difficyle abord : & au fond un autel ruſtique et
ſans beaucoup d’ornements.

Scène première

CLYMÈNE, AMINTE.

Clymène & Aminte, Nymphes de Daphné, viennent les premières & précèdent Pénée
et ſa Cour, pour apprendre de la Sibylle leur aventure.

CLYMÈNE

Quel étrange & ſombre palais !
Je frémis à le voir ; n’as-tu point peur, Aminte ?
Va ſeule dans ces lieux ; pour moi, j’ai trop de crainte.

AMINTE

Qu’y demanderais-tu ? tes vœux ſont ſatiſfaits.
Philandre a l’ame bleſſée
Des traits dont tu ſais charmer ;
Moi, que Tircis a laiſſée,
J’ai ſujet d’eſtre empreſſée
Pour ſavoir qui doit m’aimer.

CLYMÈNE

Je te rends ce Tircis ; ſon ardeur m’importune.

AMINTE

J’aurai donc pour toute fortune
Ton refus.

CLYMÈNE

Que t’importe ? examine ton cœur ;
Et ſi Tircis te plaît, laiſſe le point d’honneur.

AMINTE

Tu ris ; que diras-tu, ſi je fais qu’il te quitte ?

CLYMÈNE

Mes rigueurs en cela préviendront ton mérite.

AMINTE

Tu dois aux miennes ce berger
Que mes faveurs vont rengager.

CLYMÈNE & AMINTE, enſemble :

Une fille a cent adreſſes
Pour rebuter un amant ;
Mais de dire ſes fineſſes
Pour faire un engagement,
On ne le peut nullement.

CLYMÈNE

Voilà, ſans conſulter Iſmèle
Un oracle bientoſt rendu.

AMINTE

Aurait-elle mieux répondu ?

CLYMÈNE

Non, & nous nous pouvons déſormais paſſer d’elle :
Auſſi bien l’intéreſt de Daphné nous appelle.

Scène II

ISMÈLE, DAPHNÉ, PÉNÉE & ſa Cour.

Iſmèle ſort du fond de l’antre, accompagnée de deux ou trois preſtreſſes auſſi
vieilles qu’elle. D’un autre coſté, Pénée vient avec Daphné & les fleuves de ſa
Cour.

PÉNÉE, à Daphné :

Ma fille, tout eſt preſt ; Iſmèle va ſortir :
N’ayez point de repentir,
Si le choix des dieux eſt autre
Que le voſtre.

ISMÈLE, après quelques cérémonies étranges, dit, en invoquant la divinité :

Monarque de l’Olympe, en qui ſont tous les temps,
Qui les fais devant toy paſſer comme moments,
Et pour qui n’eſt qu’un point toute la deſtinée,
Dis-nous, Ô maître des dieux,
À qui doit eſtre donnée
La princeſſe de ces lieux.
Où ſont tes truchements ? es-tu ſourd aux prières ?
Fantoſmes, qui ſavez peindre en mille manières
Les ſecrets du deſtin gravez au haut des cieux,
Simulacres volants, frères du dieu des ſonges,
Faites-nous voir ſans menſonges
Ce qu’ont ordonné les dieux
Sur un ſi digne hyménée ;
Dites-nous la deſtinée
De la Nymphe de ces lieux.

Après ces paroles, Iſmèle, comme poſſédée du dieu, danſe avec les autres
preſtreſſes, tantoſt comme ſi elles allaient tomber en extaſe, & tantoſt avec des
contorſions étranges. Pendant qu’elles danſent, des enfants, en guiſe de petits
démons, & repréſentant les ſimulacres & les eſpèces qui s’offrent aux yeux,
viennent de divers endroits du ciel ſe préſenter à Iſmèle, portant des branches
et des couronnes de laurier. Iſmèle, ayant vu ces objets, dit :

Que vois-je ! quel objet ! quelle image à mes yeux
Si vive & ſi claire
Vient ſe préſenter,
Et me tourmenter
Plus qu’à l’ordinaire ?
L’objet
Me fait
Treſſaillir :
Je ſens
Mes ſens
Défaillir.

AMPHRISE, fleuve

Les dieux à leur interprète
Ont foit un étrange don ;
Ne peut-on eſtre prophète,
Si l’on ne perd la raiſon ?

APIDAME SPERCHÉE & AMPHRISE

Enſemble :
Les démons
Vont l’agitant,
Ses poumons
Vont haletant ;
Et ſon cœur va palpitant.
Les reſſorts
De ſon corps,
Son eſprit,
Tout patit.

ISMÈLE, jetant en l’air des feuilles ſur leſquelles elle a écrit ſa réponſe :

Qu’on ſe taiſe : ſoyez attentifs aux myſtères.
J’épands en l’air ces caractères :
C’eſt ma réponſe ; il faut la poſer ſur l’autel.
Démons, peuples légers, miniſtres de l’oracle,
Cherchez-la ; car aucun mortel
Ne la peut trouver ſans miracle.

À ce commandement d’Iſmèle, les eſprits habitants de l’air cherchent en danſant
les feuilles que la Sibylle a jetées, & les viennent, en danſant auſſi, poſer
ſur l’autel. Iſmèle aſſemble ces feuilles, & dit à Pénée & à Daphné :

Approchez-vous, liſez, & que dans ce vallon
Un inviſible chœur mon oracle répète.

PÉNÉE & DAPHNÉ, liſant :

Daphné doit aujourd’hui couronner Apollon.

CHŒUR

Daphné doit aujourd’hui couronner Apollon.

PÉNÉE, à Iſmèle :

Iſmèle, ſervez-vous vous-meſme d’interprète ;
Expliquez-nous l’ordre des dieux.

AMPHRISE

Un prophète entend-il les choſes qu’il annonce ?
C’eſt à l’événement d’expliquer ſa réponſe.

ISMÈLE

Adieu, princeſſe, adieu, je vous laiſſe en ces lieux.

Scène III

PÉNÉE, DAPHNÉ, & leur Cour.

PÉNÉE

Couronner Apollon ! Qu’importe à l’hyménée
De la fille de Pénée ?
Pour comprendre ces mots, je fais un vain effort.

AMPHRISE

Nos conſeils ont été frivoles ;
La ſeule obſcurité foit le prix des paroles
Que l’on cherche aux livres du Sort.

PÉNÉE, à Daphné :

Ma fille, rendez-vous aux volontez d’un père :
Qu’il ſoyt votre oracle aujourd’hui
Aimez Tharſis ; il vous doit plaire ;
Toute noſtre Cour eſt pour luy.

APIDAME

Tels étaient ces mortels pour qui l’idolatrie
Commença d’introduire au monde ſon pouvoir.

AMPHRISE

Il a tout l’air d’un dieu ; l’on diroit à le voir,
Que l’Olympe eſt ſa patrie.

DAPHNÉ

Hélas ! j’en crus autant, lorſqu’en noſtre prairie
Je le vis arriver inconnu dans ces lieux.
Maintenant mon cœur tache à démentir mes yeux.
Ne m’en accuſez point : quelque force ſupreſme
M’entretient malgré moy dans cette erreur extreſme.
Que Tharſis ſoyt parfait, qu’il ait l’air qu’ont les dieux,
Eſt-ce par raiſon que l’on aime ?

PÉNÉE

L’hymen change les cœurs : ſuivez mes volontez.

DAPHNÉ

Quoi ! Seigneur, vous auſſi vous me perſécutez !
De ſes autres tyrans ſans peine on ſe conſole ;
Mais d’un père ! un père m’immole !
Je tiens le jour de vous, Seigneur ; vous me l’oſtez.

PÉNÉE

Moi, je perdrais Daphné ! qu’ai-je à conſerver qu’elle ?
L’hymen m’a-t-il foit d’autres dons ?

DAPHNÉ

Cependant, quand je vous appelle
Du plus tendre de tous les noms,
Vous ne vous ſouvenez que de votre puiſſance ;
Vous regardez l’obéiſſance,
La raiſon, & jamais d’autres tyrans plus doux ;
Il en eſt toutefois. Leucippe vient à nous :
Je luy vais oſter l’eſpérance.
Vous le voulez, Seigneur ; je le lis dans vos yeux.

Scène IV

DAPHNÉ, LEUCIPPE.

DAPHNÉ

Leucippe, il faut tacher d’éteindre votre flamme.
Je ne puis eſtre à vous.

LEUCIPPE

Ô cieux ! injuſtes cieux !
Eſt-ce là votre arreſt ?

DAPHNÉ

Cet oracle odieux
Vient de mon père ſeul.

LEUCIPPE

Votre père & les dieux
Diſpoſent de mon ſort, mais non pas de mon ame :
Moi-meſme en ſuis-je maître ?

DAPHNÉ

Il le faut.

LEUCIPPE

Ah ! Daphné !
Que ce mot eſt facile à dire !
Et que l’amour poſſède avecque peu d’empire
Un cœur que la contrainte a ſi toſt entraîné !

DAPHNÉ

Quoi ! faut-il que mon cœur ſoyt par vous ſoupçonné ?
Cruel ! n’avais-je pas encore aſſez de peine ?

LEUCIPPE

Enfin donc le Deſtin me déclare ſa haine ;
Vous ſerez à Tharſis ; & moi, par mes ſoupirs,
J’augmenterai ſes plaiſirs.

DAPHNÉ

Plût au Ciel que Tharſis cauſat ſeul vos alarmes,
Et qu’un père…

LEUCIPPE

Achevez.

DAPHNÉ

Eh ! que ſert d’achever
Un ſouhoit qu’on ſçait bien qui ne peut arriver ?

LEUCIPPE

Il n’importe, mon ame y trouvera des charmes.

DAPHNÉ

Ne m’aimez plus.

LEUCIPPE

Le puis-je ? & le ſouhaitez-vous ?

DAPHNÉ

Vos tourments ont pour moy quelque choſe de doux,
Il eſt vrai ; mais ceſſez.

LEUCIPPE

Hélas ! ceſſer de vivre
Eſt le ſeul remède à mon mal.
Voilà le parti qu’il faut ſuivre ;
Mais avec moy je veux perdre auſſi mon rival.
Vous ne me ſerez pas impunément ravie :
Non, Daphné. Vous pleurez ? Ah ! princeſſe, je dois
Mourir pour vos yeux mille fois.
Avant qu’avoir Daphné, Tharſis aura ma vie.
Je ne puis voir tant de biens
En d’autres bras que les miens :
Que mon rival me les cède,
Et renonce à votre amour,
Ou qu’il m’oſte auſſi le jour
Si l’on veut qu’il vous poſſède.

DAPHNÉ

Leucippe, ſi je vous perds,
Il faut que dans nos déſerts
La ſolitude me donne
Un ſort plus calme & plus doux ;
Et ne pouvant eſtre à vous, je ne veux eſtre à perſonne.

Scène V

APOLLON, LEUCIPPE, DAPHNÉ.

Apollon deſcend ſur un troſne de lumière. Cette pompe eſt jointe à une muſique
douce. Il eſt entouré des Heures, qui chantent ces mots :

Daphné, portez vos yeux
Sur le plus beau des dieux.

Daphné s’enfuit auſſitoſt qu’elle a reconnu Apollon ſous le viſage de Tharſis.

APOLLON

Tu me fuis, divine mortelle !
Où cours-tu ? n’aperçois-tu pas
Un précipice ſous tes pas ?
Il eſt plein de ſerpents : détourne-toy, cruelle.
Suis-je encor plus à craindre ? Et rien dans ce vallon
Ne peut-il t’arreſter quand tu fuis Apollon ?
Quoi ! tant de haine en une belle !
Inſolent, qui brûles pour elle,
Renonce à l’hymen de Daphné ;
C’eſt Apollon qui te l’ordonne.
Regarde quel rival ton malheur t’a donné.

LEUCIPPE

Mon malheur ? Dis le tien. Toi, le fils de Latone !
N’es-tu pas ce Tharſis que tantoſt on a vu ?
D’un magique ornement ton front s’eſt reveſtu.
Enchanteur, penſes-tu que ta pompe m’étonne ?
Ce n’eſt qu’un ſonge, ce n’eſt rien ;
Va tromper d’autres yeux, & me laiſſe mon bien.

APOLLON

Ô dieux ! oſ citoyens du lumineux empire !
Que vient un mortel de me dire ?
Malheureux, ton orgueil s’en va te coûter cher.
Les dieux ne ſont pas inſenſibles.
Qu’on l’attache ſur ce rocher
Avec des chaînes inviſibles.

Ce commandement eſt exécuté par les miniſtres de la puiſſance d’Apollon, qui va
ſe faire voir à Pénée, non plus ſous le perſonnage de Tharſis, mais ſous le ſien
propre.

ACTE V

Le théatre eſt une ſuite de rochers ; on y voit Leucippe retenu, ſans que ſes
liens paraiſſent. Il eſt debout, appuyé, dans l’endroit le plus en vue.

Scène première

LEUCIPPE, ſur un rocher :

Aſtres, ſoyez témoins de ces injuſtes fers.
J’atteſte icy tout l’Univers,
Et les vents emportent ma plainte.
Jupiter, je t’implore ; on veut forcer les cœurs :
Il n’eſt plus de libres ardeurs,
Ni d’autres lois que la contrainte.
Loges-tu dans le ciel ou dans les antres ſourds ?
Écoutez, déſerts ; on m’oſte mes amours :
Eſt-il douleur pareille ?
Qui me conſolera ſur ce rocher fatal ?
Leucippe eſt un ſpectacle à ſon cruel rival.
Déſerts, écoutez-moi : les dieux ferment l’oreille.

Daphné entend cette plainte à l’un des coins du théatre.

Scène II

DAPHNÉ, LEUCIPPE.

DAPHNÉ

Qui vous conſolera ? ne le ſavez-vous pas ?

LEUCIPPE

Quoi ! je vous vois ! c’eſt vous ! c’eſt ma princeſſe ! Hélas !
J’avais perdu l’eſpoir d’une faveur ſi douce.
Craignez-vous d’approcher ?

DAPHNÉ

Je ſens qu’on me repouſſe :
Quelque charme arreſte mes pas.
Mais, ſi c’eſt adoucir vos peines
Qu’y prendre part, ſouffrir ces geſnes,
Gémir avec vous ſous ces chitines,
Vous aimer malgré tous, malgré Cieux, malgré Sort,
Votre princeſſe en eſt capable.

LEUCIPPE

Apollon, Apollon, tu fais un vain effort !
Je ne ſuis plus le miſérable.

DAPHNÉ

Hélas ! j’irrite un dieu jaloux & redoutable.
À qui dois-je adreſſer ma voix ?
Je n’oſe t’invoquer, déeſſe de nos bois.
Dans ta Cour, dans ton cœur, autrefois j’avais place ;
L’amour m’en a bannie ; écoute toutefois :
Je ne demande point pour grace
Que tu ſouffres mes feux, & qu’un hymen charmant
Engage à d’autres dieux celle qui t’a ſervie ;
Délivre ſeulement
Mon amant,
Et prends le reſte de ma vie.

Scène III

APOLLON, DAPHNÉ, LEUCIPPE.

APOLLON

Pourquoy finir vos jours en des lieux pleins d’ennui ?
Trouvez-vous le dieu du Parnaſſe
Plus affreux qu’un déſert ?

Daphné témoigne vouloir s’enfuir.

Hélas ! ce dieu la chaſſe :
Elle aime mieux mourir que régner avec luy.
C’eſt toy qui nous cauſes ces peines.
Mortel, contre les dieux oſes-tu conteſter ?

LEUCIPPE

Mes amours ſont mes dieux.

APOLLON

Qu’on redouble ſes chaînes
Démons !

DAPHNÉ, ſe jetant à ſes genoux :

Faites-les arreſter.
Pouvez-vous bien me voir à vos pieds toute en larmes,
Sans vous laiſſer toucher le cœur ?

APOLLON

Daphné, C’eſt contre vous que retournent ces armes.
La pitié redouble vos charmes ;
En combattant l’amour, elle le rend vainqueur.
Votre douleur vous nuit ; vous en eſtes plus belle.
Venez, venez eſtre immortelle :
Je l’obtiendrai du Sort, ou je jure vos yeux
Que les cieux
Regretteront noſtre préſence.
Zéphyrs, enlevez-la malgré ſa réſiſtance.

DAPHNÉ, s’enfuyant :

Ô dieux ! conſentez-vous à cette violence ?

Scène IV

DIANE, auſſitoſt paraît ſur ſon char, & crie aux Zéphyrs :

Démons, gardez de luy toucher !
Deviens laurier, Daphné ; Leucippe, ſoys rocher.

Scène V

À peine Diane a parlé, que le, deux métamorphoſes ſe font, & la déeſſe remonte
au ciel.

APOLLON, accourt, & foit cette plainte :

Barbare, qu’as-tu foit ? détruire un tel ouvrage !
Faire à ton frère un tel outrage !
Cruelle sœur, Cruelle, & cent fois plus ſauvage
Que les ours avec qui tu vis !
Que de tréſors tu m’as ravis
Rends-moi ces biens, rends-moi ce divin aſſemblage.
Daphné, vous n’eſtes plus, j’ai perdu mes amours,
Et ne ſaurais perdre la vie
Heureux mortels, vos Pleurs ceſſent avec Vos jours :
La mort eſt un bien que j’envie.
Puiſſent les cieux ceſſer leur cours !
Périſſe l’Univers avecque ma princeſſe

Scène VI

APOLLON, L’AMOUR

L’AMOUR, qui deſcend ſur le char de ſa mère :

Sèche tes pleurs, elle eſt déeſſe.
Viens l’épouſer : mes traits ſe ſont aſſez vengez ;
Ces mouvemens de haine en amour ſont changez.

APOLLON

Puis-je t’ajouter foi ? m’as-tu foit cette grace ?

L’AMOUR

Viens l’éprouver.

APOLLON

Allons, & que ſur le Parnaſſe
On célèbre des jeux à l’honneur de Daphné.
Que le vainqueur y ſoyt de laurier couronné.
Bel arbre, adieu. je quitte à regret cette place,
Et veux qu’à l’avenir on ceigne de lauriers
Le front de mes ſujets & celuy des guerriers.

Apollon monte dans le char où eſt l’Amour, & tous deux retournant au ciel. Le
théatre change auſſitoſt. Le Parnaſſe ſe découvre au fond. Quelques Mimes ſont
aſſiſes en divers endroits de ſa croupe, & quelques poètes à leurs pieds. Sur
le ſommet, le palais du dieu ſe foit voir. Les deux coſtez du théatre ſont deux
galeries qui reſſemblent à celles où on étale des raretez les jours de jète et
les jours de foire. Là ſont les archives du Deſtin. L’architecture eſt ornée de
feuilles de laurier. Sous chaque portique eſt un buſte ; il y en a neuf de
conquérants & autant dé poètes ; les conquérants d’un coſté, les poètes de
l’autre. Les conquérants ſont Cyrus, Alexandre, etc. ; & les poètes ſont Homère,
Anacréon, Pindare, Virgile, Horace, Ovide, l’Arioſte, le Taſſe, & Malherbe.
Apollon a voulu que l’avenir fût montré en faveur de cette feſte.

UN POÈTE HÉROÏQUE commence les jeux & chante ceci :

Quel prince offre à mes yeux des lauriers toujours verts ?
Je vois dans l’avenir cent potentats divers
Lui diſputer en vain l’honneur de la victoire.
Ô toy, fils de Latone, amour de l’Univers,
Protecteur des doux ſons, des beaux-arts, des bons vers,
Aide-nous à chanter ſa gloire !

MELPOMÈNE

Ce n’eſt pas l’ouvrage d’un jour :
Sublime, allez dormir encor ſur le Parnaſſe,
Et vous, clairons, faites place
Aux doux concerts de l’Amour.

PHILIS, jeune muſe, & DAPHNIS, poète lyrique, entrent ſur la ſcène, accompagnez
d’une muſique de flûtes, de hautbois, & de muſettes, & chantent ce dialogue de
paſtorale :

PHILIS

Les Zéphyrs ſont de retour :
Flore avec eux ſe promène.

DAPHNIS

Savez-vous qui les ramène ?
C’eſt l’Amour.

PHILIS

De quoy parle en ce ſéjour
La ſavante Philomèle ?

DAPHNIS

Et de quoy parlerait-elle,
Que d’amour ?

PHILIS & DAPHNIS, enſemble :

Faiſons auſſi noſtre cour
Au printemps veſtu de roſes ;
Ayons, comme toutes choſes,
De l’amour.

UN POÈTE SATIRIQUE vient bruſquement les interrompre, & dit :

Aimez, mais permettez que je parle à mon tour.
Comment faire
Pour ſe taire ?
Le monde eſt plein de ſots, de l’un à l’autre bout ;
Le paſſé, le préſent, & l’avenir ſurtout.
Comment faire
Pour ſe taire ?

CHŒUR

Comment faire
Pour ſe taire ?

THALIE

Ridicules, envoyez-nous
Les principaux d’entre vous.

Cinq ridicules entrent ſur la ſcène. C’eſt une coquette emportée, une précieuſe,
un méchant poète, un homme affectant le bel air, & un vieillard amoureux.

LE MÉCHANT POÈTE, chargé des intéreſts de la troupe, dit ces paroles :

Quoi ! dans ces lieux ſacrez on ſouffre la ſatire !

THALIE

Soyez les premiers à rire.

Les ridicules ſe conſolent & font une entrée, danſant tous ſur les meſmes pas,
et gardant toutefois, autant qu’ils peuvent, leur caractère.
Mercure, monté ſur Pégaſe, deſcend au ſacré vallon. Il interrompt la danſe des
ridicules, & vient préſenter trois couronnes de laurier à ces trois genres de
poéſie.

MERCURE

Chacun de vous doit eſtre couronné :
Recevez ces préſents de la part de Daphné.
Elle eſt maintenant déeſſe,
Aimant le dieu de ces lieux :
Pouſſez-en juſques aux cieux
Des chants remplis d’allégreſſe.

Mercure revole au ciel, ayant laiſſé Pégaſe ſur le double mont. Quatre auteurs
lyriques & autant de Muſes du meſme genre viennent danſer en témoignage de joie ;
puis les ridicules ſe meſlent avec eux, formant de différentes figures avec des
branches de laurier qu’ils portent tous, & dont ils ſe font des eſpèces de
berceaux. C’eſt le grand ballet.

Après qu’ils ont danſé une fois,

UNE MUSE DU GENRE LYRIQUE chante ceci :

Il n’eſt que de s’enflammer ;
Laiſſez, laiſſez-vous charmer ;
La raiſon vous y convie :
Sans le dieu qui foit aimer,
Que ſerait-ce que la vie ?

Le grand ballet recommence encore, puis

UNE AUTRE MUSE LYRIQUE chante ce ſecond couplet :

Chacun ſert quelque déſir ;
Tout conſiſte à bien choiſir ;
Faites-vous de douces chaînes :
En amour tout eſt plaiſir,
Et meſme juſques aux peines.

CHŒUR

Aimez, doctes nourriſſons :
S’il n’étoit point d’amour, ſerait-il des chanſons ?