Dates sur la sphère céleste des Chaldéo-Assyriens

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Société asiatique (Paris, France)
Journal asiatiquesérie 9, tome 5 et 6 (p. 142-152).

DATES SUR LA SPHÈRE CÉLESTE
DES CHALDÉO-ASSYRIENS,
PAR
M. P. BOURDAIS.

Le mémoire de M. Hermann Jacobi sur l’âge du Rig-Véda, dont M. A. Barth a donné le résumé dans le fascicule de janvier-février 1896 du Journal, comme les Recherches sur l’antiquité des Védas, dues à l’érudition de M. Bal Gangâdhar Tilak de Poona, ne présentent pas un vif intérêt seulement au point de vue de l’origine du plus vénérable monument de la littérature sanscrite ; ces travaux ont encore le mérite de mettre en lumière les notions astronomiques des Hindous à des époques reculées. La publication de ces ouvrages remarquables en fournissant l’occasion, nous signalerons, chez les Chaldéo-Assyriens, quelques points où leur sphère céleste paraît porter sur elle-même des dates accusant aussi de ce côté la haute antiquité des conceptions consignées dans ses signes ou figures.

C’est aux Chaldéo-Assyriens que les astronomes gréco-romains durent les premiers éléments de leur science. À ce premier peuple remonte en particulier la détermination des douze constellations zodiacales, et l’attribution des signes par lesquels nous les représentons encore, exception faite de la Balance. Considérons d’abord et principalement quelques-uns de ces signes : il semble que des données chronologiques s’y soient attachées dans un passé très lointain.

Le Taureau. — Un document chinois fournit, dit-on, une observation de l’étoile η des Pléiades, comme marquant l’équinoxe de printemps l’an 2357 avant notre ère. Cet astérisme avait réellement la même ascension droite que le point équinoxial du printemps, en l’an 2161 ou 2170 avant Jésus-Christ. M. Piazzi Smyth, astronome royal d’Écosse, voit dans cette époque astronomique le point de départ naturel d’une chronologie stellaire ; et M. Haliburton a cru trouver les traces de cette merveilleuse année des Pléiades, de ce calendrier des Pléiades, d’un cycle du mouvement précessionnel se déroulant en 25,827 ans, dans les traditions primitives des peuples civilisés et même des Mexicains, des Texiens, des Australiens, des Nouveaux-Zélandais, etc. De telles assertions sont bien exagérées. Se bornant à parler de l’année ordinaire, et sans déterminer, comme le document chinois, un astre en particulier, Virgile fait coïncider le commencement du premier des douze mois avec la présence du Soleil dans la constellation zodiacale du Taureau, à laquelle appartient le groupe stellaire des Pléiades :

Candidus auratis aperit quum cornibus annum
Taurus, et averso cedens Canis occidit astro.

On n’en saurait douter : le Taureau a été regardé de la sorte comme étant la première des constellations du zodiaque, parce qu’on y plaçait le point de l’équinoxe du printemps. Or le colure marqua ce point dans le signe du Taureau, depuis l’an 4300, jusqu’à l’an 2150 avant l’ère chrétienne. À raison de la précession des équinoxes, ce colure a franchi depuis lors le signe du Bélier : il est arrivé actuellement près de l’extrémité de la constellation des Poissons ; bientôt il passera sur celle du Verseau. Virgile ne revêtait pas de sa riche poésie les données de l’astronomie contemporaine pour lui, il se faisait l’écho d’une croyance. Cette croyance était antique, et elle avait pris son origine à l’époque où le Taureau fut réellement un signe équinoxial, au delà des deux derniers millénaires avant Jésus-Christ. La culture gréco-romaine n’existait pas en ces siècles lointains. Il est juste de restituer à l’Asie antérieure, à l’astronomie chaldéenne qui a inventé le zodiaque, cette détermination du Taureau pour le premier des signes zodiacaux. Voilà une certaine preuve de la connaissance de ce signe initial au troisième et probablement aussi au quatrième millénaire.

Le Lion. — Quand un colure plaçait dans le Taureau le point de l’équinoxe du printemps, l’autre indiquait le solstice d’été en passant par le signe du Lion. Or, pour corroborer la croyance consignée dans les deux vers du poète de Mantoue, cette dernière constellation figure comme signe tropique, comme le signe contenant le point du solstice d’été, sur l’un des deux zodiaques de Denderah. Ce fameux zodiaque, loin de remonter à la haute antiquité qu’on se plut à lui attribuer lors de sa découverte, date seulement de l'époque romaine. Mais il reproduit incontestablement des données antérieures. Le premier original de cette copie égyptienne, en faisant coïncider le solstice d’été avec le passage annuel du Soleil dans le signe du Lion, nous reporte à un état du ciel vieux aujourd’hui de cinq à six mille ans. Donc le zodiaque lui-même remonte au moins à cet âge reculé.


La Vierge. — En Égypte encore, à Esneh, on a découvert un autre planisphère, lui aussi de date relativement récente, où le point solsticial est placé, non pas même dans le signe du Lion, comme sur le zodiaque de Denderah, mais dans la constellation suivante, celle de la Vierge.

En 1764, M. John Call trouva d’autre part un zodiaque sur le plafond d’une pagode près du cap Comorin, au sud de l’Hindoustan. En se couchant sur le dos, il parvint à le dessiner. Il joignit ce croquis à une lettre datée du 8 juillet et adressée au docteur Nevil Maskeyne, astronome royal. Le texte de cette lettre a été inséré avec la gravure dans les Philosophical Transactions[1]. Le zodiaque en question offre une particularité remarquable. Le signe de la Vierge y figure deux fois. Il occupe sa place naturelle dans le cercle, ramené à un carré, sans doute par une exigence d’ordre architectonique. De plus, le même signe est placé au centre, au milieu d’une sorte de gloire. On en conclut qu’il était le signe du solstice d’été lorsque fut exécuté l’original du zodiaque trouvé par John Call. Tel qu’il était représenté sur le plafond dessiné par cet explorateur, le zodiaque avait été importé dans l’Hindoustan et non conçu en ce pays même. Nous avons une preuve manifeste de ce point. Les Hindous n’y ont jamais introduit leur animal favori, l’éléphant, peint et sculpté sur les murs de la plupart de leurs temples.

Il y a environ six mille ans que le solstice d’été avait lieu lors du passage annuel du Soleil dans le signe de la Vierge. Si le zodiaque de la pagode du cap Comorin et celui d’Esneh, en Égypte, nous donnent réellement droit de conjecturer que la première conception des douze signes remonte à l’époque astronomique du passage du Soleil dans la Vierge lors du solstice d’été, il nous faut reporter avec Bailly et d’autres astronomes, vers l’an 4000 avant Jésus-Christ, la date de l’invention du zodiaque. À cette date très reculée, le Taureau lui-même ouvrait l’année seulement depuis trois siècles.


Le Verseau. — Les Chaldéo-Assyriens rattachèrent à ce signe zodiacal, dans leur uranographie symbolique, le souvenir du déluge dont le récit remplit l’une des tablettes de l’épopée de Nemrod (Izdubar). Si, pour représenter le cataclysme, on choisit le moment de l’année où la vie semble s’éteindre sur terre avant de renaître au printemps, c’est-à-dire le moment du solstice d’hiver, on ne put faire coïncider celui-ci avec le passage du Soleil dans le signe du Verseau qu’à l’époque où le point équinoxial du printemps tombait lui-même dans le signe du Taureau, En l’an 2795 avant Jésus-Christ eut lieu le passage supérieur du Verseau au méridien. Cette conjecture n’a pas grande valeur assurément : peut-être ouvre-t-elle une voie dans laquelle on fera un jour des recherches plus fructueuses.

Un personnage à barbe, drapé de la tête aux pieds dans un grand costume d’hiver, telle est la figure du Verseau sur un cylindre babylonien[2]. Ce cylindre ne met pas seulement la constellation en rapport avec le fond de l’hiver ; il nous apprend en outre que ce signe zodiacal a été créé dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate, pas ailleurs ; par conséquent qu’il n’est ni antérieur ni postérieur à l’antiquité chaldéo-assyrienne. D’un vase, ou petit globe, ou étoile non radiée, représentant Fomalhaut, l’α du Poisson austral, étoile où finit encore aujourd’hui, sur nos sphères figurées, l’hydria du Verseau, celui-ci, sur le cylindre babylonien, verse son eau en deux courants distincts, images indubitables du Tigre et de l’Euphrate : « A symbol indigenous to the country, dit un assyriologue d’outre-Manche, and certainly not transplanted or adopted from any other country into celestial constellations… one of the earliest effusions of a primæval poetry and science united[3]. »


Sirius. — Nous laissons le zodiaque pour promener nos regards sur le reste de la sphère céleste. Sirius, l’α de la constellation du Grand Chien et la plus brillante de toutes les étoiles fixes, jouait, sous le nom de Sothis, un grand rôle dans les observations astronomiques des sujets des Pharaons : son lever annonçait aux Égyptiens l’inondation annuelle du pays ; c’était aussi l’astre des chaleurs et des fièvres. Combiné avec la période sothiaque égyptienne de 1,460 ans, le grand cycle chaldéo-assyrien de 1,805 ans ou de 22,325 lunaisons formait un des éléments de la chronologie cyclique employée dans la haute antiquité orientale. En remontant les périodes sothiaques et les périodes lunaires, on tombe sur la date de 11542 où, selon M. Oppert, dans une contrée qui ne saurait être plus au nord que le 23e degré de latitude, des hommes ont, pendant une éclipse solaire, remarqué le lever de l’étoile Sirius, caché pour eux jusqu’alors. Cette date serait la plus ancienne de l’histoire.

Homère parlait de Sirius en ces termes :

Il se lève en automne ; sa vive lumière resplendit parmi de

nombreuses étoiles dans l’ombre de la nuit. On lui donne le nom de « Chien d’Orion ». Il est très brillant ; mais c’est un signe funeste, et il apporte une fièvre ardente aux misérables mortels[4].

Depuis trois mille ans, l’astre a reculé d’un mois et demi le moment de son apparition. Il se lève, le soir, à la fin de novembre, monte au méridien à minuit à la fin de janvier et se couche à la fin de mars.


Le Dragon. — Cette constellation était déterminée sur la sphère céleste, dès l’antiquité sémitique, et indubitablement l’une de celles qu’y comptaient les Chaldéo-Assyriens. Elle est mentionnée dans ce passage du livre de Job :

Par son Esprit, les cieux sont splendeur
Et sa main a formé le Serpent sinueux[5].

D’après les lois du parallélisme, dans la versification hébraïque, le poète sémite attribue ainsi à la constellation qu’il mentionne à peu près la même importance qu’au ciel lui-même, ou plutôt il fait de l’une l’équivalent de l’autre. Et ce n’est pas là exagération littéraire. C’est la trace d’une conception accordant au Dragon, dans la sphère céleste, ce rôle prépondérant. L’explication de cette conception, son origine est facile à trouver si l’on se reporte à l’époque astronomique où l’α du Dragon, aujourd’hui éloigné du pôle d’environ 25 degrés, n’en était écarté que de 3° 20′ et se présentait comme la seule étoile remarquable de cette partie du ciel. C’est en l’an 2161 et en l’an 3400 avant Jésus-Christ que l’α du Dragon occupa cette position au voisinage du pôle.

Virgile a chanté le Serpent céleste glissant autour de ce pôle entre la Grande et la Petite Ourse :

Maximus hic flexu sinuoso elabitur Anguis
Circum, perque duas in morem fluminis Arctos
[6].

Ne le peut-on conjecturer avec quelque vraisemblance ? Ce n’est pas cet allongement de la constellation du Dragon resserrée entre les deux Ourses, c’est le mouvement de la rotation diurne de la sphère céleste pivotant sur l’unique pôle connu de l’antiquité et sensiblement déterminé par l’α du Dragon aux troisième et quatrième millénaires avant Jésus-Christ, qui firent attribuer à cette constellation elle-même, par corrélation, le symbole du ciel étoilé entier, dans les conceptions sémitiques, pour nous dater la dénomination de cette constellation, de cette même époque où son α jouait le rôle d’étoile polaire. L’étoile polaire actuelle est pour les Sabéens la seule étoile fixe et la résidence de l’Être suprême, comme le pôle céleste est celle de Yahwé dans Isaïe[7].

Les Phéniciens furent frappés du rapport naturel existant entre l’aptitude du Serpent à se mouvoir circulairement et la rotation de la sphère céleste autour de l’axe imaginaire qui la traverse au pôle. Non contents de donner aux Cabires le serpent pour attribut caractéristique, à raison de la marche sinueuse des planètes dont ces divinités étaient des personnifications[8], ils symbolisèrent le firmament lui aussi par une figure de reptile. Macrobe nous en avertit déjà en ces termes :

Les Phéniciens, voulant symboliser dans leurs images sacrées le monde, c’est-à-dire le ciel, représentèrent un serpent roulé en cercle et se mordant la queue, de manière à montrer que le monde se nourrit de lui-même et tourne sur lui-même[9].

L’archéologie est venue nous fournir une illustration de ce texte. La fameuse coupe de Préneste nous présente un serpent formant de la sorte un cercle unique[10]. Ce reptile, chef-d’œuvre d’art décoratif, a été rapproché du symbole égyptien et phénicien du κόσμος[11].

Sur le Caillou Michaux et sur les monuments chaldéo-assyriens analogues du British Museum, la figure d’un grand serpent occupe une notable partie du ciel. En outre, sur le seul Caillou Michaux, on voit, parmi les symboles astronomiques et sidéraux, deux serpents l’un à tête d’aigle et l’autre à tête de lion. Un autre monument chaldéo-assyrien publié par Layard[12] et conservé au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale[13] présente un prêtre offrant de l’encens sur un autel, devant un dieu barbu, la tête nue, accroupi sur les replis de sa longue queue de serpent ; dans le champ se voient le Soleil radié et le croissant de la Lune. Ce dieu ophiomorphe est apparemment une figure du ciel sidéral.

  1. Année 1772.
  2. Voir la gravure dans Sabæan Researches, par John Landseer.
  3. Ainsworth, Euphrates Expedition, t. II, p. 265.
  4. Iliade, ch. x, v. 27-31.
  5. Ou « fuyard », ou encore « verrou », Job, xxvi, 13 ; cf. Isaïe XXVII, 1 ; Apoc., XII, 3-4.
  6. Georg., lib. I, v. 244-245.
  7. XIV, 13-15.
  8. Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 4 ; Horapoll., Hieroglyphic, I, 2. — G. Rawlinson met en suspicion ce caractère astrologique des Cabires. Voir History of Phœnicia, p. 337.
  9. Saturnales, 1, 9.
  10. Sur cette coupe, voir : Clermont-Ganneau, Imagerie phénicienne, pl. I, à la fin du volume ; Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. III, 769, no 543 ; G. Rawlinson, History of Phænicia, p. 225-231.
  11. Voir Helbig, Bulletino dell’ Instituto di Correspondenza archeologica, 1876, 127.
  12. Culte de Mitra, pl. XLII no 13.
  13. No 718.