David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 215-241).


CHAPITRE XII.

Conséquences de l’explosion de M. Micawber


Ce n’est pas en ce moment que je pourrais décrire l’accablement de mon âme sous le poids de sa douleur. J’en vins à penser que l’avenir était muré devant moi, que l’activité énergique de ma vie s’était éteinte, que je ne trouverais plus de refuge que dans la tombe. J’en vins à penser cela, dis-je, mais non dans la première période de mon affliction : ce ne fut que plus tard et progressivement. Si les événements que je vais raconter ne s’étaient pas accumulés autour de moi, d’abord pour troubler et ensuite pour aggraver l’impression de cette affreuse épreuve, il est possible (quoique je ne le croie pas probable) que je fusse tombé immédiatement dans cet état. Comme les choses se passèrent, un intervalle s’écoula avant que je connusse complètement ma situation, — un intervalle pendant lequel je supposai encore que les traits les plus aigus de mon angoisse s’étaient émoussés ; — et c’était alors une sorte de consolation de pouvoir nourrir ma mémoire de tout ce qui m’avait tant charmé dans l’innocence, la tendresse et la beauté de celle que j’avais perdue pour la vie.

Je ne pourrais, à présent même, dire précisément quand et comment il fut proposé et décidé entre nous que j’irais voyager pour demander à un changement de lieux la distraction dont on croyait que j’avais besoin. L’influence d’Agnès, dans cette crise de mon désespoir, dominait tellement tout ce que nous pensions, disions et faisions, que j’attribuerais volontiers à son inspiration ce projet ; mais cette influence se manifestait si peu ostensiblement que je n’en sais pas davantage.

Je me rappelai alors mon ancienne habitude d’associer Agnès avec l’image de la madone des vitraux d’église, et je crus reconnaître le pressentiment prophétique de ce qu’elle devait être pour moi à l’heure de l’infortune ! En effet, depuis le moment cruel où elle m’apparut avec sa main levée vers le ciel, elle fut comme la vierge du bon secours dans ma maison solitaire. Quand l’ange de la mort y était descendu, c’était, me dit-on plus tard, sur son sein et en souriant que ma femme-enfant avait fermé les yeux. Et moi, en revenant de mon évanouissement, ce fut elle que je vis aussi à mon côté, versant des larmes sympathiques, m’adressant des paroles d’espérance, se penchant sur moi avec l’expression d’une pitié céleste, calmant enfin mon cœur insoumis, prêt à se révolter contre la Providence.

Je poursuis mon récit :

Je devais voyager ; — cela semblait avoir été décidé entre nous tous dès le commencement. La terre couvrait tout ce qu’il y avait de périssable dans ma chère Dora. Je n’attendais donc plus que le départ des émigrants et ce que M. Micawber appelait la finale pulvérisation d’Uriah Heep.

À la demande de Traddles, le plus affectueux et le plus tendre des amis dans ma détresse, nous retournâmes à Cantorbéry : je veux dire ma tante, Agnès et moi. M. Micawber nous avait donné rendez-vous à sa maison, où nous nous transportâmes tout droit. Tantôt chez M. Micawber, tantôt chez M. Wickfield, mon ami n’avait cessé de travailler assidûment. En me voyant entrer vêtu de deuil, la pauvre Mrs Micawber fut péniblement affectée ; elle avait un bon cœur qui survivait à toutes les péripéties de son existence tourmentée.

« — Eh bien ! M. et Mrs Micawber, avez-vous réfléchi, je vous prie, à ma proposition d’émigration ? » Telle fut la première phrase de ma tante après que nous nous fûmes assis.

« — Ma chère Madame, » répondit M. Micawber, » pour exprimer la conclusion à laquelle nous somme arrivés tous ensemble et chacun séparément, Mrs Micawber, votre humble serviteur, et j’ajouterai nos enfants… peut-être ne puis-je mieux faire que d’emprunter le langage de l’illustre poète, Thomas Moore :

« Notre chaloupe est au rivage 
» Et notre barque est à la mer[1]. »

» — C’est parfait, » dit ma tante, « j’augure toutes sortes d’excellentes choses de votre sage décision. 

» — Madame, vous nous faites beaucoup d’honneur, » répliqua-t-il, et puis, ayant consulté un mémorandum, il ajouta : « Relativement au secours pécuniaire qui nous mettra en état de lancer notre frêle esquif sur l’océan des entreprises, j’ai pesé cette question importante. Je vous demanderai la permission de vous proposer mes lettres de change, — tirées, il est inutile de le stipuler, sur papier timbré tel que l’exigent les divers actes du Parlement applicables aux transactions de ce genre, avec échéances graduées, à dix-huit, vingt-quatre et trente mois. J’aurais voulu primitivement rapprocher ces échéances, et j’avais choisi les termes de douze, dix-huit et vingt-quatre mois. — Mais je craindrais que ce mode de paiement ne me laissât pas le temps nécessaire pour faire honneur à ma signature. Il ne serait pas prudent, » poursuivit M. Micawber en promenant ses regards autour de la chambre comme si elle représentait cent arpents au moins de terre cultivable, « il ne serait pas prudent, si une bonne récolte récompense nos travaux, d’être exposé à compromettre ce résultat par une vente précipitée de nos produits. Je dois prévoir toutes les chances, et je crois savoir que dans cette partie de nos colonies où ce sera notre lot de lutter contre le sol pour lui arracher le prix de nos sueurs, on n’obtient pas toujours facilement des travailleurs auxiliaires. 

» — Arrangez cela comme il vous plaira, » dit ma tante ; « quand les deux parties contractantes veulent avant tout être d’accord, il me semble que ces préliminaires ne doivent pas les arrêter.

» — Madame, » reprit M. Micawber, « je tiens à me montrer un homme d’ordre, exact, ponctuel, fidèle à mes engagements, et je ferai les choses conformément aux règles commerciales. Je désire aussi vous apprendre comment nous nous préparons tous à notre nouvelle destinée. Ma fille aînée se rend tous les jours, à cinq heures du matin, dans un établissement voisin, pour acquérir le procédé, — si on peut appeler cela un procédé, — de traire les vaches. Mes plus jeunes enfants vont dans les faubourgs de la ville observer les mœurs et les habitudes des porcs et de la volaille ; mon aîné, Wilkins, ne rencontre pas un troupeau de bœufs, qu’il n’offre aux bouviers de les remplacer volontairement, et moi-même je me suis occupé, la semaine dernière, de l’art de la boulangerie. 

» — On ne peut mieux ! » dit ma tante avec un air d’encourageante approbation ; « mais Mrs Micawber… elle n’est pas restée non plus oisive, je suppose ? 

» — Ma chère Madame, » répondit Mrs Micawber, « j’avoue que je ne me suis occupée ni d’agriculture, ni de l’élève des troupeaux, quoique je n’ignore pas que l’une et l’autre réclameront mes soins, une fois établie sur ces lointains rivages. Mais les heures dont j’ai pu disposer après avoir vaqué à mon ménage et à mes devoirs de famille, ont été employées à correspondre avec mes parents… Il m’a semblé, mon cher Copperfield (s’adressant à moi par une vieille habitude), que le moment était venu d’oublier le passé de part et d’autre, afin que M. Micawber tendit la main à mes parents et que mes parents tendissent la main à M. Micawber. 

» — Je le pense comme vous, » lui dis-je.

« — Malheureusement, » reprit-elle, « il y a entre eux un gouffre à franchir… Je soupçonne mes chers parents de s’imaginer qu’en cette circonstance M. Micawber ferait volontiers de leurs noms… un tout autre emploi que de les donner sur les fonts baptismaux à nos enfants. En un mot, ils redoutent de voir ces noms à l’endos d’une lettre de change et négociés à la Bourse.

» — En vérité ! » s’écria ma tante avec sa brusque spontanéité et provoquée par l’air de pénétration que prenait Mrs Micawber ; « après tout, je ne serais pas surprise que vous eussiez deviné ! 

» — Ma chère, » dit ici M. Micawber en intervenant, « ne me forcez pas de m’expliquer catégoriquement sur vos chers parents. 

» — M. Micawber ! » s’écria sa femme, « arrêtez : ils ne vous ont jamais compris et vous le les avez jamais compris vous-même. »

M. Micawber fit entendre une petite toux.

« — Oui, » répéta Mrs Micawber, « ils ne vous ont jamais compris : c’est là leur malheur et il faut les plaindre. Ne me dites pas le contraire, je vous en prie. 

» — Comme vous voudrez, ma chère Emma, » dit M. Micawber, « et j’ajoute que s’ils répondent enfin à vos lettres, ce dont je doute, ce n’est pas moi qui mettrai des barrières à la réconciliation ! »

Cette discussion étant ainsi écartée, les époux Micawber jetèrent un coup d’œil sur la pile de registres et de papiers qui encombraient la table ; ils déclarèrent qu’ils allaient nous laisser et se retirèrent avec un air de gravité cérémonieuse.

Quand ils furent sortis : « — Mon cher Copperfield, » dit Traddles penché sur son fauteuil et me regardant avec des larmes dans les yeux, « je ne m’excuserai pas si je vous parle affaires, parce que je sais quel intérêt vous portez à celle-ci, et que c’est un moyen de vous distraire. Mon cher David, j’espère donc que vous êtes en état de m’écouter.

» — Je vous écoute avec attention, » répondis-je ; « il s’agira d’abord de ma tante, n’est-ce pas ? nous devons penser à elle… si elle a pensé aux autres ? 

» — Assurément, assurément, « dit Traddles, « qui peut l’oublier ? 

» — Mais ce n’est pas tout, » repris-je ; « pendant la dernière quinzaine, un nouveau souci s’est emparé d’elle ; elle a, chaque jour, fait de continuelles absences, sortant le matin de bonne heure, ne rentrant que tard. Hier encore, mon cher Traddles, quoique sachant que nous devions partir aujourd’hui pour Cantorbéry, elle n’est revenue chez elle qu’un quart d’heure avant minuit. Elle a refusé de m’apprendre ce qui la préoccupe ainsi. »

Ma tante, très pâle et visiblement agitée, me laissa parler ; puis, quelques larmes ayant mouillé ses paupières, elle me dit, sa main posée sur la mienne :

« — Ce n’est rien, Trot, ce n’est rien ; d’ailleurs, ce ne sera pas long. Vous saurez tout un peu plus tard… Agnès, ma chère, écoutons ces affaires. »

Traddles commença alors en ces termes : « — Je dois rendre à M. Micawber cette justice que, quoiqu’il semble n’avoir pas été heureux en travaillant pour lui-même, il est infatigable quand il travaille pour les autres : jamais je n’ai trouvé son égal. S’il va toujours du même pas, il doit être aujourd’hui âgé de deux cents ans. Avec quelle impétuosité il plongeait nuit et jour dans les papiers et les registres, sans parler de l’immense nombre de lettres qu’il m’a écrites de cette maison à celle de M. Wickfield et souvent à travers la table qui nous séparait !… c’est vraiment extraordinaire ! 

» — Des lettres ! » s’écria ma tante, « je crois qu’il rêve en lettres.

» — M. Dick a fait aussi merveilles, » poursuivit Traddles ; « une fois délivré de la charge de surveiller son prisonnier Uriah Heep, il s’est dévoué à M. Wickfield ; il a excité notre émulation par son désir d’être utile et par l’utilité dont il nous a été réellement pour faire des extraits, des copies, etc., etc. 

» — Dick est un homme très remarquable ! » s’écria ma tante, « je l’ai toujours dit, Trot, vous le savez. 

» — Miss Wickfield, » reprit Traddles s’adressant à Agnès avec beaucoup de tact et de réserve, « je suis heureux de pouvoir vous apprendre qu’en votre absence, M. Wickfield a éprouvé une amélioration sensible dans son état. Délivré du démon qui a si long-temps pesé sur toutes ses facultés, il n’est plus le même. Parfois il semble avoir recouvré toute sa mémoire et son aptitude aux affaires ; sans son secours, plusieurs points seraient restés inexplicables pour nous. Mais j’abrége les détails pour arriver aux résultats obtenus. »

L’aimable simplicité de Traddles nous laissa bien voir qu’il parlait ainsi pour qu’Agnès, surtout, pût entendre nommer son père sans embarras ; nous fûmes tous charmés de sa délicatesse.

« — Maintenant, » dit Traddles examinant les papiers sur la table, « après avoir compté nos fonds, remis en ordre tout ce qui était resté confus sans intention et ce qu’on avait à dessein embrouillé ou falsifié, nous considérons comme un fait très facile à démontrer que M. Wickfield pourrait reprendre la suite de ses affaires sans perte ni déficit. 

» Ah ! Dieu soit loué ! » s’écria Agnès.

« — Mais, » dit Traddles, « il lui restera si peu de chose, en supposant même la vente de sa maison, qu’il serait peut-être sage à lui de conserver l’agence du domaine dont il a si long-temps perçu les rentes. C’est une question sur laquelle ses amis et sa fille pourront être consultés.

» — J’y ai pensé, » répondit Agnès, « et je sens que cela ne peut ni ne doit être, malgré l’avis même d’un ami à qui je suis si reconnaissante et à qui je dois tant ; non, mon cher M. Traddles, non, mon cher Trotwood ; mon père une fois libéré, et libéré avec honneur, que puis-je désirer de plus ? J’ai toujours aspiré à une chose, si une fois je parvenais à l’affranchir des liens qui l’enchaînaient… c’est de lui payer une faible partie de l’amour et des soins dont je lui suis redevable, c’est de lui dévouer ma vie. Telle a été, depuis des années, ma plus haute espérance. Me charger seule de l’avenir sera désormais mon bonheur. 

» — Avez-vous songé aux moyens de pouvoir le faire, Agnès ? » lui demandai-je.

« — Souvent, mon cher Trotwood ; je n’ai aucune crainte et je me sens sûre du succès. Tant de personnes me connaissent ici et ont de la bienveillance pour moi ! Soyez sans inquiétude, nous avons peu de besoins. Si je puis garder notre vieille maison et ouvrir une école, je serai utile et heureuse. »

L’accent à la fois calme et tendre de sa douce voix évoqua pour mon imagination, sous des couleurs si frappantes, d’abord la vieille maison de son père et puis mon toit solitaire, que mon cœur expira sur mes lèvres. Traddles, silencieux comme moi, fit semblant, pour cacher sa propre émotion, d’examiner attentivement les papiers, et puis, s’adressant à ma tante :

« — Parlons maintenant, Miss Trotwood, des fonds qui vous appartenaient. 

» — Tout ce que j’ai à en dire, » répondit ma tante en soupirant, « c’est que, s’ils sont perdus, je puis supporter cette perte, et, s’ils ne sont pas perdus, je serai charmée de les ravoir.

» — C’était, si je ne me trompe, huit mille livres sterling en consolidés ? » dit Traddles.

« — Oui, huit mille, » répondit ma tante.

« — Je ne puis en retrouver que cinq, » dit Traddles avec un air de perplexité.

« — Cinq cents ou cinq mille ? » demanda ma tante avec un parfait sang-froid.

« — Cinq mille livres sterling, » dit Traddles.

« — C’est tout ce qu’il y avait, » reprit ma tante. « J’en vendis trois moi-même. Sur ces trois, j’en payai mille pour votre stage à l’étude de M. Spenlow, mon cher Trotwood ; j’ai encore par devers moi les deux mille autres. Quand je perdis le reste, je crus prudent de ne rien dire de cette dernière somme, désirant la garder secrètement pour les mauvais jours. Je voulais voir comment vous vous tireriez de l’épreuve, Trot… Vous vous en êtes tiré noblement… avec persévérance, courage et désintéressement. Dick a fait comme vous. Ne me parlez pas, mon cher neveu… je me sens un peu nerveuse. »

Personne ne s’en fût douté à la voir la tête si haute, les bras croisés sur son sein ; mais elle avait une grande force d’âme.

« — Alors, » s’écria Traddles tout joyeux, « je suis ravi de vous apprendre que vous n’aurez rien perdu. 

» — Que nul de vous ne me félicite ! » s’écria ma tante. « Apprenez-moi comment cela se fait, Monsieur Traddles. 

» — Vous pensiez, » répondit Traddles, « que M. Wickfield avait détourné lui-même vos fonds ? 

» — Oui, sans doute, » dit ma tante, « et c’est pourquoi je sus me taire… Agnès, pas un mot, je vous prie. 

» — En effet, » poursuivit Traddles, « vos consolidés furent vendus en vertu du pouvoir que vous aviez remis à l’étude ; mais je n’ai pas besoin de dire par qui et avec quelle signature. Le fripon fit ensuite accroire à M. Wickfield, et il le lui prouva avec des chiffres, qu’il avait disposé de l’argent pour couvrir d’autres déficits. M. Wickfield, ne pouvant vous payer l’intérêt d’un capital qui n’existait plus pour lui, se rendit malheureusement le complice de la fraude. 

» — Ou plutôt, » dit délicatement ma tante, « il rejeta le blâme sur lui-même, en m’écrivant une folle lettre dans laquelle il s’accusait d’un abus de confiance. Pour lui répondre, j’arrivai tout droit chez lui un matin, demandai une bougie, brûlai sa lettre, et lui déclarai qu’il devait se taire jusqu’à ce qu’il fût en état de me rembourser, auquel cas je prétendais rentrer dans mes fonds ; mais que, dans le cas contraire, il devait le silence à sa fille… Si quelqu’un me dit une parole, je sors à l’instant, »

Nous restâmes tous muets, pendant qu’Agnès se cachait le visage. 

« — Eh bien ! mon cher Monsieur Traddles, » reprit ma tante après un intervalle, « avez-vous réellement pu faire rendre l’argent au fripon ? 

» Le fait est,» dit Traddles, « que M. Micawber avait si bien pris ses mesures qu’il ne pouvait nous échapper. Chose remarquable, je ne sais trop s’il ne s’était pas emparé de cette somme autant par haine de Copperfield que par cupidité. Il m’a avoué qu’il aurait volontiers dépensé les cinq mille livres sterling pour satisfaire sa lâche envie. 

» — Et qu’est devenu le coquin ? » demanda ma tante en fronçant les sourcils.

« je ne sais trop, » dit Traddles ; » il est parti avec sa mère pour Londres par la diligence de nuit. La mère, pendant tout le temps de notre enquête, n’avait cessé de pleurnicher, de supplier, et heureusement aussi de faire des révélations. Quant à lui, dans son dépit furieux, il exprimait audacieusement sa malignité contre tout le monde, et il me faisait l’honneur de m’en vouloir presque autant qu’à M. Micawber.

» — Supposez-vous qu’il lui reste quelque argent, mon cher Traddles ? » demandai-je.

» – j’en suis certain, » répondit Traddles, « et c’est ce qui explique ce mélange d’audace et d’hypocrisie. Il avait rempli ses poches en pillant à droite et à gauche. Nous apprendrons quelque jour que l’araignée a tissu ailleurs quelque nouvelle trame… Malheur à celui d’entre nous qui s’y laisserait prendre, et malheur d’abord à M. Micawber, dont il est toujours le créancier. » – En vérité, » dit ma tante, « cette dette est devenue la nôtre, et, mon cher monsieur Traddles, vous auriez peut-être dû commencer par la solder. 

» – J’y ai pensé, » dit Traddles ; « mais comment mettre la main sur les billets que fit M. Micawber à son patron ; car il y en a plus d’un, et le total monte à plus de cent livres sterling. Il s’attend à être continuellement arrêté.

« — Alors il faudra continuellement le mettre en liberté, » dit ma tante, « et nous ne serons pas quittes avec lui. Je propose de lui remettre, en outre, une somme de cinq cents livres… Agnès, ma chère, nous règlerons nos comptes ensemble plus tard. » 

Traddles et moi, nous trouvâmes que cinq cents livres sterling n’étaient pas une gratification trop élevée ; mais nous fîmes observer, en nous basant sur notre connaissance du personnage, qu’il était de son intérêt de lui laisser contracter à notre égard une responsabilité légale qui le tiendrait en garde contre son imagination d’homme à projets, quand il serait rendu en Australie.

Cet article réglé, nous nous aperçûmes que Traddles regardait encore ma tante avec un air d’inquiétude, et je crus devoir le forcer à s’expliquer.

« — Votre tante et vous, mon cher Copperfield, » nous dit-il, « vous m’excuserez si je crois nécessaire d’introduire un triste souvenir ; mais vous ne pouvez avoir oublié que le jour même de la mémorable dénonciation de M. Micawber, Uriah Heep laissa échapper une insinuation menaçante sur le… mari de Miss Trotwood.

» — Je ne l’ai pas oublié, » répondit ma tante sans paraître troublée.

« — Peut-être, » ajouta Traddles, « n’était-ce qu’une impertinence gratuite et sans but ? 

» — Non, » reprit ma tante. 

» — Pardonnez-moi, » dit Traddles timidement, « si je vous le demande : existait-il réellement une personne avec ce titre, et était-il au pouvoir d’Uriah Heep d’inquiéter cette personne ou de s’en servir pour inquiéter Miss Trotwood ? 

» — Oui, mon bon M. Traddles, » répondit encore ma tante.

Traddles, avec un air de désappointement, expliqua comment il n’avait pu vider l’incident avec Uriah Heep ; il en était de cette affaire comme des lettres de change de M. Micawber, qu’Uriah avait prétendu n’être plus en ses mains. Peut-être ma tante avait-elle eu tort de ne pas en parler à Traddles avant que celui-ci eût laissé partir le coquin.

À cette explication, ma tante se contint encore admirablement ; mais nous crûmes voir une larme dans ses yeux lorsqu’elle dit : « — Vous avez bien raison… j’aurais dû vous en parler.

» — Pouvons-nous, moi ou Copperfield, faire quelque chose ? » demanda Traddles.

« — Rien, » répondit ma tante, « je vous remercie mille fois. Trot, mon cher ami, c’est une vaine menace. Qu’on fasse revenir M. et Mrs Micawber ; mais qu’on ne m’adresse pas une parole. »

Et, ce disant, elle avait retrouvé son impassibilité, les yeux tournés du côté de la porte. Ce fut elle qui, la première, dit à M. et à Mrs Micawber, quand ils rentrèrent :

« — Eh bien ! M. et Mrs Micawber, nous vous demandons pardon de vous avoir laissés si long-temps hors de cette pièce. Nous avons discuté votre émigration, et je vais vous dire les arrangements que nous vous proposons. »

Ce qu’elle fit, au contentement général de la famille tout entière, enfants et parents, les enfants étant entrés aussi cette fois. M. Micawber ne put résister au désir de montrer son empressement à faire ses billets. Nous voulûmes en vain le retenir, il courut chercher le papier timbré. Mais sa joie fut courte : au bout de cinq minutes, il revint sous la surveillance d’un huissier qui l’avait fait son prisonnier au détour de la rue.

« — Tout est perdu ! » nous dit-il en pleurant.

Nous étions préparés à cet incident, qui, on le devine, provenait du fait d’Uriah Heep. Nous eûmes donc bientôt rendu la liberté au futur émigrant, et, cinq minutes après, il était assis, occupé à remplir les blancs du papier timbré avec une satisfaction que sa physionomie n’exprimait au même degré que lorsqu’il préparait un punch. C’était un spectacle de le voir contempler ses lettres de change, les manier en artiste comme les gravures d’un maître, et inscrire sur son portefeuille les dates d’échéance.

« — À présent, Monsieur, » dit ma tante, qui avait étudié cette scène silencieusement, « si vous voulez me permettre de vous donner un avis, c’est de renoncer pour jamais à ce genre de travail. 

» — Madame, » répondit M. Micawber, « je vous le jure, et c’est mon intention d’enregistrer ce serment sur la page vierge de l’avenir. Que Mrs Micawber l’atteste, et que mon fils Wilkins s’en souvienne toujours : mieux vaudrait pour lui mettre sa main au feu que de s’en servir pour signer des lettres de change. Ce sont les serpents qui ont empoisonné la vie de son infortuné père. »

Profondément affecté, et passant en un moment de l’expression de la joie à celle du désespoir, M. Micawber fixa sur les serpents un regard de sombre horreur (dans lequel on lisait encore peut-être un reste de sa récente admiration), les plia et les mit dans sa poche.

Là se terminèrent les affaires de cette soirée. Ma tante et moi, fatigués et tristes, nous voulions retourner à Londres le lendemain. Il fut convenu que les Micawber nous y suivraient après avoir effectué la vente de leurs meubles, que la liquidation de M. Wickfield se réglerait aussi vite que possible sous la direction de Traddles, et qu’Agnès viendrait aussi à Londres pendant ces arrangements. Nous passâmes la nuit à la vieille maison gothique qui, délivrée de la présence de Heep, semblait l’être d’un mauvais esprit, et je me reposai dans la chambre de mes années d’écolier, comme un naufragé qui retrouve ses foyers domestiques.

Le lendemain, nous retournâmes à la maison de ma tante et non à la mienne. Là, nous étant assis tous les deux avant de nous coucher, comme autrefois, ma tante me dit :

« — Trot, désirez-vous réellement connaître ce que j’avais sur le cœur dernièrement ? 

» — Oui, sans doute, ma tante. Si j’ai jamais pensé qu’il n’était pas juste que vous eussiez un chagrin ou une inquiétude dont je n’aurais pas ma part, c’est à présent.

» — Vous avez eu assez de vos propres peines depuis quelque temps, mon cher David, » me répondit-elle, « sans qu’il soit besoin d’y ajouter mes petites misères. Je n’ai pas eu d’autre motif, Trot, en vous cachant quelque chose.

» — Je le sais bien, » dis-je ; « mais, je vous en prie, parlez.

» — Voulez-vous faire une petite course en voiture avec moi demain matin ? » demanda ma tante.

« — J’en serai bien aise. 

» — Demain, à neuf heures, » dit-elle. « Je vous raconterai tout, mon cher David. »

En conséquence à neuf heures, nous montâmes dans une voiture de louage et nous nous dirigeâmes vers Londres. Après avoir traversé plusieurs rues, nous nous arrêtâmes devant un hôpital. À quelques pas de la porte stationnait un corbillard très simple. Le cocher reconnut ma tante, et, obéissant à un signe de sa main qu’elle lui fit par la portière de notre voiture, il se mit en marche. Nous le suivîmes.

« — Vous comprenez à présent, Trot, » me dit ma tante ; « il est mort. 

» — Est-il mort à l’hôpital ? 

» — Oui. »

Elle restait immobile et impassible à côté de moi… mais je vis encore des larmes dans ses yeux.

« — Il y avait été déjà malade une fois, » reprit ma tante. « Il était, depuis quelques années, d’une santé de plus en plus délabrée. Dans cette dernière maladie, ayant connu son état, il m’envoya chercher par un infirmier. Il se disait repentant… très repentant. 

» — Vous allâtes le voir à l’hospice ; je le sais, ma tante.

» — Oui, et j’y retournai plusieurs fois. 

» — Il est mort la veille de notre départ pour Cantorbéry, n’est-ce pas ?

» — Oui, » dit ma tante. « Personne ne peut plus le tourmenter maintenant… Voilà pourquoi la menace d’Uriah était vaine. »

Nous sortîmes de Londres et nous ne nous arrêtâmes qu’au cimetière d’Hornsey.

« — Mieux vaut ici que dans la ville, » dit ma tante : « il était né ici. »

Nous mîmes pied à terre. Nous accompagnâmes le cercueil jusqu’à un coin dont je me souviens très bien, et où le corps fut confié à la fosse après les prières d’usage.

« — Mon cher David, » me dit ma tante pendant que nous retournions à notre voiture, « il y a trente-six ans aujourd’hui que je fus mariée. Que Dieu nous pardonne à tous ! »

Nous reprîmes en silence le chemin de Highgate, et ma tante tint long-temps ma main serrée dans la sienne. Enfin, elle fondit soudain en larmes, et me dit :

« — C’était un homme de fort bonne mine quand je l’épousai, Trot… Ah ! qu’il était changé ! ».

Après ces larmes, qui furent pour elle un grand soulagement, ma tante retrouva son sang-froid et prétendit avoir seulement les nerfs très agités :

« — Dieu nous pardonne à tous ! » reprit-elle.

En arrivant au cottage, nous trouvâmes la lettre suivante de M. Micawber ; elle avait été apportée par le courrier du matin :

« Cantorbéry, vendredi.


« Ma chère Madame et mon cher Copperfield,

« La belle terre promise, naguère si resplendissante à l’horizon, est encore enveloppée de brouillards impénétrables et soustraite pour jamais aux regards d’un infortuné naufragé.

» Un nouveau jugement de prise de corps a été rendu par le tribunal du banc de S. M. le roi, à Westminster, en faveur de Heep contre Micawber, et celui-ci est au pouvoir des officiers du shériff, investis ici de la juridiction légale. Je dis avec le lyrique :

« Voici le jour, l’instant fatal ; 
» De la bataille a sonné le signal.
» L’orgueilleux Edouard s’avance,
» Je suis captif… plus d’espérance. »

» Une fois dans les fers, je le sens, ma fin sera prochaine ; car il est un degré de torture morale qu’il est impossible à l’homme d’endurer, et j’ai atteint ce degré. 

» Le ciel vous bénisse ! le ciel vous bénisse ! Quelque futur voyageur, attiré par la curiosité et peut-être, espérons-le par une pitié sympathique, aux lieux étroits assignés comme domicile, dans cette cité, aux prisonniers pour dettes, s’arrêtera afin de méditer devant la muraille où il déchiffrera, gravées avec un clou rouillé, les obscures initiales de W. M.

» P. S. Je brise moi-même le cachet de ma lettre pour ajouter que notre ami commun, M. Thomas Traddles (qui est encore à Cantorbéry et en parfaite santé), a payé ma dette et remboursé tous les frais au noble nom de Miss Trotwood. En conséquence, ma famille et moi, nous sommes à l’apogée du bonheur terrestre. »

Séparateur

  1. « Our boat is on the shore
    » And our bark is on the sea. »