David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 40

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 149-158).

Nous eûmes ce soir-là à Buckingham-Street une conversation très-sérieuse sur les événements domestiques que j’ai racontés en détail, dans le dernier chapitre. Ma tante y prenait le plus grand intérêt, et, pendant plus de deux heures, elle arpenta la chambre, les bras croisés. Toutes les fois qu’elle avait quelque sujet particulier da déconvenue, elle accomplissait une prouesse pédestre de ce genre, et l’on, pouvait toujours mesurer l’étendue de cette déconvenue à la durée de sa promenade. Ce jour-là, elle était tellement émue qu’elle jugea à propos d’ouvrir la porte de sa chambre à coucher, pour se donner du champ, parcourant les deux pièces d’un bout à l’autre, et tandis qu’avec M. Dick, nous étions paisiblement assis près du feu, elle passait et repassait à côté de nous, toujours en ligne droite, avec la régularité d’un balancier de pendule.

M. Dick nous quitta bientôt pour aller se coucher ; je me mis à écrire une lettre aux deux vieilles tantes de Dora. Ma tante, à moi, fatiguée de tant d’exercice, finit par venir s’asseoir près du feu, sa robe relevée comme de coutume. Mais au lieu de poser son verre sur son genou, comme elle faisait souvent, elle le plaça négligemment sur la cheminée, et le coude gauche appuyé sur le bras droit, tandis que son menton reposait sur sa main gauche, elle me regardait d’un air pensif. Toutes les fois que je levais les yeux, j’étais sûr de rencontrer les siens.

« Je vous aime de tout mon cœur, Trotwood, me répétait-elle, mais je suis, agacée et triste. »

J’étais trop occupée de ce que j’écrivais, pour avoir remarqué, avant qu’elle se fût retirée pour se coucher, qu’elle avait laissé ce soir-là sur la cheminée, sans y toucher, ce qu’elle appelait sa potion pour la nuit. Quand elle fut rentrée dans sa chambre, j’allai frapper sa porte pour lui faire part de cette découverte ; elle vint m’ouvrir et me dit avec plus de tendresse encore que de coutume

« Merci, Trot, mais je n’ai pas le courage de la boire ce soir. » Puis elle secoua la tête et rentra chez elle.

Le lendemain matin, elle lut ma lettre aux deux vieilles dames, et l’approuva. Je la mis à la poste ; il ne me restait plus rien à faire que d’attendre la réponse, aussi patiemment que je pourrais. Il y avait déjà près d’une semaine que j’attendais, quand je quittai un soir la maison du docteur pour revenir chez moi.

Il avait fait très-froid dans la journée, avec un vent de nord-est qui vous coupait la figure. Mais le vent avait molli dans la soirée, et la neige avait commencé à tomber par gros flocons ; elle couvrait déjà partout le sol ; on n’entendait ni le bruit des roues, ni le pas des piétons ; on eût dit que les rues étaient rembourrées de plume.

Le chemin le plus court pour rentrer chez moi (ce fut naturellement celui que je pris ce soir-là) me menait par la ruelle Saint-Martin. Dans ce temps-là, l’église qui a donné son nom à cette ruelle étroite n’était pas dégagée comme aujourd’hui ; il n’y avait seulement pas d’espace ouvert devant le porche, et la ruelle faisait un coude pour aboutir au Strand. En passant devant les marches de l’église, je rencontrai au coin une femme. Elle me regarda, traversa la rue, et disparut. Je reconnus ce visage-là, je l’avais vu quelque part, sans pouvoir dire où. Il se liait dans ma pensée avec quelque chose qui m’allait droit au cœur. Mais, comme au moment où je la rencontrai, je pensais à autre chose, ce ne fut pour moi qu’une idée confuse.

Sur les marches de l’église, un homme venait de déposer un paquet au milieu de la neige ; il se baissa pour arranger quelque chose : je le vis en même temps que cette femme. J’étais à peine remis de ma surprise, quand il se releva et se dirigea vers moi. Je me trouvai vis-à-vis de M. Peggotty. Alors je me rappelai qui était cette femme. C’était Marthe, celle à qui Émilie avait remis de l’argent un soir dans la cuisine, Marthe Endell, à côté de laquelle M. Peggotty n’aurait jamais voulu voir sa nièce chérie, pour tous les trésors que l’océan recelait dans son sein. Ham me l’avait dit bien des fois.

Nous nous serrâmes affectueusement la main. Nous ne pouvions parler ni l’un ni l’autre.

« Monsieur Davy ! dit-il en pressant ma main entre les siennes, cela me fait du bien de vous revoir. Bonne rencontre, monsieur, bonne rencontre !

— Oui, certainement, mon vieil ami, lui dis-je.

— J’avais, eu l’idée de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit-il ; mais sachant que votre tante vivait avec vous, car j’ai été de ce côté-là, sur la route de Yarmouth, j’ai craint qu’il ne fût trop tard. Je comptais vous voir demain matin, monsieur, avant de repartir. Oui, monsieur, répétait-il, en secouant patiemment la tête, je repars demain.

— Et où allez-vous ? lui demandai-je.

— Ah ! répliqua-t-il en faisant tomber la neige qui couvrait ses longs cheveux, je m’en vais faire encore un voyage. »

Dans ce temps-là il y avait une allée qui conduisait de l’église Saint-Martin à la cour de la Croix-d’Or, cette auberge qui était si étroitement liée dans mon esprit au malheur de mon pauvre ami. Je lui montrai la grille ; je pris son bras et nous entrâmes. Deux ou trois des salles de l’auberge donnaient sur la cour ; nous vîmes du feu dans l’une de ces pièces, et je l’y menai.

Quand on nous eut apporté de la lumière, je remarquai que ses cheveux étaient longs et en désordre. Son visage était brûlé par le soleil. Les rides de son front étaient plus profondes, comme s’il avait péniblement erré sous les climats les plus divers ; mais il avait toujours l’air très-robuste, et si décidé à accomplir son dessein qu’il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la neige de ses vêtements et de son chapeau, s’essuya le visage qui en était couvert, puis s’asseyant en face de moi près d’une table, le dos tourné à la porte d’entrée, il me tendit sa main ridée et serra cordialement la mienne.

« Je vais vous dire, maître Davy, où j’ai été, et ce que j’ai appris. J’ai été loin, et je n’ai pas appris grand’chose, mais je vais vous le dire !

Je sonnai pour demander à boire. Il ne voulut rien prendre que de l’ale, et, tandis qu’on la faisait chauffer, il paraissait réfléchir. Il y avait dans toute sa personne une gravité profonde et imposante que je n’osais pas troubler.

« Quand elle était enfant, me dit-il en relevant la tête lorsque nous fûmes seuls, elle me parlait souvent de la mer ; du pays où la mer était couleur d’azur, et où elle étincelait au soleil. Je pensais, dans ce temps-là, que c’était parce que son père était noyé, qu’elle y songeait tant. Peut-être croyait-elle ou espérait-elle, me disais-je, qu’il avait été entraîné vers ces rives, où les fleurs sont toujours épanouies, et le soleil toujours brillant.

— Je crois bien que c’était plutôt une fantaisie d’enfant, répondis-je.

— Quand elle a été… perdue, dit M. Peggotty, j’étais sûr qu’il l’emmènerait dans ces pays-là. Je me doutais qu’il lui en aurait conté merveille pour se faire écouter d’elle, surtout en lui disant qu’il en ferait une dame par là-bas. Quand nous sommes allés voir sa mère, j’ai bien vu tout de suite que j’avais raison. J’ai donc été en France, et j’ai débarqué là comme si je tombais des nues. »

En ce moment, je vis la porte s’entrouvrir, et la neige tomber dans la chambre. La porte s’ouvrit un peu plus ; il y avait une main qui la tenait doucement entr’ouverte.

« Là, reprit M. Peggotty, j’ai trouvé un monsieur, un Anglais qui avait de l’autorité, et je lui ai dit que j’allais chercher ma nièce. Il m’a procuré les papiers dont j’avais besoin pour circuler, je ne sais pas bien comment on les appelle ; il voulait même me donner de l’argent, mais heureusement je n’en avais pas besoin. Je le remerciai de tout mon cœur pour son obligeance. « J’ai déjà écrit des lettres pour vous recommander à votre arrivée, me dit-il, et je parlerai de vous à des personnes qui prennent le même chemin. Cela fait que, quand vous voyagerez tout seul, loin d’ici, vous vous trouverez en pays de connaissance. » Je lui exprimai de mon mieux ma gratitude, et je me remis en route à travers la France.

— Tout seul, et à pied ? lui dis-je.

— En grande partie à pied, répondit-il, et quelquefois dans des charrettes qui se rendaient au marché, quelquefois dans des voitures qui s’en retournaient à vide. Je faisais bien des milles à pied dans une journée, souvent avec des soldats ou d’autres pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions pas nous parler ; mais, c’est égal, nous nous tenions toujours compagnie tout le long de la route, dans la poussière du chemin. »

Comment en effet, cette voix si bonne et si affectueuse ne lui aurait-elle pas fait trouver des amis partout ?

« Quand j’arrivais dans une ville, continua-t-il, je me rendais à l’auberge, et j’attendais dans la cour qu’il passât quelqu’un qui sût l’anglais (ce n’était pas rare). Alors je leur racontais que je voyageais pour chercher ma nièce, et je me faisais dire quelle espèce de voyageurs il y avait dans la maison ; puis j’attendais pour voir si elle ne serait pas parmi ceux qui entraient ou qui sortaient. Quand je voyais qu’Émilie n’y était pas, je repartais. Petit à petit, en arrivant dans de nouveaux villages, je m’apercevais qu’on leur avait parlé de moi. Les paysans me priaient d’entrer chez eux, ils me faisaient manger et boire, et me donnaient la couchée. J’ai vu plus d’une femme, maître David, qui avait une fille de l’âge d’Émilie, venir m’attendre à la sortie du village, au pied de la croix de notre Sauveur, pour me faire toute sorte d’amitiés. Il y en avait dont les filles étaient mortes. Dieu seul sait comme ces mères-là étaient bonnes pour moi. »

C’était Martha qui était à la porte. Je voyais distinctement à présent son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je craignais, c’était qu’il ne tournât la tête, et qu’il ne l’aperçût.

« Et bien souvent, dit M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants, surtout leurs petites filles, sur mes genoux et bien souvent vous auriez pu me voir assis devant leurs portes, le soir, presque comme si c’étaient les enfants de mon Émilie. Oh ! ma chère petite Émilie ! »

II se mit à sangloter dans un soudain accès de désespoir. Je passai en tremblant ma main sur la sienne, dont il cherchait à se couvrir le visage.

« Merci, monsieur, me dit-il, ne faites pas attention. »

Au bout d’un moment, il se découvrit les yeux, et continua son récit.

« Souvent, le matin, elles m’accompagnaient un petit bout de chemin, et quand nous nous séparions, et que je leur disais dans ma langue : « Je vous remercie bien ! Dieu vous bénisse ! » elles avaient toujours l’air de me comprendre, et me répondaient d’un air affable. À la fin, je suis arrivé au bord de la mer. Ce n’était pas difficile, pour un marin comme moi, de gagner son passage jusqu’en Italie. Quand j’ai été arrivé là, j’ai erré comme j’avais fait auparavant. Tout le monde était bon pour moi, et j’aurais peut-être voyagé de ville en ville, ou traversé la campagne, si je n’avais pas entendu dire qu’on l’avait vue dans les montagnes de la Suisse. Quelqu’un qui connaissait son domestique, à lui, les avait vus là tous les trois ; on me dit même comment ils voyageaient, et où ils étaient. J’ai marché jour et nuit, maître David, pour aller trouver ces montagnes. Plus j’avançais, plus les montagnes semblaient s’éloigner de moi. Mais je les ai atteintes et je les ai franchies. Quand je sais arrivé près du lieu dont on m’avait parlé, j’ai commencé à me dire dans mon cœur : « Qu’est-ce que je vais faire quand je la reverrai ? »

Le visage qui était resté à nous écouter, insensible à la rigueur de la nuit, se baissa, et je vis cette femme, à genoux devant la porte et les mains jointes, comme pour me prier, me supplier de ne pas la renvoyer.

« Je n’ai jamais douté d’elle, dit M. Peggotty, non, pas une minute. Si j’avais seulement pu lui faire voir ma figure, lui faire entendre ma voix, représenter à sa pensée la maison d’où elle avait fui, lui rappeler son enfance, je savais bien que, lors même qu’elle serait devenue une princesse du sang royal, elle tomberait à mes genoux. Je le savais bien. Que de fois, dans mon sommeil, je l’ai entendue crier : « Mon oncle ! » et l’ai vue tomber comme morte à mes pieds ! Que de fois, dans mon sommeil, je l’ai relevée en lui disant tout doucement : « Émilie, ma chère, je viens pour vous pardonner et vous emmener avec moi ! »

Il s’arrêta, secoua la tête, puis reprit avec un soupir :

« Lui, il n’était plus rien pour moi, Émilie était tout. J’achetai une robe de paysanne pour elle ; je savais bien qu’une fois que je l’aurais retrouvée, elle viendrait avec moi le long de ces routes rocailleuses ; qu’elle irait où je voudrais, et qu’elle ne me quitterait plus jamais, non jamais. Tout ce que je voulais maintenant, c’était de lui faire passer cette robe, et fouler aux pieds celle qu’elle portait ; c’était de la prendre comme autrefois dans mes bras, et puis de retourner vers notre demeure, en nous arrêtant parfois sur la route, pour laisser reposer ses pieds malades, et son cœur, plus malade encore ! Mais lui, je crois que je ne l’aurais seulement pas regardé. À quoi bon ? Mais tout cela ne devait pas être, maître David, non pas encore ! J’arrivai trop tard, ils étaient partis. Je ne pus pas même savoir où ils allaient. Les uns disaient par ici, les autres par là. J’ai voyagé par ici et par là, mais je n’ai pas trouvé Émilie, et alors je suis revenu.

— Y a-t-il longtemps? demandai-je.

— Peu de jours seulement. J’aperçus dans le lointain mon vieux bateau, et la lumière qui brillait dans la cabine, et en m’approchant je vis la fidèle mistress Gummidge, assise toute seule au coin du feu. Je lui criai : « N’ayez pas peur, c’est Daniel ! » et j’entrai. Je n’aurais jamais cru qu’il put m’arriver d’être si étonné de me retrouver dans ce vieux bateau ! »

II tira soigneusement d’une poche de son gilet un petit paquet de papiers qui contenait deux ou trois lettres et les posa sur la table.

« Cette première lettre est venue, dit-il, en la triant parmi les autres, quand il n’y avait pas huit jours que j’étais parti. Il y avait dedans, à mon nom, un billet de banque de cinquante livres sterling ; on l’avait déposée une nuit sous la porte. Elle avait cherché à déguiser son écriture, mais c’était bien impossible avec moi. »

Il replia lentement et avec soin le billet de banque, et le plaça sur la table.

« Cette autre lettre, adressée à mistress Gummidge, est arrivée il y a deux ou trois mois. » Après l’avoir contemplée un moment, il me la passa, ajoutant à voix basse : « Soyez assez bon pour la lire, monsieur. »

Je lus ce qui suit :


« Oh ! que penserez-vous quand vous verrez cette écriture, et que vous saurez que c’est ma main coupable qui trace ces lignes. Mais essayez, essayez, non par amour pour moi, mais par amour pour mon oncle, essayez d’adoucir un moment votre cœur envers moi ! Essayez, je vous en prie, d’avoir pitié d’une pauvre infortunée ; écrivez-moi sur un petit morceau de papier pour me dire s’il se porte bien, et ce qu’il a dit de moi avant que vous ayez renoncé à prononcer mon nom entre vous. Dites-moi, si le soir, vers l’heure où je rentrais autrefois, il a encore l’air de penser à celle qu’il aimait tant. Oh ! mon cœur se brise quand je pense à tout cela ! Je tombe à vos genoux, je vous supplie de ne pas être aussi sévère pour moi que je le mérite… Je sais bien que je le mérite, mais soyez bonne et compatissante, écrivez-moi un mot, et envoyez-le moi. Ne m’appelez plus « ma petite, » ne me donnez plus le nom que j’ai déshonoré ; mais ayez pitié de mon angoisse, et soyez assez miséricordieuse pour me parler un peu de mon oncle, puisque jamais, jamais dans ce monde, je ne le reverrai de mes yeux.

« Chère mistress Gummidge, si vous n’avez pas pitié de moi, vous en avez le droit, je le sais, oh ! alors, demandez à celui avec lequel je suis le plus coupable, à celui dont je devais être la femme, s’il faut repousser ma prière. S’il est assez généreux pour vous conseiller le contraire (et je crois qu’il le fera, il est si bon et si indulgent !), alors, mais alors seulement, dites-lui que, quand j’entends la nuit souffler la brise, il me semble qu’elle vient de passer près de lui et de mon oncle, et qu’elle remonte à Dieu pour lui reporter le mal qu’ils ont dit de moi. Dites-lui que si je mourais demain (oh ! comme je voudrais mourir, si je me sentais préparée !) mes dernières paroles seraient pour le bénir lui et mon onde, et ma dernière prière pour son bonheur ! »


Il y avait aussi de l’argent dans cette lettre : cinq livres sterling. M. Peggotty l’avait laissée intacte comme l’autre, et il replia de même le billet. Il y avait aussi des instructions détaillées sur la manière de lui faire parvenir une réponse ; on voyait bien que plusieurs personnes s’en étaient mêlées pour, mieux dissimuler l’endroit où elle était cachée ; cependant il paraissait assez probable qu’elle avait écrit du lieu même où on avait dit à M. Peggotty qu’on l’avait vue.

« Et quelle réponse a-t-on faite ?

— Mistress Gummidge n’est pas forte sur l’écriture, reprit-il, et Ham a bien voulu se charger de répondre pour elle. On lui a écrit que j’étais parti pour la chercher, et ce que j’avais dit en m’en allant.

— Est-ce encore une lettre que vous tenez là ?

— Non, c’est de l’argent monsieur, dit M. Peggotty en le dépliant à demi : dix livres sterling, comme vous voyez ; et il y a écrit en dedans de l’enveloppe « de la part d’une amie véritable. » Mais la première lettre avait été mise sous la porte, et celle-ci est venue par la poste avant-hier. Je vais aller chercher Émilie dans la ville dont cette lettre porte le timbre. »

Il me le montra. C’était une ville sur les borde du Rhin. Il avait trouvé à Yarmouth quelques marchands étrangers qui connaissaient ce pays-là ; on lui en avait dessiné une espèce de carte, pour mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre nous sur la table, et me montra son chemin d’une main, tout en appuyant son menton sur l’autre.

Je lui demandai comment allait Ham ? Il secoua la tête :

« Il travaille d’arrache-pied, me dit-il : son nom est dans toute la contrée connu et respecté autant qu’un nom peut l’être en ce monde. Chacun est prêt à lui venir en aide, vous comprenez, il est si bon avec tout le monde ! On ne l’a jamais entendu se plaindre. Mais ma sœur croit entre nous, qu’il a reçu là un rude coup.

— Pauvre garçon ; je le crois facilement.

— Maître David, reprit M. Peggotty à voix basse, et d’un ton solennel, Ham ne tient plus à la vie. Toutes les fois qu’il faut un homme pour affronter quelque péril en mer, il est là ; toutes les fois qu’il y a un poste dangereux à remplir, le voilà parti de l’avant. Et pourtant, il est doux comme un enfant ; il n’y a pas un enfant dans tout Yarmouth qui ne le connaisse. »

Il réunit ses lettres d’un air pensif, les replia doucement, et replaça le petit paquet dans sa poche. On ne voyait plus personne à la porte. La neige continuait de tomber mais voilà tout.

« Eh bien ! me dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu ce soir, maître David, et cela m’a fait du bien, je partirai de bonne heure demain matin. Vous avez vu ce que j’ai là, et il mettait sa main sur le petit paquet ; tout ce qui m’inquiète, c’est la pensée qu’il pourrait m’ arriver quelque malheur avant d’avoir rendu cet argent. Si je venais à mourir, et que cet argent fût perdu ou volé, et qu’il pût croire que je l’ai gardé, je crois vraiment que l’autre monde ne pourrait pas me retenir ; oui, vraiment, je crois que je reviendrais ! »

II se leva, je me levai aussi, et nous nous serrâmes de nouveau la main.

« Je ferais dix mille milles, dit-il, je marcherais jusqu’au jour où je tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent à la figure ! Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon Émilie et je serai content. Si je ne la retrouve pas, peut-être un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l’aimait tant, n’a cessé de la chercher que quand il a cessé de vivre ; et, si je la connais bien, il n’en faudra pas davantage pour la ramener alors au bercail ! »

Quand nous sortîmes, la nuit était froide et sombre, et je vis fuir devant nous cette apparition mystérieuse. Je retins M. Peggotty encore un moment, jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Il me dit qu’il allait passer la nuit dans une auberge, sur la route de Douvres, où il trouverait une bonne chambre. Je l’accompagnai jusqu’au pont de Westminster, puis nous nous séparâmes. Il me semblait que tout dans la nature gardait un silence religieux, par respect pour ce pieux pèlerin qui reprenait lentement sa course solitaire à travers la neige.

Je retournai dans la cour de l’auberge, je cherchai des yeux celle dont le visage m’avait fait une si profonde impression ; elle n’y était plus. La neige avait effacé la trace de nos pas, on ne voyait plus que ceux que je venais d’y imprimer ; encore la neige était si forte qu’ils commençaient à disparaître, le temps seulement de tourner la tête pour les regarder par derrière.