David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 60

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 419-429).

Nous causâmes en tête-à-tete, ma tante et moi, fort avant dans la nuit. Elle me raconta que les émigrants n’envoyaient pas en Angleterre une seule lettre qui ne respirât l’espérance et le contentement, que M. Micawber avait déjà fait passer plusieurs fois de petites sommes d’argent pour faire honneur à ses échéances pécuniaires, comme cela se devait d’homme à homme ; que Jeannette, qui était rentrée au service de ma tante lors de son retour à Douvres, avait fini par renoncer à son antipathie contre le sexe masculin en épousant un riche tavernier, et que ma tante avait apposé son sceau à ce grand principe en aidant et assistant la mariée ; qu’elle avait même honoré la cérémonie de sa présence. Voilà quelques-uns des points sur lesquels roula notre conversation ; au reste, elle m’en avait déjà entretenu dans ses lettres avec plus ou moins de détails. M. Dick ne fut pas non plus oublié. Ma tante me dit qu’il s’occupait à copier tout ce qui lui tombait sous la main, et que, par ce semblant de travail, il était parvenu à maintenir le roi Charles Ier à une distance respectueuse ; qu’elle était bien heureuse de le voir libre et satisfait, au lieu de languir dans un état de contrainte monotone, et qu’enfin (conclusion qui n’était pas nouvelle !) il n’y avait qu’elle qui eût jamais su tout ce qu’il valait.

« Et maintenant, Trot, me dit-elle en me caressant la main, tandis que nous étions assis près du feu, suivant notre ancienne habitude, quand est-ce que vous allez à Canterbury ?

— Je vais me procurer un cheval, et j’irai demain matin, ma tante, à moins que vous ne vouliez venir avec moi ?

— Non ! me dit ma tante de son ton bref, je compte rester où je suis.

— En ce cas, lui répondis-je, j’irai à cheval. Je n’aurais pas traversé aujourd’hui Canterbury sans m’arrêter, si c’eût été pour aller voir toute autre personne que vous. »

Elle en était charmée au fond, mais elle me répondit : « Bah, Trot, mes vieux os auraient bien pu attendre encore jusqu’à demain. » Et elle passa encore sa main sur la mienne, tandis que je regardais le feu en rêvant.

Oui, en rêvant ! car je ne pouvais me sentir si près d’Agnès sans éprouver, dans toute leur vivacité, les regrets qui m’avaient si longtemps préoccupé. Peut-être étaient-ils adoucis par la pensée que cette leçon m’était bien due pour ne pas l’avoir prévenue dans le temps où j’avais tout l’avenir devant moi ; mais ce n’en étaient pas moins des regrets. J’entendais encore la voix de ma tante me répéter ce qu’aujourd’hui je pouvais mieux comprendra : « Oh ! Trot, aveugle, aveugle, aveugle ! »

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Quand je levai les yeux, je vis qu’elle m’observait attentivement. Peut-être avait-elle suivi le fil de mes pensées, moins difficile à suivre à présent que lorsque mon esprit s’obstinait dans son aveuglement.

« Vous trouverez son père avec des cheveux blancs, dit ma tante, mais il est bien mieux sous tout autre rapport : c’est un homme renouvelé. Il n’applique plus aujourd’hui sa pauvre petite mesure, étroite et bornée, à toutes les joies, à tous les chagrins de la vie humaine. Croyez-moi, mon enfant, il faut que tous les sentiments se soient bien rapetissés chez un homme pour qu’on puisse la mesurer à cette aune.

— Oui vraiment, lui répondis-je.

— Quant à elle, vous la trouverez, continua ma tante, aussi belle, aussi bonne, aussi tendre, aussi désintéressée que par le passé. Si je connaissais un plus bel éloge, Trot, je ne craindrais pas de le lui donner. »

Il n’y avait point en effet de plus bel éloge pour elle, ni de plus amer reproche pour moi ! Oh ! par quelle fatalité m’étais-je ainsi égaré !

« Si elle instruit les jeunes filles qui l’entourent à lui ressembler, dit ma tante, et ses yeux se remplirent de larmes, Dieu sait que ce sera une vie bien employée ! Heureuse d’être utile, comme elle le disait un jour ! Comment pourrait-elle être autrement ?

— Agnès a-t-elle rencontré un… Je pensais tout haut, plutôt que je ne parlais.

— Un… qui ? quoi ? dit vivement ma tante.

— Un homme qui l’aime ?

— À la douzaine ! s’écria ma tante avec une sorte d’orgueil indigné. Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher ami, depuis que vous êtes parti.

— Certainement dis-je, certainement. Mais a-t-elle trouvé un homme digne d’elle ? car Agnès ne saurait en aimer un antre. »

Ma tante resta silencieuse an instant, le menton appuyé sur sa main. Puis levant lentement les yeux :

« Je soupçonne, dit-elle, qu’elle a de l’attachement pour quelqu’un, Trot.

— Et elle est payée de retour ? lui dis-je.

— Trot reprit gravement ma tante, je ne puis vous le dire. Je n’ai même pas le droit de vous affirmer ce que je viens de vous dire-là. Elle ne me l’a jamais confié, je ne fais que le soupçonner. »

Elle me regardait d’un air si inquiet (je la voyais même trembler) que je sentis alors, plus que jamais, qu’elle avait pénétré au fond de ma pensée. Je fis un appel à toutes les résolutions que j’avais formées, pendant tant de jours et tant de nuits de lutte contre mon propre cœur,

« Si cela était, dis-je, et j’espère que cela est…

—Je ne dis pas que cela soit, dit brusquement ma tante. Il ne faut pas vous en fier à mes soupçons, il faut au contraire les tenir secrets. Ce n’est peut-être qu’une idée. Je n’ai pas le droit d’en rien dire.

— Si cela était, répétai-je, Agnès me le dirait un jour. Une sœur à laquelle j’ai montré tant de confiance, ma tante, ne me refusera pas la sienne. »

Ma tante détourna les yeux aussi lentement qu’elle les avait portés sur moi, et les cacha dans ses mains d’un air pensif. Peu à peu elle mit son autre main sur mon épaule, et nous restâmes ainsi près l’un de l’autre, songeant au passé, sans échanger une seule parole, jusqu’au moment de nous retirer.

Je partis le lendemain matin de bonne heure pour le lieu où j’avais passé le temps bien reculé de mes études. Je ne puis dire que je fusse heureux de penser que c’était une victoire que je remportais sur moi-même, ni même de la perspective de revoir bientôt son visage bien-aimé.

J’eus bientôt en effet parcouru cette route que je connaissais si bien, et traversé ces rues paisibles ou chaque pierre m’était aussi familière qu’un livre de classe à un écolier. Je me rendis à pied jusqu’à la vieille maison, puis je m’éloignai : j’avais le cœur trop plein pour me décider à entrer. Je revins, et je vis en passant la fenêtre basse de la petite tourelle où Uriah Heep, puis M. Micawber, travaillaient naguère : c’était maintenant un petit salon ; il n’y avait plus de bureau. Du reste, la vieille maison avait le même aspect propre et soigné que lorsque je l’avais vue pour la première fois. Je priai la petite servante qui vint m’ouvrir de dire à miss Wickfleld qu’un monsieur demandait à la voir, de la part d’un ami qui était en voyage sur le continent ; elle me fit monter par le vieil escalier (m’avertissant de prendre garde aux marches que je connaissais mieux qu’elle) ; j’entrai dans le salon ; rien n’y était changé. Les livres que nous lisions ensemble, Agnès et moi, étaient à la même place ; je revis, sur le même coin de la table, le pupitre où tant de fois j’avais travaillé. Tous les petits changements que les Heep avaient introduits de nouveau dans la maison, avaient été changés à leur tour. Chaque chose était dans le même état que dans ce temps de bonheur qui n’était plus.

Je me mis contre une fenêtre, je regardai les maisons de l’autre coté de la rue, me rappelant combien de fois je les avais examinées les jours de pluie, quand j’étais venu m’établir à Canterbury ; toutes les suppositions que je m’amusais à faire sur les gens qui se montraient aux fenêtres, la curiosité que je mettais à les suivre montant et descendant les escaliers, tandis que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pavé, ou débordait là-bas des égouts voisins sur la chaussée. Je me souvenais que je plaignais de tout mon cœur les piétons que je voyais arriver le soir à la brune tout trempés, et traînant la jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d’un bâton. Tous ces souvenirs étaient encore si frais dans ma mémoire, que je sentais une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouillées, jusqu’au souffle du vent qui m’avait dépité moi-même pendant mon pénible voyage.

Le bruit de la petite porte qui s’ouvrait dans la boiserie me fit tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra le mien. Elle s’arrêta et mit sa main sur son cœur ; je la saisis dans mes bras.

« Agnès ! mon amie ! j’ai eu tort d’arriver ainsi à l’improviste.

— Non, non ! Je suis si contente de vous voir, Trotwood !

— Chère Agnès, c’est moi qui suis heureux de vous retrouver encore ! »

Je la pressai sur mon cœur, et pendant un moment nous gardâmes tous deux le silence. Puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre, et je vis sur ce visage angélique l’expression de joie et d’affection dont je rêvais, le jour et la nuit, depuis des années.

Elle était si naïve, elle était si belle, elle était si bonne, je lui devais tant, je l’aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce que je sentais. J’essayai de la bénir, j’essayai de la remercier, j’essayai de lui dire (comme je l’avais souvent fait dans mes lettres) toute l’influence qu’elle avait sur moi, mais non : mes efforts étaient vains. Ma joie et mon amour restaient muets.

Avec sa douce tranquillité, elle calma mon agitation ; elle me ramena au souvenir du moment de notre séparation ; elle me parla d’Émilie, qu’elle avait été voir en secret plusieurs fois ; elle me parla d’une manière touchante du tombeau de Dora. Avec l’instinct toujours juste que lui donnait son noble cœur, elle toucha si doucement et si délicatement les cordes douloureuses de ma mémoire que pas une d’elles ne manqua de répondre à son appel harmonieux, et moi, je prêtais l’oreille à cette triste et lointaine mélodie, sans souffrir des souvenirs qu’elle éveillait dans mon âme. Et comment en aurais-je pu souffrir, lorsque le sien les dominait tous et planait comme les ailes de mon bon ange sur ma vie !

« Et vous, Agnès ? dis-je enfin. Parlez-moi de vous. Vous ne m’avez encore presque rien dit de ce que vous faites.

— Et qu’aurais-je à vous dire reprit-elle avec son radieux sourire. Mon père est bien. Vous nous retrouvez ici tranquilles dans notre vieille maison qui nous a été rendue ; nos inquiétudes sont dissipées ; vous savez cela, cher Trotwood, et alors vous savez tout.

— Tout, Agnès ? »

Elle me regarda, non sans un peu d’étonnement et d’émotion.

« Il n’y a rien de plus, ma sœur ? lui dis-je. »

Elle pâlit, puis rougit, et pâlit de nouveau. Elle sourit avec une calme tristesse, à ce que je crus voir, et secoua la tête. J’avais cherché à la mettre sur le sujet dont m’avait parlé ma tante car quelque douloureuse que dût être pour moi cette confidence, je voulais y soumettre mon cœur et remplir mon devoir vis-à-vis d’Agnès. Mais je vis qu’elle se troublait, et je n’insistai pas.

« Vous avez beaucoup à faire, chère Agnès ?

— Avec mes élèves ? » dit-elle en relevant la tête ; elle avait repris sa sérénité habituelle.

« Oui. C’est bien pénible, n’est-ce pas ?

— La peine en est si douce, reprit-elle, que je serais presque ingrate de lui donner ce nom.

— Rien de ce qui est bien ne vous semble difficile, répliquai-je. »

Elle pâlit de nouveau, et, de nouveau, comme elle baissait la tête, je revis ce triste sourire.

« Vous allez attendre pour voir mon père, dit-elle gaiement, et vous passerez la journée avec nous. Peut-être même voudrezvous bien coucher dans votre ancienne chambre ? Elle porte toujours votre nom. »

Cela m’était impossible, j’avais promis à ma tante de revenir le soir, mais je serais heureux, lui dis-je, de passer la journée avec eux.

« J’ai quelque chose à faire pour le moment, dit Agnès, mais voilà vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique.

— Je revois même les anciennes fleurs, dis-je en regardant autour de moi ; ou du moins les espèces que vous aimiez autrefois.

— J’ai trouvé du plaisir, reprit Agnès en souriant, à conserver tout ici pendant votre absence, dans le même état que lorsque nous étions des enfants. Nous étions si heureux alors !

— Oh ! oui, Dieu m’en est témoin !

— Et tout ce qui me rappelait mon frère, dit Agnès en tournant vers moi ses yeux affectueux, m’a tenu douce compagnie. Jusqu’à cette miniature de panier, dit-elle en me montrant celui qui pendait à sa ceinture, tout plein de clefs, il me semble, quand je l’entends résonner, qu’il me chante un air de notre jeunesse. »

Elle sourit et sortit par la porte qu’elle avait ouverte en entrant.

C’était à moi à conserver avec un soin religieux cette affection de sœur. C’était tout ce qui me restait, et c’était un trésor. Si une fois j’ébranlais cette sainte confiance en voulant la dénaturer, elle était perdue à tout jamais et ne saurait renaître. Je pris la ferme résolution de n’en point courir le risque. Plus je l’aimais, plus j’étais intéressé à ne point m’oublier un moment.

Je me promenai dans les rues, je revis mon ancien ennemi le boucher, aujourd’hui devenu constable, avec le bâton, signe honorable de son autorité, pendu dans sa boutique ; j’allai voir l’endroit où je l’avais combattu ; et là je méditai sur miss Shepherd, et sur l’aînée des miss Jorkins, et sur toutes mes frivoles passions, amours ou haines de cette époque. Rien ne semblait avoir survécu qu’Agnès, mon étoile toujours plus brillante et plus élevée dans le ciel.

Quand je revins, M. Wickfield était rentré ; il avait loué à deux milles environ de la ville un jardin où il allait travailler presque tous les jours. Je le trouvai tel que ma tante me l’avait décrit. Nous dînâmes en compagnie de cinq ou six petites filles ; il avait l’air de n’être plus que l’ombre du beau portrait qu’on voyait sur la muraille.

La tranquillité et la paix qui régnaient jadis dans cette paisible demeure, et dont J’avais gardé un si profond souvenir, y étaient revenues. Quand le dîner fut terminé, M. Wiekfield ne prenant plus le vin du dessert, et moi refusant d’en prendre comme lui, nous remontâmes tous. Agnès et ses petites élèves se mirent à chanter, à jouer et à travailler ensemble. Après le thé les enfants nous quittèrent, et nous restâmes tous trois ensemble, à causer du passé.

« J’y trouve bien des sources de regret, de profond regret et de remords, Trotwood, dit M. Wieckfield, en secouant sa tête blanchie ; vous ne le savez que trop. Mais avec tout cela je serais bien fâché d’en effacer le souvenir, lors même que ce serait en mon pouvoir. »

Je pouvais aisément le croire : Agnès était à côté de lui !

« J’anéantirais en même temps, continua-t-il, celui de la patience, du dévouement, de la fidélité, de l’amour de mon enfant, et cela, je ne veux pas l’oublier, non, pas même pour parvenir à m’oublier moi-même.

— Je vous comprends, monsieur, lui dis-je doucement. Je la vénère. J’y ai toujours pensé… toujours, avec vénération.

— Mais personne ne sait, pas même vous, reprit-il, tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle a supporté, tout ce qu’elle a souffert. Mon Agnès ! »

Elle avait mis sa main sur le bras de son père comme pour l’arrêter, et elle était pâle, bien pâle !

« Allons ! allons ! » dit-il, avec un soupir, en repoussant évidemment le souvenir d’un chagrin que sa fille avait eu à supporter, qu’elle supportait peut-être même encore (je pensai à ce que m’avait dit ma tante), Trotwood, je ne vous ai jamais parlé de sa mère. Quelqu’un vous en a-t-il parlé ?

— Non, monsieur.

— Il n’y a pas beaucoup à en dire… bien qu’elle ait eu beaucoup à souffrir. Elle m’a épousé contre la volonté de son père, qui l’a reniée. Elle l’a supplié de lui pardonner, avant la naissance de mon Agnès. C’était un homme très-dur, et la mère était morte depuis longtemps. Il a rejeté sa prière. Il lui a brisé le cœur. »

Agnès s’appuya sur l’épaule de son père et lui passa doucement les bras autour du cou.

« C’était un cœur doux et tendre, dit-il, il l’a brisé. Je savais combien c’était une nature frêle et délicate. Nul ne le pouvait savoir aussi bien que moi. Elle m’aimait beaucoup, mais elle n’a jamais été heureuse. Elle a toujours souffert en secret de ce coup douloureux, et quand son père la repoussé pour la dernière fois, elle était faible et malade… elle languit puis elle mourut. Elle me laissa Agnès qui n’avait que quinze jours encore, et les cheveux gris que vous vous rappelez m’avoir vus déjà la première fois que vous êtes venu ici. »

Il embrassa sa fille.

« Mon amour pour mon enfant était un amour plein de tristesse, car mon âme tout entière était malade. Mais à quoi bon vous parler de moi ? C’est de sa mère et d’elle que je voulais vous parler, Trotwood. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que j’ai été ni ce que je suis encore, vous le devinerez bien ; je le sais. Quant à Agnès, je n’ai que faire aussi de vous dire ce qu’elle est ; mais j’ai toujours retrouvé en elle quelque chose de l’histoire de sa pauvre mère ; et c’est pour cela que je vous en parle ce soir, à présent que nous sommes de nouveau réunis après de si grands changements. J’ai fini. »

Il baissa la tête, elle pencha vers lui son visage d’ange, qui prit, avec ses caresses filiales, un caractère plus pathétique encore après ce récit. Une scène si touchante était bien faite pour fixer d’une façon toute particulière dans ma mémoire le souvenir de cette soirée, la première de notre réunion. Agnès se leva, et, s’approchant doucement de son piano, elle se mit à jouer quelques-uns des anciens airs que nous avions si souvent écoutés au même endroit.

« Avez-vous le projet de voyager encore ? me demanda Agnès tandis que j’étais debout à côté d’elle.

— Qu’en pense ma sœur ?

— J’espère que non.

— Alors je n’en ai plus le projet, Agnès.

— Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis est que vous n’en devez rien faire, reprit-elle doucement. Votre réputation croissante et vos succès vous encouragent à continuer ; et lors même que je pourrais me passer de mon frère, continua-t-elle en fixant ses yeux sur moi, peut-être le temps, plus exigeant, réclame-t-il de vous une vie plus active.

— Ce que je suis c’est votre œuvre, Agnès ; c’est à vous d’en juger.

— Mon œuvre, Trotwood ?

— Oui, Agnès mon amie ! lui dis-je en me penchant vers elle, j’ai voulu vous dire, aujourd’hui, en vous revoyant, quelque chose qui n’a pas, cessé d’être dans mon cœur depuis la mort de Dora. Vous rappelez-vous que vous êtes venue me trouver dans notre petit salon, et que vous m’avez montré le le ciel, Agnès ?

— Oh, Trotwood ! reprit-elle, les yeux pleins de larmes. Elle était si aimante, si naïve, si jeune ! Pourrais-je jamais l’oublier ?

— Telle que vous m’êtes apparue alors, ma sœur, telle vous avez toujours été pour moi. Je me le suis dit bien des fois depuis ce jour. Vous m’avez toujours montré le ciel, Agnès ; vous m’avez toujours conduit vers un but meilleur ; vous m’avez toujours guidé vers un monde plus élevé. »

Elle secoua la tête en silence ; à travers ses larmes, je revis encore le doux et triste sourire.

« Et je vous en suis si reconnaissant, Agnès, si obligé éternellement, que je n’ai pas de nom pour l’affection que je vous porte. Je veux que vous sachiez, et pourtant je ne sais comment vous le dire, que toute ma vie je croirai en vous, et me laisserai guider par vous, comme je l’ai fait au milieu des ténèbres qui ont fui loin de moi. Quoi qu’il arrive, quelques nouveaux liens que vous puissiez former, quelques changements qui puissent survenir entre nous, je vous suivrai toujours des yeux, je croirai en vous et je vous aimerai comme je le fais aujourd’hui, et comme je l’ai toujours fait. Vous serez, comme vous l’avez toujours été, ma consolation et mon appui. Jusqu’au jour de ma mort, ma sœur chérie, je vous verrai toujours devant moi, me montrant le ciel ! »

Elle mit sa main sur la mienne et me dit qu’elle était fière de moi, et de ce que je lui disais, mais que je la louais beaucoup plus qu’elle ne le méritait. Puis elle continua à jouer doucement, mais sans me quitter des yeux.

« Savez-vous, Agnès, que ce que j’ai appris ce soir de votre père répond merveilleusement au sentiment que vous m’avez inspiré quand je vous ai d’abord connue, quand je n’étais encore qu’un petit écolier assis à vos cotés.

— Vous saviez que je n’avais pas de mère, répondit-elle avec un sourire, et cela vous disposait à m’aimer un peu.

— Plus que cela, Agnès. Je sentais, presque, autant que si j’avais su cette histoire, qu’il y avait, dans l’athmosphère qui nous environnait quelque chose de doux et de tendre, que je ne pouvais m’expliquer ; quelque chose qui, chez une autre, aurait pu tenir de la tristesse (et maintenant je sais que j’avis raison), mais qui n’en avait pas chez vous le caractère. »

Elle jouait doucement quelques notes, et elle me regardait toujours.

« Vous ne riez pas de l’idée que je caressais alors ; ces folles idées, Agnès ?

— Non !

— Et si je vous disais que, même alors, je comprenais que vous pourriez aimer fidèlement, en dépit de tout découragement, aimer jusqu’à votre dernière heure, ne ririez-vous pas au moins de ce rêve ?

— Oh non ! oh non ! »

Un instant son visage prit une expression de tristesse qui me fit tressaillir, mais, l’instant d’après, elle se remettait à jouer doucement, en me regardant avec son beau et calme sourire.

Tandis que je retournais le soir à Londres, poursuivi par le vent comme par un souvenir inflexible, je pensais à elle, je craignais qu’elle ne fût pas heureuse. Moi, je n’étais pas heureux, mais j’avais réussi juqu’alors à mettre fidèlement un sceau sur le passé ; et, en songeant à elle, tandis qu’elle me montrait le ciel, je songeais à cette demeure éternelle où je pourrais un jour l’aimer, d’un amour inconnu à la terre, et lui dire la lutte que je m’étais livrée dans mon cœur, lorsque je l’aimais ici-bas.