De la propriété intellectuelle

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DE
LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE


POSITION DE LA QUESTION ÉCONOMIQUE

De la propriété intellectuelle, études par MM. Frédéric Passy, Victor Modeste et P. Paillottet, avec une préface par M. Jules Simon. 1 volume in-18. Paris, E. Dentu, libraire-éditeur, 1859.


Malheur aux questions qui ne sont pas, comme les questions purement scientifiques, réservées aux investigations d’un petit nombre de savants compétents qui les discutent en termes techniques ! Malheur aux questions qui, soit parce qu’elles touchent directement à des intérêts particuliers, soit parce qu’elles tiennent à des principes de morale générale, tombent immédiatement dans le domaine de la discussion publique. Elles sont bientôt soustraites à la juridiction de la raison pour être livrées au caprice du sentiment individuel, et pour longtemps ravies à la science, elles demeurent abandonnées à tous les hasards de l’empirisme.

Tous les hommes qui sont au fait de l’histoire des sciences, et tous les hommes qui, de nos jours, dévoués au progrès scientifique, se sont avancées jusqu’à la limite des vérités acquises pour explorer la région des vérités controversées me comprendront. Ils savent que jamais, une question nouvelle se produisant, l’objet n’en est défini, l’étendue circonscrite, les termes fixés du premier coup. Ils savent qu’avant d’être définitivement résolu, avant même d’être péniblement élaboré, tout problème, à l’origine, se pose confusément. Supposez qu’alors la foule s’en empare, qu’arrivera-t-il ?

Chacun, sous l’influence de sa nature et de ses croyances, ou simplement de ses habitudes et de ses préjugés, ou même de son caprice, tranche en son sens ce problème peu précis. D’une part on affirme je ne sais trop quoi ; d’autre part on nie toute sorte de choses qui ne furent jamais affirmés. La science s’arrête ; les mêmes arguments sont indéfiniment ressassés ; les faits mutilés semblent, suivant l’expression de Jouffroy, de lâches témoins prêts à déposer indifféremment pour et contre la vérité. La discussion se poursuit ; mais tous les raisonnements ultérieurs ne tendent qu’à soutenir le sentiment préconçu. Cela dure ainsi jusqu’au jour où quelques savants se dévouent à pénétrer dans le chaos des opinions pour le débrouiller, ou jusqu’à ce qu’un penseur reprenant la question à l’origine la pose, l’éclaircisse et la résolve tout à la fois.

Peut-être me trouvera-t-on trop sévère ; peut-être le suis-je en effet, peut-être la science trouve-t-elle dans la critique de l’empirisme un point d’appui nécessaire ; peut-être ces débats incohérents ont-ils leur raison d’être et leur utilité. Je ne sais. Toujours est-il qu’il me serait bien difficile de ne pas me réjouir quand la méthode reprend ses droits, et quand je vois un rayon de la science percer avant de les dissiper les nuages de l’empirisme. C’est surtout à ce titre que je louerai le livre De la propriété intellectuelle de MM. Frédéric Passy, Victor Modeste et P. Paillottet.

Presque toutes les grandes questions économiques ont eu à subir les traverses que j’ai dépeintes, et non-seulement celles à l’élaboration desquelles devaient concourir simultanément l’économie politique proprement dite et la morale, mais celles aussi qui, complétement indépendantes du droit naturel, ne ressortaient que de la science de l’échange. C’est dire assez que la question de la propriété intellectuelle n’y a point échappé. Que dis-je ! elle est une de celles qui se sont le plus rapidement déplacées, une de celles où le sentiment s’est le plus tôt introduit pour en chasser la raison.

Après les tentatives infructueuses de 1826 et 1836, après la discussion de 1839 à la chambre des pairs, la question de la propriété littéraire se pose un peu plus nettement en 1841. On propose une loi qui étendrait le droit de propriété de l’auteur, après sa mort, de vingt à trente ans. — « Je me demande, dit un publiciste, quel est le but du législateur ? Son but, c’est évidemment de consacrer la profession d’homme de lettres, considérer comme métier, comme moyen de gagner de l’argent[1]. » Aussitôt il recherche s’il est dans l’intérêt public que la littérature devienne un procédé industriel ; s’il est bon qu’il y ait dans la société beaucoup d’hommes faisant des livres pour s’enrichir ou même pour vivre, etc., etc. Celui-là s’élançant, tous le suivent. On sauterait à la douzaine, dit Figaro. Tout le monde s’efforce à l’envi de montrer uniquement que la profession d’écrivain doit être exercée non comme un métier mais comme un sacerdoce. De tous les arguments invoqués contre la propriété littéraire, celui-là fut le meilleur et le plus détestable, le plus détestable parce qu’il s’éloignait le plus audacieusement de la question, le meilleur parce qu’à cause de cela même il a le mieux réussi.

Qu’il soit à désirer que la littérature ne devienne point un procédé industriel, j’en tombe d’accord. Mais j’ai beau faire, je ne puis voir qu’une question de morale privée tout à fait spéciale, fort bien définie, et très-indépendante surtout de l’économie politique. Tel ou tel écrivain s’est-il donné pour but d’éclairer les hommes ou de s’enrichir ? C’est ce que personne, il me semble, n’a le droit de rechercher publiquement, et ce que la conscience seule de l’auteur est autorisée à lui rappeler à tout instant, soit avec fierté, soit avec reproche. Allons même aussi loin que possible sur le terrain de la moralité littéraire, nous n’y saurions rencontrer jamais ni la science de l’échange ni le droit naturel. Les œuvres de cet écrivain sont-elles bonnes ou mauvaises au point de vue des intérêts scientifiques ou selon les règles de l’art ? La critique est là pour le dire. Ses doctrines ne sont-elles point perverses et dangereuses, ses peintures déshonnêtes et corruptrices ? La société, jugeant par ses magistrats et par ses jurés, appréciera. Que peut avoir à faire en tout cela le droit de propriété ?

Maintenant, si les œuvres d’un auteur, intéressées ou généreuses, bonnes ou mauvaises, constituent de la richesse sociale, valable, appropriable, échangeable, dans quelles limites les principes et les définitions du droit naturel permettront-ils de déclarer cet auteur propriétaire de cette richesse ? Voilà quelle est véritablement la question de la propriété littéraire, ou toute considération de moralité privée ou publique, répressive ou préventive, serait mal fondée à intervenir.

Élargissant autant que possible le cercle de la question, ne considérant plus la propriété littéraire en particulier, mais la propriété intellectuelle en général, nous aurons donc à nous demander :

1o Qu’est-ce que la richesse intellectuelle ? La richesse intellectuelle est-elle valable et appropriable ? est-elle échangeable ? est-elle, en un mot, de la richesse sociale ?

2o Si la richesse intellectuelle est de la richesse sociale, qui peut avoir sur elle un droit naturel de propriété ?

Tels sont, à mon sens, les deux points principaux de la question de la propriété intellectuelle ; et je vais y rapporter tout entière ma critique du livre de MM. F. Passy, V. Modeste et P. Paillottet. En dehors de ces deux points, on pourra tout prouver, sauf ce dont il serait intéressant pour moi de me convaincre ; et ces deux points une fois élucidés au-dessus de toute espèce de contestation, le problème sera, je crois, en grande partie résolu. Le premier est un point d’économie pure ; le second un point de droit et d’application du droit à l’économie. Ceci soit dit en passant pour constater que des économistes, et des économistes distingués tels que sont MM. F. Passy, V. Modeste et P. Paillottet étaient plus que personne compétents en matière de propriété intellectuelle.

« Y a-t-il ou n’y a-t-il pas une propriété intellectuelle ? se demande M. Frédéric Passy. Le producteur intellectuel — artiste, écrivain, musicien, etc., — est-il ou n’est-il pas propriétaire de son œuvre[2] ? » Des deux points en qui j’ai résumé la question de la propriété intellectuelle, le second, comme on peut voir, préoccupe surtout et tout d’abord l’auteur. Je puis dire dès à présent qu’il le préoccupe presque exclusivement. — « Pour résoudre ce problème, continue en effet M. F. Passy, une seule chose, à ce qu’il nous semble, est nécessaire à savoir : qu’est-ce que la propriété ? d’où vient-elle et en quoi consiste-t-elle ? Ce qui revient, ni plus ni moins, à cette interrogation primitive et suprême : La propriété est-elle légitime[3] ? »

J’en demande pardon à M. F. Passy ; mais il me semble qu’il avance à pas trop pressés dans la question, et qu’avant de se demander même si la propriété est légitime d’une façon générale, il y avait autre chose, et quelque chose de plus nécessaire encore à savoir. Je m’explique.

« Les choses ne se payent pas, dit plus loin l’auteur dans son travail, en raison du nombre d’heures qu’il a fallu pour les faire, ou de l’intensité visibles des efforts qu’elles ont coûté mais en raison de leur utilité et de leur rareté[4]. » M. F. Passy est en cela d’accord avec toute l’école ; et les économistes sont tous aujourd’hui parfaitement renseignés sur l’origine de la valeur vénale. Mais ce que tous ne paraissent pas savoir, ou tout au moins exposer aussi nettement, c’est que l’origine de la valeur est aussi celle de la propriété.

La limitation dans la quantité des utilité, qui les fait rares, les fait du même coup et valables et appropriables. L’appropriation n’est pas, à vrai dire, la propriété tout entière, elle est uniquement la propriété à l’état élémentaire, la propriété moins la légitimité, moins la sanction de la justice. Mais si l’on considère que l’appropriation, dès l’instant qu’elle se produit du fait de l’homme libre et responsable, tombe sans retard dans le domaine de la moralité et ressort immédiatement des axiomes du droit naturel, on peut énoncer que la valeur d’échange et la propriété naissent ensemble de la rareté ou de la limitation en quantité des utilités.

Ainsi l’on peut dire que les choses utiles qui sont illimitées en quantité : l’air atmosphérique, l’eau des fleuves, la chaleur solaire, etc, etc., ne sont ni valables ni appropriables. Et l’on peut dire aussi que toute chose valable est appropriable, et que toute chose appropriable est valable. On peut dire que partout où il y a valeur d’échange il faut qu’il y ait propriété, et que partout où il y a propriété il doit y avoir valeur d’échange. Ce qui revient encore à énoncer en d’autres termes que la propriété ne porte que sur la richesse sociale et qu’elle porte sur toute la richesse sociale.

Cette observation, je l’avoue, me paraît fondamentale ; et ses applications à la question de la propriété intellectuelle me semblent, au point de vue de la méthode, d’une importance considérable. Elles sont faciles à prévoir.

Et d’abord, ou le résultat du travail intellectuel est utile ou il est inutile. Dans le second cas tout est dit : le résultat du travail intellectuel n’est pas même de la richesse. Dans le premier cas, tout n’est pas dit encore : le résultat du travail intellectuel est bien de la richesse mais il n’est peut-être pas de la richesse sociale. Si la richesse intellectuelle est utile, mais illimitée en quantité elle ne sera point valable, elle ne sera pas davantage appropriable. En conséquence il n’y a pas lieu à faire une théorie de la propriété intellectuelle, pas plus qu’il n’y a lieu à faire une théorie de la propriété de l’air atmosphérique, de l’eau des fleuves, de la chaleur solaire, etc., etc. Mais si la richesse intellectuelle est tout ensemble utile et limitée en quantité, elle sera valable, elle sera appropriable ; elle sera possédée, échangée, et il est urgent de constituer la théorie de la propriété intellectuelle, comme la théorie de la propriété foncière, etc., etc.

Une chose à savoir, et très-nécessaire, pour résoudre le problème abordé par M. F. Passy, c’était donc si la richesse intellectuelle est ou non de la richesse sociale. Et toutefois, ce n’est pas tout encore ; car ce point n’est à tout prendre qu’une déduction particulière d’une question plus générale. La première chose à savoir et la plus nécessaire, à mon sens, en matière de propriété intellectuelle, c’était celle-ci : Qu’est-ce-que la richesse intellectuelle ?

En effet, au moment de constituer une théorie particulière de la propriété de telle ou telle portion de la richesse sociale, ne doit-on pas, si l’on veut agir méthodiquement, commencer par définir dans sa nature, dans ses espèces, cette portion de la richesse sociale, objet du droit de propriété ? Cela est évident. Cela même est d’une évidence telle que M. F. Passy lui-même ne peut échapper à cette nécessité de méthode. Il définit la richesse intellectuelle ; je trouve seulement qu’il ne la définit pas suffisamment. « Le producteur intellectuel, dit-il dans le passage que j’ai cité, — artiste, écrivain, musicien, etc., — est-il ou n’est-il pas propriétaire de son œuvre ? » Une œuvre intellectuelle, selon l’auteur, c’est donc une œuvre d’artiste, d’écrivain, de musicien, etc. La richesse intellectuelle, c’est l’ensemble des œuvres des artistes, écrivains, musiciens, etc. Je demeure convaincu que cette définition n’est pas suffisante ; et par malheur il n’y en a nulle part une meilleure ni même une autre dans le travail de M. F. Passy.

Ces restrictions faites, je n’ai plus qu’à louer.

La théorie de la propriété de M. F. Passy est celle qui fonde le droit d’appropriation sur la personnalité de l’homme et sur le travail ; il me paraît non-seulement qu’elle est bonne, mais que c’est même la seule bonne, ou du moins la seule philosophique. Quand l’auteur l’a donnée, — « nous pourrions, à la rigueur, dit-il, nous arrêter ici[5]. » — Cela est vrai : car il est certain qu’il suffirait, dans un traité dogmatique que ces considérations de droit naturel fussent appliquées, en quelques conclusions rapides, aux définitions purement économiques de la richesse intellectuelle. Tout serait dit.

Mais le travail de M. F. Passy est moins une œuvre de dogme que de polémique. C’est donc à la réfutation des arguments invoqués par les adversaires de la propriété intellectuelle qu’il consacre ses pages les plus nombreuses. Le premier de ces arguments consiste en ceci, que la propriété intellectuelle serait impossible, et son objet « insusceptible d’appropriation[6]. » C’est le point économique de la question qui de lui-même s’offre aux investigations de l’auteur. M. F. Passy oppose à cette fin de non-recevoir le démenti des faits. Je persiste, s’il faut le dire, à croire qu’une démonstration ex professo eût été non plus concluante, mais plus méthodique.

Un certain nombre de personnes, à ce qu’il paraît, ont cru devoir contester aux producteurs intellectuels le droit de propriété sur leurs œuvres, en se fondant sur ce raisonnement, que ces œuvres n’étaient que l’écho des idées communes, et que le véritable producteur intellectuel était la foule. Cette assertion a pu satisfaire et convaincre nombre de gens peu au courant du travail littéraire et artistique ; elle fera, j’en ai peur, sourire tout homme qui dans sa vie a quelquefois essayé de formuler une idée. Elle ne porte d’ailleurs, comme je me réserve de le signaler plus tard, que sur la valeur et l’origine morales de l’œuvre intellectuelle et non sur sa valeur vénale et sa production économique. Mais si l’argument est médiocre, les conséquences en sont curieuses. Il n’aboutirait à rien moins qu’à conclure à la propriété collective de la richesse intellectuelle ; aussi M. F. Passy a-t-il grandement raison de le renvoyer au communisme.

Il faut lire dans le travail de M. F. Passy la réfutation des autres arguments invoqués par les adversaires de la propriété intellectuelle. Elle est vive, éloquente et sans réplique. Elle eût été peut-être plus scientifique si l’auteur eût eu la pensée de donner une importance plus considérable à la partie économique de la question dont j’ai cru devoir signaler l’absence. Mais peut-être eût-elle eu moins d’à-propos : car avant de fonder la science, il convient sans doute d’avoir ruiné l’empirisme. Et d’ailleurs j’aurais d’autant plus mauvaise grâce à m’appesantir sur mes regrets vis-à-vis de M. F. Passy que, dans le livre qui m’occupe, c’est M. V. Modeste qui semble s’être réservé le rôle plutôt dogmatique. C’est donc à lui que je dois surtout m’adresser.

« Nous parlons de propriété, dit en débutant M. Victor Modeste. Qu’est-ce avant tout qu’une propriété ? Y a-t-il un droit de propriété, das droits absolus de propriété, et quels sont-ils ? Il est clair que c’est là forcément le premier objet et la base de ces recherches[7]. »

Il va sans dire que je maintiens d’abord à l’endroit de M. V. Modeste l’observation que j’ai cru devoir faire à M. F. Passy. Mais poursuivons.

« Ce qu’il nous faut d’abord c’est une sorte d’étalon de mesure précis, certain, incontesté. Plus tard, en y rapportant la propriété intellectuelle, si nous trouvons une conformité parfaite, la conclusion est formulée d’avance, la propriété intellectuelle sera une propriété[8]. »

M. V. Modeste constitue ensuite la théorie générale du droit de propriété, et il ne le fait pas autrement que M. F. Passy lui-même. Puis il choisit la propriété foncière pour le type auquel il se propose de rapporter la propriété intellectuelle. Il faut convenir que c’est là une méthode ; mais est-elle bien à l’abri de tout reproche d’empirisme ? Pourquoi faut-il d’abord à l’auteur un étalon de mesure précis, certain, incontesté pour établir la théorie de la propriété intellectuelle, s’il peut s’en passer pour établir la théorie de la propriété foncière ? Le droit de propriété sur la richesse intellectuelle ne peut-il donc se constituer à priori comme le droit de propriété sur la terre ? Évidemment il doit le pouvoir ; et, s’il le peut, qu’y a-t-il à gagner à l’établir autrement ?

Rien. Et s’il faut tout dire, je crains même qu’il n’y ait quelque chose à perdre : car je doute que M. V. Modeste puisse trouve une conformité parfaite entre la propriété intellectuelle et la propriété foncière. Je sais bien que le droit de propriété est un dans son principe ; mais je sais aussi qu’il est varié dans ses applications, en raison de la variété même des objets auxquels il s’applique et des portions de la richesse sociale sur lesquelles il s’exerce. Or, quoique j’aie encore à désirer des notions exactes sur la richesse intellectuelle, j’ai tout lieu de croire qu’elle diffère essentiellement de la richesse foncière.

Mais laissons l’auteur suivre son procédé.

J’aurais certes beaucoup à dire sur la façon dont M. V. Modeste constitue la théorie de la propriété foncière. Il m’est impossible d’accepter que le travail crée un champ là où il n’y avait qu’une superficie, et que le fruit du travail agricole soit la valeur tout entière de la terre[9]. Ce mot de M. J. Simon : « Ce champ est à moi, dit le laboureur… sur un roc nu et dépouillé j’ai créé par mes sueurs une terre fertile[10] ; » cet autre de M. Michelet, cité par M. V. Modeste : — « Le cultivateur a sur la terre un droit qui certes est le premier de tous, celui de l’avoir faite, » sont des phrases dont l’évidente exagération fait tout à la fois l’éloquence et le danger. Et la théorie économique à laquelle elles aboutissent et que paraît adopter M. V. Modeste a été réfutée ; elle l’a été notamment par M. Hippolyte Passy dans le Dictionnaire de l’économie politique[11]. La superficie foncière à de la valeur parce qu’elle est utile et rare, et si elle n’avait pas de valeur, elle ne serait pas appropriée. Quoi qu’il en soit au reste, comment M. V. Modeste en justifie-t-il l’appropriation et la possession ? Par le droit du travail ? Non : il ne le pourrait. « Par un droit différent, pour mieux dire, par défaut absolu de droit d’éviction de la part de tout possesseur semblable[12]. »

Gardons-nous surtout d’avoir peur des mots propres. Ce droit différent du droit du travail, c’est le droit de premier occupant. Je n’ai rien à dire contre lui ; j’eusse aimé seulement à voir M. V. Modeste l’appeler franchement par son nom ; et je m’empresse de constater que, selon l’auteur, le droit de propriété des terres se base tout à la fois sur le droit du travail et sur le droit de premier occupant. M. V. Modeste a donc ainsi deux droits pour un à mettre au service de la propriété intellectuelle ; ce peut être avantageux dans un sens, en donnant des ressources plus considérables ; ce peut être nuisible dans un autre sens, en excitant des contradicteurs plus nombreux, au nombre desquels se placeront forcément les adversaires du droit de premier occupant.

Pensant avoir trouve l’origine du droit de propriété foncière, M. V. Modeste en détermine l’étendue. — « La propriété foncière, suivant lui, ne donne pas droit seulement à la possession de la terre, mais droit aussi à la série indéfinie de récoltes de mille sortes à tirer de la terre par le travail, et pour tout dire en un mot, on ne possède pas seulement la terre, on l’exploite[13]. »

L’auteur passe ensuite à la définition de l’œuvre intellectuelle.

« Nous venons de déterminer ce qu’est la propriété, tâchons de définir l’œuvre intellectuelle, et marquons le point du débat en précisant ce qu’on demande pour elle quand on veut en faire une propriété. — Ce qu’elle est ? L’opinion commune répond par des énumérations et des exemples. C’est un écrit, une composition musicale, un tableau, une statue, une gravure, un dessin. Une œuvre matérielle, au contraire, c’est une maison, un outil, une machine, un meuble. Certes, tout cela se caractérise nettement du premier coup d’œil, par sentiment du moins et par opposition[14]. »

Il n’y a pas là, ce me semble, grand chose de plus que dans la définition donnée par M. F. Passy de la richesse intellectuelle. Mais M. V. Modeste, s’avançant un peu plus loin, s’efforce de distinguer davantage l’œuvre intellectuelle de l’œuvre matérielle. « Le vrai caractère, dit-il, qui ne se distingue plus par le degré, mais parce qu’il est ou n’est pas, c’est celui-ci : que l’œuvre intellectuelle est faite pour l’esprit, l’œuvre matérielle pour le corps[15]. » — « C’est grâce à ce criterium en effet que se distinguent sûrement, nettement, infailliblement, les œuvres intellectuelles des matérielles[16]. »

Eh bien ! n’en déplaise à M. V. Modeste, je ne suis pas encore convaincu par cette raison et cette règle suprêmes de la consommation ; et je demande qu’il me permette de chercher moi-même une définition de la richesse intellectuelle plus rigoureuse et plus satisfaisante, pour tout dire en un mot, plus économique.

Je ne connais que trois espèces de richesse sociale. Ce sont : 1o la terre ; 2o les facultés personnelles des hommes, qui constituent, terre et facultés, la richesse sociale naturelle ; et 3o la richesse artificielle, fruit du travail et de l’épargne. J’emprunte, comme le peut voir M. V. Modeste, la raison et la règle de ma classification à la production. Si la richesse intellectuelle est de la richesse sociale, et elle en est parce qu’elle est utile et rare, il n’y a lieu à la chercher qu’au nombre de ces trois espèces ; et pour ne pas perdre de temps inutilement, je dirai tout de suite qu’il me semble évident qu’elle ne se trouve que parmi la richesse artificielle.

Quelle que nous la d£finissions d’ailleurs en précisant davantage, la richesse intellectuelle est de la richesse artificielle fruit du travail de nos facultés personnelles. Allons maintenant un peu plus loin. Parmi les hommes qui font agir leurs facultés, les uns exercent plutôt leurs facultés intellectuelles, les autres exercent plutôt leurs facultés physiques ; ou du moins, si l’on veut soutenir que l’esprit et le corps ne travaillent jamais isolément, je dirai que certains travailleurs mettent plutôt leurs bras au service de leur intelligence, les autres plutôt leur intelligence au service de leurs bras. Cela est incontestable, et cette distinction empruntée à la production peut s’établir aussi rigoureusement que celle empruntée par M. V. Modeste à la consommation. On conçoit à merveille qu’à la rigueur le travail des derniers pût se faire au moyen de machines convenablement perfectionnées et dépourvues d’intelligence ; cette hypothèse n’est point acceptable à l’égard des travailleurs de la première catégorie, et l’on pourrait seulement supposer de ceux-là qu’ils pussent fort bien se passer du secours de leurs bras.

On pourrait dire autre chose encore : c’est qu’il y a toujours dans l’œuvre intellectuelle un élément immatériel qui survit à la destruction de la matière, élément qui ne se trouve point dans l’œuvre du travail physique, laquelle, quand elle périt, périt tout entière. Je n’ai pas le loisir de chercher des exemples ; on doit comprendre à demi-mot.

Une chose ressort de cette double observation : c’est que le nom de richesse intellectuelle est parfaitement approprié à la richesse qui nous occupe. En général, il ne faut pas se laisser exclusivement guider par les pressentiments du sens commun ; ici, nous eussions pu nous y confier sans risquer de nous égarer.

On peut savoir dès à présent qui sont les producteurs intellectuels, comme les appelle M. F. Passy. Ce sont les artistes, écrivains, musiciens, etc. — Oui ; mais ce sont aussi les avocats, médecins, magistrats, administrateurs, employés, etc. Car on ne peut nier que ces travailleurs ne doivent être rangés rigoureusement dans notre première catégorie. Maintenant il est assez clair que ce n’est pas sans raison que M. F. Passy ne les a point ciblés comme producteurs de richesse intellectuelle, et que leur rôle n’est pas de tout point assimilable à celui de ces producteurs. Il y a donc encore ici pour nous une distinction capitale à signaler.

C’est celle-là que, pour ma part, je vais demander à la consommation ; mais je vais le faire autrement que M. V. Modeste.

Tous les résultats du travail, sans exception, sont destinés à la satisfaction de nos divers besoins ; toutefois ils n’arrivent à ce but que plus ou moins directement. Parmi tous ces objets destinés à la consommation, les uns y sont livrés immédiatement et ne survivent point au premier usage que l’on en fait, les autres, au contraire, demeurent après chaque service qu’ils nous rendent, et chacun de ces services consiste à nous fournir quelque objet du premier genre. Me conformant à une définition déjà produite dans la science économique, je nommerai ces objets, les uns revenus, les autres capitaux[17]. Si j’analyse ensuite avec soin le rôle des divers travailleurs intellectuels, je découvre que les uns produisent des capitaux et les autres des revenus. L’œuvre d’un artiste, le livre d’un écrivain, l’opéra d’un musicien, etc., sont des objets qui demeurent après chaque service qu’ils nous rendent, et chacun des services qu’ils nous rendent se résume dans la production et la consommation d’un revenu. Un plaidoyer d’avocat, une consultation de médecin, un jugement de magistrat, un arrêté d’administrateur, un compte d’employé, etc., sont des objets qui ne survivent point au premier usage que l’on en fait et qui, une fois consommés, ne peuvent plus être à personne d’aucune utilité.

J’appellerai richesse intellectuelle l’ensemble des capitaux intellectuels et de leurs revenus.

Toutes ces considérations, convenablement développées, eussent forme la question préalable, le point économique en matière de propriété intellectuelle. Quoique je n’aie pu que les résumer ici d’une manière succincte, leur importance, si je ne m’abuse, n’en apparaîtra pas moins évidemment. En effet, « le capital produit le revenu ; le revenu sort du capital[18]. » Des capitaux intellectuels, valables, appropriables, échangeables il se détache journellement des revenus valables, appropriables, consommables. Ce sont : le plaisir qu’il y a pour chaque spectateur à contempler l’œuvre d’un artiste, l’intérêt que trouve chaque lecteur à parcourir le livre d’un écrivain, l’émotion que ressent chaque auditeur en écoutant l’opéra d’un musicien, etc. La théorie générale de la propriété, si elle était élaborée définitivement, énoncerait en termes propres que : le prix d’un revenu est dû au propriétaire du capital… N’en est-ce pas assez pour faire comprendre quel grand intérêt il y avait à nous exposer catégoriquement non-seulement si la richesse intellectuelle est de la richesse sociale, mais encore, et d’une façon plus générale, ce que c’est que la richesse intellectuelle ?

J’insiste sur ce point parce qu’après une étude attentive du travail de M. V. Modeste, j’ai lieu de ne pas douter qu’il n’y soit le premier adhérent. Je dois m’empresser de faire voir en effet que s’il n’a pas, non plus que M. F. Passy, pose nettement la question économique, il ne l’en a pas moins présentée avec une remarquable sagacité et, dirai-je même, implicitement résolue de la manière la plus complète. S’il n’a pas scientifiquement défini la richesse intellectuelle comme un ensemble de capitaux produisant des revenus, il n’en a pas moins, comme on verra, deviné dans cette définition le nœud de la question de la propriété intellectuelle ; de telle sorte que son seul tort, à mon sens, serait d’avoir de noué ce nœud les yeux fermés.

Après avoir défini, comme je l’ai dit, l’œuvre intellectuelle, M. V. Modeste expose ce que l’on demande pour elle : — « Les modes d’exploitation de l’œuvre intellectuelle, dit-il, se rangent sous les deux titres que nous avons déjà reconnus. Elle sert et elle produit : on en jouit en son état et comme fruit du travail, puis, la prenant pour base et pour point de départ, à l’aide d’un nouveau travail on en tire un nouveau fruit du travail[19]. » — C’est bien cela ; mais il eut mieux valu pouvoir dire : — L’œuvre intellectuelle est un capital qui produit un revenu.

« Or, dit encore M. V. Modeste, le premier mode de jouissance, c’est-à-dire le droit de se servir de la chose, n’est point contesté à l’œuvre intellectuelle. Ce qui lui est contesté, ce qu’elle revendique, c’est le droit à l’exploitation, le droit de recueillir les fruits obtenus du fruit du travail par un travail nouveau ; c’est d’un mot, à titre de propriétaire, partant à titre exclusif, le droit de reproduire[20]. » — À merveille ! nous sommes dans le vif du problème. Mais je dirais, moi : — On ne conteste pas au producteur intellectuel la propriété du capital, fruit de son travail. Ce qu’on lui conteste, et ce que nous revendiquons pour lui, c’est la propriété du revenu de ce capital.

« Nous allons voir maintenant, poursuit M. V. Modeste, si, dans ces termes, l’œuvre intellectuelle réunit en soi les conditions de la propriété ; si elle concorde parfaitement avec le type choisi, la propriété foncière[21]. » — Eh bien ! c’est ici que, sans m’inquiéter de la propriété foncière, j’eusse répondu : — Je vais établir que le prix de vente du revenu d’un capital appartient généralement au propriétaire du capital ; que le producteur intellectuel est naturellement propriétaire du capital fruit de son travail ; qu’en conséquence le prix de vente des revenus intellectuels n’est dû qu’à lui.

Et je pense que cette méthode eût été préférable.

Cependant le motif pour lequel M. V. Modeste a cru devoir rattacher la propriété intellectuelle à la propriété foncière vient si bien à l’appui de ma thèse, et caractérise d’ailleurs si honorablement pour l’auteur la tendance éminemment scientifique à laquelle il obéissait, qu’il convient de la signaler ouvertement. La terre est un capital ; elle produit un revenu qui est l’énergie de sa fécondité naturelle ; ce revenu s’achète par un fermage, et le prix débattu, le prix à forfait du fermage, la rente foncière, en un mot est payée par le fermier au propriétaire foncier. Entrevoyant dans l’œuvre intellectuelle un capital engendrant un revenu, voulant instinctivement légitimer la vente de ce revenu au profit du propriétaire de l’œuvre intellectuelle, M. V. Modeste devait tenir à poursuivre l’assimilation. Mais si cette méthode offrait quelques avantages, elle avait malheureusement aussi ses inconvénients ; et pour avoir tenté d’obtenir une trop parfaite conformité, M. V. Modeste a, selon moi, failli compromettre sa cause. Croirait-on que sa méthode l’a conduit à vouloir fonder la propriété intellectuelle tout à la fois sur le droit du travail et sur le droit de premier occupant, chose dont, à ma connaissance, personne encore ne s’était avisé ?

« Les idées, dit-il, on le reconnait du premier coup, sont à ce point de vue dans le domaine intellectuel ce qu’est pour la propriété matérielle l’élément étranger dont nous avons décrit le rôle : la superficie terrestre[22]. »

Et il ajoute en note : — « Faut-il dire que l’on ne crée pas plus les idées que la matière, mais pas plus aussi la matière que les idées. »

Dans l’intérêt de la cause qui nous est commune à M. V. Modeste et à moi, je ne puis m’empêcher de protester de toutes mes forces contre une pareille assertion. On ne crée pas la matière, mais on crée les idées. Le fonds commun des idées n’est point à l’égard de la propriété intellectuelle ce qu’est la superficie terrestre à l’égard de la propriété foncière. La superficie terrestre est un capital valable, appropriable, échangeable, produisant un revenu ; le fonds commun des idées n’est ni valable ni appropriable ; il n’est point échangeable ; il n’est point de la richesse sociale ; tout au plus est-il de la richesse naturelle. Il est en dehors de toute propriété. L’œuvre intellectuelle, au moins en tant qu’elle devient le théâtre des phénomènes de la valeur d’échange et de la propriété, sort tout entière de la personne, de l’intelligence et des mains du producteur. Le capital intellectuel appartient à son créateur en vertu du seul droit du travail. Et, qu’on le remarque bien, je ne parle ici ni de sa valeur ni de son origine morale, je parle de sa valeur vénale et de sa production économique ; c’est-à-dire que je m’établis et que je me maintiens rigoureusement au point de vue purement scientifique. Si M. V. Modeste tenait à réunir à tout prix le capital intellectuel à quelque autre espèce de richesse, il devait l’assimiler au capital artificiel, fruit du travail de nos facultés personnelles et de l’épargne bien plutôt qu’à la terre. Et combien toutefois n’eût-il pas été préférable de n’asseoir la propriété de la richesse intellectuelle que sur la seule étude de sa nature et de ses espèces !

Cette observation sera la dernière de celles que je me permettrai d’adresser à M. Y. Modeste. Aussi bien doit-on comprendre que si, selon moi, le judicieux économiste n’est pas entré dans la question par la grande porte de la science, il a pourtant trouvé moyen de s’y introduire par une voie qui, pour être indirecte, n’en était pas moins ingénieuse et hardie. En résumé, si je crois qu’il n’a pas élaboré la théorie scientifique, économique et philosophique définitive, de la propriété intellectuelle, je suis convaincu qu’il l’a remarquablement étreinte ; je crois enfin pouvoir assurer que tout lecteur qui le choisira pour guide, s’il n’arrive pas tout à fait au but, l’approchera de bien près.

Possédant ainsi, autant par le sentiment peut-être que par la raison, la solution du problème de la propriété intellectuelle, M. V. Modeste, comme M. F. Passy, défend cette solution contre les adversaires qui la repoussent. De cette défense je ne dirai rien sinon qu’elle est, chez M. V. Modeste, aussi brillante que chez son collaborateur.

Enfin, dans une dernière partie du travail, M. V. Modeste passe du domaine de la théorie et du droit dans celui de la pratique et des faits, et montre la propriété littéraire en parfait accord avec les intérêts de la société et des individus comme avec les principes de la justice.

À ce propos, je me permettrai de signaler encore aux auteurs du livre De la propriété intellectuelle un point d’étude Il y a deux modes principaux d’exercice du droit de propriété : la propriété individuelle et la propriété commune. Certains objets paraissent plutôt destinés à la propriété individuelle : les meubles, habits, instruments de travail, etc., etc.; certains autres à la communauté : les grandes routes, places publiques, monuments, etc., etc. N’y aurait-il pas lieu, par exemple, à se demander si certaines espèces de la richesse intellectuelle, les ouvrages des grands écrivains, par exemple, ne seraient pas plutôt aptes à subir le second mode que le premier ? Le droit naturel et primitif de propriété des auteurs sur leurs œuvres étant établi, ne pourrait-on alors examiner si, à de certains moments, comme par exemple à leur mort, il ne conviendrait pas que l’État, procédant par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique, rachetât leurs œuvres ?

M. V. Modeste termine en proposant des moyens pratiques de consécration de la propriété intellectuelle, notamment une matrice cadastrale de la propriété intellectuelle, et un impôt sur la propriété intellectuelle. Je sortirais du cadre que je me suis tracé en examinant en détail ces propositions ; je me bornerai simplement à constater pour la dernière fois l’assimilation persistante de la propriété intellectuelle avec la propriété foncière.

Après le travail scrupuleux et approfondi de M. Victor Modeste, il restait peu de chose à faire à M. P. Paillottet. Aussi s’est-il contenté de parcourir la question en la défendant à son tour contre les attaques de l’empirisme, dont il a bien saisi le caractère. « Un philosophe prit part à la conversation et me dit : Je me défie de votre logique. Vous assimilez des choses bien différentes en ne voyant dans un livre qu’une marchandise, et dans un auteur qu’un industriel. Cela me choque. — Il est cependant bien légitime, repris-je, lorsque des choses diverges ont une qualité commune, de les comprendre toutes dans un raisonnement qui porte sur cette qualité, etc., etc.[23]. »

M. P. Paillottet a fait également justice d’un certain droit naturel de reproduction qui ne tendait à rien moins qu’à l’absorption complète du droit naturel de propriété.

J’ai, comme on peut voir, poursuivi la critique du livre De la propriété intellectuelle beaucoup moins en raison de l’état réel de la question qu’au point de vue de sa solution parfaite et encore idéale, c’est-à-dire que je me suis longuement et impitoyablement appesanti sur les quelques lacunes de l’ouvrage, en ne faisant que très-légèrement valoir ou même en passant complétement sous silence ses parties les plus saillantes et ses nombreuses qualités. MM. Frédéric Passy, Victor Modeste et P. Paillottet, j’en suis assuré, ne m’en voudront pas. Moins préoccupés des intérêts de leur amour-propre que du progrès de la science et du triomphe de la vérité ils m’en remercieraient plutôt.

Je ne veux pourtant pas finir sans les louer encore de leur persévérance à rétablir les droits de la méthode rationnelle contre l’empirisme sentimental. — Laissons faire la justice ; elle trouvera ce qui convient, ont-ils dit tous les trois avec sir Noon Talfourd. — Élevons le drapeau du principe absolu, a dit en particulier M. Victor Modeste avec Bastiat. Cette tendance excellente devait infailliblement guider les trois économistes dans la voie de la vérité, tout à la fois théorique et pratique. C’est en effet la moralité des débats qui se sont élevés au sujet de la propriété intellectuelle, comme c’est aussi celle de toutes les controverses économiques et morales de notre temps, que les principes absolus de la justice ne sauraient être en contradiction avec les intérêts ; qu’il ne peut y avoir de pratique satisfaisante que celle qui repose sur une théorie inattaquable ; que le vrai seul est le chemin et de l’utile et du bien. Et ainsi tombent dans un complet discrédit, aux yeux de tous les hommes sincères et laborieux, les arguments superficiels des gens qui, tout en accordant la vérité des principes, contestent néanmoins l’utilité, la moralité, quelquefois même la possibilité des applications.

Un publiciste que j’ai déjà cité, auquel je reviens en terminant parce que ses doctrines sont éminemment caractéristiques de certaines tendances, M. Louis Blanc, traitant du travail littéraire, conclut en ces termes :

« Non-seulement il est absurde de déclarer l’écrivain propriétaire de ses œuvres, mais il est absurde de lui proposer comme récompense une rétribution matérielle. Rousseau copiait de la musique pour vivre et faisait des livres pour instruire les hommes. Telle doit être l’existence de tout homme de lettres digne de ce nom[24]. »

Cette conclusion sentimentale a été reproduite à satiété. La seule modification qu’y aient faite nombre de gens a été de substituer à la musique de Rousseau les verres d’optique de Spinosa. Eh bien ! cette conclusion, il faut le dire, n’est pas seulement opposée à la vérité des lois naturelles, à l’équité des principes moraux ; elle est encore, pour cent raisons, en contradiction avec les exigences d’une saine pratique.

L’écrivain consciencieux, celui qui s’endort avec les préoccupations de son sujet, qui les retrouve à son réveil, n’a pas trop de tout son temps. L’homme de lettres digne de ce nom poursuit son œuvre, dominé par l’amour exclusif du vrai, du beau ; il ne songe point au profit. Que si, son labeur terminé, la force des choses, la fatalité providentielle des lois de la nature, consacrées par la société, lui procurent une récompense légitime, lui assurent une précieuse indépendance, tout sera bien, ou du moins tout sera mieux que si, foulant aux pieds et les nécessités de l’échange et les droits de propriété, la société, dans l’intérêt d’une constitution empirique et sentimentale, en vue d’un apostolat romanesque, condamnait à une éternelle misère le producteur intellectuel.

Léon WALRAS.


  1. M. Louis Blanc, Organisation du travail, p. 123.
  2. Page 7.
  3. Page 7.
  4. Page 48, note 4.
  5. Page 21.
  6. Page 25.
  7. Page 129.
  8. Idem.
  9. Page 143.
  10. Préface, p. vi.
  11. De la rente du sol, Dictionnaire de l’économie politique, p. 509. — Cette doctrine est également abandonnée par M. Joseph Garnier dans ses Éléments de l’économie politique. À cela je sais bien que M. Victor Modeste pourrait répondre qu’elle est soutenue par un grand nombre d’économistes des plus distingués. Toujours est-il qu’elle est controversée ; or je suis convaincu qu’il eût été possible, et je pense qu’il eût été préférable de ne pas associer à cette controverse la théorie de la propriété intellectuelle.
  12. Page 144.
  13. Page 148.
  14. Page 153.
  15. Page 156.
  16. Page 157.
  17. M. Walras, Théorie de la richesse sociale, chap. iv.
  18. M. Walras, Théorie de la richesse sociale, p. 62.
  19. Page 160.
  20. Page 160.
  21. Idem.
  22. Page 181.
  23. Page 300.
  24. M. Louis Blanc, Organisation du travail, p. 125.