De Byzance à Moscou - Les voyages d’un patriarche

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De Byzance à Moscou - Les voyages d’un patriarche
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 5-35).


DE BYZANCE À MOSCOU


LES VOYAGES D’UN PATRIARCHE

En recherchant dernièrement des documens relatifs à l’histoire de Russie au XVIe siècle, nous avons eu la bonne fortune de rencontrer un opuscule d’une lecture fort attachante : c’est la relation de voyage d’un évêque grec qui accompagna le patriarche de Constantinople, Jérémie II, quand ce dernier vint instituera Moscou, en 1588, le patriarcat de Russie[1]. Les détails, très pittoresques, mais très incomplets, contenus dans cette relation, nous inspirèrent le désir de faire plus ample connaissance avec le patriarche Jérémie. En interrogeant les sources grecques et russes, nous avons pu reconstituer sans trop de lacunes la vie du prélat oriental. Les vicissitudes singulières qui l’ont traversée suffiraient à jeter sur elle un intérêt dramatique ; mais un intérêt bien supérieur s’en dégage quand on voit cette destinée modeste concourir à son insu au déplacement de l’équilibre du vieil Orient. L’histoire s’éprenait exclusivement autrefois des noms retentissans sur lesquels la postérité a concentré toute une époque ; elle a aujourd’hui des curiosités plus intimes et ne dédaigne pas de demander à des figures plus effacées comment on a vécu dans leur temps de la vie de chaque jour ; elle se plaît surtout à retrouver dans ces humbles acteurs les instrumens inconsciens et parfois les plus efficaces des grandes évolutions de l’humanité ; ce lui est un admirable spectacle de voir ces comparses du drame guidés, comme par une main visible, vers un dénoûment qu’ils précipitent et qu’ils ignorent. L’ombre que nous voulons évoquer a joué à son heure un rôle important dans la préparation des grandes crises auxquelles assiste notre siècle ; à ce titre elle méritait d’être tirée de l’oubli et de nous entraîner à sa suite sur le vaste théâtre de ses tribulations et de ses aventures.

I.

L’histoire que nous allons raconter est vieille de trois cents ans : c’est un grand pas en arrière, semble-t-il ; pourtant nous le ferons insensiblement en nous transportant sur la scène où s’est déroulée la première partie de cette histoire et parmi les héritiers de ceux qui y ont figuré. Ni l’une ni les autres n’ont guère changé depuis lors : aussi s’agit-il moins, pour notre imagination, de voyager dans le temps que dans l’espace ; transportons-nous à donc Constantinople, au vieux quartier du Phanar, et la distance est franchie. Le caïque qui nous amène du pont de Galata a remonté durant une heure le golfe étroit et profond de la Corne-d’Or, en suivant la colline allongée qui porte la ville turque de Stamboul. Si nous débarquons à une petite échelle, un peu avant l’enceinte de remparts qui couvre cette ville du côté de la terre, nous nous trouvons devant une porte de pierre trapue et sombre, aujourd’hui veuve de ses vantaux ; elle dorme accès dans un quartier de mine inquiète et misérable, timidement blotti au fond du port, sur le versant de la colline, contre le rempart. Les premières maisons, en pierre et de style génois, ont l’air de sentinelles avancées, avec leurs façades aveugles, percées seulement de barbacanes et de lucarnes grillées ; au de la s’entassent pêle-mêle des boutiques en planches, des appentis branlans, des maisons et des églises de bois. En passant la porte qui garde ce quartier, on croit entrer au Ghetto ; c’est le Phanar, l’asile où se sont réfugiés les petits-fils des maîtres de l’Orient, où la vie grecque a reflué loin des sites superbes qu’égaie le Bosphore et que détient le conquérant. C’est dans ce triste faubourg qu’habite au milieu de ses ouailles le patriarche œcuménique, vicaire de la chrétienté orientale ; c’est ici qu’il prie, bien loin de la magnifique Sainte-Sophie, dans une modeste église aux murs de bois, au plafond de solives, bâtie sur l’emplacement d’un ancien monastère.

Si nous avons choisi, pour visiter le pauvre temple, une des grandes solennités grecques, nous y trouverons encore tout l’appareil des pompes d’autrefois et comme une majesté raidie sous les injures du temps. Le pontife est assis sur un trône antique, sauvé du grand naufrage ; les diacres placent sur ses épaules la tunique de brocart à fleurs d’or, ouverte sur les côtés comme aux premiers âges, et rattachée par des grelots en souvenir de celle d’Aaron ; ils apportent le pallium, tissu d’argent, où sont enchâssées les saintes reliques, la croix pastorale en pierres précieuses, la pateritza, bâton terminé par deux serpens en forme de caducée, qui tient lieu de la crosse catholique. Enfin le patriarche coiffe la splendide tiare d’émail, ornée des portraits des douze apôtres et de la croix en diamans ; au sommet, par une suprême et poignante dérision, étincelle l’aigle en brillans, l’aigle impériale, l’aigle de Constantin, étreignant le globe dans ses serres ; souvenir jaloux et symbole inoffensif d’un empire confiné aujourd’hui entre les quatre murs de l’humble basilique. Les archevêques suffragans entourent leur pasteur, revêtus d’anciens costumes d’une richesse éblouissante ; les diacres les suivent, en robe noire, leurs longs cheveux épars sur les épaules. Les chants retentissent, l’office commence suivant la liturgie traditionnelle ; en regardant, aux lueurs des cierges et dans les fumées de l’encens, ces prélats aux traits archaïques, immobiles sous leurs robes d’or et leurs longs voiles de deuil, on croit voir les effigies des vieux patriarches béatifiés, descendues de l’iconostase où le pinceau des Byzantins les a fixées. Par un de ces phénomènes d’assimilation que la physiologie reconnaît sans pouvoir les expliquer, ces figures d’une majesté hiératique et glacée se sont modelées, semble-t-il, sur le relief des saints qu’elles contemplent habituellement. Tout ici parle de constance et d’immutabilité, tout repousse la pensée en arrière. Au dehors, loin de ce lieu, des choses ont pu passer, l’état politique et social, les mœurs, les idées, les races ont pu se modifier ; mais ici nous sommes au lendemain. de la grande catastrophe. Ce vieux prêtre ignore les quatre siècles de conquête musulmane, pas un pli n’est changé à sa tunique, pas une syllabe à son livre, pas une note à son chant ; tandis qu’un zaptié turc monte la garde à sa porte et que le muezzin jette son appel traînant du minaret voisin, lui, replaçant sur son front la tiare à l’aigle double, bénit son peuple et croit à son autorité comme à sa bénédiction. Il écrit à Chalcédoine et à Éphèse, — noms qui ne vivent plus que pour lui, — comme aux jours des grandes assemblées œcuméniques ; il tient pour un espoir avéré que son héritier et Les héritiers de son héritier poursuivront la tradition séculaire, sans changer ni périr, longtemps après que le dernier Osmanli dormira sous les cyprès d’Eyoub. — On contemple cette exception aux lois mobiles du monde, ces hommes, cette langue, ces cérémonies, ces vêtemens et ces traits d’un autre temps ; involontairement, l’imagination perd le sens du présent, remonte les âges et, comme nous le disions tout à l’heure, elle se retrouve sans effort en pleine histoire ; demandons à la nôtre de s’arrêter en l’an 1572, au moment où, dans ce même lieu et avec les mêmes rites, fut intronisé le patriarche Jérémie. Mais avant de présenter notre héros aux lecteurs, il importe de leur faire connaître sommairement le triste milieu dans lequel il est appelé à se mouvoir. C’était alors une dangereuse aventure que de s’asseoir sur le trône de Chrysostome. Un instant, en plein effondrement de Byzance, la chrétienté orientale s’était reprise à un court espoir, quand elle reçut de Mahomet II, sur les ruines encore sanglantes du palais des Blachernes, le célèbre firman qui maintenait les privilèges de l’église œcuménique, le droit d’assembler le synode et de pourvoir à la vacance du siège patriarcal. Ce firman dura ce que dure une bonne intention et passa bientôt à l’état de lettre morte. La liste des patriarches, depuis la conquête jusqu’aux temps qui vont nous occuper, n’est qu’un long martyrologe, et, il faut bien le dire, un martyrologe sans grandeur. Ce n’est plus celui des catacombes et des arènes. Le drame oriental se joue à la Shakspeare, avec des intermèdes de basse comédie, entre une criée à l’encan et un gibet. Par une tradition indélébile du cirque byzantin, d’âpres factions se disputent l’église et les vains honneurs du Phanar. Les parties en litige viennent sans cesse, les mains pleines de sequins, stimuler la cupidité du Turc, qui les oublierait peut-être, laissé à son indolence naturelle ; brigues, délations, achats de sentences et surenchères, tous les moyens leur sont bons pour provoquer les caprices des pachas. A peine installé sur le trône, le patriarche voit son compétiteur assiéger les portes du divan : tantôt c’est un évêque qui arrive d’un lointain diocèse d’Asie, l’escarcelle pleine ; tantôt un moine ambitieux qui s’échappe de l’Athos, où l’on s’est cotisé pour lui assurer une victoire dont toute la communauté profitera. L’élu de la veille a la bourse dégarnie par le fait même de son élection ; il ne lui reste plus qu’à céder la place à ses compétiteurs, mieux en fonds ; s’il résiste, on lui fera entendre raison, suivant l’humeur du sultan et du vizir, par l’exil ou par le pal. Quand on parcourt, dans les chroniques ecclésiastiques, cette misérable et dramatique histoire, on croit voir s’agiter des ombres vaines, se pourchassant les unes les autres au milieu de tragédies bizarres ; ainsi, dans un des cercles de l’Alighieri, des fantômes de prélats prévaricateurs et de papes anathèmes tournent confusément dans d’étranges supplices : « Au fond de l’abîme, baigné de pleurs d’angoisse, je vis une foule qui venait par le val circulaire, silencieuse et en larmes, du pas auquel marchent les processions en ce monde. »

… Tacendo e lagrimando, al passo
Che fanno le letane in questo mondo.


Regardons défiler la triste procession, depuis Gennadios et pendant un siècle et demi. — Joasaph Cocas, homme ami de la paix, disent les chroniqueurs, est si fort maltraité par son clergé qu’il se jette de désespoir dans un puits. Des hommes pieux l’en retirent et le guérissent ; le pacha l’envoie en exil après lui avoir coupé la barbe, parce qu’il n’a pas voulu consentir au mariage de son protovestiaire avec la veuve du duc d’Athènes. — Marc Xylocarabée lui succède ; le sultan l’exile également à la demande des gens de Trébizonde. Ils font élire Siméon, au prix de 1,000 florins d’or ; on le jette dans un monastère. Denys a le même sort. — Marc II, accusé de s’être fait circoncire par les Turcs, doit se justifier de cette accusation devant le synode, et n’en est pas moins destitué. — Le Serbe Raphaël promet de porter à 2,000 ducats le tribut qui était de 1,000 jusqu’à lui ; comme il ne peut le payer, on lui met une chaîne au cou, et un agha le mène ainsi en laisse mendier sur les routes, où il meurt de misère. — Nyphon, accusé de supposition d’héritage, est renvoyé avec le nez coupé. Joachim porte le tribut à 3,000 florins ; exilé, rappelé, exilé de nouveau, il va mourir en Valachie. Pacôme est empoisonné par un moine de Sélymbrie. — Jérémie Ier part pour une tournée en Chypre ; son vicaire l’abandonne à mi-chemin, revient en hâte, paie et prend sa place. Le peuple chasse l’intrus et achète de ses deniers un firman de retour pour Jérémie. Joasaph II est déposé pour cause de simonie ; le clergé le maudit parce qu’il a encore grossi le tribut. — Grégoire le Borgne, enlevé sur une galère, est jeté à la mer. — Son successeur Cyrille, en route pour l’exil, est étranglé et caché dans le sable sur une grève de l’Euxin : des Turcs passent, voient une corde, croient à une épave enfouie, et amènent à eux le cadavre du patriarche de Constantinople. — Arrêtons ici ces monotones horreurs ; telle est, à peu de variantes près, l’histoire de chacun de ces pontifes.

Dans les dernières années du sultan Sélim II, le siège patriarcal était occupé par Métrophane de Césarée. Sous son pontificat, écrit un des prélats contemporains, la simonie devint tellement flagrante qu’un parti se forma bientôt, sous la direction de Michel Cantacuzène, pourchasser ce trop faible pasteur. On lui proposa, pour quitter la place, les deux diocèses de Larisse et de Chio ; il accepta, vendit le premier et se retira dans le second. Le synode se réunit alors, afin de pourvoir à sa succession, dans l’humble cathédrale où nous avons introduit le lecteur. C’est là qu’on procédait à l’élection pontificale. — Alors comme aujourd’hui, les prélats des plus lointaines églises de Morée, d’Asie, de Mésopotamie, déployaient une activité infatigable pour se rendre à ces élections, renouvelées pourtant à de si fréquens intervalles. De toutes ces felouques marchandes des ports du Levant, qui s’assemblent chaque nuit aux Sept-Tours, et que la brise du matin pousse dans le Bosphore, on voyait descendre, aux échelles de la Corne-d’Or, les évêques de la Thrace et de l’Anatolie, les patriarches de Jérusalem, d’Antioche, d’Alexandrie. Ces vénérables voyageurs débarquent en bien modeste équipage, comme les apôtres des premières églises, un bâton à la main, suivis d’un diacre qui porte leur Évangile roulé dans un tapis. Plusieurs d’entre eux, souvent des vieillard, tout blanchis d’années et de fatigues, ont traversé le Taurus ou le Balkan, et tardé de longues semaines sur la mer contraire, bravant toutes les peines pour apporter au synode le bulletin qui doit faire triompher leur faction. Même dans nos parlemens les plus passionnés, les chefs de parti auraient peine à trouver des votes aussi fidèles. Aussitôt débarqués, les prélats se hâtent dans les rues étroites qui mènent au Phanar : chacun cherche un gîte chez les hauts dignitaires de sa province ou de son camp, revêt la chape et la mitre, prend le sceptre pastoral et va s’asseoir dans l’église patriarcale, à la place que lui assigne son rang hiérarchique. Le bas clergé de Constantinople emplit le chœur, la foule des fidèles se presse dans la nef. Trois noms sont proposés à l’acclamation populaire ; souvent ces noms soulèvent des orages parmi ce peuple ardent, dont toute la vie nationale a reflué sur cette seule institution ; des cris se croisent, des couteaux se choquent, du sang coule dans la maison de paix ; on emporte quelque batelier du port blessé dans la bagarre ; la garde turque, qui veille à la porte, prend les armes, l’ordre se rétablit à sa vue ; après force vociférations et controverses, un autre nom est jeté à la multitude ; s’il a pour lui la faveur du moment, des zitos enthousiastes ébranlent les vieilles solives du plafond, la joie reparaît sur toutes ces physionomies naïves, toujours promptes à tout espérer d’un homme nouveau. Enfin le grand logo thète va soumettre la décision du synode à la ratification de la Porte ; ce n’est qu’après la délivrance du firman que l’église veuve peut saluer son nouveau pasteur.

Le synode qui s’assembla après l’éloignement de Métrophane, au printemps de 1572, semble avoir eu le sincère désir de procurer des jours meilleurs au monde orthodoxe et de faire cesser les scandales qui le désolaient. Un des premiers noms proposés au peuple fut celui de Jérémie qui, disait-on, administrait dans l’esprit du Seigneur l’important diocèse de Larisse. Des acclamations unanimes l’accueillirent, le choix du synode ratifia le vœu populaire, et le vicaire du siège vacant, annonça à la foule qu’elle eût à prier le ciel de prêter son aide à Jérémie II, chef et pasteur de l’église œcuménique.

Le prélat qui venait d’être appelé à cette dignité suprême était un homme jeune encore, d’à peine quarante ans. Il était né à Anchiala, petite bourgade de pêcheurs adossée aux escarpemens méridionaux du Balkan, sur une falaise de la Mer-Noire, à l’entrée de la baie de Bourgas. La vocation ecclésiastique l’avait conduit de bonne heure chez le métropolite de Tirnowo, théologien de grand renom. Jérémie y reçut, avec les ordres sacrés, l’instruction monacale de ce temps, qui dressait l’esprit à lutter subtilement pour ou contre un texte, mais qui négligeait de le former aux luttes de la raison et de la vie réelle. Le haut clergé de l’église orientale ne se recrutait pas, comme le nôtre, dans cette vaste pépinière de prêtres séculiers, pasteurs des petites paroisses, en rapports constans avec le peuple, partageant son esprit, sachant ses besoins et préoccupés de ses misères » Il sortait, exclusivement soit des monastères, soit de cet état-major de jeunes diacres, promis d’avance aux honneurs, qui errent dans les maisons épiscopales, figurent aux cérémonies solennelles, tiennent la comptabilité du prélat et apprennent à cette école l’administration matérielle d’un diocèse, peut-être plus que sa conduite spirituelle, Jérémie sut déployer dans ce stage des qualités qui plurent à ses protecteurs, car ils le désignèrent, malgré sa jeunesse, pour le siège métropolitain de Larisse. C’était une des circonscriptions les plus importantes de la Thrace, et aussi l’une de ses plus tristes résidences. Nous racontions dernièrement comment, un soir de voyage, le protosyncelle nous reçut dans la vieille maison métropolitaine, en nous disant que son supérieur était retenu au Phanar depuis plus d’une année. Ainsi faisait sans doute son prédécesseur Jérémie, las de l’exil provincial ; il était à Constantinople, et il prit part à l’élection qui lui destina le trône patriarcal, car nous le voyons officier solennellement à la fête de l’Ascension, tombant, l’année 1572, dix jours après le 15 mai.

Un historien contemporain cité par Etienne de Gerlache nous a laissé un portrait du nouveau patriarche qui a tout l’accent de la vérité. Jérémie était un homme de haute taille, de forte corpulence, au visage placide et immobile. Modeste et de bonnes mœurs, il avait dirigé en paix son diocèse de Larisse ; mais il était d’un caractère indolent, et sa vie toute monastique le préparait aux vertus du cloître plus qu’à la gestion des grandes affaires de l’église. — Les biographes officiels ajoutent mille perfections à ce fond de tableau ; on est libre de les en croire, mais les traits précis de Gerlache nous peignent suffisamment le prélat oriental, bon, faible, d’humeur lymphatique, sous sa physionomie paisible de béatifié.

II.

Tel était l’homme qui s’assit, le jour de l’Ascension de l’année 1572, sur le trône pontifical, et que le peuple orthodoxe de Constantinople vint « adorer, » suivant la formule consacrée, avant de recevoir de lui la bénédiction œcuménique. Tel était le prélat qui allait présider aux destinées de l’église d’Orient durant l’heure de crise profonde que traversaient et l’Orient et les églises de toute la chrétienté. L’année précédente, l’islam avait reçu le premier grand coup au cœur : les échos du canon de Lépante réveillaient sur les côtes asservies des mers de Grèce et d’Asie d’indomptables espérances ; les raïas, connaissant mal l’Espagnol, tout-puissant mais tout catholique, de l’Escurial, rêvaient d’une croisade victorieuse et voyaient déjà l’épée de don Juan affranchissant les églises-mères du monde oriental ; ils se seraient volontiers écriés, comme Pie V en recevant la nouvelle de Lépante : « Un homme fut envoyé de Dieu dont le nom était Jean ! » Par un retour naturel, les Turcs, sentant frémir sous leur main les élémens chrétiens, se tenaient prêts à d’implacables répressions. Tandis que l’église d’Orient était menacée par la colère de ses maîtres, l’église d’Occident passait par l’angoisse de la réformation ; le concile de Trente venait de se clore, ayant touché à tous les points de foi sans parvenir à pacifier les consciences ; Sixte-Quint, malgré sa fermeté et ses lumières, s’apprêtait à jeter sa béquille pour jouer et perdre la dernière partie du génie romain contre le génie anglo-germanique ; des cendres de Luther et de Calvin naissaient mille sectes bizarres ou inquiétantes, en Italie, en France, en Suisse, aux Pays-Bas, dans la malheureuse Allemagne surtout, où le Palatinat changeait quatre fois de religion en quinze ans. Jamais, depuis les barbares, l’Europe n’avait été aussi violemment secouée, toute en proie aux colères, aux souffrances, aux flots de sang, qui sont l’inévitable rançon de toute grande transformation de la conscience humaine. — Quand Jérémie vint faire, selon l’usage, sa visite à l’ambassadeur de France, dans cette même année 1572, il put apprendre de sa bouche ce qu’avait été la Saint-Barthélemy, et comment l’empire des sultans n’avait pas le monopole des épisodes tragiques.

Par une singulière destination de la fortune, le nouveau patriarche d’Orient devait être mis en demeure, dès le début de son pontificat, de prendre parti entre les deux camps religieux qui se disputaient l’Occident. Dans les premiers jours de 1574, des gens venus d’Allemagne apportèrent à Jérémie une lettre des docteurs luthériens de Tubingen et un exemplaire de la confession d’Augsbourg. Les réformés établissaient dans ces écrits qu’ils étaient simplement revenus à la foi des premiers apôtres et sollicitaient l’église d’Orient de les imiter. On peut imaginer le trouble du prélat « indolent et placide, » dont l’esprit monacal vivait muré dans la tradition, ennemi de tout bruit et de toute nouveauté. Les audaces des controversistes allemands ne pouvaient que terrifier ces casuistes byzantins, toujours prêts aux subtiles discussions sur un texte, mais en garde contre les réformes radicales et éloignés par toutes leurs habitudes intellectuelles de la doctrine du libre examen. Pourtant il y avait là une armée redoutable contre la grande rivale, l’église de Rome, et ce point de vue primait tous les autres à Constantinople. Le patriarche répondit à Jacob, chancelier de l’académie de Tubingen, en protestant d’avance contre toute interprétation dangereuse que les novateurs pourraient tirer de ses paroles. Une curieuse correspondance s’établit entre Tubingen et le Phanar ; elle dura de 1574 à 1578, et n’aboutit à aucun résultat. — Ainsi devait échouer, trois cents ans plus tard, une tentative semblable de rapprochement entre les vieux catholiques d’Allemagne et un successeur de Jérémie ; on se souvient du congrès de Bonn et de l’empressement courtois des théologiens grecs ; mais cette fois encore on a dû abandonner de vains essais de conciliation entre l’esprit de l’Occident, en marche vers l’avenir, et celui de l’Orient, arrêté dans le passé.

Ce n’était pas la lutte pour les idées qui devait remplir la vie de Jérémie ; les compétitions de personnes et d’intérêts n’en laissaient guère le loisir au malheureux patriarche. Le lendemain du jour où il avait pour la première fois ceint la tiare et incarné dans sa personne le fantôme d’une grandeur évanouie, une dure obligation vint le rappeler à la réalité ; on le mandait au Seraï pour recevoir l’investiture du Grand Seigneur. Il faut traverser toute la ville turque pour atteindre l’enceinte du Séraï, à l’extrémité de Stamboul opposée au Phanar. Le palais des conquérans sort paresseusement du milieu des jardins, entre un bois de cyprès et le flot du Bosphore, dans le site le plus majestueux qui soit au monde. De chacune des fenêtres des trois façades, le regard plonge sur une mer nouvelle et sur une autre ville, sur des montagnes, des îles et des horizons différens. Si l’homme n’avait qu’une heure à vivre sur la terre, a dit avec raison un poète, c’est là qu’il devrait la passer. Les sultans avaient découvert cette vérité avant Lamartine, et planté des tentes de bois doré à la pointe du Séraï, pour les heures qu’il plairait au destin de leur donner. Ce fut là que Jérémie se présenta après son intronisation, en bien humble posture. Le pontife passa devant Sainte-Sophie sans oser lever les yeux sur le temple de ses prédécesseurs, il franchit la Bab-Humaïoum, la porte triomphale aux créneaux de laquelle le corps d’un de ses successeurs, Parthénius, devait rester suspendu durant trois jours ; il traversa les cours intérieures sous les quolibets des eunuques noirs, qui errent de ce côté sous les cyprès ; arrivé à la troisième enceinte, à la porte de la Félicité, il laissa ses chaussures aux mains des icoglans et pénétra dans le kiosque du divan, en se courbant sous l’arceau surbaissé à dessein, pour arracher aux ambassadeurs un salut plus humble. Cette pièce a pour tout meuble un large lit, sous un baldaquin doré et constellé de pierres précieuses : accroupi sur ce lit, le Grand Seigneur recevait jadis les hommages des infidèles, quand il ne les entretenait pas de loin à travers une grille pratiquée dans le mur à leur usage. Le nouveau patriarche de Byzance dut se prosterner sur le carreau aux pieds du khalife, avant de recevoir de la main du drogman le fîrman d’investiture. Dans la salle voisine, une cérémonie non moins déplaisante et plus indispensable encore s’accomplissait : un vicaire comptait au khasnadar l’argent du kharatch, tribut qui s’élevait alors à 10,000 florins, et jusqu’au paiement duquel l’élection ecclésiastique n’était qu’une formalité sans valeur. Ces devoirs accomplis, Jérémie sortit du Serai et regagna le Phanar monté sur un cheval blanc harnaché de drap d’or, présent de la munificence impériale.

C’était peu d’avoir acheté du sultan la jouissance de sa charge ; il fallait, pour en assurer la durée, gagner au même prix la bienveillance de quelques-uns des dignitaires influens de la Porte. Notre prélat s’y employa activement ; il se concilia la protection du grand vizir, Mohammed Sokolli, et de Michel Cantacuzène, un Phanariote tout-puissant alors sur les choses de l’église. Ces négociations menées à bonne fin, et au moment où le patriarche croyait avoir chèrement acquis le droit de se reposer, ses protecteurs firent faillite à leurs engagemens de la façon la plus naturelle, la seule pourtant que ne prévoient jamais les ambitieux ; ils sortirent de ce monde, en commençant par Sélim. Un juif portugais, José Miquez, fait duc de Naxos par la faveur du sultan, avait capté cette faveur en introduisant le vin de Chypre au palais. C’était sur les conseils de ce juif que Sélim avait entrepris la conquête de l’île, cinq ans auparavant, pour s’assurer la propriété des précieux vignobles. Quand Bragadino eut succombé dans Nicosie, les galiotes victorieuses eurent ordre de rapporter, avec la peau de l’héroïque provéditeur, une forte cargaison de vin de commanderie. Sélim se livra dès lors sans mesure à sa boisson favorite ; un jour du mois de décembre 1576, comme il venait d’en vider une bouteille d’un trait, en sortant du bain, son pied glissa sur les degrés de marbre humide, et il tomba pour ne plus se relever.

Comme l’homme, l’empire tomba, le vigoureux empire des grands sultans. Il avait atteint son apogée sous Soliman ; Hammer fixe avec raison à l’avènement de Mourad le commencement de sa décadence. Le jeune efféminé qui arrivait de Magnésie fit égorger le jour même de son débarquement à Stamboul, suivant la coutume, ceux de ses frères en âge de lui disputer le trône ; puis il disparut dans le kiosque de Scutari, là où sourient les jardins de roses, les platanes ombreux et les nuits silencieuses au bord du Bosphore. La Vénitienne Baffo l’y retenait enchaîné au milieu des devins, des astrologues et des bateleurs. D’abord l’esclave de Corfou gouverna seule la volonté inerte de son jeune maître ; bientôt la jalousie de la sultane validé lui suscita des rivales ; le harem s’emplit de Juives, de Moldaves, de Hongroises, d’Espagnoles ; il y en eut cinq cents, livrées à un peuple d’eunuques, et le conseil de ces derniers décida désormais des affaires d’état ; ils s’arrachaient à tour de rôle le spectre pâli par l’opium dont un envoyé du saint-empire nous a laissé le portrait. Le vieux Mohammed Sokolli, le glorieux pilier de l’islam durant trois règnes, déclina et devint importun ; il rappelait trop que l’aïeul Soliman était sept fois monté à cheval pour voler au Danube, et rapportait chaque fois des canons de Hongrie. Mourad, qui dépensait sa poudre en feux d’artifice et ne faisait jouer les batteries du Vieux-Séraï que pour amuser ses fils, éloigna le vieillard ; un jour de l’an 1579, un derviche bosniaque se présenta à titre de compatriote chez Mohammed le Faucon ; tandis que le vizir lisait une supplique, le derviche lui plongea un poignard dans le cœur. Quelques mois auparavant, l’ami de Sokolli et le second protecteur de Jérémie, Michel Cantacuzène, qui se bâtissait un palais à Anchialo, dans la propre patrie de notre prélat, avait été pendu par des janissaires aux échafaudages de sa bâtisse. À ces compagnons de Soliman succédaient des icoglans de Sicile et des jardiniers de Scutari ; la vénalité et la corruption, jusque-là réprimées par boutades inégales, devinrent la loi commune, et le Séraï se montra d’autant plus altéré d’or que le prix des esclaves avait décuplé sur le marché de Stamboul.

Malgré les sommes qu’il dut verser à plusieurs reprises à la cassette du nouveau sultan, Jérémie sentit bientôt sa position si menacée qu’il se plaignait à Samuel Hailand, l’un de ses correspondans de Tubingen, de ne pouvoir visiter les églises de province, de peur de retrouver son siège occupé par surprise en son absence. Ces craintes du patriarche étaient fondées. Son prédécesseur Métrophane avait quitté Chio et s’était retiré à l’Athos, refuge des mécontens et des évincés du Phanar, pépinière d’intrigues et de candidatures aux hautes dignités ecclésiastiques. C’était là que les vaincus de la dernière heure recrutaient des partisans et refaisaient leurs finances, là qu’ils attendaient, en vaguant dans les forêts de la montagne sainte, le moment où les moines quêteurs, grands colporteurs de nouvelles, leur signaleraient une occasion propice. Un de ces nouvellistes annonça à Métrophane la mort de Cantacuzène, le patron de son rival. Le vieux prélat se jeta dans la première barque en partance, et un matin, au grand effroi de tout le patriarcat, on vint annoncer à Jérémie que son prédécesseur avait reparu aux abords de la Porte. Une contestation d’un bien triste caractère s’éleva entre les deux compétiteurs. Métrophane réclamait la pension annuelle de 300 ducats que Jérémie lui avait promise pour l’éloigner de Constantinople : celui-ci refusait de la servir, sous prétexte que son créancier avait enfreint les conditions du pacte intervenu entre eux, et exigeait qu’il se retirât à Chio ou à Mitylène ; la ville, ajoutait-il, n’était pas assez grande pour contenir deux patriarches. On porta l’affaire devant le tribunal du sultan, et nul débat ne fut plus douloureux pour la dignité de l’église chrétienne. Les deux parties épuisèrent leurs dernières ressources à solliciter des avocats dans l’entourage de Mourad ; le litige traînait en longueur, les revenus ecclésiastiques s’engouffraient au Séraï ; le juge turc touchait des deux mains et se riait, disent les chroniqueurs, de la folie aveugle de ses justiciables. Enfin les argumens de Métrophane furent trouvés plus lourds, et le patriarcat lui fut rendu. Il en jouit à peine deux ans ; à sa mort, survenue vers la fin de 1580, Jérémie, qui attendait sa revanche dans le monastère de Chalki, aux îles des Princes, fut rétabli dans sa dignité pour quelques mois. Le défunt laissait un neveu, un certain Théolepte. Celui-ci, regardant le bâton pastoral comme son héritage, se fit ordonner diacre un jour, prêtre le lendemain, évêque de Philippopoli peu après, et entama une guerre sourde contre le malheureux pontife. D’absurdes calomnies furent portées aux oreilles de Mourad : Jérémie visait à détrôner le sultan, il en avait écrit au pape de Rome, il avait fait moines des janissaires, chrétiennes des femmes musulmanes… Théolepte manœuvra si sûrement qu’une nuit des soldats turcs envahirent le patriarcat, arrachèrent de son lit le prétendu coupable de haute trahison et le jetèrent chargé de chaînes dans les cachots des Sept-Tours. Il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter cette scène dramatique, surtout à celui qui écrit ces lignes ; il a vu une nuit à Jérusalem et raconté à cette place un fait exactement semblable, l’enlèvement du patriarche Cyrille, traîné, malgré ses quatre-vingts ans, entre les baïonnettes et les lanternes, sous les voûtes de la porte de Jaffa.

Heureusement il y avait à Constantinople, à l’époque qui nous occupe, un homme qui représentait la force au service de la justice. C’était l’ambassadeur de France, François de Noailles, évêque d’Aix, l’un des plus marquans dans cette longue liste d’hommes qui ont honoré notre pays à cette place. Il habitait une petite maison perdue dans les vignobles, sur la colline en face de Stamboul où commençait à s’élever le quartier chrétien de Péra. En apprenant le drame du Phanar, l’ambassadeur monta à cheval et se rendit chez le grand vizir, accompagné de l’orateur de Venise. Devant le ferme langage que tinrent l’envoyé de Henri III et celui de la sérénissime république, le vizir Sinan-Pacha donna l’ordre d’élargir l’infortuné patriarche et commua sa peine en un exil à Rhodes.

Jérémie prit la mer, en homme habitué aux orages, et aborda à cette tour du Temple que Soliman avait arrachée à si grand’peine aux hospitaliers, cinquante ans auparavant. Si notre prélat eût été un philosophe, si les séjours au cloître lui eussent enseigné les secrets du détachement et de la quiétude morale, il se fût félicité de son aventure. Certes le repos des vieux jours dans cette île enchantée, perle des mers du Levant, la méditation errante sous ces forêts de platanes et de pins où chantent les brises d’Égypte, l’horizon des flots toujours tièdes et lumineux, tout cela était plus tentant pour une âme religieuse que les misérables intrigues du Phanar. Mais les âmes de ce temps, toutes à l’action, se repliaient rarement sur elles-mêmes, et ne connaissaient pas les langueurs et les dégoûts de nos âmes modernes. Jérémie apprécia peu sans doute le cadre divin de son exil ; il attendit, assis sur les rivages de Rhodes et regardant obstinément du côté de Stamboul.

Ce qui s’y passait était de plus en plus navrant. Théolepte se trouva d’abord n’avoir pas travaillé pour lui-même. Un moine de Lesbos du nom de Pacôme, « impie et illettré, » se saisit de la place vacante on ne sait par quelles manœuvres, sans élection régulière. Le peuple s’ameuta contre l’intrus et, au milieu d’une séance orageuse du synode, il fut jeté hors de la salle par les patriarches d’Alexandrie et d’Antioche. Théolepte se glissa tout aussi irrégulièrement jusqu’au trône pontifical : le peuple se souleva de nouveau et lui lança de la boue ; mais son allié, Silvestre d’Alexandrie, aposta des émissaires déguisés en évêques et en moines, qui s’introduisirent nuitamment chez le grand vizir et lui affirmèrent que le métropolite de Philippopoli avait été élu patriarche suivant les canons ; cette affirmation, appuyée d’un tribut de 20,000 florins au lieu des 10,000 que la Porte avait coutume de recevoir, assura à l’usurpateur le firman impérial. Intronisé l’an 1584 et fort désormais de la protection du Séraï, Théolepte eut l’imprudence d’entreprendre une tournée en Valachie. A la faveur de son absence, les amis de Jérémie travaillèrent et payèrent avec succès pour le compte de leur patron : le proscrit de Rhodes, revenant sur la galère qui lui avait apporté sa grâce, fut pour la troisième fois proclamé patriarche de l’église d’Orient. — On peut juger si elle était déchirée et saignante, la malheureuse église, et ruinée surtout. Non seulement le trésor du patriarcat avait été mis à sec par ces compétitions acharnées, mais les revenus des provinces et le crédit de la curie étaient engagés pour de longues années. Voilà où les entraînemens du milieu et les nécessités de la lutte avaient conduit un prélat naturellement pieux et honnête, qui avait inauguré son pontificat en assemblant un concile pour détruire la simonie. Dans ces tristes conjonctures, Jérémie lit de nouveau un solennel appel aux chefs des factions ; une réconciliation générale s’ensuivit, et l’on s’occupa de panser les plaies communes. Théolepte fut envoyé pour recueillir des fonds en Géorgie, Pacôme en Chypre et en Égypte. Le patriarche lui-même résolut de tenter un voyage plus lointain et plus nouveau, celui de la Moscovie ; il comptait pour relever ses affaires sur la munificence du grand-duc.

Jérémie quitta Constantinople à la fin de 1587. Il était accompagné de son plus fidèle champion, Dorothée, évêque de Monembasia ; si nous en jugeons par la part constante que ce prélat avait prise aux troubles ecclésiastiques, il ne devait pas avoir vu souvent la jolie petite ville de Morée dont il était le pasteur nominal. Les voyageurs se dirigèrent d’abord sur la Moldavie ; l’hospodar, Pierre le Perclus, était pauvre et obéré lui-même par le tribut turc ; cette première étape ne fit rentrer que 2,000 florins dans leur aumônière. De la vallée du Danube, ils gagnèrent la Pologne et Lublin, où ils s’adjoignirent Arsène, évêque d’Elassone au mont Olympe. On ne sait trop ce que ce dernier faisait à Lublin, quand il y reçut l’ordre de Jérémie de se tenir prêt à l’accompagner en Russie. — « Je sautai de joie à bas de mon lit, et courus acheter une voiture et des chevaux, » dit Arsène en commençant la relation qui sera désormais un de nos principaux guides. Le patriarche et ses deux acolytes, en quittant Lublin, allèrent saluer à Zamosk le grand chancelier Jean Zamoyski et lui demander des lettres royaux pour le grand-duché de Lithuanie, réuni depuis vingt ans à la monarchie des Jagellons. Il n’y avait rien à espérer de la catholique Pologne, gouvernée alors par le très catholique Sigismond. La pieuse caravane en sortit par Brest et gagna Vilna, capitale de la Lithuanie. Là encore elle semble n’avoir pas trouvé un terrain favorable, bien qu’une partie de la noblesse du grand-duché fut orthodoxe ; le pouvoir était aux mains des Polonais, et, tout en se louant de l’accueil flatteur du grand chancelier, Constantin Ostrojski, Arsène rapporte que ses compagnons et lui se dirigèrent rapidement vers la frontière de Moscovie. Pour tromper l’ennui des longues étapes sur les mauvaises routes du nord, Jérémie racontait à son historiographe les aventures de son orageuse carrière ; « il me tenait des discours pleins de tristesse, et les larmes me montaient aux yeux, tandis qu’il énumérait les tribulations par lesquelles il avait passé chez les Turcs. » Ainsi devisant, les prélats grecs entrèrent enfin dans Smolensk, aux portes de ce monde russe nouveau pour eux comme pour toute la chrétienté au XVIe siècle, muré, curieux et terrible. Notre vénérable voyageur comptait bien emporter une fortune de cette terre inconnue ; il ne pensait pas y laisser tout ce qui lui restait encore, le prestige d’une idée. — Devançons-le à Moscou pour nous rendre compte de l’accueil qui l’attend à la cour du tsar Féodor Ivanovitch.

III.

Le XVIe siècle avait été pour la Russie ce que le XVe fut pour notre patrie : un siècle dur et fécond, voué aux luttes sans trêve pour la constitution de l’unité nationale et la concentration du pouvoir. Suivant la juste remarque du vaillant initiateur des études russes dans notre pays[2], le grand ouvrier de l’unité française, Louis XI, semble avoir légué son génie sombre aux deux derniers Ivans. Si les parallèles historiques étaient encore de mode, les imitateurs de Plutarque auraient beau jeu à retrouver au Kremlin le calculateur patient et astucieux de Plessis-lez-Tours, peu scrupuleux sur les moyens, médiocrement ami de la bataille, préférant les sourds coups de hache aux bruyans coups d’épée, la petite proie de chaque jour aux grandes tournées conquérantes, les marchands, aux seigneurs, les médailles à Dieu. A Moscou comme à Paris, ces artisans d’une besogne ingrate ont soudé les membres épars d’un grand empire, sans choisir leurs outils et sans craindre de souiller leurs mains ; leur mémoire a subi les mêmes vicissitudes, redoutée et maudite par les survivans d’un âge de fer, honnie par les historiens sensibles, relevée et glorifiée par des neveux qui se sentaient redevables à leur génie du bienfait d’une existence nationale.

Le premier des deux grands souverains russes de cette époque, Ivan III, ceint la couronne une année à peine après l’avènement de Louis XI ; mais sa tâche est plus lourde que celle du roi français ; il trouve son patrimoine dans la situation précaire où Charles VII avait trouvé la France, quarante ans auparavant. Le territoire restreint du grand-duché est dépecé entre des feudataires indépendans, hostiles, alliés souvent à l’étranger ; et l’étranger occupe les trois quarts de la Russie future. A l’ouest les frontières livoniennes et polonaises menacent Moscou ; à l’est le Tatar détient le Volga, le Don et les mers, et la Horde-d’Or vient périodiquement brûler les faubourgs de la capitale. Ivan le Grand fait le premier travail d’unification, le travail intérieur ; il « rassemble la terre russe, » rattache les apanages, supprime ses compétiteurs, et laisse à ses héritiers un noyau compact et discipliné pour la lutte extérieure. Au siècle suivant, Ivan IV, celui à qui l’histoire a gardé le nom de Terrible, achève l’œuvre en chassant l’étranger ; il libère Kazan, Astrakhan, « la mère Volga ; » la question tatare, comme on dirait aujourd’hui, est désormais résolue en faveur de l’Europe contre l’Asie. Ivan refoule le Livonien et le Polonais ; un jour des marchands audacieux lui apportent un empire, la Sibérie ; à sa mort, la Russie d’Asie existe de nom et la Russie d’Europe est déjà le plus vaste état de la chrétienté. De même que la nature rigoureuse a fait de cet état une immense plaine, ensevelie cinq mois sous les glaces, le despotisme des Ivans en fait une table rase, nivelée sous la terreur ; l’histoire nous montre le Terrible parcourant ses steppes, de Novgorod à Astrakhan, armé de son légendaire épieu de fer, abattant les têtes trop hautes, déracinant la féodalité, transformant les grands boïars en courtisans craintifs ; « il a passé sur la terre russe comme la colère de Dieu, » a dit de lui un grand poète de notre temps[3]. A la place de l’anarchie des droujines les Ivans ont scellé le pouvoir le plus autoritaire qui fut jamais ; le grand-duc est le premier général, le premier justicier, le suprême propriétaire et le suprême marchand de la Russie, Nous disons le grand-duc ; ce terme n’est plus déjà qu’une formule archaïque, à l’usage des chancelleries d’Allemagne, jalouses du nouvel empire. En secouant la suzeraineté tatare, Ivan le Terrible prend le titre de tsar ; c’est l’effigie slavonne du César romain ; à ce dernier s’est substitué en Occident le César allemand, l’empereur apostolique ; le tsar russe, le césar orthodoxe se substituera en Orient aux Constantin et aux Justinien. Déjà Ivan III s’était assuré cet héritage moral, suivant les idées du temps, par une union qui témoigne des plus longues visées. Après la prise de Constantinople, il y avait à Rome u : ne pauvre Grecque qui traînait sa misère à la cour du pape Paul II ; c’était la dernière des Paléologues, Sophie la Byzantine. Le grand-duc de Moscou, déjà en situation de s’allier aux héritières des princes voisins, — ou pouvant, comme ses prédécesseurs, choisir parmi les trois cents plus belles filles de la Russie, rassemblées sous les yeux du nouvel Assuérus, — se fit envoyer cette exilée et l’épousa de préférence à toute autre ; elle lui apporta en dot l’aigle impériale, qu’il plaça aussitôt sur sa couronne avec plus de raison que le patriarche du Phanar ; on sait comment l’histoire a capitalisé cette dot idéale. — Certes, ce n’étaient pas de médiocres esprits, ces souverains qui semaient ainsi le germe des grands desseins de l’avenir. On voit souvent, à Saint-Michel-Archange du Kremlin, — le Saint-Denis des princes moscovites, — des moujiks baiser dévotement le cercueil de sapin où dort le tsar terrible qui a fait suer tant de sang à leurs pères ; dans cette piété inconsciente, le philosophe retrouve un instinct obscur de la justice populaire ; il se dit que, devant l’histoire, le respect de ces pauvres gens a raison contre les malédictions de leurs aïeux.

On sait comment, dans ces vigoureuses races royales, le sang s’épuise et tarit tout d’un coup. Ainsi arriva-t-il à la race des Ivans. Le Terrible avait frappé de son épieu, dans un moment de colère, l’aîné de ses fils ; quand il mourut lui-même, en 1585, il laissa pour héritier un enfant chétif et borné, Féodor Ivanovitch, sous le règne duquel s’acheva l’histoire que nous racontons. Féodor fut un moine égaré dans le palais ; il s’en échappait furtivement pour passer ses journées avec les religieux au couvent du Miracle ; sa grande affaire était de chanter au chœur les longues liturgies, son plus grand plaisir de sonner les cloches avec les sacristains. Incapable, doux et pieux, il semble un de nos derniers Mérovingiens fourvoyé dans le XVIe siècle russe ; heureusement pour l’œuvre de ses pères, en grand péril entre de telles mains, il se trouva près de lui un maire du palais, dans toute l’acception que notre histoire à consacrée à ce terme. Boris Godounof avait été l’ami et le ministre d’Ivan IV, un des seuls grands boïars épargnés par lui ; il s’empara du faible fils de son maître en lui faisant épouser sa sœur Irène, et exerça durant quatorze ans le pouvoir absolu au nom de Féodor, en attendant qu’il pût ceindre lui-même la couronne de Monomaque. L’histoire a laissé au front de Boris une tache de sang, et la Russie ne lui a jamais pardonné le meurtre mystérieux du petit Dimitri, le dernier rejeton des Ivans qui barrait à son ambition les marches du trône. Pourtant le ministre continua d’une main forte l’œuvre des grands tsars ; il contint la Pologne et la Suède, il acheva d’affaiblir le Tatar et de mater l’aristocratie remuante ; ses bannières parurent en Perse, ses architectes rebâtirent Moscou incendié. On ne peut juger avec nos idées apaisées et notre droit régulier ce génie du XVIe siècle, sournois ou violent suivant l’heure, qui respirait dans l’âme des Borgia et des Farnèse, d’un Machiavel et d’un Olivarès, d’un Philippe II et d’un Charles IX. Ce n’est pas dans la civilisation moscovite, sortie la veille de la barbarie, faite aux deux tiers d’influences tatares et byzantines qu’il faut s’attendre à voir atténuer les monstruosités du temps ; il faut plutôt s’étonner de retrouver chez Godounof les plus viriles inspirations des hommes d’état ses contemporains. Lui aussi sut allier dans son œuvre les intérêts de l’avenir à ceux de son ambition ; comme Ivan III, il a peut-être rêvé du grand dessein, et nous allons en saisir la preuve en reprenant le fil de notre récit.

Dans sa marche patiente vers le trône, Boris cherchait surtout à s’appuyer sur le clergé, guide tout-puissant de l’opinion publique. Il avait appelé au siège primatial de Moscou une de ses créatures, le vieux métropolite Job de Rostof. Les métropolites ou prélats de Russie avaient suivi la fortune des grands-ducs à travers leurs capitales successives, de la sainte Kief à Vladimir, et, en dernier lieu, de Vladimir à Moscou ; mais le premier représentant de l’église russe n’en était pas le chef ; ce n’était qu’un évêque, soumis au patriarche de Constantinople, pasteur suprême des églises orthodoxes. Godounof conçut le dessein de rompre ce lien gênant, presque humiliant depuis que les successeurs de Chrysostome recevaient l’investiture des sultans ; il comprit qu’en assurant l’indépendance de l’église nationale et en constituant un patriarche libre aux côtés du tsar, vis-à-vis des patriarches captifs aux mains des infidèles, il attirerait de Constantinople à Moscou toute la sève du tronc orthodoxe ; ce déplacement de la tradition religieuse devait achever le transfert de l’héritage byzantin, commencé par le mariage d’Ivan III avec Sophie Paléologue. Le pieux Féodor accueillit avec ferveur les projets de son ministre. Dès le débat de son règne, un certain Blagof fut envoyé en ambassade au sultan ; il était porteur de cadeaux et de bonnes paroles pour le patriarche et pour les deux diacres russes qui étudiaient, suivant l’usage, la théologie grecque au Phanar. On ne sait si l’ambassadeur Blagof entama formellement la négociation ou prépara seulement le terrain ; mais deux ans après, en 1586, à l’occasion du passage à Moscou de Joachim d’Antioche, Féodor assembla son conseil et lui tint ce langage, dicté par Godounof : « Par la volonté de Dieu et pour la punition de nos péchés, les patriarches et autres prélats d’Orient n’ont gardé de leurs dignités que le nom et sont dépouillés de tout pouvoir ; notre pays, par bénédiction du Seigneur, est fort et puissant ; c’est pourquoi je veux, si Dieu le permet et si les saintes écritures ne le défendent pas, instituer à Moscou un très haut siège patriarcal ; si cela vous semble convenable, déclarez-le. » Le clergé et les velmojes approuvèrent le projet du tsar, en ajoutant qu’il serait utile de s’assurer le consentement de toute l’église orientale, « afin que les Latins et autres hérétiques, qui écrivent contre notre sainte foi, ne disent pas que le siège patriarcal a été érigé à Moscou par la seule volonté du tsar. » On fit connaître à Joachim le désir du pieux Féodor, et ce prélat, qui s’en retournait comblé de dons, promit de porter l’affaire devant le saint-synode de l’église grecque.

Dans l’été de 1587 arriva en Russie un certain Nicolas, par lequel on apprit que les patriarches de Constantinople et d’Antioche avaient réuni le synode et consulté par messages leurs frères d’Alexandrie et de Jérusalem : le dernier devait être délégué à Moscou avec des instructions concernant l’affaire du patriarcat ; mais Boris l’attendit vainement. On sait avec quelles lenteurs calculées procèdent en ces matières les chancelleries ecclésiastiques, patientes sans doute parce qu’elles se savent ou se croient éternelles ; si le secret de ces temporisations était perdu, on le retrouverait à coup sûr entre la Porte et le Phanar. On devine d’ailleurs que le projet moscovite avait été froidement accueilli par les hauts dignitaires de l’église d’Orient, gardiens très jaloux de leurs anciennes prérogatives ; mais il n’était pas facile de répondre par un refus formel au tsar, père de toutes les grâces temporelles, et on se tirait d’embarras en différant. Personne n’entendit plus parler du délégué officiel du synode. Ce fut sur ces entrefaites que les boïars de Smolensk signalèrent à Moscou, au mois de juillet 1588, la présence dans leur ville d’un vénérable voyageur, venant des terres chrétiennes au pouvoir du Turc. C’était notre prélat, qui entrait en Russie en fort humble équipage, un peu à l’aventure, comme nous l’avons raconté plus haut.

L’empire était déjà grand, mais les voyageurs de quelle importance n’y pénétraient pas alors sans éveiller l’attention d’une police très curieuse de leurs faits et gestes. On répondit de Moscou, et sur un ton de verte réprimande, aux voïévodes de Smolensk : « Vous éviterez à l’avenir d’être aussi négligens : nul envoyé, ni aucune autre personne ne doit paraître sur les limites de votre territoire sans que nous en soyons aussitôt informés. » En même temps le tsar écrivait à l’évêque de Smolensk : « Si le patriarche demande aux voïévodes de prier dans l’église de la très sainte mère de Dieu, nous l’autorisons à le faire. Tu auras soin en ce cas que ladite église soit décemment ornée et fréquentée par le peuple, qu’il y ait grande réunion d’archimandrites, d’igoumènes et de popes ; tu iras à la rencontre du patriarche et tu lui rendras exactement les mêmes honneurs et révérences que tu as coutume de rendre à notre métropolite. » Le commissaire chargé d’aller au-devant de Jérémie et de l’accompagner reçut pour instructions « de savoir dans quelles intentions le patriarche se rendait chez le tsar, s’il occupait actuellement le trône de Constantinople ou si un autre le détenait à sa place ; s’il voyageait seulement pour recueillir des aumônes ou s’il était chargé d’un message pour le tsar de la part du saint-synode. » Les instructions ordonnaient d’user en toutes choses avec le prélat de l’étiquette réservée au métropolite de Moscou. Leur teneur démontre clairement que le voyage de Jérémie n’était pas le résultat d’une entente préalable.

Les légats de Féodor rejoignirent les saints personnages à Smolensk et insistèrent pour les ramener sans retard à Moscou. Le voyage dura dix jours ; ils eurent partout à se louer de la somptueuse hospitalité du grand-duc. Arsène s’étend avec complaisance sur « la bonne chère, le talent des cuisiniers et tricliniarques. » Le soir du dixième jour, comme ils gravissaient une éminence boisée, ils virent leurs guides russes se hâter vers le sommet et se prosterner pieusement sur le plateau ; c’était la colline, si célèbre plus tard sous le nom de Colline des Moineaux, d’où le voyageur aperçoit soudainement le panorama de Moscou déroulé à ses pieds. — Nos habitans du Bosphore, qui avaient le droit d’être difficiles, nous ont laissé le témoignage de leur surprise et de leur admiration. Un Orient nouveau se révélait à eux, complètement différent du leur, marqué d’un caractère tout personnel, et qui semblait venir d’une Asie plus mystérieuse et plus lointaine que celle dont ils connaissaient les abords. Les villes polonaises, bâties à l’allemande, ne les avaient en rien préparés à ce tableau : les villes turques, bien que répandues de même dans un océan de vergers, ne leur fournissaient pas davantage un point de comparaison. Peut-être se souvinrent-ils à ce moment des récits merveilleux contés dans les bazars de Stamboul par les marchands de Samarcande sur les cités du pays mongol ; peut-être s’imaginèrent-ils voir une de ces cités convertie par enchantement et arborant la croix sur ses coupoles étranges, aux éclatantes couleurs. C’était moins une ville qu’un immense monastère qui s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon, enserré entre les replis de la Moskva. L’œil s’égarait à vouloir compter les clochers, les dômes d’or, d’argent ou d’azur étoile, qui se pressaient dans le ciel. Sur chacune des innombrables églises étincelaient cinq coupoles de métal. Entre ces églises, la multitude des toits, presque uniformément peints en vert, donnait à la ville l’apparence d’un échiquier de cuivre verdegrisé. On y distinguait des enceintes concentriques, crénelées et surmontées de clochetons espacés, toujours comme dans les cités de l’extrême Asie. Celle de ces enceintes qui formait le noyau des autres contenait le plateau triangulaire du Kremlin, dominant Moscou comme l’acropole des villes grecques. Une réunion de blanches basiliques, un fouillis de globes et de croix d’or attiraient l’œil sur ce plateau : on apercevait entre elles les sveltes constructions du palais du Térem, avec leurs revêtemens encore tout neufs de terres émaillées. Puis le regard se reportait invinciblement, un peu à droite du Kremlin et en contre-bas de son enceinte, sur la cathédrale de Saint-Basile, rêve d’un architecte en délire : ce monument, monceau d’églises superposées, se dressait comme un animal fantastique, aux écailles multicolores, avec ses douze têtes coiffées d’appendices sans nom, qui pouvaient rappeler exactement à nos Grecs le kaouk, le volumineux turban de parade des pachas et des officiers de janissaires. Entre Saint-Basile et la porte sainte du Kremlin, la place Rouge, nettoyée de ses baraques par l’incendie de 1547, montrait les gibets d’Ivan le Terrible ; les processions solennelles s’y déployaient sans cesse, remontant vers le Kremlin et passant entre les œuvres de justice de cette Grève moscovite ; elles envoyaient leurs litanies aux misérables qui peuplaient les gibets et dont le dernier regard rencontrait la chimérique cathédrale comme un cauchemar de l’agonie. — Quand l’œil quittait le cœur de la ville pour embrasser sa circonférence, il ne distinguait plus, au-delà de la deuxième enceinte de pierre, qu’un labyrinthe de ruelles et de maisons en désordre, izbas de bois enluminées de couleurs vives, perdues et dissimulées dans les jardins coupés d’étangs. A l’extrême horizon et sur les berges hautes du fleuve, une ceinture de grands couvens aux remparts crénelés flanquait la pieuse et militaire cité, forts avancés pour la prière et pour la bataille. Les moines s’y partageaient entre la chapelle et la tour d’armes, guettant l’apparition des colonnes tartares. Sur tout ce vaste panorama passait, montant de centaines de clochers, une vibration d’airain, et l’oreille, comme l’œil, recevait l’impression d’un monastère géant, sur lequel plane la prière, plutôt que d’une capitale avec son tumulte d’activité humaine.

Ainsi se présenta à nos voyageurs la ville où ils entrèrent quelques instans après, avec une pieuse émotion sans doute, mais aussi avec l’inquiétude vague de tout cet inconnu. Ils franchirent la deuxième enceinte, traversèrent les bazars du Kitaï-Gorod, rebâtis en pierre par Boris après les derniers incendies, et gagnèrent, au pied du Kremlin, les logemens qui leur avaient été assignés avec les plus minutieuses précautions. Jérémie fut installé dans la maison de l’évêque de Riazan ; lui-même devait occuper dans le bâtiment principal la chambre et la grand’salle ; on avait donné pour demeure à ses deux acolytes le réfectoire, les serviteurs étaient relégués dans les sous-sol. Il était interdit aux Grecs, aux Turcs et autres étrangers de pénétrer dans ce logis ; il était également interdit aux serviteurs de nos prélats d’en sortir. Seuls, les gens qui apportaient des provisions de la part du métropolite Job, des membres du haut clergé et des boïars, avaient accès chez les reclus. Si quelque étranger demandait à parler au patriarche ou que celui-ci exprimât un désir semblable, les commissaires devaient répondre qu’ils en référeraient au conseil et à André Stchelkalof, diak des ambassades ; on désignait ainsi le fonctionnaire préposé aux relations extérieures. — C’était, on le voit, dans une véritable captivité que Godounof entendait retenir son hôte, pour y poursuivre plus à son aise la négociation qui lui tenait tant à cœur. Telles étaient d’ailleurs les pratiques usitées à cette époque envers les ambassadeurs, comme en font foi plusieurs rapports de ces derniers à leurs cours.

Ce fut aussi l’étiquette réservée aux ambassadeurs que le tsar adopta lors de la première audience accordée à Jérémie, une semaine après son arrivée. Les boïars vinrent en grande cérémonie prendre le patriarche au logis de Riazan et le conduisirent chez leur maître. « Les seigneurs marchaient en tête, magnifiquement vêtus d’habits de brocart et tout couverts de perles : les moines en robes noires suivaient ; au milieu, Sa Béatitude s’avançait entre ses deux légats, le métropolite de Monembasia, et moi, l’humble Arsène, venu de la Grèce. » Le cortège franchit la porte sainte du Kremlin sous l’image miraculeuse et se présenta à la porte d’or du palais. On l’introduisit dans la pièce de parade qui subsiste encore et a gardé le nom de salle des Patriarches. C’est une chambre écrasée sous des voûtes basses, à peine éclairée par des baies étroites ; on ne distingue que le fond d’or de ces voûtes, sur lequel se détachent des figures de saints et des peintures d’une tonalité sombre. Tout respirait dans ce palais l’horreur religieuse dont l’Asie entoure ses souverains ; en se courbant sous les petites portes, abaissées à dessein, comme au Séraï de Stamboul, pour forcer les envoyés étrangers à saluer plus bas, Jérémie dut revoir en pensée sa première visite au sultan Sélim. Féodor Ivanovitch était assis sur un trône précieux, au-dessous d’une image de la Vierge étincelante de pierreries ; à sa droite, une grande sphère d’or représentait la mappemonde ; le tsar tenait à la main un sceptre d’ivoire, constellé de diamans et de saphirs. Les knèzes, le haut clergé et les religieux étaient debout autour de lui, dans l’attitude d’une crainte respectueuse. Godounof, que le bon Arsène appelle « l’illustre archonte, duc de Kazan, » occupait une place à part. Féodor fit un pas au-devant du vénérable visiteur : les deux moines, dont l’un portait la couronne et l’autre la tiare, échangèrent dans cette première entrevue les complimens et les bénédictions d’usage ; quand le patriarche eut achevé, sur un ton fort pitoyable, le récit de ses malheurs, l’audience solennelle prit fin, et il fut prié chez la tsarine Irène, sœur de Boris.

Ici encore nos Grecs purent se croire sur les rives du Bosphore, en retrouvant des coutumes de tout point semblables. On sait que les mœurs russes du XVIe siècle imposaient aux femmes une réclusion presque aussi sévère que celle des musulmanes. Les tsarines habitaient de hauts appartemens dans le palais du Térem, — le gynécée moscovite. On peut admirer de nos jours au Kremlin cette construction élégante ; sa décoration extérieure de briques peintes, ses petites fenêtres basses à colonnettes et à châssis de vitraux coloriés, ses salles étroites aux voûtes puissantes, reliées par des escaliers en colimaçon, bien d’autres traits encore donnent au Térem l’aspect général d’un de nos logis de la renaissance, remanié, orné et meublé par le goût d’un Oriental. Le cortège s’arrêta à la porte interdite aux hommes, — seul, Godounof fut admis à accompagner le grand-duc et les prélats. Ils furent reçus dans une première chambre par les femmes de la tsarine, vêtues de blanc des pieds à la tête, sans un bijou ; notre évêque assure en termes fort galans que l’éclat de ces grâces blanches défiait celui des neiges de leur patrie. C’est surtout dans la pièce suivante, à la vue de la princesse et des splendeurs qui l’entourent, que son admiration ne trouve plus d’expressions assez fortes. Sous la voûte lamée d’or, entre les saintes figures et les icônes aux diadèmes de métaux et de pierres fines, majestueuse et parée comme l’une d’entre elles, Irène est assise sur un trône d’un travail merveilleux, Elle porte une tunique de soie de Chine, disparaissant sous les perles et les diamans. Sur sa tête brille une couronne à douze pointes, — en l’honneur des douze apôtres, — terminées par des saphirs et des émeraudes. Le bon prélat, « plongé dans une douce stupéfaction, » compte les chaînes, les colliers, les bracelets, tout le féerique écrin de joyaux et de gemmes qui demeure encore comme un témoin de sa véracité dans le musée impérial de Moscou, En se prosternant jusqu’à terre devant l’idole, Arsène a le temps d’apprécier les tapis de Perse, représentant des chasseurs à la poursuite de tigres, de cerfs, de cygnes, de faisans, de mille animaux « qui semblent respirer. » En se relevant, le consciencieux observateur constate le même luxe dans tout l’appartement, les statuettes de pierre dure sur les piédestaux, en marbre de l’Oural, les guirlandes de colombes et de raisins qui s’enroulent autour des frises ; il note même la richesse du lustre, soutenu au centre de la voûte par un serpent qui combat contre un lion. Tout cela l’impressionne moins encore que la beauté de la tsarine et le charme de sa voix. — Cette idole pompeuse n’est pourtant qu’une femme, et une femme malheureuse ; elle s’adresse au patriarche avec des larmes dans les yeux, lui demandant la puissante intercession de ses prières pour que le ciel daigne envoyer un héritier au trône des Ivans. À deux reprises, durant cette courte audience, l’épouse du moine Féodor revient avec douleur sur sa stérilité, et, pour intéresser un aussi saint personnage à sa disgrâce, elle lui fait remettre par une suivante une coupe d’argent remplie de perles fines.

IV.

Ces entretiens furent insignifians, tout de pure forme. Le fantôme royal disparut, et Boris entraîna son prisonnier dans un cabinet du palais pour causer de choses plus sérieuses. La véritable négociation s’engageait. Peut-être, dans ce gênant tête-à-tête, Jérémie se prit-il à regretter les. heures semblables passées depuis vingt ans dans les divans de la Porte, en face de vizirs qu’on pouvait du moins satisfaire avec quelques ducats : peut-être Godounof lui apparut-il plus pressant et plus redoutable que son confrère de là-bas, Mohammed Sokolli. De nouveau le vieux Grec entama l’histoire de ses longues misères, comment il avait été calomnié auprès du sultan par ses ouailles, chassé du siège patriarcal, exilé à Rhodes, rappelé après quatre années ; à ce point de son récit, en dépeignant la désolation des saintes basiliques souillées par les imans d’Allah, l’état navrant de son troupeau et les cruautés turques, Jérémie fondit en larmes. « Quel secours au monde, ajouta-t-il en terminant, pouvons-nous attendre, sinon de la sainte Russie et de nos frères dans la foi orthodoxe ? C’est ici que nous sommes venus chercher des aumônes chrétiennes pour rebâtir un nouveau temple au vrai Dieu dans l’antique capitale de l’orthodoxie. » — Ce discours du prélat n’était déjà plus neuf, et bien d’autres l’ont tenu après comme avant lui : tout le long des siècles, depuis la conquête turque, le raïa chrétien, les yeux tournés vers son puissant frère du nord, lui redit la même litanie désolée et cherche à l’émouvoir par la même péroraison flatteuse. — Godounof était un politique réaliste : il ne s’émut pas plus qu’il ne convenait et répondit au patriarche en lui demandant quels renseignemens il avait pu recueillir en route sur les affaires de Pologne. Jérémie avait entonné le Super flumina : le ministre ramenait l’entretien au terre à terre d’un rapport diplomatique. Le Grec comprit qu’il fallait changer dénote : alors, ajoute discrètement le chroniqueur russe, se poursuivit une conversation secrète.

Enfin Boris, suffisamment édifié sur les faits et gestes du roi de Pologne, aborda la question délicate du patriarcat, et son interlocuteur d’applaudir vivement au pieux projet du tsar Féodor. Cet enthousiasme était bien naturel : l’habile ministre avait proposé à brûle-pourpoint à Jérémie, — nous verrons tout à l’heure avec quelle sincérité, — d’être le premier patriarche de l’église russe. N’était-ce pas là un rêve bien fait pour tenter le pauvre voyageur qui mendiait sur les chemins de quoi rebâtir la petite maison que les aghas toléraient encore dans l’ombre du Phanar ? Au lieu de cette église, qui n’avait plus que le nom d’œcuménique, de ce siège précaire où il officiait sous l’œil des janissaires, on lui offrait à la droite du tsar le glorieux trône de Moscou, les libres cathédrales du Kremlin, la primauté sur la Sainte-Sophie de Kiew, légitime héritière de celle de Byzance. Derrière lui les vaines ombres du passé, toutes voilées de misère et d’esclavage ; devant lui l’avenir et l’espoir de l’orthodoxie régénérée. — Ainsi l’érection du nouveau patriarcat, sujette à tant de difficultés si on l’eût présentée à l’Oriental comme une institution rivale, emportait son assentiment en lui ouvrant des horizons inespérés de grandeur. Ce n’était là que la première habileté de Boris, et le Grec s’aperçut bientôt que sa diplomatie avait été prise en défaut. À peine le ministre du tsar eut-il surpris le consentement du prélat sur la question de principe qu’il lui déclara comment, dans la pensée de son maître, le siège patriarcal devait être établi à Vladimir. Jérémie se récria en démontrant que la place du premier pasteur était auprès du souverain, qu’on abaisserait singulièrement sa dignité en le reléguant dans une capitale abandonnée, loin du Kremlin et de l’église primatiale de la Vierge. Mais c’était précisément cette église et ce fidèle troupeau de Moscou qu’on ne pouvait, au dire de Boris, enlever au vénérable évêque Job, qui les sanctifiait depuis si longtemps ; il serait difficile à un étranger, ignorant la langue et les usages russes, d’occuper le siège de Moscou ; il ne pourrait surtout diriger la conscience du tsar sans le secours d’un truchement, auquel on ne saurait livrer les mystères de la pensée souveraine. Au reste le ministre, maître désormais du consentement qui lui était nécessaire, le prit d’assez haut et reconduisit le pauvre prélat, désarmé par son adroite tactique.

Godounof n’avait jamais songé sérieusement à lui offrir le nouveau trône, malgré le prestige qu’une aussi illustre recrue semblait devoir assurer à l’institution. Si l’effet eût été grand à l’extérieur sur la chrétienté orthodoxe, il eût été déplorable à l’intérieur, dans la Russie du XVIe siècle, jalouse de sa nationalité et profondément hostile à tout élément étranger. L’ambitieux ministre avait besoin, pour ses vues ultérieures, de maintenir à la tête du clergé le vieux Job, sa créature ; c’était au métropolite de Moscou qu’il avait toujours destiné le patriarcat, et ses feintes ouvertures au sujet de Vladimir n’étaient qu’un stratagème ; il savait bien que son interlocuteur refuserait une situation ainsi amoindrie et un éloignement de la cour qui, dans les idées du temps, équivalait à un exil. — A la suite de cette conversation, le tsar réunit les boïars et leur tint ce discours : « Le Seigneur a daigné amener chez nous le patriarche de Tsargrad, et nous avons pensé qu’à cette occasion il serait bon d’élever à la dignité de patriarche celui que notre Seigneur Dieu désignera : si Jérémie de Tsargrad consent à rester dans notre empire, il sera notre patriarche sur le siège primatial de Vladimir et Moscou aura son métropolite comme devant ; si Jérémie se refuse à demeurer à Vladimir, on établira à Moscou un patriarche pris dans l’église nationale. »

Godounof revint conférer avec le prisonnier du logis de Riazan et reparla de la combinaison de Vladimir. « Qu’est-ce qu’un patriarche qui vit loin du tsar ? » répondit l’obstiné vieillard, persuadé peut-être qu’on céderait au dernier moment plutôt que de renoncer à sa glorieuse personne. Féodor assembla de nouveau les boïars et leur dit : « Jérémie, patriarche œcuménique, refuse d’exercer cette dignité à Vladimir ; mais si nous la lui accordons dans notre grand-duché de Moscou, où siège maintenant notre père et notre intercesseur le métropolite Job, il consent à l’accepter. Ce ne serait pas là une chose équitable. Notre vénérable père et intercesseur le métropolite Job, cet homme de sainte vie, qui occupe ici le trône de ses prédécesseurs les grands thaumaturges, ne peut être exilé loin de la très sainte mère de Dieu et des reliques miraculeuses. » De nouveaux assauts furent livrés au prélat grec tour à tour par Boris et par Stchelkalof, le diak des ambassades. Ces deux maîtres diplomates circonvinrent le pauvre vieillard de telle sorte qu’il-finit par promettre d’obéir en tout aux désirs du tsar et demanda pour seule grâce qu’on lui permît de retourner au plus vite dans son pays. L’effroi commençait à le gagner parmi les sombres compagnons du Terrible ; cet esprit timide, voué par un jeu du sort aux luttes de toute espèce, regrettait le terrain de Stamboul, non moins glissant, mais mieux connu, et préférait, à tout prendre, des misères déjà accoutumées. — Après les déclarations de Féodor, il ne pouvait subsister aucun doute sur le résultat de l’élection. Néanmoins, pour se conformer aux coutumes de l’église, les évêques assemblés désignèrent trois candidats : le métropolite Job, Alexandre, archevêque de Novgorod, et Varlaam de Rostof. Boris raya les deux derniers, et Job, agréé par le tsar, fut proclamé patriarche de toutes les Russies le 23 janvier 1589. — Il avait fallu six mois pour mener à bonne fin ces délicates négociations. Jérémie, toujours en instance pour obtenir ses lettres de sortie, ne recouvra pas encore sa liberté ; il dut boire le calice jusqu’au fond et sacrer son rival dans l’église primatiale, avec une pompe qui lui inspira sans doute d’amers retours sur ses propres débuts, dans la pauvre basilique du Phanar.

Au centre du Kremlin, sur le parvis dallé qui relie tout un groupe de monastères, de palais et d’églises, à côté de la tour d’Ivan, la cathédrale de l’Assomption dresse ses blanches murailles et ses cinq coupoles étincelantes. Dès le matin du jour usé, la foule du peuple et des marchands, les nobles, les moines se pressaient autour des grilles. Le cortège sortit du palais, conduit par Féodor, Boris, les deux patriarches, et se déploya majestueusement sur l’Escalier Rouge ; les lourdes bannières de la Vierge et des saints, rangées sur le passage en haie serrée, formaient au-dessus du parvis comme une voûte d’orfèvreries et d’images, depuis le perron jusqu’à l’Assomption. Les centaines de carillons de la « ville sonnante » ébranlaient l’air à plusieurs verstes de distance, les cloches d’argent de la tour mêlaient leurs notes hautes à la basse profonde des bourdons d’airain. Ceux qui ont entendu cette joie sonore des clochers de Moscou aux grandes fêtes savent comme l’orage de bronze imprime à l’atmosphère un long tremblement, sourde prière murmurée par l’éther jusque dans les deux. La procession franchit le grand portail, au-dessus duquel la Panagia colossale veille, interrogeant de ses grands yeux fixes l’horizon de la ville sainte déroulé à ses pieds. L’intérieur de la cathédrale est un vaisseau porté sur quatre colonnes élancées, entièrement revêtu de peintures sur un fond d’or ; une nuit perpétuelle y règne ; aux grandes cérémonies seulement, réveillé par les lueurs de mille cierges, un peuple d’apôtres et de bienheureux défile sur les parois, tourne autour des colonnes ; les flammes d’un jugement dernier viennent lécher la voûte, d’immenses faces de Christs regardent à pic au-dessous d’elles, du fond des hautes coupoles, le troupeau des fidèles. Entre ceux-ci et l’autel se dresse l’iconostase, mur d’or sculpté de figures voilées sous des nimbes de filigrane. Une porte et un rideau s’ouvrent de temps en temps pour laisser entrevoir l’autel et les mystères. — On avait élevé au milieu de l’église une estrade surmontée d’un baldaquin relié à la porte de l’iconostase par un vélum de pourpre. Le patriarche œcuménique en gravit les degrés, la tiare en tête, vêtu du grand costume pontifical, soutenu sous les bras par ses deux acolytes. Les évêques se rangèrent à l’entour, Féodor s’assit sur un trône. L’office commença ; les chantres entonnèrent, sur ce registre mélancolique et puissant cher à l’église russe, les prières pour le tsar et les deux pasteurs. Au moment fixé par la liturgie, on apporta deux coussins pareils devant la porte du sanctuaire ; des hommes d’armes, en heaume et en cuirasse, les entourèrent, la hallebarde au poing. L’élu de Dieu, le métropolite Job, parut entre les flambeaux et les nuages d’encens ; un archidiacre le conduisit au patriarche d’Orient. Alors on vit un de ces vieillards, imposant les mains sur la tête de l’autre, invoquer sur elle l’esprit du Seigneur et commander au peuple de saluer son nouveau maître spirituel. Les deux frères échangèrent le baiser de paix et, sur les deux coussins jumeaux, Jérémie de Byzance et Job de Moscou, désormais égaux, s’agenouillèrent côte à côte au pied de l’autel, tandis que la cérémonie s’achevait suivant le rite.

L’émotion fut grande chez tous les assistans, de l’aveu des historiens de cette scène ; s’ils en eussent compris toute la portée, leur émotion eût été plus profonde encore. Ce n’était pas seulement l’esprit du ciel que l’un des pontifes venait d’appeler sur l’autre, c’était, par surcroît, l’esprit de ce monde, celui qui enflamme et guide les peuples dans le chemin de leurs destinées. En échangeant le baiser de paix avec Job, Jérémie lui avait communiqué son souffle et sa vie même, le souffle et la vie de l’institution qu’il personnifiait ; le Grec passait au Moscovite la meilleure part de l’héritage moral que Byzance avait gardé jusque-là, après l’avoir reçu de Rome ; il pouvait désormais s’en retourner au Phanar avec sa tiare découronnée. Certes les cloches du Terrible devaient sonner leurs plus joyeuses volées pour annoncer au peuple russe que le chef de l’église d’Orient lui déléguait sa mission. — Ceux qui participèrent à ces cérémonies symboliques virent-ils tout cela ? Non sans doute. Tout au plus le regard perçant de Godounof, en contemplant le triomphe de sa politique, put-il en apercevoir les lointains effets par-delà l’avenir. Rarement les contemporains saisissent toute la portée des grands faits historiques auxquels il leur est donné d’assister ; dans la foule, quelques esprits plus puissans devinent les développemens que l’histoire réserve à leurs actes ; encore leur vue est-elle courte et trouble comme toute vue humaine. Seule, la volonté secrète qui mène ce monde voit jusqu’au bout l’épanouissement logique du fait, et le spectacle de ces harmonies futures doit être une de ses suprêmes félicités.

Cette mémorable journée finit par un banquet somptueux au palais. En s’asseyant à sa petite table solitaire, le tsar déposa son diadème et coiffa un bonnet de pourpre, surmonté d’un rubis de la grosseur d’un œuf. Jérémie prit place à la première table, à la droite de Féodor ; aux autres tables se pressaient les boïars dans leurs magnifiques costumes, et parmi eux des princes géorgiens qui apportaient le tribut, sous le vêtement martial du Caucase. Le repas commença, un de ces festins de la vieille Moscou qui duraient parfois plus de six heures et qu’on servait avec dix-huit cents plats de vermeil. Le tsar envoyait de sa main des viandes et des coupes d’hydromel aux seigneurs qu’il voulait favoriser ; les échansons eurent l’attention délicate de verser à nos prélats des vins de Grèce, de Crète, et même de Monembasia, le diocèse de l’évêque Dorothée. Son frère d’Élassone ne peut contenir son admiration devant la splendide orfèvrerie qui couvre les tables : une amphore d’argent massif, que douze hommes portaient à peine ; des hanaps et des calices de travail persan ou italien, représentant des ours, des autruches, des cigognes, des chasses et des guerres ; des plats repoussés d’Allemagne et des cristaux de Venise, le luxe et les arts réunis de l’Orient et de la renaissance européenne émerveillaient nos voyageurs dans ce palais où ils s’attendaient à trouver un roi barbare. On peut se convaincre que l’enthousiasme des convives n’eut rien d’outré en parcourant le musée des armes à Moscou et le trésor des Ivans ; tous les voyageurs contemporains témoignent de même de ce luxe fou et de la manie des gemmes, qui avait travaillé Ivan IV ; un légat de l’empereur Maximilien, Cobenzl, écrit en 1577 : « J’ai vu les trésors de notre saint-père au château Saint-Ange, ceux du roi catholique et du roi de France, ceux de sa majesté en Hongrie comme en Bohême ; ils ne peuvent être comparés à ce que j’ai vu ici, surtout en fait de couronnes et de diamans. »

En rentrant chez eux, les prélats trouvèrent les marques de la munificence souveraine. Nous ne suivrons pas notre guide dans la longue énumération des vases précieux, des fourrures de Sibérie, des étoffes d’Italie et de Damas dont ils furent gratifiés. Boris ne s’était pas montré ingrat envers le patriarche qui venait de lui céder le gouvernement des âmes russes ; il avait royalement fait les choses. Le grand chambellan offrit à chacun des Grecs une part de ces richesses avec des paroles flatteuses qui en augmentaient le prix. Il trouva même des phrases fort heureuses, pour un soi-disant barbare, à propos de « l’illustre mont Olympe, patrie de la sagesse et de l’éloquence ; » ceci s’adressait « au plus petit de tous les évêques, à l’abject pécheur Arsène, » qui, malgré cette profession d’humilité, fut agréablement caressé dans son amour-propre et acquis à jamais au chambellan et à son maître.

V.

Jérémie avait donné tout ce qu’on attendait de lui et reçu tout ce qu’il pouvait attendre. On le retint néanmoins sous divers prétextes jusqu’à Pâques, comme pour mieux affirmer par sa présence la vitalité de sa nouvelle création. Les fêtes passées, les prisonniers du logis de Riazan obtinrent enfin leur congé. Après une dernière audience, « le tsar reconduisit jusqu’à la porte d’or du palais le patriarche, qui repartit pour la nouvelle Rome. » — La nouvelle Rome ! Il la laissait à Moscou. Quand, des terrasses du Kremlin, on vit les modestes voyageurs disparaître sur la route, on put se dire avec orgueil que ces ombres qui s’évanouissaient à l’horizon avaient légué leur âme à leurs hôtes. Les Grecs reprirent tristement le chemin des steppes, fort inquiets de l’accueil qu’on leur réservait sur le Bosphore. Ils retraversèrent la Pologne et trouvèrent en Moldavie un tchaouch qui les attendait pour leur intimer l’ordre du sultan de regagner Constantinople : on augurait mal de cette longue absence à la Porte, et plus mal peut-être encore au Phanar. En reprenant la direction de l’église, Jérémie dut assembler le concile pour faire ratifier la décision dont il avait assumé la responsabilité. Il eut d’abord à lutter contre l’opposition violente de ses frères les patriarches d’Asie ; même ses deux compagnons, Arsène et Dorothée, passèrent à l’ennemi et se vantèrent après coup d’avoir refusé leur consentement au grand acte consommé en Russie. Ils furent assez adroits pour accréditer cette opinion dans l’église orientale, et les historiens ecclésiastiques leur font honneur de cette résistance ; pourtant nous avons vu aux archives d’état de Moscou, sur la charte d’érection du patriarcat, les sceaux d’Elassone et de Monembasia pendre auprès de celui de Byzance, au-dessous des signatures des deux prélats. Après s’être répandus en récriminations, les membres du concile comprirent cependant qu’il n’y avait pas à revenir sur le fait accompli et l’enregistrèrent de mauvaise grâce, sous la condition que les successeurs de Job demanderaient l’investiture au siège œcuménique. On ne tint guère compte dans la pratique de cette condition, qui fut abolie moins d’un siècle après par Denis II. — Rome avait lutté plus longtemps avant de reconnaître le canon du concile de Chalcédoine qui établissait le patriarcat de Byzance ; ses pontifes avaient protesté durant six siècles, avant comme après le schisme, depuis Léon le Grand jusqu’à Innocent III. — De quoi aurait servi la lutte aux prélats du Phanar ? Les nécessités historiques consacraient la volonté de Boris ; l’œuvre était faite de par la force des choses et des temps. En la faisant, le prêtre errant dont nous venons de raconter les traverses avait accompli sa propre destinée. A partir de ce moment, les chroniques le perdent de vue, et il meurt obscurément. Chaque homme a ainsi sa tâche, petite ou grande, dans l’œuvre générale de son temps ; il naît pour elle, elle est sa raison d’être dans l’harmonie du monde ; cette tâche remplie, il devient inutile et disparaît. De même, dans l’ordre de la création naturelle, l’individu qui s’est acquitté de sa fonction est éliminé, depuis l’insecte qui a donné sa chrysalide jusqu’à la plante qui a porté son fruit ; s’il est intéressant pour le philosophe de surprendre le jeu de l’atome dans le secret labeur de la nature, il ne l’est pas moins de discerner dans l’histoire le rôle de son plus modeste instrument. Jérémie fut un de ces instrumens inconsciens, et il nous a plu de le suivre dans les voies détournées par lesquelles le destin l’a mené au point où cet ouvrier devait servir ses desseins. Ce point est atteint, le vieillard ne compte plus. Vers 1594, on descendit sans bruit sa dépouille dans quelque caveau du monastère de Chalki peut-être, ou du Pantocrator ; son biographe ne saurait où la retrouver aujourd’hui.

Quatre ans après, le tsar Féodor quittait de même ce monde, auquel il appartenait si peu. Une légende enracinée en Russie veut qu’à ses derniers instans il ait eu une vision que Pouchkine a retracée en vers magnifiques dans une scène fameuse de Boris Godounof : « À l’heure de sa fin, un prodige inouï s’accomplit. Au lit du mourant apparut un être lumineux, visible pour le seul Féodor ; le tsar commença à converser avec lui, et il l’appelait « très haut patriarche… » Tous, alentour, étaient saisis d’épouvante et pressentaient une apparition céleste ; car notre seigneur le patriarche ne se trouvait pas alors dans le lieu auguste d’où partait l’âme royale. »

Quel était ce patriarche imaginaire avec lequel s’entretenait l’agonisant ? N’était-ce pas quelque vivant souvenir ou quelque appel de l’Oriental qui avait devancé le Moscovite dans la tombe ? Peut-être le faible cerveau du pieux monarque avait-il été profondément frappé par l’arrivée du pontife œcuménique, par la scène solennelle de 1589 dans l’église de l’Assomption ; peut-être, avec cette ampleur de vues que donnent au plus simple les lumières de la mort, le tsar découvrait-il, en entrant dans la postérité, la grandeur de l’acte accompli sous son règne ; peut-être la vision commencée dans le passé et qui allait s’achever dans l’éternité montrait-elle à Féodor les splendeurs futures s’envolant, avec l’aigle impériale, de la tiare de Jérémie de Byzance sur celle de Job de Moscou.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.

  1. Arsenii Elassonis episcopi descriptio itineris in Moscoviam, dans Wichmann, Kleinere Schriften… — Les principales sources d’où est tiré ce récit sont on outre : Dorothei Monembasiensis Synopsis ; Le Quien, Oriens Christianus ; Hammer, Empire ottoman ; les historiens russes, Karamsine, Solovief et autres, passim, et les Gosoudarstvennia Gramoty, aux archives d’état de Moscou.
  2. A. Rambaud, Histoire de Russie.
  3. A. Tolstoï, Dramatitcheskaia trilogia.