De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/21

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XXI

D’Irkoutsk à Krasnoïarsk.


24 juillet. — Il est 6 heures : le tarantass est chargé. Nous avons renouvelé notre provision de graisse pour les roues, de roubles pour les smotritiels, de kopeks pour les yemchtchiks. Nous emportons du pain pour dix jours, et un filet de bœuf rôti.

Nous partons de l’hôtel Déko par une pluie battante. Le pays est peu intéressant. À 6 verstes de la ville nous traversons un village long de 2 000 mètres, dans lequel se trouve le grand monastère de l’Ascension. Il est entièrement peint en rose extérieurement : je le trouve de forme plus svelte et moins lourd que la cathédrale d’Irkoutsk.

Jusqu’à quelques verstes de Krasnoïarsk, c’est-à-dire pendant plus de 1 000 kilomètres, nous allons nous maintenir à une hauteur variant entre 1 200 et 1 800 pieds. Les villages sont plus importants qu’en Transbaïkalie. À l’entrée et à la sortie de chacun d’eux est un poteau qui indique le nombre d’hommes, de femmes, de chevaux, de bestiaux qu’il possède, et dans plusieurs nous avons remarqué que les femmes étaient en extrême minorité. Ce qui n’empêche pas qu’on en voie beaucoup se livrer à des travaux d’hommes. À Toulounovskaya, on construit une grande maison en briques : ce sont des femmes qui portent le mortier et les matériaux. Nous en avons vu également qui fauchaient les récoltes. Maintenant à presque toutes les stations on nous offre des myrtilles, dont les baies noires sont de la grosseur et de la forme d’un petit grain de raisin. Dans les environs des grands centres, nous rencontrons des voitures qui en sont chargées ; cette baie n’a pas grand goût, mais elle est fraîche, et je m’en régale.

À une cinquantaine de verstes d’Irkoutsk nous commençons à voir dans les plaines un petit rat à longue queue touffue au bout : c’est une sorte de gerboise. Il est gris cendré, avec une double raie noire qui suit la colonne vertébrale dans toute sa longueur. À certains endroits c’est par centaines qu’on le rencontre. Rien n’est gracieux comme ce petit animal, une vieille connaissance pour nous, car la terre des herbes en Mongolie en fourmille : nous en avons même conservé un apprivoisé à Pékin, pendant quelques semaines : il est mort d’indigestion. Au moindre bruit, ces petites bêtes se dressent sur leurs palles de derrière, et conservent une telle immobilité qu’on les prend d’abord pour des bâtons fichés en terre, puis, effrayés, ils disparaissent dans un trou. Nous voyons également des moutons : ils sont blancs avec la tête noire, leur queue est allongée comme en France. En Chine la queue des moutons est très courte, mais elle est entourée d’un volumineux paquet de graisse, et pèse parfois jusqu’à sept ou huit livres.

Les cochons, dont nous rencontrons de nombreux spécimens dans les rues, méritent une mention particulière. Petits, trapus, avec des oreilles de loups, quelques uns ont une robe gris-perle, d’autres café au lait, semée de larges taches noires.

Chaque village est entouré d’une barrière : aux deux extrémités est une porte qu’un vieillard ou un homme estropié est chargé d’ouvrir. Il est d’usage de donner un ou deux kopeks à ce vieillard.

Autour de presque tous les hameaux nous voyons des champs cultivés : du seigle surtout et du blé noir. Ce dernier est en fleur, mais au lieu de présenter aux yeux comme en France l’aspect d’une belle nappe blanche, il est d’un rose tendre du plus bel effet.

L’allure est ici moins rapide qu’en Transbaïkalie : les chevaux sont moins sauvages. Plusieurs de nos yemchtchiks sont des gens contrefaits, malingres, incapables de faire autre chose que de conduire. On se demande quel service ils pourraient rendre en cas d’accident ?

Une fois, je me rappelle que nous eûmes pour cocher un enfant ne paraissant pas avoir plus de dix à douze ans. On prétendit qu’il en avait dix-sept : c’était un mensonge évident. Les 23 verstes qui composaient l’étape se terminaient par une très longue descente sur laquelle il fut impossible au gamin de retenir ses chevaux emballés. La station se trouvait sur le versant opposé, à l’autre bout du village, que nous traversâmes comme la foudre, heureusement sans écraser personne et sans rien accrocher. À la montée les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes.

Détrempée par la pluie qui n’a pas cessé de tomber depuis notre départ d’Irkoutsk, la route est mauvaise. À la onzième étape nous sommes dans un terrain marécageux, la boue est profonde, notre tarantass enfonce jusqu’au moyeu. Les 5 chevaux qui le traînent ont toutes les peines du monde à avancer. Ils s’arrêtent tous les 10 mètres, et l’élan qu’ils prennent à chaque départ me fait craindre que quelque chose ne casse. C’est ici surtout que nous nous sommes félicités d’avoir un tarantass de premier ordre. Ce mauvais pas n’a qu’une verste au plus, nous mettons cependant plus d’une heure à le franchir. Plus loin nous passerons encore de nombreux terrains marécageux. On a eu recours pour les franchir à un dallage en bois que je ne recommande ni pour les voyageurs, ni pour les voitures. Des troncs d’arbres ont été placés bout à bout sur toute la longueur de la route, puis on a simplement rangé sur eux, côte à côte, d’autres troncs de sapins, sans même se donner la peine de les équarrir. Quand on passe à fond de train sur les routes ainsi faites, je me demande comment voitures et voyageurs ne se désagrègent pas complètement. Nous sommes très mollement installés dans notre tarantass, cependant le passage de ces chaussées, qui ont parfois des kilomètres de longueur, nous paraît un supplice oublié par Dante dans son enfer.

Je dois dire qu’on est en train de remplacer ce pavage primitif par une belle chaussée en macadam, bordée de fossés comme nos grandes routes. Nous avons rencontré de nombreuses équipes de forçats affectées à ce travail, et d’ici peu, j’espère, les routes en troncs d’arbres non équarris ne se trouveront plus que dans les récits des voyageurs.

FORÇATS[1].

Nous croisons et nous dépassons tous les jours de nombreuses caravanes. Quelques-unes se composent d’une cinquantaine de voitures. Ce sont les messageries. En l’absence de voie ferrée et de communication par eau, elles ont une grande importance. Les voitures sont des plus rudimentaires. Chacune est attelée d’un seul cheval qui doit fournir plusieurs milliers de kilomètres, et par conséquent ne peut faire plus d’une quarantaine de verstes par jour. Toutes les caravanes sont escortées par une douzaine de conducteurs armés. Mais les conducteurs dorment la plupart du temps sur les voitures, et pour empêcher les chevaux de s’arrêter ou de s’écarter pendant leur sommeil, ils ont imaginé de mettre une mangeoire avec un peu de foin ou d’herbe derrière chaque véhicule.

Quand arrive la nuit, ils s’arrêtent au bord de quelques cours d’eau dans une clairière, réunissant toutes les voitures en un cercle au milieu duquel ils placent les chevaux, sous la garde d’un ou deux chiens.

Chaque caravane emporte des roues et des essieux de rechange. Un jour nous voyons à une centaine de mètres de nous une voiture perdre le cercle en fer d’une de ses roues, sans que le conducteur s’en aperçoive. Notre yemchtchik s’arrête, Le ramasse et repart au galop. J’eus toutes les peines du monde à l’obliger à rendre le cercle à son propriétaire, qui se confondit en remerciements. « Si le cercle était à vous, me disait le yemchtchik, et si cet individu l’avait trouvé, il ne vous le rendrait pas. Pourquoi en user autrement avec lui ? »

Tous les jours nous croisons de longs convois d’émigrants. Chacun se compose de plusieurs centaines d’individus. Les charrettes qui les transportent, attelées de deux chevaux, sont recouvertes d’une tente en nattes, sous laquelle on aperçoit des femmes et des enfants vêtus souvent de haillons. La charrette contient tout ce qu’ils possèdent au monde, c’est-à-dire bien peu de chose. Ce sont de malheureux paysans chassés de leur village par la disette, qui s’en vont coloniser dans les provinces de l’Amour.

CONVOI D’ÉMIGRANTS. — DESSIN DE MARIUS PERRET, GRAVÉ PAR ROUSSEAU, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Ils n’ont eu qu’à se pourvoir d’un attelage et à justifier de la possession de quelques roubles. Le gouvernement se charge de remplacer les chevaux qui succombent pendant le voyage. On alloue à chaque famille une certaine quantité de pain par jour. Quand ils arriveront au terme de leur voyage, on leur donnera un terrain sur lequel ils se construiront une maison avec les arbres d’alentour, et eux qui ont travaillé à la terre toute leur vie deviendront, plus que probablement, des paresseux comme les Cosaques que nous avons vus sur l’Amour, vivant des produits faciles du fleuve, jusqu’au jour où les habitants, trop nombreux pour ce pays encore si riche, seront obligés de lutter pour l’existence. Le prince Grégoire Galitzin, chargé par l’Empereur des détails de l’émigration, m’a dit qu’au mois de juin 65 000 paysans avaient été dirigés, par ses soins, sur les provinces de l’Amour.

Tous les deux villages, c’est-à-dire à peu près toutes les 50 verstes, se trouve une grande prison, facilement reconnaissable aux barreaux en fer des fenêtres et aux guérites bariolées de blanc et de noir qui se trouvent aux quatre angles. Ces prisons sont très propres, tout aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et ressemblent comme distribution aux dortoirs que j’ai vus à Saghaline. On y renferme les convois de forçats pour la nuit et pour le repos du milieu du jour. Quand elles sont habitées, le drapeau flotte au-dessus de la porte, et devant chaque guérite est une sentinelle.

PRISON DE VILLAGE[2].

À Houdoslanskaya nous nous arrêtons pour changer de chevaux, juste devant la prison. Cinq musiciens ambulants, quatre cuivres et une clarinette, s’arrêtent à quelques pas de nous et jouent plusieurs airs connus. Immédiatement derrière les barreaux des fenêtres apparaissent quelques figures de forçats. Dans la cour de la prison, les Cosaques de l’escorte se pressent à la balustrade extérieure. Juste à ce moment arrive une caravane d’émigrants. Je me demande si ces musiciens font fortune à voyager ainsi dans la Sibérie et à donner des aubades aux Cosaques.

Le soir nous traversons Nijné-Oudinsk, petite ville de 3 000 habitants, sur la rivière Ouda, que l’on passe en bac, et nous renouvelons notre provision de pain blanc. Nous sommes à 484 verstes d’Irkoutsk.

27 juillet. — Le jour commence à poindre, il fait un brouillard intense, on ne voit pas à deux pas devant soi ; nous comptons sur nos clochettes pour avertir les gens de notre arrivée, et nous partons au galop.

Quelques stations plus loin, un de nos chevaux est absolument sauvage, il faut deux hommes pour le maintenir ; on le lâche, il rue dans toutes les directions ; le yemchtchik le roue de coups et parvient à le dompter. Il m’avoue, en arrivant à l’étape, que ce cheval était attelé pour la première fois.

Au moment où je descends de voiture, j’aperçois un prêtre lama dans de superbes habits jaunes. Il est accompagné de trois domestiques, dont un Russe. J’entends le smotritiel lui dire qu’il n’y aura de chevaux que dans sept ou huit heures, qu’il vient de donner les derniers à un monsieur et une dame qui sont en train de monter en voiture. Je lui en demande à mon tour, il me répond que je n’en aurai que demain matin. C’est le moment de montrer ma liste blanche : à peine l’a-t-il lue qu’il se précipite dans la cour. Le yemchtchik allait sauter sur son siège et partir avec le tarantass dans lequel les deux voyageurs étaient déjà installés. Il lui donne l’ordre de dételer les chevaux et de les atteler à ma voiture. Quelques instants après, nous quittions la station sans que les malheureux voyageurs, ainsi dépouillés, eussent proféré une seule parole. La chose leur paraissait toute naturelle, bien que fort désagréable.

Les moustiques et les taons, peu gênants sur la route quand on galope, sont insupportables pour ceux dont les chevaux marchent au pas, et surtout pour les gens qui vont dans Les bois chercher des champignons et des myrtilles. On fabrique une sorte de sac en toile qui couvre toute la tête, et vient se nouer au cou sur le collet de la blouse. Devant la figure est pratiquée une ouverture carrée munie d’un morceau de gaze. Ce masque peu dispendieux est à la portée de toutes les bourses : villageois, émigrants et même forçats en sont également ornés.

Le 19 juillet, à 2 heures, nous arrivons à Kansk, petite ville de la même importance que Nijné-Oudinsk, après avoir couru un très sérieux danger. La ville est dans une vallée : on y arrive par une descente assez raide de plus d’une verste, et la route raboteuse est bordée de larges fossés peu profonds. Au plus fort de la pente nous étions au galop, mais le cocher n’avait pas encore rendu la main aux chevaux, lorsque celui de gauche s’abattit. La pauvre bête fut traînée pendant plus de 50 mètres. Notre tarantass s’arrêta enfin : une roue de derrière et une de devant étaient dans le fossé avec le cheval tombé, les deux autres sur le talus avec les chevaux restés debout. Comment n’avons-nous pas roulé jusqu’au bas de la montagne ? Comment n’avons-nous pas versé ? Comment le yemchtchik est-il parvenu à arrêter en si peu de temps notre lourd véhicule, en l’absence de frein, et lorsque les chevaux étaient lancés au galop sur cette pente rapide ? Nous nous le demandons encore. L’animal lui-même en est quitte pour quelques écorchures. Kansk contient quelques jolies maisons et des magasins qui ont fort bon air. En dehors de la ville nous longeons une grande construction isolée. On nous dit que c’est un hôpital.

Les yemchtchiks de la poste portent à leur chapeau et au bras gauche une large plaque, emblème de leurs fonctions. Quand un de leurs collègues vient en sens inverse, ils daignent se déranger, mais juste assez pour que, lancés à fond de train, les deux tarantass ne s’accrochent pas. Tout attelage qui n’a pas l’honneur d’appartenir à la poste doit leur céder le pas. Ils ont les règlements pour eux et s’en réclament avec insolence. Un jour, descendant une côte par un chemin de traverse, nous rencontrâmes un convoi d’émigrants, et cette insolence faillit avoir des conséquences graves, notre yemchtchik voulant obliger deux cents à trois cents voitures à passer dans le fossé, lorsque la route était bien assez large pour tous. Il dut céder devant une levée de manches de fouet, Un autre règlement interdit de dépasser sur la route les voitures qui portent les dépêches, à moins qu’elles ne soient arrêtées par suite d’un accident. Or à sept stations de Krasnoïarsk, dans un village où nous nous étions arrêtés pour la nuit, au moment où nous prenions tranquillement le thé, l’agent des postes arriva et prit la tête avec deux périclodnoïs, suivant la même direction que nous. Pendant cinq étapes il nous fut impossible de le dépasser. Mais, sachant que nous avions une liste blanche, il prévenait en arrivant les smotritiels et nous trouvions des chevaux tout prêts.

Vers 9 heures, nous arrivons à Onyarskaya, grand village construit autrefois sur deux coteaux entre lesquels coule une rivière que traversait un superbe pont en bois. Il y a quinze jours, le feu s’est déclaré dans la dernière maison à l’est ; poussé par le vent, il détruisit la majeure partie des habitations. Le pont lui servit de trait d’union entre les deux collines maintenant couvertes de débris noirs. Nous traversons la rivière sur un pont rudimentaire construit à la hâte.

Cependant entre deux stations il est arrivé un accident à l’une des voitures de la poste, nous sommes dans notre droit, et nous passons.

Nous arrivons enfin à l’extrémité ouest de la partie montagneuse de la route. Devant nous est un panorama splendide, nous nous arrêtons pour l’admirer. À nos pieds commence la plaine ; le chemin qui va nous y conduire est effrayant de pente. Au nord on dirait la steppe ; c’est à peine si quelques collines nous cachent l’horizon. Le Iénisséi serpente majestueux au milieu des terres dénudées, couvertes autrefois de superbes forêts. Krasnoïarsk est devant nous à 40 kilomètres. La descente commence à l’allure habituelle : nos chevaux ont le pied sûr, le yemchtchik est habile ; elle se termine bien. Il est midi, nous n’avons plus que 30 verstes à faire, nous demandons le samovar.

Pendant que nous déjeunions, arrive l’agent des postes. Il a été si aimable que je lui offre de prendre une tasse de thé : il accepte. Il accepte également un morceau de pain. Je lui sers une tranche de viande : il la trouve délicieuse, et me demande ce que c’est. Je lui dis que c’est du jambon. Notre homme devient sérieux, repousse son assiette, balbutie un compliment et disparaît. C’était un Israélite !

C’était bien la peine de nous donner tant de mal pour tirer de notre vocabulaire restreint les explications dont nous étions si fiers, et apprendre à un juif avec lequel nous voulions nous montrer aimables que nous lui faisions manger du cochon !

Deux heures après, nous arrivons au bord du Iénisséi, qui se divise ici en deux bras, dont le second a 900 mètres de large. Krasnoïarsk est devant nous, de l’autre côté du fleuve, que nous traversons en bac.

PASSAGE DU IÉNISSÉI À KRASNOÏARSK[3].

La façon dont ces bacs sont manœuvrés est très ingénieuse. Le bac lui-même est composé de deux chalands accouplés et surmontés d’une plate-forme. À l’avant est fixée une chaîne, longue de près d’un kilomètre, dont l’autre extrémité est munie d’une ancre mouillée à une égale distance des deux rives et qui est maintenue au-dessus de l’eau par un nombre variable d’embarcations. Ici il y en a quinze. Le bac, détaché de l’embarcadère, est entraîné, la chaîne se tend lorsqu’on est au milieu du fleuve, le courant, agissant sur le gouvernail, fait décrire à l’appareil un are de cercle et l’on arrive mathématiquement au débarcadère.

Dans la cour de la station de poste se trouve un hôtel : nous nous y installons faute de mieux.

Krasnoïarsk date de 1626 et compte 18 000 habitants ; son altitude est de 152 mètres. En partie détruite par le feu en 1881, beaucoup de ses édifices ont été reconstruits en pierre. Les rues sont larges. Sa cathédrale, assez élégante, élevée par les soins et aux frais d’un riche colon, est l’œuvre d’un architecte français.

31 juillet. — On me dit que nous avons ici un compatriote, M. Regamey, professeur au gymnase. Je m’empresse d’aller le voir, malgré l’heure matinale. Je le trouve en train de faire des paquets : il vient d’être nommé à Vilna et doit partir mardi avec sa femme, Il nous propose de les attendre, et nous offre l’hospitalité. Sa maison est très propre, très bien tenue, j’accepte.

M. Regamey est Suisse de naissance, sa femme est Russe ; elle ne parle pas le français, mais elle le comprend. Avec notre léger bagage de russe, la conversation peut encore se soutenir. Ils ont deux domestiques, qui sont, comme partout en Sibérie, deux condamnés à la déportation : l’un pour vingt ans, le cocher, valet de chambre, qui répond au nom de Cidor, compromis dans une affaire de viol ; l’autre à perpétuité, la cuisinière, pour infanticide. Ce qui me surprend, ce n’est pas qu’elle ait tué son enfant, mais c’est qu’elle ait eu l’occasion de commettre un semblable crime : elle est laide à faire peur. Il paraît que Mme Regamey n’a jamais eu de servante plus dévouée, plus attentive et soignant mieux les enfants. Nous en avons tellement vu de ces déportés que cela ne nous semble plus étrange. On en trouve même, paraît-il, beaucoup dans la société qui ne font nullement mystère des causes qui les ont amenés dans le pays. On dirait qu’ils s’imaginent qu’ayant passé les monts Oural, ils ont payé leur dette à la société. N’est-ce pas plutôt qu’ils savent que la plus grande partie de ceux qui les entourent sont dans la même situation qu’eux ? Krasnoïarsk possède un avocat qui ne cache pas qu’il est ici pour avoir fait un faux testament, et qui ajoute que son châtiment mérité prouve que la justice est bien faite en Russie.

Je vais chez le gouverneur, le général Teliakovski. Il me reçoit très bien, me donne une nouvelle liste blanche et un ordre de réquisition pour les chevaux des paysans : il me promet de télégraphier au gouverneur de Tomsk, et me présente à sa femme et à ses filles, à qui nous allons, dans l’après-midi, rendre visite avec Marie. Là encore, comme à Habarovka, chez le général Arsenieff, nous aurions pu nous croire à Paris. Tout le monde parle le français le plus pur. Nos visites nous sont rendues presque immédiatement et nous sommes invités à dîner pour le lendemain.

Nous avons vile fait le tour de la ville, puis nous allons au jardin public où se réunit le soir le beau monde, et où nous prenons d’excellente bière fabriquée ici. On dit qu’il serait dangereux de se promener la nuit après 10 heures dans ce jardin public, qui n’est qu’un taillis percé d’allées, car il est rempli de gens sans aveu. Pourquoi ne pas faire des raffles ? On trouverait des gens fort intéressants pour la police, des évadés du bagne, et l’on préserverait peut-être ainsi la vie de nombreux voyageurs. Nous avons remarqué sur la route que plus on approche des grandes villes, plus les croix se multiplient. Elles sont parliculièrement nombreuses dans les environs de Krasnoïarsk. Mais, encore une fois, qu’importent les brigands et les quelques imfortunés qu’ils peuvent assassiner ? Les déportés politiques, voilà ceux qu’il faut surveiller.

Les nihilistes sont nombreux, paraît-il, dans le pays, et l’an dernier, lors du passage du Tsarévitch, on dut prendre ici encore plus de précautions que dans les autres gouvernements. Au jardin public, nous rencontrons beaucoup d’élèves de M. Regamey. Ils lui font tous le salut militaire. Trois fois par an, les élèves, sac au dos, comme les soldats, font dans la campagne une promenade d’une dizaine de verstes. Ils sont précédés de la musique militaire et les professeurs les accompagnent sur le côté, comme des officiers.

Je remarque que les gens qui, pour nous saluer, soulèvent leurs chapeaux, au lieu de le prendre, comme nous, par le bord au-dessus du front, le saisissent à pleine main par derrière au-dessus de la nuque. Est-ce parce que j’y suis habitué, je trouve notre méthode plus élégante.

Cependant les nouvelles sont mauvaises, des télégrammes annoncent que le choléra sévit en Europe ; qu’il est particulièrement violent de ce côté-ci de l’Oural et que plusieurs cas ont été observés à Tomsk. Pendant le dîner, Mme Teliakovski nous dit qu’elle devait partir pour Saint-Pétersbourg avec ses filles, mais qu’il n’y faut plus songer, que nous allons nous trouver en pleine épidémie et qu’elle se demande si nous pourrons passer. Nous répondons que nous nous sommes trouvés en Chine, en Corée, au Japon, au milieu d’épidémies terribles de choléra ; que, sans le rechercher, nous n’en sommes pas plus effrayés qu’il ne faut ; et puis, du reste, que faire ? Retourner à Changhaï prendre la malle française, attendre ici six mois peut-être la fin du fléau ou le braver ; il n’y a pas d’autre alternative.

Le lendemain à 1 heure, notre tarantass passe sous les fenêtres du palais du gouverneur, qui, prévenu de notre passage, est sur son balcon, entouré de sa famille, pour nous souhaiter une dernière fois un bon voyage. Que de dettes de reconnaissance nous avons contractées en Sibérie !

Les adieux ont été touchants entre Hane et la servante infanticide, et j’ai surpris un baiser furtif, donné par elle, naturellement, puisque le baiser est inconnu des Chinois, lorsqu’elle apportait le dernier paquet à mettre dans la voiture. C’est un volcan que cette femme : gare la récidive !


Charles Vapereau.


(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Gravure de Berg, d’après une photographie russe.
  2. Dessin de Gotorbe, d’après une photographie.
  3. Gravure de Privat, d’après une photographie.