De Paris à Bucharest/Chapitre 26

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XXVI

DE LINTZ À VIENNE PAR LE CHEMIN DE FER.

Le marché de Lintz. — Un enterrement. — Aspect des campagnes de l’archiduché. — Un homme coiffé d’une chouette. — L’architecture polychrome et féodale. — Un Milanais autrichien.

Maintenant, mon cher ami, que vous m’avez suivi en toute confiance de Lintz à Vienne sur le Danube, je dois vous avouer que c’est avec les yeux des autres que j’ai fait ce voyage. Entre la capitale de l’Autriche et sa grande forteresse occidentale, un chemin de fer fait rude concurrence au Danube. Après douze heures passées sur le pont du dampschiff à regarder le fleuve et les montagnes gracieuses ou sauvages qui viennent s’y mirer, les touristes ont besoin de changer de points de vue et d’émotions, de voir des champs, des cultures, des hommes, la physionomie de l’archiduché dans l’intérieur du pays. Ils font comme moi : ils n’y tiennent plus et courent à Vienne par le moins long.

En traversant le marché de Lintz pour me rendre à l’embarcadère, je m’arrêtai à voir les paysannes des environs coquettement attifées de leurs jupes à volants et à galons, avec corsage collant en velours qui se termine par derrière en petite veste et s’ouvre par devant pour laisser voir un fichu de couleur éclatante. Elles apportaient à la ville les provisions du matin sur de petits chariots à quatre roues, d’une élégance qui me surprit, découpés, peints et vernis comme une calèche de Hyde-Park. Les brancards sont mobiles et peuvent être retournés pour que la voiture soit à volonté tirée ou poussée. Quand la route est plane et facile, elles se bouclent des bretelles à la ceinture, ce qui laisse les mains libres et leur permet de tricoter. — Quoi ? ce ne sont point des bas assurément, puisqu’elles vont nu-pieds.

Un peu plus loin je rencontrai un enterrement. À en juger par la maison d’où le cortége sortait et par la tenue de l’escorte, le défunt n’avait pas été un des privilégiés de ce monde : l’affluence des assistants tenait sans doute à quelque fraternité de compagnonnage. La maison mortuaire était tendue de noir et décorée de bannières, de banderoles, de statues, de fleurs artificielles et de musiciens : trombones, cors de chasse et surtout clarinettes. On commença par donner une aubade, sans doute à l’âme du pauvre mort. Le clergé arrivé, le cortége s’organisa.

En tête, un groupe de mendiants ou tout au moins de pauvres dont le premier porte une croix. Ils sont généralement vêtus d’une longue redingote éprouvée par de vieux services et que surmonte un chapeau de haute forme. Plusieurs ont, en pardessus, un tablier de toile bleue. Les femmes sont aussi en guenilles et pieds nus. Viennent ensuite cinq ou six enfants de dix à douze ans en redingotes à pèlerines trop longues et trop larges, la tête cachée sous un énorme chapeau que garnissent plusieurs rangées de crêpes à grands nœuds ; puis des enfants de chœur en surplis blancs et courts, comme partout ; enfin des prêtres avec la barbe et de grandes bottes.

Derrière le clergé les musiciens, et derrière les musiciens le mort dans un cercueil placé sur les épaules de huit confrères qui ont des crêpes aux poignets, un crêpe immense en sautoir et à la main un gros cierge court.

À l’avant et à l’arrière du cercueil, un grand drap blanc dont je ne comprends ni la signification ni l’usage et qui est porté par huit personnages en costume pareil à celui des précédents ; sur le cercueil même, des statues en bois doré, des couronnes de fer-blanc, des rubans et des fleurs. La foule suit pêle-mêle : les mendiants psalmodient, le clergé chante, les trombones rugissent, les cors sonnent et les clarinettes crient.

Voilà un pauvre diable de mort qui n’était point un Mirabeau et qui s’en va accompagné, comme Mirabeau l’avait souhaité, avec de la musique et des fleurs[1]. Les funérailles sont une des trois grandes solennités de la vie. Les peuples jeunes les font avec une douleur bruyante et entourent de pompe ce grand mystère ; les peuples vieux mènent silencieusement leurs morts à l’asile suprême. Pour mon usage, j’aimerais mieux ce goût-là. Dans nos grandes cités, la famille doit garder pour elle ses douleurs, comme ses joies.

Le mort m’avait pris du temps ; j’arrivai tard à un charmant embarcadère, trop tôt encore puisque j’y trouvai le kellner de l’hôtel qui m’attendait, une note additionnelle à la main. On prétexta je ne sais quelle faute de calcul, et je fus rançonné d’une dizaine de florins. Était-ce vraiment une erreur ou une revanche de Solferino que l’hôtelier prenait patriotiquement sur un Français de passage ? Je n’en sais rien ; dans tous les cas, c’était du désordre, et je regrette d’avoir oublié le nom de cette maison peu hospitalière.

Le chemin de fer de Lintz à Vienne ne traverse aucune ville importante. Nous laissons à droite le gros bourg d’Ebelsberg avec son immense pont sur la Traun, où se fit en 1809 un épouvantable massacre qu’un peu de prudence eût épargné. L’eau, le feu, la mitraille y jouèrent tout à la fois leur rôle destructeur. Napoléon lui-même, qui n’avait pas les nerfs sensibles, eut horreur de cette inutile boucherie. À Amstetten, autre trace sanglante ; elle date, celle-là, de 1805 : nos troupes s’y heurtèrent contre les Russes, qu’ils rencontrèrent quelques semaines plus tard à Austerlitz. Au delà, depuis l’embouchure de l’Ips jusqu’à Mœlk, nous nous rapprochons du Danube.

Comme la Galathée de Virgile qui se cache derrière les saules, mais a bien soin de laisser voir auparavant son frais visage, les fleuve montre de loin en loin sa face argentée. Cette fois, je vois bien réellement de mes yeux l’admirable position et la vaste étendue de la grande abbaye bénédictine, quoique nous passions trop vite pour que je puisse vérifier si l’architecte Prandauer a vraiment donné aux bâtiments de Mœlk autant de fenêtres que le bon Dieu donne de jours à l’année. À Saint-Polten, le dernier quartier général de Napoléon avant son arrivée à Schœnbrunn en 1809, nous sommes au pied des pentes du Wienerwald qui nous reste à franchir pour redescendre de l’autre côté dans Vienne.

Abbaye de Mœlk.

Tout ce pays doucement accidenté est charmant. Je commence même, à force d’en voir, à me faire aux clochers en turbans recouverts de cuivre étamé qui ont à Mœlk fort bonne figure. Cette province doit être riche aussi ; car les tranchées du chemin de fer montrent un sol profond ; à la surface la propriété me semble divisée ; les cultures varient, les villages sont nombreux, et les habitations des paysans en bon état, quoique trop souvent couvertes en tuiles de bois, et je sais que l’industrie métallurgique y est florissante. Entre Ens et Amstetten, le chemin de fer s’est rapproché de Steyer, ville de onze mille âmes et centre de la fabrication des aciers de Styrie, qui ont un grand renom. Les gens du pays racontent qu’au temps des invasions, quand les Romains durent céder le Noricum aux barbares, le Génie des montagnes apparut aux conquérants et leur dit : « Je vous donnerai des mines d’or pour un an, des mines d’argent pour vingt ans ou des mines de fer pour toujours ; choisissez. » Les barbares prirent le fer. Puisque le Génie de la montagne était en si bonne humeur, ils auraient bien dû lui demander aussi de la houille. Mais la houille en ce temps-là n’était point connue, et aujourd’hui le règne de ces bons génies si commodes est malheureusement passé.

Tout cela donne à la Styrie un tout autre aspect que celui de la plaine froide, humide et maigre de la Bavière. Le gouvernement impérial est pauvre, parce qu’il administre mal ; mais ces populations ont certainement de l’aisance, bien qu’elles en montrent le moins possible par crainte du fisc, et comme elles sont dévouées à leurs maîtres, il y a de la force dans ce grand corps si mal bâti de l’empire autrichien.

J’éprouve cependant une déception. Je croyais trouver par ici des têtes superbes et des carnations blanches et roses. On m’avait tant dit que les femmes de Rubens et la Marguerite de Scheffer se rencontraient en Allemagne sous chaque pommier ! Je ne vois que de disgracieuses créatures qui s’enlaidissent comme à plaisir par leur costume, surtout à l’aide d’une sorte de tablier de soie noire qui leur serre la tête et dont les deux bouts pendent derrière le dos. Beaucoup aussi vont nu-pieds. C’est un détail de toilette qui me répugne et me fait mal. Je leur passerais toutes les excentricités de costume, sauf celle-là qui m’ôte une partie de la bonne opinion que je me faisais de leur bien-être. À Vienne, d’où je vous écris, je viens de rencontrer encore quantité de femmes et d’enfants courant ainsi, jusqu’à la porte du palais impérial, dans la boue et sur le dur pavé des rues. Nos plus pauvres paysans ont des sabots, nos ouvriers de bons souliers de cuir, et le dimanche ils chaussent l’ancienne botte féodale. Croyez bien que ce n’est pas une remarque puérile. Avec des pieds nus, on ne monte jamais bien haut. Aussi tous les prêtres que je vois passer sont-ils en grandes bottes qui leur arrivent jusqu’aux genoux.

Les hommes ont meilleur air. Le type autrichien est généralement doux, œil bleu pâle, nez long et un peu pendant, bouche boudeuse, sans fermeté. La grosse lèvre des Habsbourg, trait caractéristique de cette maison, ne leur vient donc pas seulement de l’épouvantable Maultasche, la plus laide créature qui ait jamais porté couronne, mais qui leur céda un beau domaine, le Tyrol. Il y a dans le peuple autrichien quelque chose de ce trait.

Le paysan, qui se coiffe en arrière et a l’air très-placide, aime les plumets et en abuse. Qui a tué une chouette ou un milan, pare son chapeau de ses plumes. Quelques-uns vont jusqu’à y fixer des oiseaux empaillés, avec des yeux en émail, les ailes étendues et la queue en aigrette.

Coiffures de paysans autrichiens dans l’archiduché.

Nous croyions, dans ces dernières années, avoir inventé ou retrouvé l’architecture polychrome. Je la rencontre ici partout. Leurs stations de chemin de fer dont aucune ne ressemble à l’autre sont de vraies curiosités. Je voudrais pouvoir en transporter une aux environs de Paris, à la place de ces affreuses bâtisses qui ne sont que des cages à employés et à patients, où les compagnies n’ont pas voulu faire la moindre dépense d’art, ni les architectes, d’esprit. Ce serait un bijou à faire accourir les badauds et les artistes. Tout s’y trouve, la pierre, la brique jaune et rouge de toute forme, le bois découpé à jour, les moulures en terre cuite, les couleurs harmonieusement combinées. À quoi les habitants ajoutent le plus qu’ils peuvent de fleurs éclatantes ou de plantes au joli feuillage.

Je sais bien que cela coûte plus que quelques moellons entassés à l’équerre, et que les dividendes des actionnaires en ont été diminués. Mais l’industrie et la finance ne doivent-elles pas payer rançon à l’art ? Puisque ces deux grandes puissances des temps modernes sont reines aujourd’hui, demandons-leur de ne pas vivre parcimonieusement, comme des parvenus de bas étage ; qu’elles se souviennent que l’éducation du peuple se fait par le beau tout comme par le vrai, et qu’elles soient sûres d’y trouver encore leur compte.

Un des traits de cette architecture, c’est de prendre des motifs de décoration dans les constructions militaires du moyen âge. La forteresse féodale, de terrible souvenir, ne sert plus qu’aux combinaisons des architectes : toute cheminée, ici, a des créneaux ; tout embarcadère des tours, des donjons et des mâchicoulis. Ainsi les enfants jouent avec les casques sonores, les grandes cuirasses et les glaives rouillés de leurs pères. Mais une chose avec laquelle on joue de cette sorte est bien près de sa fin.

Dans notre convoi, rien de particulier, sauf le conducteur qui est pour moi rempli d’attentions que je ne comprends pas. Il s’offre à me mettre seul dans un wagon et de n’y laisser monter personne ; il fait toutes mes commissions, m’achète des cigares, des vivres, des journaux, et me renseigne sur le paysage. Il m’apprend qu’il est Milanais. Alors c’est sa reconnaissance patriotique pour la France qu’il témoigne à sa manière. « En ce cas, lui dis-je, Eviva l’Italia !Adesso, nein, se hâta-t-il de répondre, dans son dialecte moitié italien, moitié allemand, Eviva l’Austria ! » Je fus étonné de ce dévouement. Mais la conversation avait lieu à la portière ; en me retournant je vis une figure renfrognée et très-moustachue ; je me dis qu’elle était cause de cet eviva autrichien, et je plaignis d’autant plus le pauvre diable.

Je venais de commettre une mauvaise action. J’étais en Autriche et j’avais parlé de l’Italie à un employé italien qui vivait de l’Autriche. J’en fus puni. Arrivé à Vienne, mon conducteur me demanda la buona mano. Toutes ses complaisances tendaient là. Neuf heures durant il s’était fait mon domestique en vue d’attraper quelques kreutzers ou un florin ! Mon patriote milanais, forcé de servir le Tedesco, n’était qu’un lazzarone mendiant !

  1. Voy. ci-dessus, tome VII, page 150.