De Paris à Bucharest/Chapitre 41

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XLI

ORSOVA.


L’ancien et le nouvel Orsova. — La ville autrichienne et la forteresse turque. — Un pacha de la Réforme. — Souvenir de la Restauration. — Boutade d’un voyageur hellène. — Paysage au clair de lune. — Un poste élevé difficile à prendre. — Négociation malheureuse avec une sentinelle. — Un mauvais coup manqué. — Un miracle.

Orsova (Alt-Orsova, « le Vieil-Orsova, » par opposition au Nouvel-Orsova, dont nous parlerons tout à l’heure) est la dernière station des bateaux à vapeur sur la rive autrichienne. À quelques kilomètres au-dessous, après qu’on a franchi la petite rivière Tcherna qui coule des dernières ramifications des Carpathes, commence la frontière valaque. À partir de là, le fleuve coule entièrement dans l’empire turc, si toutefois la Moldo-Valachie qu’il continue à longer à gauche jusqu’à la mer Noire comme un immense chemin de ronde (l’expression est de M. Saint-Marc Girardin), et la Serbie, qu’il n’abandonne qu’au confluent du Timok, peuvent être considérées comme faisant partie de l’empire turc.

En sa qualité de place frontière, Orsova, quoique simple bourg de quinze cents à deux mille habitants, jouit d’une foule d’avantages qui manquent à des villes beaucoup plus populeuses. Il y a une garnison fournie par le 14e régiment-frontière, composé entièrement de Valaques, un bureau de police, un office de douane, — deux signes de civilisation ! Aussi, à peine arrivé, qu’il séjourne ou continue sa route, le voyageur doit descendre à terre, ouvrir ses malles, exhiber son passeport, y faire apposer le visa de l’autorité. On en a pour deux heures au moins à la montée ; à la descente, quand on ne fait que sortir du territoire autrichien, les formalités sont moins nombreuses et moins longues. Par une exception rare, que je suis d’autant plus heureux de constater, je trouvai parmi les employés de la police d’Orsova, les seuls à qui j’eus affaire, des gens polis, expéditifs. En moins d’une demi-heure, j’étais en règle avec l’autorité, et j’étais installé à l’hôtel, en compagnie d’un jeune gentleman dont j’avais fait la connaissance au bureau des passe-ports, à la suite d’un de ces légers accidents de voyage qui rapprochent tout naturellement des hommes demeurés jusque-là étrangers les uns aux autres. Il se rendait comme moi à Bucharest, nous devions reprendre le bateau le lendemain jusqu’à Giurgevo, et en attendant, nous nous promettions de visiter ensemble Orsova.

C’est, comme je l’ai dit, un simple bourg assez étendu, et qui pourra devenir une ville importante lorsque la navigation du Danube aura pris toute son extension, et que la frontière d’Autriche ne sera plus une barrière, mais un marché et un entrepôt. Il n’a de remarquable aujourd’hui que sa situation et le paysage qui l’entoure. En suivant le long des quais le cours du Danube, l’on arrive bientôt près d’un grand bâtiment qui ressemble à un caravansérail, et qui sert de magasin de dépôt pour les marchandises, et, à l’occasion, de lazaret. En face, au milieu du fleuve, entouré d’un cercle de hautes montagnes, le Nouvel-Orsova, ou, comme l’appellent les Turcs, « la citadelle de l’Île » (Ada kalè), dresse son ancienne forteresse dont les remparts percés de meurtrières baignent leurs pieds dans le Danube. Deux tours massives, une maison de bonne apparence et l’élégant minaret de sa mosquée, entourés d’un vert massif de pruniers les surmontent. Sous le ciel étincelant, rayé de longs nuages qu’empourpre le soleil couchant reflété par les lames mouvantes du fleuve, cette île est d’un aspect charmant et mystérieux. Au milieu du canal qui la sépare d’un fort touchant presque à la rive droite, une barque s’agite, se dirige vers nous, approche et présente à nos yeux deux passagers ; au seul aspect de leur embarcation, un caïque à quatre paires, comme on dit à Constantinople, on reconnaît en eux des personnages d’importance. L’un superbement vêtu du riche costume des Osmanlis, et dont la ceinture est chargée d’armes brillantes, est accroupi avec majesté sur un tapis étalé au fond du caïque ; l’autre est assis à califourchon sur une chaise de bois blanc toute dépaillée ; il porte en arrière, découvrant un profil busqué, le fez rouge à gland bleu surmonté de la plaque de cuivre, signe distinctif des militaires, et la tunique moderne serrée par un ceinturon soutenant un sabre de cavalerie. Ils abordent : le Turc au brillant costume, à la tournure martiale, saute à terre, donne des ordres aux rameurs, et s’achemine vers la ville d’un pas lent et grave ; l’autre le suit avec une contenance embarrassée, le cou tendu en avant, le dos voûté, les jambes trébuchantes, tenant des deux mains son grand sabre qu’il porte devant lui comme un danseur de corde son balancier. Au moment où je signalais la barque au large, j’avais entendu dire que c’était le caïque du pacha d’Orsova. À la bonne heure ! voilà un digne Turc qui avait voulu rester fidèle au costume de ses pères, et qui le porte vaillamment, ma foi ! J’admire sa belle prestance, et je ris de la piteuse mine et du costume moderne de l’officier subalterne qui le suit. Mais, ô surprise ! j’apprends bientôt que celui-ci, le personnage au fez, est précisément le pacha, et que celui qui marche devant n’est que son kavas (ordonnance). J’ai pris le maître pour le valet et le valet pour le maître. La méprise est possible, même ailleurs qu’en Turquie.

Nous sommes accostés plusieurs fois durant notre promenade par des Tsiganes, hommes, femmes ou enfants, qui nous demandent L’aumône. Leur voix a un accent étrange ; on dirait du bourdonnement des cordes d’un violoncelle. Ils sont déguenillés au delà de toute description ; pourtant leurs guenilles, empruntées aux costumes hongrois, valaque, allemand, trahissent un goût très-prononcé pour parure, chez les femmes, s’entend ; car de parure, voire de vêtement, les hommes ne s’en soucient guère.

Seule une jeune fille de douze ans, offre un type de physionomie remarquable ; véritable Indoue à la peau d’ambre, elle est charmante avec ses yeux noirs et veloutés, un peu bridés, relevés vers les tempes, et sa chevelure épaisse et crépue, dont les tresses sont entremêlées de chapelets et de monnaies d’argent. J’eus le malheur de me laisser toucher par ses supplications, et aussitôt, comme par enchantement, de toutes les ruelles, de toutes les encoignures surgit une nuée d’autres mendiants qui nous assourdirent de leurs clameurs. L’Anglais contempla quelque temps sans sourciller cette scène de Callot, puis se tournant brusquement vers moi, comme si elle l’avait mis en appétit : « Allons souper, » me dit-il.

Un jour, — j’ai retenu cette-anecdote des temps de ma première enfance, — le roi Charles X, se promenant dans Paris, fut surpris de voir la plupart des maisons surmontées d’une plaque peinte portant ces deux initiales : A. M. C’était peu après la fondation de la Compagnie d’assurances mutuelles. Le monarque, dont l’esprit, à cette époque de sa vie, inclinait volontiers aux choses religieuses, s’imagina que les habitants de sa bonne ville avaient mis leurs maisons sous la protection de la sainte Vierge (Ave Maria), et il se félicitait tout haut devant ceux qui l’accompagnaient de ce retour aux saines doctrines : « Ah ! Sire, dit l’un d’eux, il m’est pénible d’être obligé de détruire une illusion douce au cœur de Votre Majesté. Ces deux initiales ont une signification bien éloignée de celle que le roi leur attribue ; elles désignent une institution qui, malheureusement, fait de grands progrès dans le royaume, et menace à la fois le trône et l’autel.

— Comment ? dit le roi.

— Sans doute, sire. A. M., c’est-à-dire Enseignement mutuel.

— Ah ! fit le roi en soupirant, vous avez raison ! »

À Orsova également, vous ne sauriez faire un pas dans la rue sans voir surgir devant vous ces deux lettres fatidiques : K. K. (Kaiserlich-Kæniglich, « Impérial-Royal »). La légende des drapeaux, les shakos des soldats, les affiches placardées aux murs, tous les édifices publics, jusqu’aux simples guérites, tout ce qui a ou affecte un caractère ou une destination officielle, revêt comme une flamboyante étiquette les deux majuscules augustes. C’est l’impériale-royale maison du gouverneur, l’impérial-royal bureau des passe-ports, l’impérial-royale office des douanes, des tabacs, etc. Heureux encore quand il ne s’y joint pas une troisième qualification en al, comme ducal ou archiducal. Mon voyageur anglais agacé par ce luxe de titres, entre dans un café d’Orsova, dont l’enseigne portait : Fournisseur de Son Altesse Impériale-Royale-Archiducale, etc. La même inscription s’étalait majestueusement sur tous les murs à l’intérieur. L’Anglais s’arrête quelque temps à la considérer, et quand le garçon s’approche de lui pour lui demander ce qu’il doit lui servir : « Servez-moi, lui répondit-il, un impérial-royal-archiducal verre d’eau. »

Après dîner, je repris ma promenade. J’étais seul cette fois ; mon compagnon, en vrai fils d’Albion, préférant le far niente de l’hôtellerie à l’exercice du soir. Je m’acheminai vers le quai. En face de moi, de l’autre côté du Danube, au pied d’une croupe de montagnes dont l’arête de gauche faisait premier plan à la vue de la forteresse, se montrait, dans un site ravissant, une petite bourgade serbe, affublée d’un nom turc, Teké (mot qui signifie couvent ou monastère). Tout ce que j’aperçois du village, est une ligne de petites maisons blanches masquées en partie par des accidents du terrain qui se relève en dunes de sable plantées de beaux massifs d’arbres. En arrière s’étend un coteau à pente douce, couvert de champs de maïs, qui se perdent dans l’orée d’une forêt touffue couronnant le sommet de la montagne. Ce village, gaiement groupé dans ce cadre de verdure et de champs bien cultivés, contraste agréablement avec les amas de huttes et les sables arides que j’ai vus plus haut.

Forteresse d’Orsova. — Dessin de Lancelot.

Cependant le jour était tombé peu à peu ; l’œil ne pouvait plus saisir les détails du paysage, mais l’ensemble était plein de grandeur. La forteresse, isolée, se dessinait en teinte blafarde, sur un fond de vapeurs humides et bleuâtres. Le fleuve, en heurtant le pied des murailles, y traçait une ceinture de lumière mouvante, reflétant à une profondeur infinie les bastions crénelés, les tours et le minaret de la mosquée. Plus bas, il allait se perdant dans un gouffre d’ombre, au-dessus duquel se profilaient les arêtes durement déchirées de hautes montagnes. Le bruit retentissant des vagues semblait aussi cesser là ou l’œil cessait de les apercevoir. Le village serbe, au contraire, paraissait plus bruyant, plus animé que tout à l’heure : les bêlements des moutons qui rentraient à l’étable en agitant leurs clochettes, les mugissements des buffles, triplées par les échos de la montagne, se mêlaient aux chants des pâtres qui semblaient s’appeler et se répondre des coteaux à la plaine. La grande voix du fleuve soutenait tous ces bruits, les unissait et les berçait dans une harmonie puissante et triste ; c’était l’hymen du soir dans sa simplicité grandiose !

Orsova avait fermé les portes de ses maisons, éteint les rares lumières qui brillaient tout à l’heure aux fenêtres. Tout dormait ou s’apprêtait à dormir ; car je venais de voir passer, regagnant leur camp, quelques femmes tsiganes bizarrement accoutrées d’une longue tunique blanche et d’écharpes frangées ; pauvres almées qui, pour quelques kreuzers, dansent et chantent chaque soir dans les bouges infects fréquentés par les matelots ! L’une d’elles portait pendu à son sein un enfant d’au moins trois ans, tout nu, dont les formes grêles, le teint brun, la chevelure emmêlée et les yeux effarés quand il me vit, rappelaient dans l’ombre plus le singe que l’homme… Il était environ onze heures. La lune et les étoiles dans tout leur éclat illuminèrent le ciel et versèrent sur l’espace l’incomparable lueur argentée des astres d’Orient. Les vivantes rumeurs de la rive serbe étaient éteintes ; tout mouvement avait cessé, excepté celui des flots que je n’apercevais plus qu’à une certaine distance ; car à mes pieds s’étendait une large zone de brume que la lumière ne perçait pas, mais que rayaient, comme des feux follets, de nombreuses lucioles dont le doux éclair, à reflets d’or et d’émeraude, s’allumait, luisait et mourait entre chaque élan du brillant dyptère. Une voix sonore et une phrase italienne me tirèrent brusquement de ma contemplation. Mon hôte s’était approché de moi sans bruit : il était en chemise et pieds nus. « Signor, me dit-il avec un salut doublement prétentieux, attendu le sans gêne de sa tenue, bisogna che rientri ; questa è l’ora della febbre e dei ladroni. » Il faut rentrer ; voici l’heure de la fièvre et des voleurs. » Grand merci de l’avertissement !

Le bourg d’Orsova. — Dessin de Lancelot.

Nous devions partir le lendemain matin, à neuf heures. Au soleil levant, je sautais à bas de mon lit. On a mille raisons pour mal dormir dans les hôtels de ces contrées. C’était bien autre chose, vraiment, que les coassements de grenouilles et les piqûres de cousins qui firent passer une si mauvaise nuit à Horace, tandis qu’il allait de Rome à Brindes !

« … Mali culices ranaeque palustres
Abripiunt somnos. »

Je m’habillai à la hâte et je sortis. Le paysage qui m’avait tant charmé le soir avait, dans la fraîcheur matinale, un attrait nouveau. Je descendis le cours du fleuve. Le bourg s’étend assez loin de ce côté, et je rencontrai, dès que j’eus dépassé les dernières maisons, un grand nombre de patrouilles et de sentinelles. Ces dernières surveillaient moins la route que le fleuve, et guettaient surtout les contrebandiers serbes et valaques. Je longeai le Nouvel-Orsova, et, à la faveur d’un éboulement de rocs que j’escaladai, je pus jeter un coup d’œil par-dessus les murs d’enceinte de la forteresse. Vu de près, l’ensemble me parut moins poétique. Néanmoins, l’aspect intérieur est curieux, surtout du côté de la rive droite ; on dirait d’un immense caravancéraï composé d’une suite de salles ouvertes sur des jardins, et dont les toits sont dominés par une file de tuyaux de cheminées en briques rougeâtres, construits en forme de minarets. Dans ces salles, achevant leur nuit ou commençant leur journée, des soldats turcs dormaient.

Au delà commence le défilé des Portes de Fer.

La route, resserrée de plus en plus entre la montagne et le fleuve, porte des traces nombreuses de la violence des ouragans. Des amas de sable soulevés par le vent, d’énormes pierres qui ont roulé des hauteurs, des troncs d’arbres qu’elles ont brisés et entraînés dans leur chute obstruent, de distance en distance, le passage. À un coude que fait le chemin, une croupe de montagnes s’avance comme un bastion : sur le sommet nivelé et garni de balustrades, un corps de garde est perché dans la situation la plus pittoresque. On franchit la distance perpendiculaire qui le sépare de la grande route à l’aide d’une échelle de bois conduisant à un gradin naturel, d’où l’ascension se continue par un escalier taillé dans le roc. À l’angle extrême est posée une petite guérite de paille qui ne doit pas peser lourd au vent, quand il souffle avec violence du côté du fleuve. Quelle triste vie l’on doit mener la-haut, et que je plains le sort de ces malheureuses sentinelles condamnées à braver sur cette pointe de rocher, durant de longues heures, toutes les intempéries de l’atmosphère ! Tout en m’apitoyant sur le sort de ces martyrs de la consigne, je pense à l’admirable vue dont ils doivent jouir, et dont je voudrais bien avoir ma part. Mais à peine ai-je posé le pied sur le premier échelon, que trois ou quatre voix parties simultanément de divers points sur les hauteurs me crient la même phrase. Je n’en saisis pas le sens, mais il est aisé de juger, d’après l’intonation, qu’elle ne contient pas un souhait de bienvenue. J’abandonne ce perchoir inhospitalier, et continue ma course et mon examen en me rapprochant du fleuve.

Vis-à-vis Orsova. — Dessin de Lancelot.

Ses eaux, qui conservent la belle teinte verte qu’elles ont prises depuis Cazan, commencent à s’agiter et à bouillonner, et déjà, au milieu de son lit, apparaissent quelques rochers isolés. Sur la rive serbe la déclivité très-rapide et entièrement boisée et les arbres arrivent jusqu’au fleuve protégés par de gros rocs rougeâtres. Du côté ou je me trouve, les talus qui soutiennent la route sont échancrés en petites baies et disloqués en promontoires qui, par l’obstacle qu’ils opposent au courant, redoublent sa force et sa rapidité. J’avise au-dessus de moi, à gauche, une terrasse naturelle s’élevant à une assez grande hauteur, dont l’accès me paraît assez facile, et qui ne porte ni corps de garde ni guérite : c’est l’observatoire que je cherche depuis longtemps. Arrivé au sommet, je me trouve nez à nez avec un soldat en faction près de deux bâtons et d’un fagot de broussailles surmonté d’un bouchon de feuillage, comme une enseigne de cabaret de village. Oh ! l’honnête et bonne figure de soldat, malgré ses deux longues moustaches cirées qui se roidissent en queue de rat ! Celui-là ne me dit rien ; il me regarde d’un air tranquille, ni surpris de ma venue, ni fâché de ma présence. Enhardi par cet accueil, je le salue de la tête, en ami, il me répond de même ; j’allume un cigare et lui en offre un autre avec une allumette enflammée, il accepte, cela me semble d’un bon augure, et soignant mon accent, je lui dis : — Ich bin maler (je suis peintre). Comme il était en train d’allumer son cigare, il me fait un signe de la tête : compris ! j’ajoute en ménageant mes mots allemands, et pour cause, et en suppléant à leur petit nombre par un geste circulaire embrassant tout le paysage autour de nous : — Darf man zeichnen (Peut-on dessiner) ? et je promène mon crayon sur mon album. Je ne crois pas qu’on pût s’exprimer plus clairement et mieux indiquer l’intention de faire un croquis tout en sollicitant gracieusement l’approbation et la bienveillance de l’autorité. Aussi fus-je parfaitement compris de mon interlocuteur qui me dit en me désignant et me nommant chaque objet l’un après l’autre d’un ton de démonstration théorique : Die berg. — Oui, j’entends, la montagne ? Il ajoute : Nein ! et continue : Die strass. — Oui, la route ? — Nein ! Die fluss. — Oui, le fleuve ? — Nein ! — Die pfad. — Oui, le sentier ? — Nein ! » Non ! toujours non ! Hélas ! il me répétait la consigne qui a tout prévu et surveille tout excepté le ciel que je pouvais dessiner : je regardai ce ciel d’un air piteux et revins au soldat qui plia les épaules en souriant comme pour dire : ça n’est pas ma faute, mais c’est comme ça ! Puis, après avoir un peu réfléchi, il alla prendre sous sa guérite bocagère la pose d’une sentinelle vigilante, et me dit d’une voix enjouée qui montrait de la bonhomie et aussi une certaine satisfaction de sa figure : Ich, ia ! (Moi, oui !) Sans entendre grand’chose à la philosophie allemande, je sus dégager de son raisonnement intérieur le moi et le non moi. Je pris le meilleur côté de sa proposition, celui qui me montrait l’intention de me donner un dédommagement à des rigueurs dont il n’était pas responsable, et j’en profitai ; nous nous quittâmes peu après, lui, fumant encore. Incorruptible, mais sociable, il accepta, et dut provoquer mes dons. J’avais épuisé, dans cette négociation malheureuse, la dernière que je tentai, une bonne partie de mon allemand et ma provision de cigares tout entière.

Corps de garde après Orsova. — Dessin de Lancelot.

Résigné désormais à ne rapporter de mon excursion autre chose que des souvenirs et quelques croquis pris à la dérobée, je marchai encore un quart d’heure durant, jusqu’à l’entrée du défilé des Portes de Fer, dont un sourd murmure annonçait le voisinage. Quoique les eaux, assez hautes en ce moment, cachassent les écueils dangereux qui obstruent le lit du Danube sur une longueur de plus de trois kilomètres, le fleuve avait un aspect formidable que je ne lui avais pas vu encore. Se précipitant avec fracas entre deux talus de rochers ferrugineux, distants l’un de l’autre de deux cents mètres, on le voit tournoyer et bouillonner avec fureur au-dessus des récifs qu’il couvre d’écume. Près du bord, quelques rocs, émergeant du fleuve, indiquent la disposition de ces écueils qui courent d’une rive à l’autre par rangées régulières. On dirait d’énormes dents dont les saillies inégales vont broyer tout ce que le courant leur jette en pâture. À droite les contre-forts boisés de la rive serbe encore à demi plongés dans l’ombre et la brume de la nuit, répercutent au loin l’assourdissant fracas des flots qui, ricochant dans toutes les directions, reflètent les rayons du soleil levant, semblables à des flèches d’or.

Sentinelle autrichienne. — Dessin de Lancelot.

Assis sur le parapet au pied duquel expirent les dernières agitations du fleuve, je contemple, dans un muet ravissement, cette tempête éternelle.

Les accidents de la nature, quels qu’ils soient, n’éveillent d’ordinaire en moi qu’un sentiment irréfléchi d’admiration accompagné d’un désir irrésistible d’aller en avant, pour reporter ma vue sur de nouveaux objets. Toute idée de danger personnel disparaît alors de mon esprit. Aussi jamais tempête ou précipice ne m’a-t-il causé d’épouvante et je ne comprends pas qu’une émotion semblable puisse saisir l’âme en présence d’une scène où la nature seule est en spectacle. Celui qui aime la nature s’écrie, devant les tableaux les plus saisissants qu’elle puisse offrir à ses regards : « C’est grand, c’est beau ! Peut-être que là-bas-ou là-haut — ce sera plus beau, plus grand encore. Marchons ou montons toujours. » Combien en ce moment je fus pris de l’envie de revenir sur mes pas, de refaire de nouveau — et autrement — les vingt dernières lieues que j’avais parcourues, de revoir ce que je n’avais qu’entrevu, en réglant à loisir, sur les variations graduées de l’ombre et de la lumière, mes heures de repos et de travail. Je n’ai pas d’autre intention ici que celle d’indiquer un sentiment — disons, si vous le voulez, un instinct — commun à tous les artistes, et ce n’est nullement, comme on va le voir, une fanfare que j’exécute en l’honneur de ma bravoure.

Au moment où, tout entier à l’idée qui s’était emparée de moi, je n’aspirais qu’à m’élancer, mon album sous le bras, à travers les entreprises les plus périlleuses, j’avisai tout à coup, à six pas derrière moi sur la route, un tsigane bronzé, crépu, déguenillé, qui rampait sur le sol. Un autre, blotti entre le parapet et le fleuve à l’entrée d’une hutte d’écorce, m’épiait d’un air sournois, tandis qu’un troisième faisait le guet au tournant qui conduit à Orsova.

Comment à ce moment un souvenir que je devais croire bien loin de ma pensée, le souvenir de Claude Frollo penché sur le haut de la tour de Notre-Dame et précipité dans le vide par Quasimodo, vint-il à traverser mon esprit comme une vision ? Par quel autre phénomène, aussi inexplicable, pus-je dans l’espace de moins d’une seconde sentir, voir et calculer à la fois mille choses : la distance du parapet au fleuve, comment il suffirait d’une légère secousse pour me précipiter, comment le premier coquin était bien posté pour déterminer le choc, le deuxième convenablement à portée pour me recevoir au moment de la chute ; le dernier, était-ce bien le dernier ? le troisième plutôt, plein de confiance dans la solitude ? Je ne pouvais m’empêcher de rendre justice mentalement à leur talent de stratèges. Le lieu et l’heure étaient bien choisis, l’embuscade bien dressée ; nul témoin à portée, et le Danube placé là tout exprès pour emporter au loin et dérober à tous les regards le corps du délit. Le corps du délit, c’était moi, et je me voyais, spectacle maussade, ballotté par les flots contre les pointes aiguës des rochers. Mes pauvres croquis voguaient emportés vers la mer Noire pendant que les trois païens se partageaient mes dépouilles. Que faire ? Une réminiscence de Victor Hugo m’avait révélé, comme par intuition, le péril ; une réminiscence de Corneille me fournit le moyen d’en sortir (il est bon d’avoir lu les grands poëtes !). Comme le dernier des Horaces, je marchai à mes trois ennemis, avant de leur donner le temps de se rejoindre. Le premier, le plus déterminé, puisqu’il devait commencer l’attaque, en me voyant m’affermir sur mes jambes, ferma les yeux, amollit sa pose et dormit. Le deuxième disparut complétement sous sa hutte, comme un renard dans son terrier. Le troisième, le plus fin ! voyant l’opération manquée et sa part de prise perdue, tenta d’attraper au moins une aumône, et par une métamorphose subite, de voleur devenu mendiant, me tendit une main suppliante au passage. Pour le coup c’était trop fort. J’étais furieux déjà contre les rôdeurs, soldats ou larrons, qui tour à tour m’empêchaient de dessiner ou me troublaient dans ma contemplation. Ce dernier trait d’impudence acheva de m’exaspérer, et je jetai au nez du misérable trois nein ! nein ! nein ! avec un tel emportement que mon accent n’avait plus rien d’humain, ni même d’allemand. Il alla tout penaud rejoindre ses camarades, et je tirai du côté de la ville en répétant avec Georges Sand : « Mon Dieu ! que la terre serait belle si l’homme n’existait pas ! » Dix minutes après, je rencontrai une patrouille qui me demanda mon passe-port ; elle serait arrivée juste à temps au lieu du guet-apens pour me voir expédier par flottaison pour Odessa ou Trébisonde.

Rien d’intéressant jusqu’au départ ; je noterai seulement ce qui suit comme un renseignement utile à ceux de nos lecteurs qui feraient, par aventure, le même voyage. En réglant mes comptes avec l’hôtelier, je crus pouvoir hasarder quelques plaintes au sujet de la propreté plus que douteuse de ma chambre et surtout de mon lit. Il sourit d’un air fin, en homme qui devine et qui comprend la plaisanterie. « La chambre venait précisément d’être remise à neuf, et quant au lit, il avait choisi lui-même dans l’armoire les draps les plus blancs, les plus fins, les plus… » J’interrompis cette énumération apologétique en lui montrant un bas de coton, avec l’empreinte marquée de la jarretière, que j’avais trouvé le matin entre ces draps si fins, si blancs, si neufs, si… Je croyais mon argument sans réplique, mais j’avais compté sans l’imperturbable sang-froid de mon hôte. Il prit un air ingénu et s’écria en joignant les mains : « Santa Maria ! un miracolo ! » Rien n’est plus fréquent qu’un tel miracle dans ces parages. J’en ai vu bien d’autres, et je crois que le véritable miracle serait un hôtel propre et bien tenu.