De Paris à Vaucouleurs à vol d’oiseau : relation d’un voyage scientifique en ballon

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ASCENSION DU 11 SEPTEMBRE 1872, DE PARIS À VAUCOULEURS.


DE PARIS À VAUCOULEURS

À VOL D’OISEAU


Relation d’un voyage scientifique en ballon




Le siège de Paris a fait sentir plus vivement encore l’immense intérêt que présenterait la direction des aérostats, et les études ont été recommencées avec plus d’ardeur.

Le fécond inventeur, le savant ingénieur mécanicien qui expérimenta il y a vingt ans les ballons à vapeur dirigeables, M. Henri Giffard, a repris ses recherches, et, tout d’abord, s’est attaché à obtenir un gaz plus léger et moins coûteux que le gaz d’éclairage. Ce gaz est l’hydrogène préparé par la décomposition de la vapeur d’eau à l’aide du minerai de fer chauffé au rouge et préalablement désoxydé à la superficie par un courant de gaz oxyde de carbone.

L’appareil a été monté dans le spacieux local de l’usine Flaud, derrière le Champ de Mars, entre les rues Kléber et Desaix et l’avenue de Suffren. Ce magnifique établissement, destiné à la construction des machines, a été rendu célèbre d’abord pendant l’Exposition de 1867, par le ballon captif à vapeur qu’y avait installé M. Giffard ; puis, lors du siége, par la fabrication des mitrailleuses et des pièces de 7.

Déjà, depuis le mois de mai 1872, une dizaine d’ascensions scientifiques ont été éxécutées avec le nouveau gaz par MM. Gaston et Albert Tissandier , de Fonvielle, Lissajous, etc., en partant toujours de l’usine, et le plus habituellement avec Jules Godard comme aéronaute.

Il semble impossible de diriger un ballon contre un vent violent mais il paraît praticable d’atteindre un point donné en combinant l’action d’une hélice et la direction des courants aériens. C’est dans cette voie que les chercheurs raisonnables tentent la solution du problème de la direction des aérostats. Il est donc indispensable de connaître la vitesse et l’orientation habituelle, suivant les saisons, des différents vents superposés, et de posséder pour ces courants supérieurs des cartes analogues aux celèbres Cartes des Vents et des Courants, dressées pour la surface de la mer par le commodore Maury. L’exécution de ces cartes ne peut se faire que par la comparaison d’un grand nombre d’observations méthodiques.

Sur la demande de M. l’abbé Moigno, directeur des Mondes, qui a agréé cette idée, M. Giffard a bien voulu mettre à notre disposition son nouveau gaz et les immenses ressources réunies à l’atelier Flaud ; et M. Rampont, député, directeur général des Postes, a consenti de son côté à prêter quelques-uns des aérostats du siége pour commencer cette nouvelle série de recherches. En dernier lieu, s’associant au même ordre d’idées, la compagnie de l’Est a aussi droit à notre reconnaissance pour avoir facilité dans une large proportion notre retour ainsi que celui de l’aéronaute et du matériel.

Presque toujours les ascensions aérostatiques ont eu lieu dans un but d’amusement public et pour cette raison se sont effectuées à l’heure la plus commode pour la foule, dans l’après-midi ; les voyages des ballons postaux avaient lieu de nuit, à cause de la présence de l’ennemi ; quelquefois des aéronautes, partis dans l’après-midi, la soirée ou la nuit, sont restés en l’air jusqu’au jour, mais les ascensions matinales sont très-rares.................

Nous devions partir à l’aurore, le mercredi 11 septembre 1872. Notre aérostat, le Davy, déjà gonflé, achevait de se remplir ; le vaste terrain de l’usine était dans l’ombre, éclairé seulement de temps en temps par les trois fournaises de l’appareil à gaz, quand on en ouvrait les portes ; alors, la vapeur s’échappait avec le fracas d’une cataracte, et ce bruit retentissait formidable dans le silence nocturne de ce quartier désert et lointain ; puis les portes et les robinets se refermaient, la lueur flamboyante s’éclipsait, le bruit strident s’étouffait et l’on n’apercevait plus que la silhouette de l’aérostat se projetant comme un grand cercle noir sur les constellations.

Nous avions autour de nous une vingtaine de vieux amis — les amis éprouvés des jours difficiles — qui avaient bravé la froide rosée de l’aube et la possibilité d’une mauvaise rencontre dans les parages mal hantés du Champ de Mars pour venir nous serrer la main au moment toujours sérieux du départ.

Depuis vingt-cinq heures Godard était sur pied, mettant la main à tout, surveillant tout, attachant de ses mains jusqu’au moindre cordage ; nous le pressions de prendre un instant de repos, il était exténué : « Non, pas en ce moment, je ne dois rien laisser au hasard, j’ai charge de vies ;… plus tard, je dormirai là-haut, »

Peu à peu, le ciel pâlit, le jour se lève — l’instant est proche. Nous prenons place dans la nacelle. Notre capitaine y entre le premier comme il en sortira le dernier ; c’est la huit cent quatre-vingt-quatrième fois que Jules Godard conduit un ballon à travers les nues. Il tend la main, pour lui faire franchir le bord-de la nacelle, à la toute charmante et intrépide jeune femme, madame S. H., qui accomplit son premier voyage ; Camille Flammarion prend place à son tour, il exécute sa dixième ascension ; Charles Boissay monte le dernier, il en est à son début, mais les ballons sont pour lui une passion d’enfance : tout petit marmot, voyant Poitevin s’enlever à cheval, il eut pour la première fois le désir de le suivre en croupe ; depuis, il n’a jamais laissé échapper une occasion d’assister à une expérience aérostatique, il a toujours dévoré les relations de voyages aériens, et a dû aux ballons ses plus précieuses relations, car il s’est peu à peu mis en rapport avec tous les savants qui s’occupent d’aéronautique. Ce sont les récits des premières ascensions de Flammarion qui l’ont poussé chez lui, irrésistiblement fasciné, et de la date l’origine de leur liaison. Jules Godard aussi est pour Boissay une vieille connaissance : lors de la première ascension du ballon captif de l’Exposition, le 21 septembre 1867, il l’a déjà accompagné jusqu’à 230 mètres au-dessus de la plaine.

Comme le soldat dans la bataille, Godard a oublié la fatigue ; calme et grave, il pèse le lest…

Il est 5 heures 45 minutes, le soleil est levé.

— Allez !

… Nous sommes déjà haut, le terrain de l’usine diminue vite, et ce n’est pas sans peine que nous retrouvons le groupe des amis, anxieux et serrés les uns contre les autres ; nous ne pouvons déjà plus les reconnaître, et nous les saluons encore qu’ils ne forment plus qu’un point sombre, se fondant dans l’infini de l’horizon. Une minute après le départ nous dominons le plus haut monument parisien, la flèche dorée des Invalides ; elle est déjà au-dessous de nos pieds tout là-bas. Nous avons passé auprès d’un groupe d’ouvriers se rendant à leur labeur quotidien qui se sont arrêtés étonnés dans le Champ de Mars en voyant s’élever ce ballon matinal. Portée sur l’aile invisible des vents, notre sphère s’envole rapidement vers l’est, allant au devant du soleil, qui monte comme nous dans le ciel. Pour nos amis d’en bas, notre globe illuminé et rayonnant sillonne l’espace comme un météore et nous, les aéronautes, nous disparaissons dans les feux du levant : c’est bien véritablement là une ascension.

Quoique à leur premier début, ni madame H. ni Boissay n’éprouvent la moindre crainte. L’admiration est si forte qu’elle envahit toute l’âme, en déborde par des exclamations entrecoupées et naïves et n’y laisse place à aucun autre sentiment, « Regardez ! Que c’est beau ! » Nous dit encore Godard, qui nous détaille les merveilles de son domaine fluide, avec la délicatesse de goût d’un artiste. La brume orientale est teinte en ce moment d’une riche couleur jaune vif, ignorée sur la terre, et que Regnault seul a devinée dans son incomparable Salomé. Nos plus fiers monuments s’amoindrissent et se fondent dans la vapeur légère du matin… La Seine verte et transparente, puis les Tuileries béantes, croulantes, remplies de décombres noircis, passent sous la nacelle.

À Paris on se lève tard et la ville est presque déserte, mais, à notre droite un grand espace rectangulaire est couvert d’une foule grouillante, noire, affairée : ce sont les Halles. Jamais les hommes ne nous ont paru tant ressembler aux fourmis, mais cette humanité microscopique, ces petits points noirs qui s’agitent en bas ont construit cet immense Paris qui remplit l’horizon, ils ont inventé le vaisseau merveilleux qui nous emporte. Créés semblables aux bêtes, chaque jour ils se rapprochent un peu plus des anges… Déjà les ailes ont commencé à leur pousser, et dans ce moment même nous les essayons, ces ailes de jeunes oisillons pouvant déjà voler sans savoir encore diriger leur essor…

Tout à ce tableau, et se laissant aller à ces réflexions, Boissay oubliait les observations, le devoir ; Flammarion l’y rappelle et nous disposons nos instruments. Il ne s’agit cette fois que de déterminer notre marche horizontale par rapport à notre hauteur, aussi ne sont-ils pas nombreux : une bonne jumelle, une boussole, l’hygromètre de précision si délicat de Secrétan, un thermomètre à mercure, un excellent baromètre métallique de Gaggini, gradué spécialement pour les ascensions, et enfin le magnifique atlas des départements français de Joanne, édité par Hachette ; cet atlas, par la grande précision et la multiplicité des détails marqués sur les cartes, nous a permis de noter notre route avec la plus extrême exactitude. Enfin, Flammarion n’avait pas oublié son ancien « journal de bord », divisé en 6 colonnes pour y inscrire l’heure, la température, la pression barométrique, le degré d’humidité relative, le lieu et l’état du ciel.

Il importe de préciser exactement la part de chacun :

La route était déterminée en commun ; Boissay lisait ordinairement les instruments, Flammarion en inscrivait les indications et a pris seul, dans la nacelle même, les notes qui ont servi de canevas à cette relation ; Flammarion est l’auteur exclusif des déductions sur la marche des courants, c’est lui qui a expliqué les phénomènes observés ; Boissay a rédigé seul le récit de l’ascension, fait les calculs et dressé le diagramme et la carte.

Nous sommes en route depuis un quart d’heure et déjà nous planons à 900 mètres au-dessus du sol ; nous avons passé entre le Palais-Royal et la place du Château-d’Eau, et nous sortons de Paris par la porte de Bagnolet. Le haut et massif donjon de Vincennes est à peine visible à notre droite comme une petite aiguille de pierre grise… Mais le fort de Rosny, dans la perpendiculaire duquel nous passons, s’étale au contraire sur un énorme espace ; il est grand comme une ville. — Maintenant que le génie de Vauban a rasé presque au niveau de terre les fortifications, les mettant ainsi à l’abri du tir de plein fouet, ce n’est plus qu’en ballon que l’on peut juger de l’importance et de l’étendue d’édifices qui se développent en plan et non en élévation.

Au-dessous de nous se pressent les vergers de Montreuil-aux-Pêches. L’industrie est prospère et les espaliers couvrent au loin la campagne dans la direction de Ville-Évrard, de la Maison-Blanche, d’Avron ; le terrain est partout divisé par des murs contigus et rectangulaires qui le découpent en damier. — La Maison-Blanche, Avron ! C’est ici l’échiquier où nous avons perdu la partie. Il y a deux ans à peine, tous ces champs tremblaient du bruit de la bataille ; maintenant, la paix a repris son empire ; il règne un grand silence, et c’est seulement en prêtant une oreille attentive que l’on peut entendre le chant clair et harmonieusement timbré des alouettes qui montent verticalement dans l’air.

Nous avons traversé le département de la Seine, franchi une zone étroite de celui de Seine-et-Oise et, à 6 h. 25 m., nous entrons, par Chelles, dans le département de Seine-et-Marne. — Alors que la plus vaste construction se réduit pour nous aux dimensions d’un jouet d’enfant, Paris nous apparaît de plus en plus gigantesque ; le troupeau compacte des habitations humaines emplit les vallons, escalade les collines et embrasse la moitié de notre horizon ; toutes les villes qui, par une fiction administrative, son encore séparées de la capitale (Versailles nous oblige à remettre à la mode ce mot démodé) : Courbevoie, Neuilly, Clichy, Vincennes et tant d’autres, se fondent dans cet océan de pierre : Paris.

La Seine et la Marne tordent leurs replis luisants d’un bord à l’autre de l’immense étendue, de Meaux à Charenton et de Fontainebleau à Poissy. Ce n’est pas sans étonnement que nous distinguons clairement tous les détails du fond de la Marne ; avec la lorgnette, un botaniste préciserait presque l’espèce des plantes fluviatiles qui tapissent le lit de la rivière à plus de deux mètres sous l’eau.

De la hauteur modérée à laquelle nous flottons on apprécie encore fort bien les accidents de terrain, en regardant attentivement ; la terre apparaît comme le plus admirable plan-relief. Les cités ressemblent d’une façon frappante aux modèles de villes fortes de la collection des Invalides.

On a beau être prévenu, on reste frappé de l’étonnante petitesse des objets : Godard nous fait remarquer le clocher d’une église neuve, il ressemble absolument à un cornet de dragées… ou d’autre chose, mais l’église nous fait penser au baptême.

Les routes, les cours d’eau et les railways couvrent le sol d’un triple réseau ; celui des cours d’eau est dessiné en verdâtre, celui des routes en blanc, celui des railways en gris. À six heures et demie un grondement, sourd et lointain d’abord, puis plus fort par degrés se fait entendre. Nous ne voyons rien encore mais Godard nous annonce un train ; il apparaît enfin comme un point, il grossit lentement, il arrive sous le ballon, c’est un express (car il ne contient que des voitures de première classe) ; et pourtant, de si haut, ce train qui vole nous semble à peine ramper ; c’est bien le mot, son mouvement onduleux ressemble à une reptation, et paraît si lent que l’un de nous s’écrie : « Mais c’est une chenille ! » « — Il est mieux d’être papillon ! » réplique notre compagne aérienne en nous indiquant l’aérostat qui file en silence, tandis que le convoi mugit comme un tonnerre terrestre.

Le soleil caché jusque-là par un rideau de légers nuages nous darde désormais des rayons de plus en plus vifs ; le Davy dilaté par la chaleur s’élève à 1450 mètres. Nous avons franchi la Marne et passé au sud et presque perpendiculairement au-dessus de Lagny et de Crécy-en-Brie, puis un peu au nord de Coulommiers et de La Ferté-Gaucher. Si nous avions eu un doute sur notre position il eût été levé par l’examen de la station de Coulommiers, le seul terminus de la région.

De temps en temps, saisi par un invisible et minuscule tourbillon, le ballon tourne, presque toujours de gauche à droite, comme les aiguilles d’une montre. Alors, l’horizon tournoie en sens inverse, et il nous faut quelques instants pour nous orienter à nouveau, à l’aide du soleil et de la boussole, et retrouver le sens de notre marche. Vers huit heures, nous entrons dans le département de la Marne, et bientôt l’aspect du pays change : de vert il devient jaunâtre, et d’une horrible aridité ; nous traversons dans toute sa largeur la Champagne pouilleuse ; les routes, couvertes de poussière de craie, s’alignent au loin et nous éblouissent par leur blanc éclatant ; les rares ruisseaux sont bordés d’une étroite lisière verte épousant tous les circuits de leur cours. La maigre moisson est faite et le terrain crétacé apparaît à travers les chaumes coupés au ras de terre. Les différentes façons données au sol permettent cependant de distinguer les propriétés particulières qui découpent la campagne en grands rectangles. On peut faire cette remarque : plus le pays est stérile et plus les propriétés sont étendues, car il faut alors une plus grande superficie territoriale pour produire le revenu nécessaire à l’existence d’une famille.

Le sol réverbère une chaleur intense qui nous brûle.

Tout en déjeunant nous causons. Le ballon qui nous emporte, le Davy, a fait le service de la poste pendant le siége de Paris. Parti de la gare d’Orléans le 18 décembre, il descendit entre Nuits et Beaune. Il était monté par MM. Chaumont, matelot-aréonaute, et Descbamps, capitaine de francs-tireurs. Cet aérostat a une capacité de 1 000, et, de la soupape au fond de la nacelle, une hauteur totale de 18 ; c’est l’élévation d’un sixième étage.

Une assez singulière coïncidence, c’est que Flammarion est enlevé aujourd’hui par la sphère volante honorée du grand nom d’Humphry Davy dont il a traduit le livre si beau et si consolant : les Derniers jours d’un philosophe.

Pendant notre causerie nous coupons le chemin de fer d’intérêt local tout récemment inauguré d’Oiry a Romilly, en laissant Sézanne au sud et la Fère-Champenoise au nord.

Vers 9 heures et demie nous fûmes témoins d’un phénomène remarquable : au loin, à notre gauche, nous vîmes une fumée blanche s’élever au-dessus d’une forêt. Au premier instant nous crûmes reconnaître le panache d’une locomotive, tant le développement de la vapeur était rapide, mais au bout de moins d’une minute l’épanouissement de cette buée qui couvrait la forêt ne permettait plus aucun doute, c’était un nuage que nous surprenions dans le secret de sa formation : le soleil, de plus en plus ardent, vaporisait l’humidité des bois et cette humidité se condensait en nuage dans la région supérieure moins chaude. Un second, puis un troisième, puis un quatrième nuage sont engendrés de cette manière ainsi au-dessous de nous sur des terrains boisés plus éloignés.

Depuis quelques instants nous suivions une petite vallée au fond de laquelle brillait un filet d’eau ; çà et là un village se baignait dans le ruisseau et le bruit des moulins hydrauliques montait jusqu’à nous. Ces minces cours d’eau ne pouvaient être que les petits affluents qui forment le Grand-Morin.

À 10 heures nous traversons une longue route droite et blanche, perpendiculaire au sens de notre marche. Un instant d’attention nous permet de nous reconnaître. Nous planons à 1 500 ; le ciel et la terre forment en apparence deux immenses cuvettes légèrement concaves, l’une au-dessous de nous, l’autre au-dessus, se touchant par leur bord circulaire, et nous voguons au centre de la double concavité ; le ciel bleu est parsemé de nuages se fondant, à la limite de la vue, avec les Collines jaunes et desséchées qui bornent l’horizon. De notre observatoire mobile nous voyons clairement au nord une grande ville, c’est Châlons, au midi une ville moins importante, Arcis-sur-Aube, et, dans la même direction, à l’extrême sud, luisent les vitres d’une autre grande cité, Troyes. À quel point précis franchissons-nous la route qui relie le chef-lieu de l’Aube à celui de la Marne ? Nous remarquons que nous passons au-dessus de deux groupes de maisons contigus, et le long de cette route, la carte nous indique que le Grand et le Petit-Mailly sont les seules localités qui présentent cette disposition ; nous sommes donc dans la verticale de ce double village, et nous volons au-dessus d’un coin du département de l’Aube.

Nous en sortons bientôt pour rentrer dans la Marne ; la nature du sol change, il devient plus vert et plus humide ; la chaleur réfléchie par la surface terrestre diminue, le ballon se refroidit, se contracte et descend. Bientôt nous entendons confusément les bruits de la terre : voix humaines, aboiements des chiens, chant des coqs, gloussement des poules, roulement des charrettes. Un élégant château apparaît au-dessous de nous et grossit rapidement ; pour la première fois nous distinguons le sens des mots : « Oh ! le ballon ! Ah ! Godard ! » En France, les Godard et les aérostats sont indissolublement incorporés, et la vue d’un globe aérien réveille immédiatement le souvenir de notre aéronaute. — Une voix claire et forte monte du château : « D’où venez-vous ? » Après une tentative infructueuse de ses compagnons, Boissay lance dans l’espace un formidable : « Paris !!! » suivi d’un tonnant : « Où sommes-nous ? » Cette fois on a entendu, et le châtelain réplique : « Domprot ! » Nous regardons avidement notre carte et nous nous assurons que nous sommes rentrés dans le département de la Marne.

Nous passons au sud et à côté de Vitry-le-François, et nous traversons la Marne et le canal de la haute Marne, près de terre, à 500 au-dessus de la mer et 400 au-dessus du sol. Le spectacle dont on jouit à une si faible hauteur et au-dessus d’une si riche contrée est tellement séduisant que nous oublions un instant les allures de notre Pégase, et Godard jette simplement un peu de lest pour gravir à nouveau les régions relativement élevées d’où nous venions de descendre.

Tout à coup, le ciel restant pur et l’air transparent, l’aérostal se met à tourner ; le mouvement, d’abord lent, s’accélère ; la nacelle tournoie, entraînée dans un mouvement conique, quand un coup de vent fouette le Davy et fait claquer l’appendice avec un bruit sec ; Godard, devenu très-sérieux, monte debout sur le bord de la nacelle et saisit à deux mains l’orifice du ballon, en même temps il nous jette la corde qui y est attachée. « Tenez ferme, dit-il, sans cela le ballon pourrait se crever. » Flammarion, debout au-dessous de Godard, se cramponne à la corde d’appendice ; assis au-dessous de Flammarion, Boissay tient le même cordage de toutes ses forces. Un souffle extraordinaire nous tord par ce clair soleil, un vent froid et dur nous coupe le visage et nous entendons ce vent hurler sinistrement au-dessous de nous, le ballon tourbillonne, la nacelle se balance par un véritable mouvement de tangage, et notre capitaine ajoute : « J’en suis à ma huit cent quatre-vingt-quatrième ascension et jamais je n’avais vu ça. » Tranquille comme dans son salon, madame H… nous dit de sa voix la plus calme : « Ce balancement serait charmant, s’il ne vous étourdissait un peu. » Godard contemple cette héroïque jeune femme avec une sorte de stupeur…

Il jette du l’est et en jette encore, le ballon s’élève, le vent diminue, s’apaise, et enfin cesse.

Ouf ! nous sommes en sûreté.

Une ascension aérostatique est le plus puissant des apéritifs et nous allions redéjeuner quand le vent nous surprit. Une fois le calme revenu, la nature se réveilla impérieuse chez tous. Notre faim apaisée, nous reprîmes les observations, pendant que Godard, désormais rassuré pour ses passagers, s’endormait. Vainqueur de la fatigue, tant que son aide avait été utile, et confiant maintenant dans sa manœuvre et son aérostat, notre capitaine se reposait ; ses bras musculeux pendaient dans le vide, sa poitrine d’athlète — largement développée par les fortes aspirations nécessaires dans les hautes régions — se soulevait lentement à intervalles égaux… Il était grand ainsi et faisait penser au chant de Leconte de Lisle, le Condor :


Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.


Nous passâmes à 11 h. 40 m. à Blesmes, presque exactement à la bifurcation des lignes ferrées de Nancy et de Chaumont au moment où un train s’aiguillait sur la ligne de Paris. Nous étions remontés à 1 400, et nous apercevions tout autour de nous d’immenses forêts. Il n’y a plus que dans l’Est que les forêts aient une aussi vaste étendue. Même à ce point de vue particulier, c’est notre plus précieux territoire que l’Allemagne nous a arraché… Vus de si haut, les bois ont là nuance vert sombre et l’aspect pelucheux d’un tapis de jeu. Nous traversons d’abord la forêt de Trois-Fontaines, avant-garde d’une magnifique succession de terrains boisés qui nous accompagneront désormais jusqu’à notre descente, puis nous entrons dans la Meuse.

À une heure nous nous trouvons sous une couche de nuages vaporeux ; Godard jette du l’est et nous les traversons. Au moment où nous en sortons, la silhouette de la nacelle et du bas de l’aérostat se dessine en traits sombres sur le nuage et s’encadre circulairement d’un léger arc-en-ciel : — la nature se parait de toutes ses grâces pour des débutants, et le beau phénomène de l’anthélie brillait pour nous. De magnifiques nuages d’un rouge cuivré pâle nous entourent (l’un ressemble bizarrement au bicorne légendaire de Napoléon) ; dans l’ovale qu’ils circonscivent comme un cadre doré à l’or mâle, le paysage terrestre nous apparaît plus charmant et plus doux… la brume s’épaissit et le paysage s’efface, mais les cours d’eau et les routes restent visibles au travers de la vapeur blanche, ceux-là luisants comme des ruisseaux de mercure, celles-ci brillantes et soyeuses comme des rubans de satin…

Nous atteignons notre plus grande hauteur, 2100, précisément la hauteur du col du mont Cenis où passait le chemin de fer à trois rails avant l’achèvement du grand souterrain. Bientôt la perte du gaz et la gravité nous ramènent vers la terre et l’ombre du ballon se dessine sur les prairies et glisse devant nous : ce matin elle était large et estompée de gris, actuellement elle est noire et petite.

Une grande ville passe au nord tout près de nous, nous voyons à la lorgnette les groupes se former sur les places pour admirer notre globe aérien. Après discussion, nous convenons que cette ville ne peut être que Bar-le-Duc.

C’est tout près d’ici, à Brillon, que, pendant le siège de Paris, descendit, le 14 octobre, le ballon le Godefroy Cavaignac, monté par M. Godard, père de notre aéronaute, M. de Kératry et ses deux secrétaires.

Nous remontons la vallée de l’Ornain et nous suivons presque les méandres du canal de la Marne au Rhin, qui longe toute la vallée, et que nous traversons, à une heure et demie, exactement au zénith de Ligny-en-Barrois (nous sommes étonnés de la grandeur de la ville). Nous constatons avec chagrin que le lest va nous manquer ; bientôt il faudra descendre. Pourtant le soleil ardent nous soutient encore, et nous voulons choisir notre point d’attérissement. Nous nous dirigeons vers Vaucouleurs ; c’est là un lieu historique célèbre, nous espérons y trouver une gare de chemin de fer pour recevoir notre matériel et nous décidons d’y opérer la descente. Une heure plus tard, Vaucouleurs, dont nous avions annoncé l’approche d’après la carte longtemps avant qu’elle fût visible sur l’horizon, apparaissait tout près de nous ; nous pouvions même en distinguer la gare. Nous traversons le canal de la Marne au Rhin à l’extrémité orientale du long tunnel de Mauvages ; nous sommes encore à 550 au-dessus de la mer, mais à 150 seulement au-dessus du sol, la hauteur de la flèche de Strasbourg. Nous rasons la forêt de Vaucouleurs, et notre aérostat en épouvante tous les hôtes sauvages : d’énormes rapaces à la large envergure, des aigles et des vautours comme il n’y en a plus que dans ces vieilles et déjà lointaines forêts, partent les premiers ; ils effrayent à leur tour les ramiers, puis les innombrables petits oiseaux qui s’envolent comme une nuée gazouillante fuyant devant les oiseaux de proie qui fuient devant notre ballon.

Notre lest est épuisé (sauf le demi-sac gardé toujours comme en cas pour le moment de la descente), mais Godard soutient notre esquif en vidant goutte à goutte quelques bouteilles d’eau qui nous restaient. La forêt est traversée, Vaucouleurs est à notre droite. L’instant décisif est arrivé. Notre aéronaute est toujours merveilleux d’habileté, il coupe les ficelles qui retiennent l’ancre et les deux guides-ropes, ouvre la soupape et, nous poussant lestement derrière lui, se poste en avant pour recevoir le choc. Godard a pensé à tout, il a choisi un petit plateau rocheux pour la descente afin d’éviter les dégâts.

Nous touchons. Presque rien ; un cahot un peu brusque, voilà tout. De toute part on accourt, mais, malheureusement, personne n’est encore arrivé pour nous prêter main forte ; l’ancre glisse sans mordre… « Ah ! ça devient très-mauvais, dit Godard, nous allons avoir un choc sérieux ! » Madame H… réplique par un éclat de rire, et nous touchons… De magnifiques trèfles que nous écrasons amortissent la secousse et nous en sommes quittes pour un cahot analogue au premier.

Les plus agiles ouvriers de la fonderie de Thusey, voisine de notre point de descente, arrivent et saisissent la nacelle ; c’est fini, nous descendons aussi facilement que de la portière d’un wagon. « — Où sommes-nous ? » « — À Vaucouleurs ! » Nos observations et nos calculs avaient été exacts. Il est trois heures, notre aérostat s’est arrêté sur la rive gauche de la Meuse, en deçà de la route et du chemin de fer, entre les hameaux de Thusey et d’Ugny, à deux kilomètres au nord de Vaucouleurs.

Nous sommes, coïncidence à noter, non loin des propriétés de la famille Flammarion, à 320 de Paris par le chemin de fer.

Notre aérostat a parcouru effectivement 260 en 9 heures un quart, à la vitesse moyenne de 28 à l’heure.

La population accourt, un honorable instituteur d’une commune voisine nous serre la main le premier ; il est tout ruisselant d’eau : pour arriver plus vite il a traversé la Meuse à gué. Un conducteur des ponts et chaussées lui succède ; monté sur une locomotive de service, il suivait le ballon depuis qu’il était en vue. Tous les habitants de Vaucouleurs sont charmants d’empressement et de sympathie, sans curiosité importune et sans arrière-pensée de gain. L’accueil est aussi cordial que désintéressé ; nous en avons gardé le meilleur souvenir et, au nom des quatre aéronautes, nous en exprimons notre reconnaissance à cette généreuse population lorraine.

Tout aurait bien fini, si un ouvrier n’avait eu la lumineuse idée de monter sur le Davy ; naturellement l’étoffe se creva et l’imprudent tomba au milieu du gaz d’où on le retira entièrement évanoui ; l’accident n’eut d’ailleurs aucune suite fâcheuse pour lui.

Jamais un ballon monté n’avait été vu à Vaucouleurs, aussi excitions-nous une curiosité énorme, mais l’intérêt que nous éveillions nous-mêmes était complètement effacé par celui qu’inspirait madame H… Les jeunes filles s’approchaient timidement pour toucher ses vêtements ou ses cheveux comme ceux d’un être surnaturel. Ayant distribué quelques grappes de raisin, les heureux possesseurs gardèrent le bois des grappes comme une relique.

Le lendemain nous allâmes à Domremy nous découvrir devant l’ancienne et naïve statue de Jeanne D’Arc, conservée pieusement dans l’humble et très-pauvre manoir où naquit celle que l’on a nommée depuis « la France incarnée… » Et, pendant que nous méditions, nous entendions le cliquetis des dreyses ; pleins de colère, de tristesse, de honte, de dégoût, nous voyions les Allemands maudits s’aligner devant sa maison… et Boissay se disait tout bas : Ô Jeanne, ange de la guerre, quand viendras-tu nous animer de ta force, nous remplir de ta vertu…

Résultats scientifiques. — 1o On se rappelle que lors de la célèbre ascension de M. Dupuy de Lôme, le 2 février 1872, on a regardé comme un des résultats culminants de l’expérience d’avoir pu déterminer, au moment de la descente, le point où l’on allait atterrir, Mondescourt ; or, d’après la marche de l’aérostat, soigneusement pointée sur la carte, en passant sur Ligny, une heure et demie avant la fin du voyage, nous avons prévu que le ballon passerait tout près de Vaucouleurs — entièrement invisible encore — et nous avons choisi ce lieu pour y prendre terre. — Ce n’est pas la direction des aérostats, mais c’est au moins l’intelligence humaine substituant son action volontaire et réfléchie à l’aveugle hasard. Quelques observations fort simples à exécuter, mais conduites avec la persévérance et la rigueur scientifiques ont suffi à nous conduire à ce résultat, que Flammarion avait déjà réalisé dans ses précédentes ascensions.

2o Les opinions différaient sur la cause des rotations du ballon ; — les uns les attribuaient à une charge inégale des différentes parties de la machine aérostatique (en termes mathématiques à l’excentricité du centre de gravité par rapport au centre de figure), les autres les faisaient dépendre des vents de sens différents agissant sur les flancs de l’aérostat. — Les courants d’air violents qui ont fait tournoyer le ballon dans les environs de Vitry ont commencé, alors qu’ils étaient très-faibles et encore insensibles, par produire les rotations ordinaires, et quand ils ont été sur le point de cesser le même effet s’est reproduit ; ce fait confirme la dernière explication.

3o Nous avons remonté la vallée de l’Ornain comme guidés par un fil invisible ; cette observation a confirmé la remarque analogue faite souvent par MM. Godard, à savoir : que le vent semble suivre les rivières, ou, pour mieux dire, être infléchi par les vallées au fond desquelles elles serpentent. Le courant d’air, coulant dans les vallées comme l’eau dans un canal de dérivation, ne suit pas seulement le sens de l’axe de la dépression de terrain entre les collines qui la bordent mais continue à suivre la même direction beaucoup au dessus du bord supérieur de la vallée et de la crête des collines entre lesquelles elle est comprise. Ceci bien entendu est une règle générale que les conditions particulières doivent souvent modifier suivant la configuration des lieux, la force et la direction des vents.

4o Au moment du départ, pendant que nous marchions vers l’est, la fumée des cheminées d’usines pointait droit au nord, ce qui indiquait deux courants différents superposés ; à Paris, le courant inférieur était très-mince, puisque nous fûmes tout de suite emportés par un vent d’ouest plein. Tant que nous restâmes à des hauteurs supérieures, à 600, nous fûmes entraînés par ce courant venant de l’ouest et nous poussant vers l’est. Suivant la loi ordinaire générale de gyration des vents (spécialement constatée par Flammarion dans ses ascensions antérieures), la marche du courant s’inclina peu à peu vers le sud, c’est-à-dire à la droite du sens du mouvement de l’air, de façon que le vent finit par souffler de l’ouest-quart-nord-ouest, nous poussant de Coulommiers vers Domprot ; mais, nous étant abaissés de 1 500 à 400 mètres, nous trouvons un courant inférieur venant de l’ouest-sud-ouest qui nous refoule vers Bar-le-Duc. C’est à ce moment que, pris entre ces deux vents faisant entre eux un angle d’environ 35 degrés, nous nous mettons à tournoyer. Le balancement continue jusqu’au moment où nous remontons à 1 400 mètres ; là nous retrouvons le courant supérieur, légèrement infléchi vers le sud (suivant la loi de gyration), et soufflant vers l’est-sud-est ; il nous entraîne jusqu’à l’instant où nous nous abaissons pour opérer notre descente. Parvenus à 550 mètres au-dessus de la mer, nous retrouvons le courant inférieur qui nous envoie vers l’est-nord-est, de Mauvages à Thusey-Vaucouleurs où nous prenons terre. Avec quelques petites différences dans le sens de leur direction, ces deux courants superposés régnaient donc sur un espace considérable.

5o Pendant tout le voyage la température et l’humidité relative ont toujours été très-élevées ; la température, qui d’abord avait baissé de 15 à 10 degrés centigrades au-dessus de zéro, est remontée à 20° près de Vitry, à 11 h. 15 m. Au-dessus des forêts elle descendait de plusieurs degrés, même à 1 400 mètres de hauteur. À Thusey-Vaucouleurs le thermomètre est monté à 24° à 3 heures. Entre 1 400 et 1 500 mètres nous n’avions pas moins de 19°.

Au départ, la rosée du matin a fait monter l’hygromètre jusqu’à 95° ; l’air était presque saturé, et il est toujours resté fort humide. Au-dessus des plaines desséchées de la Champagne il n’est descendu qu’à 62°, minimum observé. Quand nous étions à plus d’un kilomètre au-dessus des forêts elles refroidissaient l’atmosphère sans la rendre plus humide, mais à deux hectomètres au-dessus du sol leur influence était très-sensible, et l’hygromètre a passé brusquement de 67° à 72° en arrivant sur la forêt de Vaucouleurs. Au-dessus des nuages, à deux kilomètre d’élévation, l’air ne contenait pas moins des 71 centièmes de la quantité maxima d’humidité qu’il était alors capable de dissoudre, proportion énorme à une pareille hauteur.

6o Quoique le ballon soit comparable à une molécule d’air immergée au milieu de couches de même densité, cependant, contrairement à l’immense majorité des observations antérieures, on peut quelquefois y éprouver des courants d’air et même un vent assez violent.

On voit combien est grand l’intérêt scientifique de ces excursions aériennes et quelle serait la variété des programmes qu’il y aurait à remplir si, au lieu de rester isolées, ces recherches faisaient un jour partie intégrante du champ d’études d’un observatoire national.