De Québec à Victoria/Chapitre III

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 31-39).

III

LE CANADA INCONNU


Northbay. — Sturgeon’s Falls. — Le lac Timagami, paradis des sportmen. Sudbury. — Chapleau. — Les bords du lac Supérieur. — Tunnels, baies et promontoires. — Gais propos. — Nepigon.


Le site de North-Bay est vraiment joli, et plein de promesses pour l’avenir. En avant, le lac qui est magnifique, et qui lui donne des communications par eau avec différentes villes naissantes. En arrière, de bonnes terres à cultiver et des forêts à exploiter.

Mise en communication directe avec les villes de l’Est et de l’Ouest par le chemin de fer du Pacifique, la ville naissante est reliée à Toronto par un embranchement du Grand Tronc.

Sa population dépasse 5000 âmes, dont près d’un quart sont de race canadienne-française, et y possèdent une école et une chapelle.

Il y a à North-Bay une Cour de District et une prison, une belle gare, de grandes usines, deux scieries, plusieurs hôtels, et quelques églises.

C’est un excellent marché pour les colons des cantons voisins.

À partir de cette station, la voie ferrée suit encore les bords du lac Nipissing pendant quelque temps, et nous arrivons bientôt à Sturgeon’s Falls. C’est un village florissant contenant plus de 400 familles, dont près de la moitié sont canadiennes-françaises.

La jolie rivière de l’Esturgeon, qui se décharge dans le lac Nipissing, se précipite ici entre deux rochers, et forme une belle chute qui fait mouvoir plusieurs moulins.

Mais d’où vient donc cette rivière, et où va-t-elle puiser l’énorme volume d’eau qu’elle verse dans le lac Nipissing ? Si vous remontiez un peu son cours, vous découvririez qu’elle sert de décharge à un autre lac très vaste et presque inconnu, qui se nomme Timagami, et que les Anglais appellent Tamagamany.

On assure que ce lac mesure trois cents milles de circonférence, et que plus de treize cents îles y ont été jetées par la main de Dieu comme autant de fleurs flottantes sur le cristal de ses eaux.

Que de pointes ! Que de baies ! Que de rochers couverts de mousses ! Que de collines ombragées de beaux arbres ! Que d’horizons qui s’ouvrent et se referment comme les plis ondoyants de riches tentures ! Quelle variété dans les paysages et les décors ! Quel paradis pour les pêcheurs et les chasseurs que cette immense oasis sauvage où surabondent les poissons et le gibier !

Mais qu’ils se hâtent les sportmen qui veulent profiter du bon temps ! Car l’agriculture et l’industrie menacent d’envahir ce beau pays de chasse et de pêche, et dans quelques années les chemins de fer en chasseront le chevreuil et l’orignal, la marte et le vison. L’ours lui-même s’enfuira devant la locomotive, et cherchera plus au Nord quelque retraite plus paisible.

Et pourquoi laisserait-on en possession des bêtes fauves un sol qui, dans certains endroits peut produire du blé, et qui ailleurs contient de l’or, de l’argent et du nickel ?

Sans doute, il y a des industriels qui sont des sportmen ; mais l’intérêt de l’industrie prime le sport et ce ne sera pas ceci qui tuera cela. Aussi parle-t-on déjà de deux chemins de fer qui relieraient le lac Timagami, l’un à North-Bay, et l’autre à Sudbury.

Le bassin du lac Timagami a, dit-on, une superficie d’environ deux cents milles carrés et un climat comme celui de Montréal. Le gouvernement d’Ontario y a fait arpenter 68 cantons, et en offre les lots au prix de 50 centins par acre. Les colons qui se dirigent de ce côté sont en grande majorité des Canadiens-français, et c’est le R. P. Paradis qui a trouvé là un vaste champ d’activité.

À dix milles de l’Esturgeon, nous traversons une petite colonie de Canadiens-français dont plusieurs viennent des États-Unis. C’est la station de Verner. Le sol et le climat y sont excellents.

Puis, nous entrons dans une contrée encore sauvage, accidentée de rochers, de lacs et de forêts, et nous arrivons à Sudbury.

La plupart de ces établissements datent de la construction du chemin de fer, et sont des créations de la Compagnie du Pacifique.

Il y a trois ans, Sudbury n’était encore qu’un petit village ; mais c’est aujourd’hui une ville qui prend beaucoup d’extension, grâce aux mines de cuivre et de nickel que l’on a découvertes dans l’intérieur des cantons voisins, et dont l’exploitation promet des résultats magnifiques.

Une ligne du chemin de fer relie Sudbury au Sault-Sainte-Marie, ainsi qu’aux grandes voies ferrées des États-Unis, et le trafic y prend des développements étonnants.

En construisant cette ligne, qui a une longueur de prés de 200 milles, la Compagnie du Pacifique a ouvert à la colonisation le magnifique territoire d’Algoma, et fourni aux villes du Canada-Est une nouvelle voie de communication avec Duluth, Saint-Paul et Minneapolis.

Plus nous avançons vers l’Ouest, plus la nature se fait sauvage et plus la solitude grandit. Cependant nous rencontrons encore quelques stations où la colonisation commence à s’implanter — entre autres Cartier, Biscotasing et Chapleau.

La nuit est venue lorsque nous faisons halte à cette dernière ; mais j’y suis passé de jour en 1891, et j’ai pu constater qu’il y a ici beaucoup de mouvement et d’activité.

Chapleau est déjà un grand village, agréablement situé aux bords du lac Kinogama, et deviendra bientôt une ville florissante.

Une première journée en chemin de fer est toujours fatiguante, et je trouve mon lit si bon que je m’y suis endormi instantanément ; et quand je me suis levé, le 18 mai, il n’était pas loin de 8 heures.

Tout en dormant nous avons fait une course de trois cents milles ; et si nous ne regardons qu’à droite, nous n’avons pas changé d’horizon. C’est toujours la solitude, la nature sauvage, un entassement de rochers, des arbres rabougris sur des sommets ravagés par le feu, des montagnes tantôt boisées et tantôt nues, entrecoupées de petits lacs et de torrents.

Mais si nous jetons les regards à gauche, l’aspect est tout autre, et le contraste tire l’œil.

Ce sont de larges échappées de vue sur une véritable mer intérieure, des promontoires escarpés, des îles boisées en forme de cônes, de pyramides et de châteaux-forts. Ce sont des baies ravissantes où des flots clairs laissent voir de grandes roches d’azur, et des lits de sable rougeâtre. Qu’il ferait bon s’y baigner, semble-t-il ! Mais gare aux crampes ! Car il paraît que cette eau est absolument glacée.

Dans ma chère Malbaie, où les bains sont aussi excessivement froids, on raconte qu’une de nos plus loquaces baigneuses a été prise d’un tel frisson, après un bain au Cap-à-L’Aigle, qu’elle en est devenue muette. Depuis lors un grand nombre de maris y mênent leurs femmes, dit-on.

La côte nord-est du Lac Supérieur offrirait sans doute les mêmes chances, et les touristes mariés y viendront plus tard ; mais aujourd’hui les seuls touristes qui fréquentent ces rivages déserts sont les goëlands et les poissons — ceux-ci mangés par ceux-là.

Nous circulons au milieu d’énormes blocs de granit rouge et gris, décrivant des arcs, des S, des courbes en tout sens. Nous courons sur le versant des monts, sous les rayons du soleil matinal ; nous descendons au fond des anses pour entendre chanter les flots sombres, bordés d’écume blanche ; puis, nous remontons sur les cimes pour découvrir les horizons infinis du grand lac. Ici un immense viaduc nous fait traverser des ravins à plus de cent pieds au-dessus du sol ; là nous perçons les rochers, et nous nous enfonçons dans des tunnels ténébreux ; plus loin nous faisons halte au fond d’une rade sauvage où vivent quelques hommes aussi sauvages qu’elle dans des huttes en bois rond. Ce sont des pêcheurs sans doute, et leur existence isolée n’est pas sans charme quand vient la belle saison.

Ces rives de notre mer intérieure me rappellent beaucoup celles de la Méditerrannée, et le chemin de la Corniche, avec cette différence qu’ici la civilisation n’a pas encore transformé la nature. Mais elle y viendra, et déjà l’œuvre de transformation est commencée.

Voici Schrieber, ville naissante, que la Compagnie du Pacifique a jetée ici en pleine sauvagerie, et qui sera peut-être une grande ville dans vingt ans. Déjà elle empiète sur la forêt, et elle ouvre des routes vers l’intérieur. Déjà plusieurs clochers dominent ses boutiques, ses ateliers, ses cottages ; et sur une petite colline isolée je vois s’élever une chapelle en bois desservie par un Jésuite.

C’est ainsi qu’on retrouve partout la religion, au couronnement comme à la base de toute fondation.

Après Schrieber, où nous avons déjeuné, tout le monde est disposé à causer, et les gais propos vont leur train — un train de chemin de fer.

Un excellent chanoine, dont la santé est florissante et joviale, contribue à l’amusement par ses histoires et ses chansons. Mais hier soir il était indisposé, et vu son embonpoint et ses belles couleurs personne n’en avait pitié.

Ses amis intimes cherchaient la cause de sa maladie, et l’attribuaient les uns aux émotions violentes du départ, les autres à ses jeûnes et privations, d’autres encore à la consommation qu’il fait du tabac à priser.

Quoiqu’il en soit, tout le monde s’intéressait à son sort, et pour augmenter encore l’intérêt qu’on paraissait lui porter le malin chanoine parla de faire son testament.

Nous fûmes bientôt une dizaine autour de son lit sollicitant des legs particuliers. Quant au R. P. Lacombe il disait : « Moi, je suis habitué à vivre de peu, je me contenterai d’être légataire universel ! »

Pour ma part, je tenais à quelques agneaux et à certaines génisses dont il m’avait parlé avec tendresse, et que j’aurais expédiés dans mon ranche de Pincher Creek.

— « En tout cas, lui disais-je, comme chroniqueur de l’excursion il me faudrait quelques incidents dramatiques, et je vous serais obligé si vous vouliez bien mourrir un peu tragiquement. »

— Je comprends cela, me répondait-il, et je vais faire en sorte que vous soyez content de moi.

Tous les légataires en expectative se sont retirés contents. Mais, ce matin, notre gai chanoine s’est levé plus gras et plus rose que jamais, et tous nos rêves de fortune sont devenus des rêves de Perrette !

Notre convoi roule toujours sans se lasser, et nous faisons le tour de la baie Nepigon. Encore quelques tours de roues, et nous traversons, sur un beau pont en fer, la rivière du même nom, profonde comme un abîme, rapide comme un torrent. Quel regret de ne pouvoir s’arrêter ici, et remonter la rivière jusqu’au lac Nepigon, qu’ont fréquenté jadis les Bourgeois du Nord-Ouest et nos missionnaires ! Quelles émotions j’aurais à descendre en canot cette rivière aussi pittoresque que le Saguenay, avec mes anciens camarades Montagnais, Tienniche et Thomachiche !

Hélas ! je n’ai ni les loisirs ni les dollars des sportmen millionnaires, et dans tous mes voyages je ne fais qu’effleurer du regard maints endroits ravissants, où je voudrais dresser ma tente !

Toutefois, je ne me plains pas trop de mon sort. La vie est trop courte pour qu’on puisse voir toutes les beautés de la terre, si petite qu’elle soit, et il faut savoir en sacrifier un grand nombre.

En laissant derrière nous Nepigon, nous pouvons d’ailleurs contempler les superbes points de vue de la Baie du Tonnerre au fond de laquelle s’élève en amphithéâtre la jolie ville de Port-Arthur.