De l’Économie (Trad. Talbot)/19

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De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 248-250).



CHAPITRE XIX.


De la plantation des arbres, notamment de la vigne, des figuiers et des oliviers. — Nouvel éloge de l’agriculture.


« L’art de planter, continuai-je, fait-il partie de la science agricole ? — Assurément, répondit Ischomachus. — Comment alors se fait-il que je n’entende rien à planter, lorsque je sais semer ? — Toi, reprit Ischomachus, tu ne sais pas planter ? — Eh ! comment le saurais-je, moi qui ne connais ni les terrains propres aux plantations, ni la profondeur ni la largeur qu’il convient de donner aux fosses[1], ni à quel point il faut enfoncer le jeune plant pour qu’il devienne beau ? — Eh bien ! dit Ischomachus, apprends donc ce que tu ne sais pas. Tu as vu, j’en suis sûr, des fosses comme on en creuse pour faire des plants. — Oui, bien souvent, lui dis-je. — En as-tu vu qui eussent plus de trois pieds de profondeur ? — Non, par Jupiter ! elles n’avaient pas plus de deux pieds et demi. En as-tu vu de plus de trois pieds en largeur ? — Non, par Jupiter ! elles n’avaient pas même deux pieds. — Maintenant, réponds-moi, en as-tu vu qui eussent moins d’un pied de profondeur ? — Non, par Jupiter, jamais moins d’un pied et demi ; car les arbres se déplanteraient au moindre coup de bêche, s’ils étaient plantés à fleur de terre. — Tu sais donc, Socrate, qu’on ne donne aux fosses ni plus de deux pieds et demi, ni moins d’un pied et demi de profondeur. — Nécessairement, repris-je ; ce qui saute aux yeux est de toute évidence. — Maintenant, reprit-il, un terrain sec et un terrain humide, les sais-tu distinguer à la vue ? — Un terrain sec, répondis-je, est, par exemple, celui qui avoisine le mont Lycabette[2], et tout autre analogue, un terrain humide est celui qui avoisine le marais de Phalère[3], et tout autre semblable. — Creuseras-tu profondément la fosse de ton plant dans un terrain sec ou dans un terrain humide ? — Dans un terrain sec, ma foi ! En creusant profondément dans un terrain humide, on rencontre l’eau : or, on ne saurait planter dans l’eau. — C’est bien dit ; mais, quand les fosses sont creusées, as-tu remarqué quel temps on choisit pour planter chaque espèce d’arbre ? — Oui, certes. — Comme tu veux sans doute que tes plants prennent racine le plus vite possible, crois-tu que, mis dans une terre labourée, le pivot de la bouture perce plus tôt à travers une terre meuble qu’à travers une terre durcie faute de culture ? — Il est clair qu’il viendra plus tôt dans une terre façonnée que dans une qui ne l’est pas. — Faut-il mettre une couche de terre sous la plante ? — Sans contredit. — Mais crois-tu que la bouture prenne mieux racine, plantée droite vers le ciel ; ou bien, la renversant légèrement sous une couche de terre, lui feras-tu prendre la forme d’un gamma renversé ? — C’est ainsi, par Jupiter, que je planterais ! Par là on renferme plus d’yeux dans la terre : des yeux de la partie supérieure, je vois sortir des branches : ceux de la partie inférieure doivent de leur côté, je crois, produire des racines. Or, si le plant jette beaucoup de racines en terre, je ne doute pas qu’il ne soit prompt à se fortifier. — Là-dessus, dit-il, tu es encore aussi avancé que moi. Mais te borneras-tu à combler la fosse, ou apporteras-tu la plus grande attention à fouler la terre autour du plant ? — Par Jupiter ! je la foulerai avec soin : car si la terre n’était point foulée, l’eau, je le sais, la détremperait et la rendrait molle ; au premier soleil, elle se sécherait jusqu’au fond de sorte qu’il y aurait danger ou que le plant se pourrît par excès d’humidité, ou qu’il fût desséché par la chaleur, les fentes de la terre laissant brûler les racines.

— Pour la plantation des vignes[4], tu en sais tout autant que moi, Socrate. — Et le figuier, repris-je, est-ce ainsi qu’on le plante ? — Je le crois, dit Ischomachus, et il en est de même pour tous les arbres à fruit : car, si la méthode est réputée bonne pour la vigne, comment la trouver mauvaise pour les autres plantations ? — Et l’olivier, Ischomachus, comment le planterons-nous ? — Tu veux encore me mettre à l’épreuve, tu le sais parfaitement. Tu vois, n’est-ce pas, que la fosse où l’on plante l’olivier est très-profonde, attendu qu’on le plante surtout le long des routes ; tu vois aussi qu’il y en a des marcottes dans toutes les pépinières ; tu vois enfin qu’on en recouvre les têtes d’une terre grasse, et que la partie supérieure de tous ces végétaux est également enduite. — Je vois tout cela, lui dis-je. — Eh bien, en le voyant, qu’y a-t-il que tu ne comprennes pas ? Ignores-tu, Socrate, comment on place une coquille par-dessus la terre grasse ? — Par Jupiter ! je n’ignore rien de ce que tu viens de dire, Ischomachus ; mais je songe en moi-même pourquoi, lorsque tu me demandais tout à l’heure sommairement si je savais planter, je t’ai dit non. Je me figurais n’avoir rien à dire sur la manière de planter ; puis, aux questions que tu as cherché à me faire, j’ai répondu, s’il faut t’en croire, ce que tu sais, toi l’agriculteur par excellence. Ainsi, Ischomachus, interroger, c’est donc enseigner ? Je me rappelle comment à l’instant même tu m’interrogeais sur chaque détail. Me conduisant à travers ce que je sais, tu m’as offert ensuite des idées analogues à celles que je ne croyais point avoir, et tu m’as fait voir que je les avais[5].

— Mais, reprit Ischomachus, si je te questionnais sur l’argent, à savoir s’il est de bon ou de mauvais aloi, pourrais-je te persuader que tu sais distinguer le vrai titre du faux ? Et de même pour la flûte, pourrais-je te convaincre que tu en sais jouer ? pour la peinture, que tu es peintre ? et successivement pour tous les autres arts ? — Peut-être que oui, puisque tu m’as prouvé que je savais l’agriculture, bien que je sache qu’on ne m’en a jamais donné de leçons. — Ce n’est pas tout à fait cela, Socrate. Mais depuis longtemps je te dis que l’agriculture est un art si ami de l’homme, si bienveillant, que, pour peu qu’on entende et qu’on voie, l’on y devient habile. C’est elle-même qui nous apprend à y réussir au mieux ; et, pour preuve immédiate, la vigne, en grimpant sur les arbres, quand elle a quelque arbre auprès d’elle, nous enseigne à lui donner un appui : lorsqu’elle étend ses pampres de tous côtés, quand ses raisins sont encore jeunes, elle enseigne à ombrager les parties exposées au soleil durant cette saison[6]. Lorsque le temps est arrivé où le soleil mûrit les raisins, en se dépouillant de ses feuilles, la vigne nous avertit de l’y mettre à nu pour aider à la maturité du fruit. Enfin, sa fécondité nous présentant ici des raisins mûrs, là des raisins encore verts, elle nous indique qu’il faut les cueillir comme les figues, à mesure qu’ils mûrissent. »



  1. Cf. Virgile, Géorgiq., II, v. 288. Cette partie de l’ouvrage de Virgile présente encore d’autres rapprochements avec celui de Xénophon.
  2. Montagne célèbre de l’Attique, en face de l’Acropole.
  3. Marais voisin de la ville de Phalère, l’un des trois ports d’Athènes : les deux autres étaient le Pirée et Munychie.
  4. Weiske fait observer qu’il n’a pas été question de vignes dans ce qui précède.
  5. Voy. la traduction de cette phrase par Cicéron dans Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 5.
  6. C’est là le fond de la méthode socratique.