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De l’éternité du monde, contre les murmurateurs

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De l’éternité du monde, contre les murmurateurs
Traduction par M. Védrine, curé d’Arnac-la-Poste, M. Bandel, curé de Saint-Sulpice-les-Feuilles, M. Fournet, curé de Mailhac.
Librairie Louis Vivès (3p. 551-560).

OPUSCULE XXVII. DU MÊME DOCTEUR, DE L’ÉTERNITÉ DU MONDE, CONTRE LES MURMURATEURS.

Dans l’hypothèse que le monde n’a pas toujours existé, contrairement à l’opinion erronée de quelques philosophes, ainsi que nous l’enseigne la religion catholique, et qu’il a eu un commencement, comme l’atteste l’Ecriture sainte, qui ne peut pas se tromper, on fait une objection, savoir, s’il a pu toujours exister. Afin d’y répondre, il faut dire d’abord ce que c’est que le monde, en quoi nous nous accordons avec nos adversaires et quels sont les points qui nous séparent. Car si on prétend que Dieu n’est pas le seul être éternel, mais qu’il peut y avoir quelque chose que Dieu n’ait point créé et qui ait existé de toute éternité, c’est une erreur épouvantable, non-seulement aux yeux de la foi, mais même des philosophes qui déclarent et qui prouvent que tout ce qui existe, ne peut être, s’il n’a pas été créé par celui qui possède, par dessus tout et en vérité, l’Etre par excellence. Mais si l’on veut dire qu’il y a quelque chose d’éternel et cependant produit par Dieu, selon toutes les perfections qui sont en lui, c’est ce qui reste à examiner. Que si on soutient que cette proposition ne peut être vraie, on dira ou que Dieu n’a pas pu faire un être qui a toujours existé, ou que cela n’a pas pu être, quand même Dieu aurait pu le faire. Tout le monde est d’accord sur le premier point, savoir, qu’à raison de sa puissance infinie, Dieu a pu faire q ue quelque chose ait toujours existé. Il reste donc à examiner s’il est possible que quelque chose, en dehors de Dieu, ait pu toujours être. Si on soutient que cela n’a pas pu se faire, on ne peut l’entendre que de deux manières,, ou avoir deux raisons déjuger ainsi, savoir: à cause de l’opposition d’une puissance passive, ou à cause de l’opposition de ces deux idées. Dans le premier sens, on pourrait dire, qu’avant que l’ange eût été créé, la création de l’ange n’était pas possible, puisque son être n’avait été précédé d’aucune puissance passive, puisqu’il n’a pas été tiré d’une matière préexistante; et cependant Dieu pouvait créer Fange et faire qu’il fût ange, puisqu’il l’a créé et qu’il a été ange. En l’entendant dans ce sens, il faut dire simplement, selon la foi, que ce qui a été fait par Dieu, n’a pas existé toujours: parce qu’admettre cette supposition, serait admettre l’existence éternelle d’une puissance passive, ce qui est une hérésie. Il ne s’ensuit pourtant point que Dieu ne puisse pas faire qu’un être ait toujours été. Dans le second sens, on dit que cela ne peut avoir lieu par opposition d’idées, comme l’affirmation et la négation ne peuvent être vraies en même temps, quoique Dieu puisse faire que cela existe, comme quelques-uns le prétendent. D’autres disent qu’il ne le peut pas, parce que cela n’est rien. Cependant il est évident qu’il ne peut pas faire qu’il en soit ainsi, parce que les deux propositions se combattent. Si l’on veut soutenir que Dieu peut faire que cela existe ainsi, cette proposition n’est point hérétique, bien qu’elle soit fausse à mon avis, comme il y a contradiction à dire que le passé n’a pas été. C’est pourquoi saint Augustin dit dans son traité contre Faustus: "Celui qui dit, si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que le passé n’ait pas été, ne fait pas attention qu’il dit: si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui est vrai, en tant que vrai, devienne faux." Et cependant de grands personnages, mus par un sentiment de piété, ont soutenu que Dieu pouvait faire que le passé ne fût point passé; et pourtant ils n’ont point été taxés d’hérésie.

(8) Il faut examiner s’il y a contradiction dans ces deux idées, savoir: qu’un être ait été créé de Dieu et qu’il soit, en même temps, de toute éternité. Quoi qu’il en soit, ce n’est point une hérésie de dire, que Dieu peut faire qu’un être qui a été créé a toujours été. Je crois pourtant que s’il y avait opposition d’idiomes, cette proposition serait fausse et contradictoire. Que s’il n’y a pas contradiction dans les termes, non-seulement elle est fausse, mais le contraire serait impossible, et ce serait une erreur de le nier. Car, comme la toute-puissance de Dieu est au-dessus de toute pensée et de toute intelligence, on ferait injure à sa toute-puissance, en soutenant que les créatures peuvent imaginer quelque chose qui est impossible à Dieu. On ne peut arguer de l’existence du péché, qui, en tant que péché, n’est qu’une négation. Toute la question se réduit donc à savoir, si cette proposition, être créé de Dieu, selon toute sa substance, et n’être point éternel, implique contradiction. Or, on prouve de cette manière, qu’il n’y a point contradiction dans les termes. S’il y a contradiction, c’est à cause d’un terme de la proposition, ou des deux ensemble, ou bien parce qu’il est nécessaire que la cause efficiente précède en durée l’être produit,’ ou parce qu’il faut que le non-être soit préexistant à l’être, ce qui fait que l’on dit que ce qui est créé de Dieu est tiré du néant.

(9) Nous allons prouver d’abord qu’il n’est pas nécessaire que la cause efficiente, c’est-à-dire Dieu, soit préexistante à sa créature, s’il le veut. Nulle cause qui est suivie immédiatement de son effet, ne lui est préexistante. Or, Dieu est une cause productrice de son effet, non successivement, mais tout à coup et immédiatement; donc il n’est pas nécessaire qu’il soit préexistant à son effet. Ce qui est prouvé par induction, dans tous les changements instantanés; par exemple, l’effusion de la lumière et autres semblables. On peut cependant le prouver ainsi par le raisonnement. Dès qu’on suppose l’existence d’une chose, on peut supposer l’existence de son principe, comme on le voit dans tous les générateurs; par exemple, du moment que le feu commence à être feu, il y a chaleur. Dans toute opération instantanée, le principe et la fin sont les mêmes, comme dans tout ce qui est indivisible. Donc, du moment qu’on suppose un agent qui produit son effet instantanément, on peut supposer le terme de son action; mais le terme de l’action existe en même temps que le fait, donc il ne répugne pas à la raison de dire qu’une cause produisant un effet instantané, ne lui est pas préexistante. Il répugnerait de dire cela des causes qui produisent leur effet par impulsion, parce qu’il faut que le principe du mouvement précède sa fin. Et comme on est accoutumé à ne voir que des actions de ce genre, on ne comprend pas facilement que l’agent actif ne soit pas antérieur à son effet. D’où vient que beaucoup de gens, inhabiles à réfléchir et qui ne voient qu’un côté de la vérité, se prononcent hardiment. Et on ne peut pas opposer à notre argument que Dieu est une cause qui agit par l’effet de sa volonté, parce qu’il n’est pas nécessaire que la volonté soit préexistante à son effet ni qu’elle agisse par la volonté à l’aide seulement de la réflexion, ce que nous nous garderons bien d’affirmer de Dieu.

(10) En outre, la cause protectrice de toute la substance d’une chose, n’est pas moins puissante à créer toute la substance, que la cause productrice de la forme à produire la forme; et elle doit l’être encore bien davantage, car elle ne crée pas en tirant son œuvre de la puissance, de la matière, comme la cause productrice de la forme; tandis que l’agent producteur de la forme seule n’a de puissance que pour produire la forme, en tant qu’agent producteur de forme, comme on le voit dans le soleil qui répand la lumière par ses rayons. Donc à plus forte raison, Dieu qui produit toute la substance d’un être peut faire que tout ce qu’il a produit soit son effet, en tant que Dieu. De plus, si on assigne un instant d’existence à une cause à laquelle on ne puisse attribuer son effet au même instant, il n’en est ainsi que parce que cette cause manque de quelque élément nécessaire pour la compléter; car une cause complète a un effet complet. Or Dieu ayant toujours été parfait, supposée l’existence de Dieu, son effet a dû toujours exister, sans qu’il soit nécessaire qu’il lui soit antérieur. J’ajouterai encore que la détermination de la volonté ne diminue en rien la puissance, surtout en Dieu. Or, tous ceux qui se rendent à l’argument d’Aristote, par lequel il cherche à démontrer que la matière a été créée éternellement de Dieu, parce que la même cause est toujours suivie du même effet, disent qu’if s’ensuivrait cette conséquence, si Dieu n’agissait point par le fait de sa volonté. Il ne s’ensuit pas pour cela qu’il puisse faire que son effet soit toujours produit. Et cela est évident, parce qu’il ne répugne pas à la raison, que la cause ne soit pas antérieure à l’effet, parce que Dieu ne peut pas faire ce qui répugne à la raison. Nous avons à examiner maintenant s’il répugne à la raison de dire qu’une substance créée a toujours été, parce qu’il est nécessaire que son néant soit antérieur à sa création, pour qu’il soit vrai de dire qu’elle a été faite de rien. Saint Anselme, au ch. VIII de son Monologue, expliquant de quelle manière on entend que "la créature a été faite de rien, prouvera que notre proposition n’est point absurde." "Troisièmement, dit-il, quand nous disons qu’une chose a été faite de rien, nous entendons qu’elle a été faite, mais qu’elle n’a été tirée de rien qui soit sa matière première." C’est dans ce sens que l’on dit qu’une personne s’afflige de rien, quand elle s’afflige sans cause D’après cette explication, si on entend ce que nous avons déjà arrêté plus haut, qu’excepté l’essence suprême, tout ce que Dieu a fait il l’a fait de rien, c’est-à-dire qu’il l’a tiré du néant, on ne dit rien de déraisonnable. D’où il suit que, d’après cette exposition de notre pensée, il n’y a aucune relation d’existence entre la création et le néant, à ce point qu’il eût été nécessaire que la créature eût commencé par n’être rien et ensuite qu’elle reçût l’être. De plus encore, supposons que la relation du néant exprimée dans notre proposition, soit une relation affirmative, tellement que le sens de la phrase soit cela: La créature a été faite de rien, c’est-à-dire a été faite après le lien; la préposition après exprime clairement l’ordre. Mais il y a plusieurs espèces d’ordres, l’ordre de temps et l’ordre de nature. Or, si on ne peut pas conclure du général au particulier, il ne s’ensuivra pas que parce qu’on dit que la créature a été faite après le rien, le rien lui aura été antérieur et que la création aura eu lieu ensuite; mais il suffit que le rien soit antérieur par nature à l’être. Car chaque être a naturellement en soi tous les attributs qui lui conviennent, plutôt que ce qu’il ne tient que d’un autre. Or, la créature ne tient l’être que d’un autre: considérée en elle-même et de son propre fond, elle n’est rien; en sorte que le néant est plus dans sa nature que l’être. Pour ne lui être pas antérieure, il ne s’ensuit pas qu’elle soit en même temps être et néant. Car nous ne disons pas que si la créature a toujours été, il a été un temps où elle n’était rien, mais bien que sa nature est telle, qu’abandonnée à elle-même, elle ne serait rien. Par exemple, si nous disons que l’atmosphère a toujours été éclairée par le soleil, il faudra entendre qu’elle est devenue lumineuse par le soleil. Et comme tout ce qui est créé est créé par un contingent, c’est-à-dire par celui à qui il n’arrive point d’être avec ce qui est créé on devra dire, qu’elle est devenue lumineuse par l’effet d’un objet obscur et ténébreux, non en ce sens qu’elle a toujours été lumineuse ou obscure, mais qu’elle serait telle si elle était abandonnée à elle seule. On en trouve un exemple plus exact dans les planètes et les corps célestes, qui sont toujours éclairés par le soleil. Ainsi donc est-il évident qu’il ne répugne point à la raison de dire qu’un être a été créé de Dieu et qu’il a cependant toujours été.

(11) Il est étonnant que saint Augustin n’eût point découvert cette absurdité, si elle eût existé, car c’eût été un puissant argument pour réfuter l’éternité du monde, qu’il avait combattue par une foule de raisonnements dans les onzième et douzième livres de la Cité de Dieu. D’où vient donc qu’il n’en dit pas un mot? Bien mieux, il semble insinuer qu’il n’y a aucune absurdité, puisqu’il dit dans le dixième livre de la Cité de Dieu, chapitre XXXI, en parlant des Platoniciens: "Qu’ils l’entendent de quelque façon qu’il leur plaira, ils trouveront que ce n’est point un commencement de temps, mais de substitution." Car, comme ils disent, la trace d’un pied qui aurait posé de toute éternité sur le sable serait éternelle, comme le pied qui aurait fait l’empreinte, bien qu’on sache qu’elle a été faite par lui; et cependant l’un n’est pas antérieur à l’autre, malgré que l’un ait fait l’autre. Or, disent-ils, le monde et les dieux qui ont été créés dans le monde ont toujours été, celui qui les a créés a existé de toute éternité, et cependant ils ont été créés. Et il n’a jamais dit que ces paroles contenaient une absurdité. Mais il procède contre eux d’une autre façon. Dans le quatrième chapitre du onzième livre, il dit encore: "Ceux (12) qui accordent que Dieu a créé le monde, ne lui donnent point la priorité de temps, mais la priorité de sa création, tellement qu’on ne comprend guère comment il a été fait de toute éternité; ils donnent cependant quelques explications qui leur semblent excuser Dieu d’inconsidération." Nous avons dit dans notre premier argument pourquoi tout ceci est inintelligible. Il est encore étonnant que les plus fameux philosophes n’aient point aperçu cette contradiction. Car saint Augustin dit dans le même ouvrage, chap. V, en parlant de ceux à qui il s’adresse dans le texte que nous venons de citer: "Nous nous entendons avec ceux qui pensent avec nous que Dieu est le créateur des êtres corporels et de toutes les natures qui n’existent pas." Il ajoute ensuite: "Ces philosophes ont surpassé tous les autres en noblesse et en autorité." Et on s’en aperçoit sans peine, si on pèse un peu attentivement leur pensée, que le monde a existé toujours, mais cependant qu’il est l’œuvre de Dieu, sans trouver de contradiction dans ces deux propositions. Ceux-là donc qui l’ont si habilement découverte sont les seuls hommes, et avec eux commence à poindre le soleil de la sagesse. Mais comme ils apportent à l’appui de leur opinion quelques passages d’écrivains qu’ils expliquent en leur faveur, nous allons leur montrer qu’ils ne s’appuient que sur un fondement ruineux. Damascène dit, il est vrai, dans son premier livre, ch. VIII: "Ce qui est passé du néant à l’être n’est pas de nature à devenir coéternel avec ce qui est sans commencement et qui est toujours." Hugues de Saint-Victor dit encore au commencement de son traité des Sacrements: "La vertu de l’ineffable toute-puissance n’a pu rien avoir de coéternel, hors d’elle-même, qui l’aidât dans son œuvre." Or, Boèce nous apprend, dans le dernier chapitre de son traité de la Consolation, dans quel sens on doit entendre ces citations et autres semblables. On est dans l’erreur, si on s’imagine que Platon a cru que ce monde n’avait point eu de commencement, qu’il était parfait, et que, par conséquent, le monde, quoique créé, était coéternel avec son Créateur. Car autre chose est d’avoir une existence sans fin, ce que Platon donnait au monde, autre chose est d’embrasser d’un seul regard et de se rendre présente cette vie interminable, ce que l’on sait n’être le propre que de l’intelligence divine. Ce qui vous prouve qu’il ne s’ensuit pas de l’objection qu’on nous fait, qu’alors la créature égalerait Dieu en durée. Qu’il nous suffise de dire que rien ne peut être coéternel à Dieu, parce que rien n’est immuable que Dieu. Ce que saint Augustin prouve au douzième livre de la Cité de Dieu, chap. XV: "Puisque le temps passe et est mobile, il ne peut être coéternel avec l’immuable éternité. Et puisque l’immortalité des anges ne passe point avec le temps et n’est point passée, comme si elle n’avait jamais été et qu’elle ne dût jamais être, les différents états qu’ils doivent avoir, dans la succession des temps, sont néanmoins passagers et successifs. Par conséquent, ils ne peuvent être coéternels avec le Créateur, duquel on ne peut pas dire qu’il n’est pas ce qu’il a été, ou qu’il sera un jour ce qu’il n’est pas maintenant." II dit encore, dans son commentaire sur la Genèse, chapitre VIII: "Que la nature de la Trinité est essentiellement immuable, et que rien ne peut être coéternel avec elle." Il dit la même chose dans le onzième livre de ses Confessions. Ils citent en leur faveur les arguments des philosophes qu’ils ont eux-mêmes réfutés, dont le plus fort est l’infinité des âmes; parce que, disent-ils, si le monde a toujours existé, le nombre des âmes doit être actuellement infini. Mais ce raisonnement ne vient pas ad hoc, parce que Dieu a pu créer le monde sans hommes et sans âmes, ou il a pu créer l’homme quand il l’a créé, quand même il aurait créé un autre monde de toute éternité, et de cette façon le nombre des âmes ne serait point infini, après que la mort aurait détruit les corps qu’elles habitaient; de plus, il n’est pas démontré que Dieu ne puisse pas faire qu’elles soient infinies en fait. Il y a encore d’autres objections que je m’abstiens de rapporter pour le moment, soit qu’elles aient leur solution ailleurs, soit parce qu’il y en a de tellement faibles, qu’elles semblent donner de la force aux arguments de l’opinion qu’elles tendent à combattre.