De l’Allemagne/Première partie/XII

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 111-116).

CHAPITRE XII.

De la langue allemande dans ses rapports avec
l’esprit de conversation
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En étudiant l’esprit et le caractère d’une langue, on apprend l’histoire philosophique des opinions, des mœurs et des habitudes nationales, et les modifications que subit le langage doivent jeter de grandes lumières sur la marche de la pensée ; mais une telle analyse seroit nécessairement très-métaphysique, et demanderoit une foule de connoissances qui nous manquent presque toujours dans les langues étrangères, et souvent même dans la nôtre. Il faut donc s’en tenir à l’impression, générale que produit l’idiome d’une nation dans son état actuel. Le français, ayant été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen, est à la fois poli par l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. Ainsi le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne, car les commencements de phrases ne signifient rien sans la fin, il faut laisser à chacun tout l’espace qu’il lui convient de prendre ; cela vaut mieux pour le fond des choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant.

La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancée que la politesse française ; il y a plus d’égards pour le rang et de précautions en tout. En France, on flatte plus qu’on ne ménage, et, comme on a l’art de tout indiquer, on approche beaucoup plus volontiers des sujets les plus délicats. L’allemand est une langue très-brillante en poésie, très-abondante en métaphysique, mais très-positive en conversation. La langue française, au contraire, n’est vraiment riche que dans les tournures qui expriment les rapports les plus déliés de la société. Elle est pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient à l’imagination et à la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la peine qu’ils n’ont envie de plaire. De là vient qu’ils ont soumis autant qu’ils ont pu la politesse à des règles, et leur langue, si hardie dans les livres, est singulièrement asservie en conversation par toutes les formules dont elle est surchargée.

Je me rappelle d’avoir assisté, en Saxe, à une leçon de métaphysique d’un philosophe célèbre qui citoit toujours le baron de Leibnitz, et jamais l’entraînement du discours ne pouvoit l’engager à supprimer ce titre de baron, qui n’alloit guère avec le nom d’un grand homme mort depuis près d’un siècle.

L’allemand convient mieux à la poésie qu’à la prose, et à la prose écrite qu’à la prose parlée ; c’est un instrument qui sert très-bien quand on veut tout peindre ou tout dire : mais on ne peut pas glisser avec l’allemand comme avec le français sur les divers sujets qui se présentent. Si l’on vouloit faire aller les mots allemands du train de la conversation française, on leur ôteroit toute grâce et toute dignité. Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps ; le talent des Français, c’est de le faire oublier.

Quoique le sens des périodes allemandes ne s’explique souvent qu’à la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l’expression la plus piquante ; et c’est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. L’on entend rarement parmi les Allemands ce qu’on appelle des bons mots : ce sont les pensées mêmes et non l’éclat qu’on leur donne qu’il faut admirer.

Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l’expression brillante, et prennent plutôt l’expression abstraite, parce qu’elle est plus scrupuleuse et s’approche davantage de l’essence même du vrai ; mais la conversation ne doit donner aucune peine ni pour comprendre ni pour parler. Dès que l’entretien ne porte pas sur les intérêts communs de la vie, et qu’on entre dans la sphère des idées, la conversation en Allemagne devient trop métaphysique ; il n’y a pas assez d’intermédiaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime ; et c’est cependant dans cet intermédiaire que s’exerce l’art de causer.

La langue allemande a une gaieté qui lui est propre, la société ne l’a point rendue timide, et les bonnes mœurs l’ont laissée pure ; mais c’est une gaieté nationale à la portée de toutes les classes. Les sons bizarres des mots, leur antique naïveté, donnent à la plaisanterie quelque chose de pittoresque dont le peuple peut s’amuser aussi-bien que les gens du monde. Les Allemands sont moins gênés que nous dans le choix des expressions, parce que leur langue n’ayant pas été aussi fréquemment employée dans la conversation du grand monde, elle ne se compose pas comme la nôtre de mots qu’un hasard, une application, une allusion rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes les aventures de la société, sont proscrits injustement peut-être, mais ne sauroient plus être admis. La colère s’est souvent exprimée en allemand, mais on n’en a pas fait l’arme du persiflage, et les paroles dont on se sert sont encore dans toute leur vérité et dans toute leur force ; c’est une facilité de plus : mais aussi l’on peut exprimer avec le français mille observations fines, et se permettre mille tours d’adresse dont la langue allemande est jusqu’à présent incapable.

Il faut se mesurer avec les idées en allemand, avec les personnes en français ; il faut creuser à l’aide de l’allemand, il faut arriver au but en parlant français ; l’un doit peindre la nature, et l’autre la société. Goethe fait dire dans son roman de Wilhelm Meister, à une femme allemande, qu’elle s’aperçut que son amant vouloit la quitter parce qu’il lui écrivoit en français. Il y a bien des phrases en effet dans notre langue pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer sans promettre, pour promettre même sans se lier. L’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel ; car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse ; et l’on diroit qu’elle se roidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité.